Audiberti, notre Fellini…

Il y a une œuvre qui, année après année, m’éblouit, c’est celle d’Audiberti. C’est une œuvre multiforme, car Audiberti est à la fois poète, auteur dramatique (« l’effet Glapion » fut un succès ) et romancier abondant. Mais attention ses romans sont surtout de longs monologues d’un flâneur de la vie et flâneur des villes:Paris d’abord, puis Antibes sa ville natale, ou Milan voir « Le maître de Milan »ou Lyon, au hasard de ses voyages. Chaque livre est une promenade dans uen ville, dans son passé, ou un abandon à son imagination dans un foisonnement de mots. Le pus souvent, d’un quartier de Paris ,il tir e des anecdotes, des personnages, des émotions, des souvenirs , comme si chaque pavé d’une rue rameutait un bric-à-brac d’histoires plus ou moins intimes,plus ou moins fantastiques, plus ou moins rêvées.

C’est un art baroque, énorme, avec des passages secrets, des jardinets érotiques, des digressions pleines de charme, « Mais demeurons dans la vie. Restons en vie si nous pouvons. Le « journal », roman annelé, s’allonge petit à petit, engouffrant les sentiments que le héros, c’est-à-dire l’auteur, reçoit de ses rencontres et de ses expériences. Vous ne saurez jamais au juste, vous, sujet de votre propre bouquin, de quel morceau de votre personne le chapitre qui vient fera ses choux gras. »

Cette prose riche, si ample, fluviale, charrie tant d’étincelles, d’images superbes, que la critique littéraire la compare à celle de Victor Hugo.

Audiberti passe du ton familier au précieux, du noble au trivial, du cosmique au comique.Cet auteur n’a pas son pareil pour glisser en douce des souvenirs de faits divers oubliés .N’oublions pas que le jeune Audiberti, avant-guerre, travailla à « Paris-soir », section chiens écrasés puis rubrique spectacles.Il lui suffit d’un couloir d’hôtel, d’une vitrine de boucherie, de quelques pas dans les coulisses d’un théâtre pour que des réminiscences affluent, et que son imagination se mette à tourner à plein régime. Il sait s’attarder sur des considérations architecturales sur les pavillons meulière de la banlieue, ou fabriquer un poème assez rigolo sur la cathédrale de Strasbourg,comme s’il s’agissait d’une de ses amies. Le meilleur Audiberti, vous le trouvez dans son ultime promenade parisienne « Dimanche m’attend », carnet de notes de ses derniers mois avant cette mort proche annoncée par son médecin .

Il vous entraîne dans le périmètre des Halles « à la trattoria Toscana »:

 » L’éclairage respecte les yeux mais les nappes brillent trop blanc,unique réserve. A l’ angle du passage prospère un magnifique magasin de jouets dont le patron a l’air si triste qu’on n’ose pas entrer se procurer une marionnette embrasseuses ou l’armée d’Indochine avec hélicoptères réels. » Il se dirige vers la Place d’Italie avec ses paulownias à fleurs rouges et s’arrête dans le marché de l’avenue Blanqui. « caleçons, articles de ménage,bretelles, décapants, combinaison, dentifrices, rognons de porc,tripes madère, avec l’appétit touristique qui vous vient de vous enfoncer dans le pittoresque des souks, fût-ce quand on débarque de la grouillade des bords du Gange »… Tout, absolument tout dans « Dimanche m’attend » est de cette encre.Un adieu à sa ville tant aimée qu’il confond avec sa vie, revisitée au bord de la tombe dans une dignité narquoise et une immense tendresse. La maladie lui a donné un curieux mordant épuré ,une discipline dans le regard, et une modestie d’écriture qui transforme ce carnet d’un flaneur en testament à la Villon.

L’ art d’Audiberti repose aussi sur un constat amer.Les relations qu’il eut avec les femmes furent celles d’un complexé , d’un timide maladif , d’un coincé, souffrant de son physique pataud,et de son visage aux traits mous. Il a donc rêvé l’amour dans une sorte de fantasme romanesque et de vertige sentimental qui culmine avec son roman « Marie Dubois ». Il a mis beaucoup de lui-même dans le personnage  l’inspecteur Loup-Clair gros homme, flasque, empoté, peureux , sans doute vierge et qui tombe amoureux de cette fille assassinée, Marie Dubois, dont le visage si frais le hante tout au long de son enquête.

Le passage des Panoramas qu’il aimait

Né à Antibes le 25 mars 1899, père maçon (qu’il vénéra), il devint greffier au tribunal de sa ville natale après des études assez ternes. Grace à un ami de collège, il entre dans le journalisme parisien. Il est vite remarqué par son talent multiforme, sa facilité, sa virtuosité pour aborder tous les sujets quotidiens : faits divers de quartier, critiques de cinéma, enquêtes policières, croquis d’ambiance, émeutes, beaux crimes, etc.

Il adore faire un papier sur »la brute avinée » qui manie la hache dans un hôtel de passe, ou le parlementaire  en goguette qui rate son virage et  met sa Panhard dans la Seine avec la belle sténo dactylo ..  Il traîne  dans  ces bistrots popu avec la photo de Bartali collée sur le percolateur. Il s’attarde devant un sucre qui fond dans une tisane, un faux fakir qui attire les gens du quartier, un prêtre qui d’un geste brusque ôte les œillets qui garnissent l’autel devant lequel il doit dire sa messe. Il ne regarde jamais de haut une concierge, un livreur de gazettes, un balayeur, une pute. « L’éternité ! Zut! L’éternité ! Sans doute nous y sommes, de toute façon, mais enveloppés, chacun, de ce pot de fleur malléable, notre corps, qui, s’il se brise, les morceaux vous entrent dans la peau. »

Jacques Audiberti entouré de ses deux filles, Marie-Louise à gauche et Jacqueline à droite. Précisons que Marie-Louise est romancière et excellente traductrice.Jacqueline Audiberti, 1926-1978, est la fille aînée de l’écrivain Jacques Audiberti.
Dès l’enfance, elle déploie des talents artistiques, écriture, dessin.
Grande asthmatique, elle a dû lutter contre la maladie, Elle acollaboré à « Lecture pour tous » où ses articles étaient remarqués pour leur ironie brillante.

