
J’avais souvent relu ses récits « Les jeux de la nuit » et cette « Bataille de Toulouse » dans lesquels il analysait sa liaison compliquée avec une jeune femme brillante, fantasque, énigmatique, cette Gabrielle, qui fut son grand amour. Les désarrois sentimentaux de cet homme solitaire lui avaient permis au moins d’allumer des phosphorescences d’écriture admirables.
J’avais été ému aussi lorsqu’il m’avait montré le berceau où il était né et des photos de ses parents, joue contre joue. Ce détail m’avait frappé et attendri , parce que, de mon côté, je n’avais connu que des parents qui s’ignoraient. Mon enfance s’était déroulée dans des silences épais coupés de quelques phrases murmurées sur un ton perfide. Les colères de mon père m’avaient effrayé. il ressemblait à James Mason. Il avait la même belle chevelure noire, épaisse et ondulée, les mêmes sourcils fournis, les pommettes saillantes mais surtout le même regard sombre, pesant, collant, inquisiteur.
Donc, l’attachée de presse, essoufflée, avec sa petite robe bleue qui lui serrait la poitrine se pencha vers moi et dit :
-Nous l’avons !
-Quoi ?
Je crus un instant qu’il s’agissait enfin de l’invitation tant attendue pour participer à l’émission » La Grande Librairie « sur la 5. Je n’étais jamais passé à la télévision pour mes quatre précédents ouvrages, ce qui agaçait mon éditeur et finissait par me faire un peu honte.
Mais non, l’attachée de presse, me déçut en m’informant qu’il s’agissait d’une « rencontre-débat » à la Fnac de Rennes.
-ça va booster les ventes, dit-elle.
Je montai dans le TGV un mardi pluvieux. Comme j’avais une place coté fenêtre, je vis défiler de hauts nuages blanc neige sur des champs nus, puis dans la somnolence du compartiment moitié vide, je suivais des yeux les collines du Perche et leurs fermes isolées. Dans un semi enlisement de torpeur, je revoyais mes visites à Nollet et puis je me rendis compte que mon père, que je n’avais pas vu depuis vingt-sept ans vivait en bretagne, à Cesson Sévigné je crois. Mais j’avais toujours fui sa présence depuis plus de vingt ans.
Plus j’approchai de la gare de Rennes, plus le mot « rencontre-débat » me laissait perplexe. A chaque fois que j’avais assisté à ce genre de réunion, il y a avait toujours un emmerdeur au fond de la salle, qui brise le ronron de la soirée en prenant le micro ; j’en avais parlé avec des confrères écrivains et tous m’avaient dit que c’était une loi du genre » L’emmerdeur-au-fond- de-la-salle » était devenu notre expression mascotte et notre scie au cours de nos repas arrosés. En général c’était un type un peu have, tendu par l’émotion, le micro mal placé devant la bouche, parfois une fiche à la main, s’abandonnant à la sombre extase de reprendre point par point vos déclarations pour les démolir.
Quand j’arrivai en gare de Rennes, je fus accueilli par Bernard, un vieil ami journaliste à Ouest-France, rougeaud, chaleureux, bon vivant, qui avait écrit sur moi avec fidélité et indulgence, et qui m’accabla de « Tu es superbe ! tu es superbe ! ton bouquin est superbe !!Vraiment tu vieillis bien !! ». Mais lui parlait d’une manière bizarre, pâteuse, avec la respiration courte des asthmatiques, ça me fit une mauvaise impression, le Temps nous rongeait. Tout au long du bref parcours qui séparait la gare du vieil hôtel à colombages ce sacré Bernard, volubile, se lança dans une description apocalyptique de sa ville ;cette nouvelle Babylone livrée à la violence chaque samedi soir.
Tandis que je m’attardais dans un bain tiède, le portable sonna. L’attachée de presse de la Fnac dit qu’on m’attendait déjà et que la petite salle était à moitié remplie.
J’étais en train d’hésiter entre une cravate noire tricotée et une cravate bleu ardoise quand le téléphone sonna à nouveau. C’était toujours l’attachée de presse de la Fnac qui, d’une voix langoureuse, m’informait qu’un taxi commandé par ses soins devait être arrivé devant la réception..
» Regardez par la fenêtre !.. ».