Jamais pressé, Audiberti bavarde avec les  ouvriers tachés de plâtre,  les vendeuses de brioches de la rue Richelieu, les pécheurs des bords de Marne ; il suit les trottoirs de banlieue avec des bouts de mégots, les bidasses 10 au jus et leurs blagues idiotes, les garçons de café et leur tablier blanc qui essuient les tables et la morgue de touristes , il savoure les petites pluies avec un rayon de soleil au moment de sauter dans le bus vers Batignolles . Il rôde ,sournois et entêté, dans les gares l’hiver avec ses cafés aux vitres pleines de buée. Il s’assoit sur les bancs du Palais Royal ,pense à Colette ou Jeanne Moreau », à ces comédiens qui ont joué dans ses pièces et font des figurants plus vrais que nature dans les cimetières. « Ridicule, l’écrivain, quand il se donne l’air de s’extraire, invulnérable et méprisant, de l’enfer général où nous gigotons tous ,lui compris, pour se moquer de la gueule du voisin, ou même pour embringuer dans des intrigues plus ou moins imaginaires des personnages composés à partir d’individus saisis sur le vif. »

Le Marché Blanqui prés de la Place d’Italie

Il s’amuse des reporters en imper  qui courent dans les escaliers du Palais de Justice , des vieilles en manteaux peau de lapin   bouffeuses de gâteaux, il s’assoit sur un prie-dieu dans l’église Saint -Sulpice pour crayonner une fois de plus le mur peint par Delacroix . Je comprends Truffaut qui le relisait entre deux tournages.

Souvent il se promène la nuit vers Palaiseau ou monte dans le métropolitain brinquebalant de l’époque ,croyant dans sa torpeur, que la ligne va l’emporter vers la mer méditerranée et le port d’Antibes et une bouillabaisse. Sous les arabesques si flatteuses de son stylo  une mélancolie se fait entendre ,marquée de curieux échos de souvenirs et d’un sur-monde virginal, et ça fait    cirque façon » Huit et demi » de Fellini. avec hypnotiseurs, cuisiniers niçois, croupiers, petites vieilles qui « fleurent le Vétiver » princes en toc, tantines en jaquette pure laine des Pyrénées, putes italiennes devant assiettées de spaghetti, marchand de pralines, tout un monde charmant, un tantinet désuet, décalé, cabriolant , s’éloigne.

« L’existence m’apparaît comme la machination d’un mystère si fantastique et si théâtral que je tremble toujours de ne pas remplir congrûment le rôle qui m’y fut assigné. »

L’étrange soirée en banlieue romaine

Pour ne pas rester dans une chambre vide, avec une armoire aux portes ouvertes avec des cintres qui pendaient et cliquetaient, je sortis de l’hôtel et attendis un bus Piazza Vescavio.
Longtemps, à l’arrêt du bus j’observais des paquets de moucherons qui formaient des nuées sous les lampadaires. Je montai dans un bus vide qui traversa le Tibre par un pont de fer. Je découvris, posée sur une eau d’un vert plomb une sorte de bâtisse en planches, arrimée au quai par des filins et je me souvins que dans ma jeunesse en Bretagne j’avais pris des cours d’aviron de mer .
Plus loin s’étendait une zone déserte, herbeuse, entourée de grillage. Enfin le bus s’arrêta dans une sorte de gare interurbaine avec des bus bien alignés, éteints. C’était le terminus. Je descendis. Il y avait des groupes d’hommes silencieux qui fumaient et attendaient. Ils avaient tous des tenues de chantier , certains portaient des gamelles ou des sacs à dos. Ils me fixèrent ou plutôt fixèrent surpris et désapprobateurs ma veste de lin et ma chemisette rouge bien repassée . Il me semblait déjà avoir vécu cette scène dans une autre vie. Je m’éloignai le long de la chaussée. Plus loin des routes à l’abandon s’achevaient en buissons et en lignes d’herbe sèche. Il y avait des piliers de béton, solitaires, avec des affichettes électorales pour le Parti communiste toutes déchirées,ou tagguées ou pâlies à cause des intempéries.

Sur la gauche, près d’un supermarché à toit plat, des voitures étaient disposées en demi cercle, et deux rangées de chaises pliantes étaient occupées par les personnes âgées devant un petite estrade. Les gens du quartier bavardaient ,les hommes en chemisettes ouvertes, tricots de peau, pantalons à bretelles, vieilles sandales, et aussi beaucoup de femmes rondelettes d’un certain âge avec des robes froissées, des châles, les jambes nues. Que de jambes,une forêt de jambes les unes épaisses, d’autres grêles, les unes bien droites, d’autres trop musclées, trop bronzées, ou d’autres trop blanches.
Un groupe de jeunes mères aux tenues voyantes , décolletées ,longues chevelures sur le dos, s’était regroupé prés d’un combi Volkswagen. Elles pouffaient de rire en dégustant des glaces.


Tout le monde attendait quelque chose. Un long type en combinaison blanche fendit la foule et brancha des fils .Deux projecteurs posés à même le sol diffusèrent des lumières rasantes qui donnèrent un éclat surnaturel à la foule. Ce faux jour dispensé par les projecteurs transformait le groupe en fantômes décolorés devant la superette aux vitres passées au blanc.
J’étais perdu, dans ce quartier périphérique de Rome et je consultais ma montre. Constance devait déjà être dans le Hall 2 de l’aéroport de Fiumicino à consulter le panneau des vols Easy Jet.
Je formai son numéro du portable et tombai sur le répondeur.C’est alors qu’un type bedonnant, chauve, en costume froissé monta prestement sur l’estrade, un mégaphone grésillant à la main. Il harangua son petit public avec un ton autoritaire ponctué de longs silences .Il jetait parfois des regards perçants sur le premier rang.
Je compris que l’orateur parlait de refuser un projet de périphérique qui obligerait la population du coin à vider les lieux. Quelqu’un me tapota le bras :
-C’est Viscardi! Il est bon..notre élu communiste ! me dit un vieil homme, le visage émacié et mal rasé.
Il me serra le bras comme à un vieil ami.
– Viscardi n’abandonne jamais !Mais il se croit à l’ère pré industrielle .Notre combat est foutu. Ils se disent sociaux démocrates mais ce sont de simples réformistes petit-bourgeois. .Le Parti a été trop indulgent. …
Il ajouta :
– Viscardi n’a jamais manqué de jus contre les fachos ! Il n’abandonne jamais contre les porcs qui nous gouvernent  ! Mais regardez, aujourd’hui combien de vrais communistes dans la foule ? …

Du haut de balcons pas mal de gens écoutaient l’homme au mégaphone avec son ton autoritaire et ses longs silences. des enfants couraient entre les pins.
-Et toi, tu votes pour qui ? Moi je suis Emilio Manotti.
Il n’attendit pas ma réponse et poursuivit
 :-Le monde bourgeois a tout infiltré !.. Repliement. Égoïsme. Télé Berlusconi…Foot, matchs truqués, fatalisme.. ….Je suis le dernier de ma génération dans ce quartier. Mes copains sont sous terre. Ils défilent sous terre. Ma génération était enthousiaste. Du temps de Togliatti et Berlinguer, les camarades étaient unis tous ensemble ! Mazzola, Botta.. Angelini..Ferranini .. tous unis..On était tous à chanter piazza Colonna !!des centaines avec drapeaux, pancartes, et aucune concession aux mœurs bourgeoises. !!!. Mais maintenant, même ceux qui ont gardé le cœur à gauche, ils ont la tête de réformistes, même pas de vrais sociaux-démocrates.. J’ai été trente ans magasinier dans une fabrique de chaussures prés de Turin. J’ai travaillé sur un programme prévoyance- accidents du travail avec mon député.. tous les dimanches on était au coude à coude. Manifs, apéros, grandes tablées.. tout a disparu.

..ça me faisait bizarre d’être là, par hasard dans cette réunion,, alors qu’à quelques centaines de mètres, des ouvriers attendaient des bus en silence avec des visages dévastés de fatigue. Et ce vieillard réfugié dans son passé glorieux était retourné dans la blancheur vibrante de la fraternité et l ‘éclat ensoleillé de ses dimanches de manifs sous les platanes du Corso Vitorrio Emanuele II.
Je n’avais pas vécu une seule journée dans la foule d’une manif. ; à aucun moment de ma vie je ne me suis fondu dans une foule.. Je n’ai connu que l l’étude solitaire devant mon clavier des montagnes de partitions de Beethoven ou de Schumann .Les ouvriers ? J’en avais croisé parfois tôt le matin en allant enregistrer au studio de Joinville.
J’avais regardé les défilés du XIII° arrondissement en attendant, dans ma Fiat, rue bloquée, tandis qu’un cortège de personnel hospitalier ou d’enseignants défilait en direction de la Place d’Italie avec pancartes et banderoles .
Quand l’orateur eut terminé, le « camarade » Emilio m’entraîna dans un bar cave aux lumières pauvres et aux tables constituées de vieux fûts. Tout en regardant un minuscule jardin intérieur, j’écoutais cet homme me parler d’une revue qu’il avait fondé avec quelques amis imprimeurs. Il buvait à petites gorgées avec gratitude et précaution ce vin fort. Longtemps il chercha le nom de la revue qu’il avait fondé avec des camarades de sa section.
Je commençai à étouffer dans cette salle voûtée surchauffée et bruyante. J’avais un peu honte d’être choisi comme le confident alors que mon éducation bourgeoise si « convenable » m’avait isolé et retranché des foules et même de la simple camaraderie sportive. Il m’était arrivé de juger avec une sorte de condescendance ces cortèges ,leurs slogans, et leur chahut .
En apparence je restais un garçon flegmatique mais intimement j’éprouvais comme une infirmité l’incapacité à comprendre ces luttes sociales.
J’avais conscience de ma propre inutilité. Et ce vieux communiste rouvrait la plaie. Il détenait des réponses à des questions que je ne voulais pas me poser. Oui, je me sentis inutile, protégé mais aussi prisonnier dans ma bulle musicale et artistique.