Quand j’arrivais au bas de l’immeuble de la Fnac l’attachée de presse, était là longue silhouette, chevelure brune abondante, robe de coton havane, et hauts talons vernis . Elle me fit un signe de la main sur le trottoir. Elle me prit par le poignet comme on le fait à un vieil ami. Elle me murmura dans l’escalier : « Vous êtes parfait !!! Celui qui va vous interviewer est un étudiant très brillant. »
Je remarquai un bijou d’argent en forme de lézard piqué sur son sein gauche.
Je pénétrai dans une petite salle baignant dans une lumière spectrale verdâtre. Un public clairsemé, frileux, attendait, serré dans les manteaux et doudounes. Il régnait une odeur de mouillé. Je montai sur la petite estrade -deux chaises pliantes et deux micros orientables. J’étais pris dans le cercle de lumière d’un blanc clinique, et me sentis assez seul comme un varan dans un aquarium. Je vis surgir des ténèbres d’un couloir un jeune homme en t-shirt, jean et baskets, vêtu d’une parka kaki. Il portait des lunettes de soleil miroir d’un jaune argenté. Il bondit dans le siège tout proche, m’adressa un sourire furtif et se lança dans une longue analyse de mes précédents livres. Il prononçait les S avec une sorte de sifflement désagréable. Il était si chaleureux pour parler mes essais que je me sentis gêné mais il avait une telle énergie rythmique dans le débit que le public l’écoutait religieusement.
Pour oublier ce bla-bla commercial, je scrutais le public dans la pénombre et me concentrais sur une petite rousse du premier rang, dans un pull angora rouge vif. Un détail m’attira : elle serrait un pot de miel sur ses genoux. Je pensais au petit chaperon rouge et j’aurais voulu me lever et monter sur la chaise pour déclarer solennellement à tout le monde que je n’avais rien lu de plus beau que les Contes de Perrault. J’aurais aussi aimé claironner que je m’identifiais toujours au loup déguisé en grand-mère. Pris dans mon songe forestier je faillis rater la première question :
‘ » Que faites-vous aujourd’hui ? »
-Je vis à Rome et y enseigne le français. »
Ensuite, il y eut pas mal de questions insistantes sur la vie de José Cabanis et surtout sur son passage au STO . Au bout de trois quart d’heures, après qu’on m’eut apporté un verre d’eau minérale, la discussion s’enlisa. J’étais en train d’essayer de décrire l’époque de l’Epuration et dire que j’approuvais l’attitude modérée de Mauriac, lorsque mon regard rencontra, au troisième rang, sur la gauche, un visage qui m’était à la familier et étrange :je reconnus petit à petit les pommettes hautes, les sourcils broussailleux, que je connaissais bien, et surtout sa moue narquoise de mépris, oui, pas de de doute, c’était bien mon père.
Large d’épaule, il était enfoncé dans un manteau poil de chameau démodé. Il portait serré -comme un opéré de la gorge- un foulard de soie impeccable. Il me fixait avec la puissance perforante de son regard. Ses cheveux noirs étaient devenus gris.
Je me sentis pris de vertige, j’eus froid, me sentis mou. Je laissais en suspens ma phrase à propos de Mauriac. Il y eut un moment de silence puis un flottement dans la salle. L’étudiant aux lunettes miroir chercha immédiatement son micro qui était à ses pieds et accomplit l’exploit de reprendre au vol mon jugement sur Mauriac en faisant sourire le public à propos de cet écrivain catho qui n’usait pas trop de charité chrétienne dans ses articles. J’avais les membres faibles. Je sentais que mon père me fixait toujours avec défi. Quand je glissai mon regard de son côté je vis qu’il avait sur ses genoux cet affreux chapeau tressé à petits bords, comme en avait porté un ancien nazi traqué dans le film « le chagrin et la pitié ».
L’essence de notre esprit, je m’en rendis compte immédiatement, est l’épouvante. Indestructible. Arriver à l’âge mûr, ainsi qu’à l’équilibre professionnel, est une illusion qui s’effondrait. Je n’étais plus le professeur respecté de la Villa Médicis, l’époux d’une belle romaine, le père d’une petite fille de trois ans, j’étais redevenu l’enfant terrorisé qui ne savait plus que balbutier dans la terreur quand son père exigeait que je récite la table de multiplication des huit. Il me regarderait ainsi jusqu’à ma mort.
Je sortis par le côté droit de l’estrade. Il y avait une petite porte avec une barre basculante. Je suivis l’attachée de presse dans un couloir de ciment taggué. Elle me prit une fois de plus par la main et me dit : « Je vous ai fait une belle surprise, hein ! Je savais que votre papa était dans la salle. »
*

José Cabanis

Gabrielle?