Emilio continua à me parler du PCI et de la bascule du mouvement au moment de la mort d’Aldo Moro. Nous sortîmes quand le patron du café éteignit le néon du bar. Sans la nuit tiède les gens du quartier bavardaient tranquillement. Ils appartenaient à une communauté ,je les enviai. Des voitures démarraient dans des bruits de portières qui claquent . Emilio me serra le bras et prit un sentier que je n’avais pas aperçu.
J’allumai mon portable. Constance devait être arrivée à Paris.
Demain je savais qu’elle devait enregistrer la sonate pour violoncelle et piano N° 1 en ré mineur de Gabriel Fauré avec son nouveau compagnon.
Les derniers habitants du coin se dispersèrent entre les immeubles en lançant encore des blagues.

John Le Carré, à la recherche des espions perdus

John Le Carré depuis « L’espion qui venait du froid » (1963)  a construit une œuvre d’un parfait classicisme romanesque pour décrire  le  Renseignement anglais d’après-guerre , le  MI5  et MI6. Je l’ai vérifié ces jours-ci en relisant « le voyageur secret », roman paru en 1990 et qui est un peu le « A la recherche des espions perdus » de Le Carré, alors qu’il a 59 ans et fait un bilan de son œuvre qui culmine avec la trilogie  Karla, « La Taupe », Comme un collégien » et » les Gens de Smiley ».

Ce qui étonne c’est qu’il apparait comme   l’héritier de Dickens par de multiples facettes: son humour d’abord, sa passion des villes et des atmosphères brumeuses,  sa  virtuosité pour faire démarrer des actions ,une manière  de suggérer le touffu de la vie. Plus profondément, ses grands personnages combattent des humiliations venues de leur enfance. Cela   nimbe d’une sorte de tristesse et d’irréparable solitude les meilleures scènes et donne une impression de gâchis à la fin de chaque roman. Et comme Dickens, Le Carré n’est pas un réaliste.  Les relations humaines sont à peu près toutes corrompues, bizarres, tordues. Le soupçon, la défiance gangrènent les rapports humains. La trahison se révèle toujours à un moment de l’action entre ces hommes qui jouent leur vie. Les rapports avec les femmes ne sont pas mieux.

Enfin et surtout, chez lui, comme chez Dickens, les lieux subissent une  déformation subjective  et prennent l’aspect d’un rêve inquiétant, à la limite   du fantastique. Le malaise, l’angoisse, l’attente, le doute, brouillent tout objectivité. Le Carré est un artiste de l’anxiété, comme Hitchcock. Le MI5 apparait un Ministère du soupçon.

 Le nocturne l’emporte    sur le diurne, la défiance sur la confiance, la rumination sur le fait réel, l’échec l’emporte sur la réussite.  On oeut également faire un parallele entre le Ministère de la Justice vu par Dickens (un labyrinthe poussiéreux et inefficace) et la vieille bâtisse du MI5  vétuste ,anachronique, à Cambridge Circus. « Le Cirque »  repose sur des lambeaux de souvenirs glorieux et lointains,dans un culte du souvenirs des agents disparus à Berlin, plutôt que dans des projets franchement adoptés s par le « Foreign Office . « Le cirque » se sent incompris. Dans son éternelle partie d’échecs avec  Karla, le chef des services soviétiques à Berlin-Est se joue un curieux effet miroir. Le combat avec le régime soviétique, imprègne « le cirque » d’une mélancolie, d’un mal à l’âme slave ,comme si tant d’années de rivalités créé une complicité trouble.  George Smiley et ses hommes donnent le sentiment de vivre dans une Maison Mélancolie à l’écart de l’Angleterre officielle . « Le Cirque » est d’autant plus isolé qu’il est   méprisé par les services américains et régulièrement controlé et mis en doute par le  Foreign Office.

Sur le plan stylistique, Le Carré ressemble à un artiste-décorateur et éclairagiste de premier ordre pour métamorphoser  les lieux :Londres, Paris, Hambourg, Bonn, Athènes,  Zurich  et Berlin deviennent  des pièges. A la vie ordinaire des habitants se superpose un labyrinthe  et une topographie de l’angoisse.  On pénètre lentement, insidieusement dans une inquiétante étrangeté. Elle nait de la banalité même : ç ‘est un boulevard périphérique mal éclairé, un terrain vague avec une camionnette bizarrement garée, un appartement avec  un trousseau de clé qui ne se trouve  pas à la bonne place,  un chemin de halage trop tranquille, une navette fluviale avec  un couple de touristes qui ne sont sans doute pas des touristes .

Ce qui caractérise le Cirque, c’est que, à la manière du château d’Elseneur, quelque chose est pourri. Les relations humaines sont corrompues et maléfiques. Autour de George Smiley l’organigramme du cirque, remanié par Alleline, et longtemps  dirigé par Control comporte un premier cercle  :  Lacoon,  Toby Esterhase, Peter Guillam,Bill Haydon, Jim Prideaux, etc,etc.

 Ce cercle  devrait réunir la crème de la crème de ces Chevalier de la Table Ronde(souvent  venus des collèges aristocratiques) ,mais hélas Perceval a posé un micro  sous la table. Référence à l’affaire Philby ?..  Il y a toujours un traitre, une taupe dans le groupe. Loin d’être simplement   décimés par les services de renseignements   soviétiques et les méthodes de Karla, ils se surveillent entre eux, et toute la chaîne est contaminée :  officiers traitants, chefs d’agence, sentinelle, boites postales, relais à l’étranger, contacts dans les ambassades, tous en danger.

La figure de  Smiley se distingue par une profession de foi totale envers la mission du Cirque. Il déploie une vigilance austère, presque luthérienne, auquel s’ajoutent des échos du passé qui gardent des   résonances douloureuses face aux manœuvres réussies des Soviétiques.  La vie privée de Smiley est une catastrophe due à la trahison de sa femme Ann pour un collègue qui se révèlera être la taupe.  On devine que derrière tous les gestes et toutes les ruminations de Smiley, il y a l’ombre portée de ce chagrin intime. Sous l’apparence douillette  d’un club discret de gentlemen avec ses codes,  ses mots de passe, son passé  mythique, ses vieilles photos de groupe, ses histoires grivoises,  ses séances d’entraînement à Sarratt  la confraternité n’est qu’un leurre. Le Carré a pulvérisé le mythe James Bond en créant un Smiley effacé,  bureaucrate tatillon, morose,  fatigué , greffier du service,  un obstiné , secret dans ses   vérifications, ses  comptabilités.il puise dans  sa « mémoire infaillible » sur laquelle il vit  depuis plus de trente ans. Son intuition suraiguë tourne à la paranoïa, mais il a un atout : il se sait plus intelligent que ses adversaires (que Karla en particulier, son homologue à Berlin-Est), et que ses collègues. George Smiley est un espion aussi redoutable qu’atypique. Son allure grise trompe son monde.    On le croit somnolent, presque distrait dans son retrait, mais c’est le seul vraiment vigilant. Sa manière d’avancer dans des montagnes de décombres d’agents perdus, de dossiers mis en sommeil, d ‘occasions ratées, d’opérations annulées, d’omissions coupables, d’agents peu sûrs, l’auréole d’un prestige gris qui inquiète.

Quand il se déplace, le décor le boit comme un buvard, l’absorbe, il devient un fantôme, mais un fantôme vigilant qui saisit la bonne information, exploite le détail capital avant les autres. Sa paranoïa se révèle une forme sophistiquée d’intelligence.

En inventant Smiley , John Le Carré  réussit un personnage qui deviendra aussi célèbre en Angleterre que Hercule Poirot ou Sherlock Holmes . Son travail est d’autant plus ingrat qu’il connait parfaitement les compétences de Karla.

On croyait cette époque de Guerre Froide achevée, et on découvre depuis un an, avec la Guerre en Ukraine que les méthodes de Poutine ressemblent à celles décrites par Le Carré dans la plupart de ses romans.

Quand il a construit la « trilogie Karla »  David Cornwell de son vrai  nom,   s’est appuyé  sur sa connaissance du Foreign Officie puis sur son bref passage – assure-t-il-  pour le MI5 et le MI6 du temps où c’était un immeuble vétuste à Cambridge Circus..  De cette expérience, Le Carré a tiré une fabuleuse masse d’informations qui n’a aucun équivalent dans la littérature d’espionnage. Il dévoile la fabrication des identités (« les légendes ») le recrutement, les entrainements, les intoxications psychologiques, les exfiltrations d’urgence, les intermédiaires, les codes, les courriers, les planques, les gadgets électroniques, les debriefings, mais aussi   les salaires, les implications de la vie privée et ses conséquences sur les missions.  C’est une telle référence, aujourd’hui encore, qu’Éric Rochant, qui est à l’origine des 5O épisodes de   la série télévisée « Le bureau des légendes » pour Canal +   a déclaré s’être inspiré de la trilogie « La taupe », » Comme un collégien » et « Les gens de Smiley ».

On retrouve dans la série française ce qui faisait l’originalité du travail romanesque de Le  Carré :le souci    de coller au vrai travail de cette bureaucratie, que ce soit à l’Est ou à l’Ouest, la lutte interne et les coups fourrés  dans un même camp occidental , la maitrise   parfaite entre la  masse et les  détails, la paranoïa de chaque service ,l ’importance du facteur humain dans l’élaboration d’une opération, l’obsession de la fuite, la « casse » humaine comme une donnée parfaitement intégrée, l’abomination psychique d’une vie d’espion. Ajoutez à cela désormais la guerre informatique à laquelle se livrent les services de Renseignement (sur laquelle Le Carré s’est exprimé dans les journaux britanniques peu de temps avant sa mort), et qui devient un enjeu essentiel pour paralyser le camp d’en face dans ces armées des ombres.

 Voici quelques lignes qui définissent Smiley en fin de carrière dans   « Les gens de Smiley » , qui reste, selon moi , son meilleur roman.

  •  « George Smiley ne revint pas après cela, mais d’après une histoire que racontent les cerbères, un peu après onze heures ce soir-là, lorsqu’il eut rangé ses papiers, débarrassé le bureau qu’il occupait et mis à la poubelle, pour être détruites, quelques notes griffonnées, on le vit rester planté un long moment dans l’arrière-cour – un endroit sinistre… – à contempler l’immeuble qu’il allait quitter et la lumière qui brûlait faiblement dans son ancien bureau, un peu comme des vieillards vont contempler les maisons où ils sont nés, les écoles où ils fait leurs études et les églises où ils se sont mariés. »

Le Stendhal de 17 ans endosse l’uniforme

 Je suis toujours surpris que les stendhaliens ne parlent pas davantage de l’expérience militaire de Stendhal dans sa formation. C’est un moment capital. Stendhal a fait toutes les campagnes militaires à partir de 1800, sauf deux : la campagne d’Autriche en 1805 (il est alors à Marseille et semble se désintéresser complètement de la vie politique et militaire contemporaine, au point que l’on ne trouve même aucune référence dans ses journaux et lettres de l’époque à la victoire d’Austerlitz le 2 décembre), et la guerre d’Espagne de 1808-1809 ,pour la bonne raison qu’il est alors commissaire des guerres à Brunswick.