Je veux évidemment attirer l’attention sur Cabanis. Son introspection très fine et si sincère à travers « Les cartes du temps » (1962) « Jeux de la nuit »(1964) et « La bataille de Toulouse »(prix Renaudot 1966) mériterait d’être mieux considérée par Gallimard . On a rarement aussi bien dit la délicate balance des sentiments d’un homme qui voit une jeune femme qu’il aime venir le trouver à l’improviste, qui parfois, repart soudain,, car elle fréquente un autre homme, puis revient, part guillerette, enjouée, spontanée, craquante, avec lui en voyage d’hiver, , en vacances. Le couple parcourt la France de Lyon à Sarlat, d’Auvergne aux Pyrénées. L’épisode Sarlat » est magnifique d’émotion contenue . Gabrielle est un ludion, le couple passe d’auberge en hôtel, de restaurant en chambres à gros édredons, traverse des plateaux couverts de neige, s’attarde dans des salles de restaurant avec des serviette et des nappes à petits carreaux bleus et blancs. Le couple goute le silence de la campagne .le sentiment géographique, le passage des saisons sont admirablement suggérés. Mais une distance, des interrogations, une instabilité grandit entre eux et couve comme une maladie souterraine et inguérissable.. Ce jeu d’une possession amoureuse impossible à stabiliser, Cabanis le retrace à nu, au vrai, avec de discrets moments de plaisir physique auquel se mêle, en filigrane, une solitude dissolvante . Il analyse ses doutes, ses espérances folles, dans des chemins creux de campagne, dans une prairie, en forêt ou dans les maisons à colombages d’une ville oubliée. Au fil des heures, un jeu épuisant ,bien sûr, même si les moments de grâce ne manquent pas. . Oui, on devrait mettre Cabanis en Pléiade.
Extrait
à propos de la femme aimée, Gabrielle:
« Je n’avais aucune illusion à me faire: ma solitude était irrémédiable, depuis que j’avais rencontré Gabrielle, et que tout le reste, peu à peu, s’était effacé derrière elle. Gabrielle n’était à personne, ne se donnait jamais, elle vous côtoyait, et le jeu n’était pas égal entre nous, mais je ne rendrais plus mes cartes. Singulière histoire que la nôtre, difficile à saisir, à cerner, et qu’il eût été vain de vouloir raconter. «

« Me voici donc, homme mûr, tel que la vie m’a fait, et ayant réduit mon univers, mes ambitions, mes plaisirs, à cet être qui dort à mes côtés (il s’agit de Gabrielle femme aimée ), si insaisissable, si incertain, si peu sûr, qui ne songeait qu’à ses propres peines, ses propres soucis, et pour qui je tremble sans cesse, et dont il me parait impossible que je puisse jamais me résoudre à l’abandonner. J’étais parti dans la vie avec une curiosité extrême de tout, et un grand désir : écrire, je griffonnais déjà, quand j’avais dix ans. Mais je n’écrivais plus, je n’avais plus ni le gout ni le temps d’écrire, et ma curiosité s’était bien apaisée. Je l’avais épuisée avec Gabrielle, me demandant depuis tant d’années ce qu’elle faisait, où elle était, ce qu’elle allait faire, ce qu’elle pensait, si elle m’avait dit vrai, la guettant, l’attendant, la surveillant, et elle m’avait fait éprouver tant de sentiments divers, tant d’inquiétude, tant de joie quelque fois, tant de peine souvent, que j’avais l’impression d’arriver au port, dans cette chambre où nous étions ensemble, où elle dormait, et où personne ne viendrait nous chercher, mais c’était un peu tard, et j’étais las de sentir, et même de vivre. Gabrielle, sans doute, ne me quitterait plus, elle avait choisi, m’avait-elle dit, mais j’avis trop attendu, j’étais fourbu. Je songeai, soudain que je ne redoutais plus la mort. Elle seule me délivrerait d’une vie que j’avais si parfaitement gâchée(..) Gabrielle n’était à personne, ne se donnait jamais, elle vous côtoyait, et le jeu n’était pas égal entre nous, mais je ne rendrais plus mes cartes. Singulière histoire que la nôtre, difficile à saisir, à cerner, et qu’il eût été vain de vouloir raconter. Gabrielle m’avait fait découvrir la joie de vivre, l’insouciance, et maintenant je me savais lié à elle plus étroitement encore par ce désespoir qui ne la quittait guère. »
« Les jeux de la nuit. »