C’est en 1800, le 7 mai,  que  Stendhal , 17 ans, part pour l’Italie.  Il arrive  fatigué et fiévreux à Milan le 7 juin. Il prend des leçons d’un maitre d’armes, apprend la clarinette,  multiplie les projets de pièces de théâtre qu’il n’écrira pas.  « Je crois qu’un jour je ferai quelque chose dans la carrière du théâtre. ». Il est navré « d’avoir l’air gauche avec les femme ».

Ce sous-lieutenant au 6° dragons est affecté en 1801 à l’état-major du général Michaud » .

« J ’ai fait avec le général Michaud de grandes promenades à cheval. Le pays de Bergame est vraiment le plus joli que j’aie jamais vu. Les bois dans les collines derrière Bergame sont tout ce qu’on peut imaginer de délicieux. » Il ne manque jamais d’aller au théâtre écouter du Goldoni dont il apprécie les comédies.il   a souvent des poussées de fièvre qu’il soigne à la quinine .A Milan  il est toujours fourré à l’opéra .Il aussi  stationne à   Bergame, Brescia, et la vie mondaine   l’attire. Il rentre à Paris début 1802 et  démissionne de l’armée.

Jusqu’ici il n’a jamais participé à une bataille. Quand il réintègre   l’armée fin1806, protégé par Martial Daru, on l’envoie en Allemagne à Brunswick.  Il est alors adjoint provisoire aux commissaires des guerres. Et là, il n’y-a pas que sa passion amoureuse pour  Mina de Griesheim. Il découvre à 26 ans, les horreurs de la guerre, lui qui n’a jamais participé à une bataille.  Il écrit dans son » « journal », à la date du  mai 1809, à Enns, un très long et vrai reportage sur ce qui s’est passé . Il raconte que d’abord un incendie s’est déclaré  , »brulant 50 ou 60 maisons ». Quelques officiers français sont « horriblement brulés ».Il continue : « Voilà de l’horreur, mais de l’horreur aimable, si l’on peut parler ainsi. Celle d’hier a été de l’horreur horrible, portée chez moi jusqu’au mal de cœur. »

Paysage de Rome

 Extrait :

» En arrivant sur le pont sur la Traun nous trouvons des cadavres d’hommes et de chevaux, il y en a une trentaine encore sur le pont ; on a été obligé d’en jeter une grande quantité dans la rivière qui est démesurément large ; au milieu, à quatre cents pas au-dessous du pont, était un cheval droit et immobile ; effet singulier. Toute la ville d’Ebelsberg achevait de brûler, la rue où nous passâmes était garnie de cadavres, la plupart français, et presque tous brûlés. Il y en avait de tellement brûlés et noirs qu’à peine reconnaissait-on la forme humaine du squelette. En plusieurs endroits, les cadavres étaient entassés ; j’examinais leur figure. Sur le pont, un brave Allemand, mort, les yeux ouverts ; courage, fidélité et bonté allemande étaient peints sur sa figure, qui n’exprimait qu’un peu de mélancolie (..) Montbadon*, que j’ai retrouvé à Enns, toujours se faisant adorer partout, est monté au château, qui était bien pire que la rue, en ce que cent cinquante cadavres y brûlaient actuellement, la plupart français, des régiments de chasseurs à pied. (..)*Montbadon , ami de Stendhal, était adjoint, lui aussi, aux  commissaires des Guerres-dans l’Intendance.

« Un très bel officier mort ; voulant voir par où, il le prend par la main ; la peau de l’officier y reste. Ce beau jeune homme était mort d’une manière qui ne lui faisait pas beaucoup d’honneur, d’une balle, qui, entrant par le dos, s’était arrêtée dans le cœur. Il parait probable qu’il y eut 100 morts. Ce diable de pont est énormément long, les premiers pelotons qui s’y présentèrent furent tués net. Les seconds les poussèrent dans la rivière et passèrent.. » Il explique aussi que depuis plusieurs jours, il dort tout habillé, allongé sur des chaises, prêt à se battre, sous le harcèlement des autrichiens.. Stendhal fut jugé  par ses supérieurs comme un officier  intelligent mais tranchant et susceptible.

Pendant la campagne d’Allemagne de 1809, qui fut très dure contre les prussiens, car souvent le système militaire français fut mis en échec, Stendhal ,   entre  deux escarmouches  s’attarde aussi volontiers sur l’évocation de la délicatesse  du paysage allemand, ou  le coté avenant , doux, franc,  maternel  des femmes allemandes . Ce qui frappe dans ses lettres aussi bien que dans son « Journal » c’est son style : refus de l’emphase ,refus  de toute  idéalisation Romantique, de toute vantardise. A noter aussi que les épisodes les plus choquants   sont rapportés  dans un style froid, précis. Il les passe sous silence quand il écrit à sa chère sœur Pauline. Parfois un éclair d’ironie. Mais le pire il devait le vivre   au cours de cette  si éprouvante retraite de Russie, où il faillit vraiment mourir, -et dont il ressortit amaigri, sans cheveux-  débarrassé de toute illusion sur le genre humain. C’est  au cours de cette infernale retraite par -30° que  Stendhal révèle son courage, sa présence d’esprit, et  supporte des épisodes qui découragent  les caractères les mieux trempés. . Il confie dans une de ses lettres qu’il a « vu et senti des choses qu’un homme de lettres sédentaire ne devinerait pas en mille ans ». Là encore le culte de l’énergie ne fut pas une formule creuse. Tous les témoignages à propos de la campagne de Russie  concordent  pour  reconnaitre   sa maitrise, sa lucidité,   et l’intelligence rapide de ses  décisions qui ont sauvé ses hommes dans la débâcle .Notamment au passage de le Bérézina. C’est un des paradoxes de Stendhal, dans les pires circonstances de la Retraite de Russie, il montre qu’il il ne craint pas la mort alors que dans un salon il perd ses moyens et se révèle timide avec les femmes. Les meilleurs stendhaliens et non des moindres (Henri Martineau, Michel Crouzet notamment)   avancent  que  c’est dans cet enfer et parmi les débris de la grande Armée,  à l’extrême limite de l’épuisement, découvrant le fond même de la barbarie dans les deux camps,    qu’ il  s’est forgé cette morale de l’Egotisme . J’y reviendrai. 

En attendant, voici comment il raconte à son ami Felix Faure, resté à Paris, l’incendie de Moscou tel qu’il l’a vécu.

A FÉLIX FAURE, A GRENOBLE

Moscou, 4 octobre 1812

(..) Je pillai dans la maison, avant de la quitter, un volume de Voltaire, celui qui a pour titre Facéties.

Mes voitures de François se firent attendre. Nous ne nous mîmes guère en route que vers sept heures. Nous rencontrâmes M. Daru furieux. Nous marchions directement vers l’incendie, en longeant une partie du boulevard. Peu à peu, nous nous avançâmes dans la fumée, la respiration devenait difficile ; enfin nous pénétrâmes entre des maisons embrasées. Toutes nos entreprises ne sont jamais périlleuses que par le manque absolu d’ordre et de prudence. Ici une colonne très considérable de voitures s’enfonçait au milieu des flammes pour les fuir. Cette manœuvre n’aurait été sensée qu’autant qu’un noyau de ville aurait été entouré d’un cercle de feu. Ce n’était pas du tout l’état de la question ; le feu tenait un côté de la ville, il fallait en sortir ; mais il n’était pas nécessaire de traverser le feu ; il fallait le tourner.

L’impossibilité nous arrêta net ; on fit faire demi-tour. Comme je pensais au grand spectacle que je voyais, j’oubliai un Instant que j’avais fait faire demi-tour à ma voiture avant les autres. J’étais harassé, je marchais pied, parce que ma voiture était comblée des pillages de mes domestiques et que le foireux y était juché. Je crus ma voiture perdue dans le feu. François fit là un temps de galop en tête. La voiture n’aurait couru aucun danger, mais mes gens, comme ceux de tout le monde, étaient ivres et capables de s’endormir au milieu d’une rue brûlante.

En revenant, nous trouvâmes sur le boulevard le général Kirgener, dont j’ai été très content ce jour-là. Il nous rappela à l’audace, c’est-à-dire au bon sens, et nous montra qu’il y avait trois ou quatre chemins pour sortir.

Nous en suivions un vers les onze heures, nous coupâmes une file, en nous disputant, avec des charretiers du roi de Naples. Je me suis aperçu ensuite que nous suivions la Tcepsltoï ou rue de Tver. Nous sortîmes de la ville, éclairée par le plus bel incendie du monde, qui formait une pyramide immense qui avait, comme les prières des fidèles, sa base sur la terre et son sommet, au ciel. La lune paraissait au-dessus de cette -atmosphère de flamme et de fumée. C’était un spectacle imposant, mais il  aurait fallu être seul ou entouré de gens d’esprit pour en jouir. Ce qui a gâté pour moi la campagne de Russie, c’est de l’avoir faite avec des gens qui auraient rapetissé le Colisée et la Mer de Naples. »

Notre été 1973

Ce fut un drôle d’été 1973. Je venais d’avoir trente ans .J’avais loué pour juillet une vieille demeure délabrée dans une clairière de la   forêt du Mesnil, pas loin de Saint-Malo.  Petit déjeuner dans la brume le matin et   plateaux d’huitres le soir… Je me souviens du cri à midi :  « Débouchez le cidre !!  Venez les enfants !!!  A table!!!»

C’était l’époque où les amis de Paris débarquaient à l’improviste. Cet été là il y eut Jason et sa femme Cécile, les Morel, André et Irène, et Sandra qui courait en survêtement dans les sentiers forestiers.

 Je devais me débrouiller seul avec les deux filles car Vera, ma femme, harpiste, commençai à être très demandée professionnellement. Elle remplaçait souvent la deuxième harpe à l’Opera de Paris. L’été on la demandait pour  les festivals de  Vérone et d’ Aix en Provence.

J’attendais donc les grandes vacances avec appréhension.  Je me souvenais de l’été précédent. J’en avais marre de conduire les enfants à l’école de voile, aux marionnettes, au zoo, au cirque, marre de les habiller, chausser, peigner, de les amuser, de les frictionner avec des lotions antipoux, de recoudre des boutons, de les aider à attraper des papillons, de changer des draps, pendant que Vera jouait de la harpe.  J’en avais marre aussi d’ouvrir des douzaines d’huitres pour des potes qui  ne m’aidaient en rien et  vidaient les bouteilles de Muscadet  en s’engueulant à propos du film de Jean Eustache « la maman et la putain » qui avait été l’événement de Cannes.

 L’été est propice aux bilans.  Je me souviens surtout  du soir où  Jason(qui n’arrivait pas à financer  son film sur Ingmar Bergman)  avait déclaré  que notre génération n’avait   « rien foutu !… Oui, nous avons tous plus de trente ans et nous n’avons rien foutu !…pantins exaltés !!!verbeux !!!..nous sommes de pitoyables fugitifs de Mai 68..mais personne ne nous poursuit.. Nous sommes les plus nuls des nuls..« 

Sa voix tranchante et acide  à la Saint-Just résonnait à la lisière de la foret.

André, lui, pétrissait de la mie de pain, et affirma   que nous avions tous succombé à la raillerie ce qui nous empêchait de choisir un camp. Je pensais surtout que nous étions en train de cesser d’être jeunes en poussant des caddies emplis des pots pour bébé. André, qui travaillait à Ouest-France nous affirma que les Catholiques bretons résistaient vaillamment à la modernité, mais que les Communistes seraient   les cocus de l’Histoire. Enfin, dit Sandra, nous avons eu notre Révolution, elle était sexuelle, situationniste… et beaucoup d’amour sans réponse de votre part.. Bla-bla…bla-bla..  Simplement, nos cœurs demeurent vides comme un appartement neuf  à vendre qui ne trouve pas d’acquéreur.

Tout en surveillant mes deux   filles qui prenaient leur bain en jouant avec la mousse, je   me demandais si nous vivions désormais à l’écart de la Grande Histoire, logés dans une petite caverne de Platon sympa avec frigo et grille-pain… J’avais rangé ma bibliothèque et sournoisement caché » l’homme unidimensionnel » de Marcuse et « Que faire » de Lénine.   Nous fabriquions désormais du présent, un présent renouvelable déroulé comme un rouleau de tissu gris, un présent frais quand on ouvre la fenêtre le matin, le présent et son étendue d’eau calme qui ne reflète rien et nous évite toute incursion dans le passé, l’enfance, nos parents, nos origines sociales.  Je me lis à fréquenter  les bars  certains soirs. Quelques jeunes femmes  délurées , à pantalon évasé et fluo , aux cheveux rose-violet  et d’un accès facile  et qui trouvaient tout  « marrant » au deuxième Ti punch  se montraient disposées à une forme d’échangisme de bon aloi.  

Plus de trente ans ont passé. Maintenant, Jason parle aux pins du Sud-ouest. Il a des revanches à prendre …Le producteur qui l’hypnotisait avec son argent est parti avec la caisse. Le film bergmanien ?… Il en est resté deux  boites en fer sur un coin d’une terrasse et une table de montage qui prend la poussière. Sandra , elle,   après avoir vérifié la force strangulatoire de Morel au cours d’une soirée de beuverie, s’est  mise à l’écart de la « cruauté de l’humanité » .Elle est prof de yoga dans un estuaire « avec un ciel pâle », comme elle me l’avait  écrit, de l’ile de  Suomenlina, en Finlande…

Que d’esprits meurtris, aiguisés et désolés, quelle révélation de notre nudité au cours de cet été-là.  A la fin de Juillet, les amis partis, la Création toute entière bruissait d’inspectes dans le jardin retourné à l’état sauvage.  Je glissais le long des routes bocagères qui mènent de Combourg, à Dinan. Herbes, vagues, haies, nuages, collines, étangs rapetissent dans le rétroviseur.

… J’arrêtais souvent la voiture devant la mer, vers Saint-Jacut. Les filles couraient sur des langues de sable pour faire décoller un cerf-volant. Le soir   des nappes de mercure dans l’estuaire … La nuit tombait sur ce paysage d’eau avec des petits remous… La terre cessait d’être visible… Les enfants chahutaient à l’arrière : nous rentrions par ces routes de la côte pleines d’embouteillages, et nous nous arrêtions dans une station Esso… Pendant que l’Alfa passait sous un portique de lavage et que la mousse déformait le paysage    dans le frottement des brosses contre le pare-brise, les enfants comptaient leur monnaie pour s’acheter des friandises. Le crépitement sourd des jets l’eau contre   la tôle de l’Alfa je l’entends encore. Le portique s’éloignait.  L’absence de Vera me pesait en cette fin d’été.  J’avais épuisé tous les jeux possibles avec les filles.

 Et puis il y eut l’achat d’une gravure de Jacques Callot un dimanche. Je l’avais découverte dans un vide-greniers de Lanhélin. Mal roulée, son papier épais portait des taches rousses et s’intitulait « La pendaison ». On voyait sur la gauche des troupes en armes, piques alignées, mousquets à l’épaule, officiers avec bottes à revers et chapeaux à plumes. Ils   se tiennent   près d’un énorme chêne. A ses branches basses des grappes d’hommes sont pendus comme des fruits mûrs. Ce sont des voleurs, dit la légende. Sur une longue échelle un moine tend un crucifix.

En découvrant cette gravure de Callot, j’eus un flash :  je me demandai alors si ces grappes de pendus, ce n’était pas le symbole de notre génération. Nous étions pendus les uns après les autres, pendus dans du coton, dans un douillet confort, mais pendus quand même, engloutis et anonymes sous les néons des hypermarchés, pendus et   perdus   dans les travées de produits d’entretien, avec une maturité dont on ne sait que faire.   

Les enfants me demandèrent pourquoi j’avais acheté cette affreuse gravure. Je mentis en disant que je m’intéressais à la guerre de Trente Ans. Je ne dis pas : nos trente ans. Elles écoutèrent distraitement. Elles préféraient observer les rochers blanchis d’écume   et les dunes  qui couraient le long de la côte.

 Le lundi je raccompagnai les filles au train, à la gare de Dol.

Au retour, dans la voiture, une lourde odeur de pré fauché ; la paille qui sèche et cette lumière qui inonde le paysage océanique, la journée splendide, le ciel haut et clair, les champs lointains forment des vagues d’herbe, des vagues de collines, prairies qui naviguent entre ombres et nuages … Le chant divin de la campagne…