Nous avions loué en juin une demeure qui dominait la baie de Paimpol. On accédait à l’extrémité de la presqu’île par une route étroite et mal entretenue bordée de maisonnettes de pêcheurs de granit gris.
La grande pièce du bas, lambrissée, était composée d’un long canapé de cuir fissuré et d’un fauteuil Voltaire et d’un buffet breton empli d’assiettes en Pyrex et de plats en faïence en Vieux Quimper. La terrasse de ciment clair donnait sur l’immense baie et ses marées basses qui découvrait algues et rochers. Sur la gauche, le port était encombré de tracteurs rouillés et de barges métalliques sur lesquelles étaient alignées des poches d’huitres enduites de vase.
Dans la matinée nous observions, Aline et moi, un marin en ciré jaune . Il ouvrait ou fermait les vannes d’un vivier sous un toit de tôle. Alors Une eau jaune bouillonnait avec des trainées d’écume sur un enchevêtrement d’araignées de mer.
Nous dinions chaque soir dans ce simple paysage d’eau et de calme. Souvent la table et ses deux bougies ressemblait à un fatras d’outils métalliques chirurgicaux : les pinces à crabe, les piques à bigorneaux, les longues tiges crochues, les fourchettes à huitres avec le plateau d’inox et sa glace pilée fondante glace . Les coquilles d’huitres s’amoncelaient sur les débris calcaires de pattes d’araignées éclatées.

Avec la nuit approchante, tout ralentissait, l’alcool aidant.
Aline et moi nous guettions ces fragiles lumières de l’autre rive qui s’allumaient et marquaient un hameau dont nous cherchions le nom. Peut-être que là-bas, sur l’autre rive ils s’amusaient.
Apres le diner nous vidions avec lenteur une carafe de Bordeaux puis je dégustais un fond de Calvados dans un bol breton qui portait le prénom de Gisèle.
-Tu l’aimais bien, ma copine Gisèle.. La petite dodue…
Ce prénom me ramenait trente ans en arrière, quand nous avions passé nos premières vacances en bretagne dans la baie de Quiberon, sur une terrasse semblable.
Je me souvenais que Gisèle et Aline étaient amies depuis le lycée. Apres mon mariage nous sortions toujours ensemble. Etés ensemble. .Gisele était blonde, ronde, la poitrine abondante ; c’était une sorte d’appétissante porcelaine dans des robes colorées avec des volants à l’espagnole. Cet été-là elle se déshabillait joyeusement devant nous plusieurs fois par jour pour descendre se baigner . Elle se maquillait sur la terrasse écrasée de soleil face à une mer scintillante. Dans cette lumière impitoyable, elle rayonnait, Nausicaa, Circé….
L’immobilité radieuse de son corps étalé sur une serviette créait en moi une tension. Je revoyais son épaule brunie avec des taches de rousseur. Elle irradiait, notamment quand elle baissait les bretelles de son soutien-gorge pour s’enduire de crème solaire entre nous deux…
Ce fut l’été des tensions. La baie brillait, palissait sous les nuages, le vent soufflait puis s’apaisait, l’eau redevenait transparente. A cette époque-là, le fleuve du Temps passait bien trop haut pour qu’on l’aperçût. Nous baignions dans cette fièvre lente, cette solitude tournée vers l’autre qu’on appelle la poussée du désir. Je ressentais la piqure du désir et ses palpitations soudaines.
Je resongeais à tout ça avec une sorte de morosité à la fin du repas. Ma femme souple et gaie, était devenue, au fil des décennies, une femme austère, les cheveux courts grisonnants, le visage désormais lavé de tout maquillage. Elle portait des ensembles gris rêches. Elle me faisait penser, avec ses pommettes roses enfantines, à ces religieuses qui exhalent une désespérante odeur de savon de Marseille.
Aline revint avec un bac en plastique et dit :
-J’ai retrouvé un fond de glace en chocolat, tu en veux ?
-Mmm.
Une chauve-souris voletait du côté des glycines. L’eau de la baie devenait un abime d’obscurité avec quelques vagues qui blanchissaient.
-Tu l’aimais bien Gisèle…
Sa manière de venir vers vous le plateau des coupes à champagne bien contre ses seins, en plein soleil, comme si elle vous offrait son lait.
-Oui, je l’aimais bien.
La chauve-souris disparut. La carafe de Bordeaux était vide. Je me resservis du calva. Trente ans, auparavant Aline et Gisele étaient deux gamines dévalant l’escalier de la villa de location en pouffant de rire.
Pourquoi la surface des choses avait-elle terni ?
-Tu es de mauvaise humeur ?
-Qui ?
-Toi.
Après un silence :
-Nous ne sommes que deux, dit Aline, je te le rappelle….Tu t’en souviens de Gisèle, tu l’aimais bien. Elle te titillait. Toujours cachée derrière une porte à se rattacher quelque chose..
-C’est curieux comme mes souvenirs s’effilochent.
-Je ne te crois pas.
-Je t’assure, ils disparaissent. Mes souvenirs deviennent comme d’affreuses diapositives Kodachrome.
-Alors je lève mon verre à ton manque de souvenirs.
-Merci.
Nous trinquâmes.
Images anciennes vibrantes de chaleur et d’étés longs et radieux. Bords des mer étincelants, pots de bébé sur la toile cirée. Le monde à trente ans est neuf comme une piscine bleu avec les serpents des reflets.
-Aline t’adorait.
Ma petite cuillère se plia quand je voulus entamer la glace.
-Tout le monde avait envie de la tripoter. Toi le premier.
Pour échapper au regard perçant et narquois d’Aline, je levai la tête et j’essayai de sonder les hautes couches de l’atmosphère en me demandant si on apercevait les gens morts récemment, des fois qu’ils y traineraient encore vaguement.
J’abandonnai la glace trop dure à Aline en poussant le bac plastique contre le flacon gras d’huile d’olive. Aline partit chercher un châle au salon. Elle revint s’asseoir.
-Tes souvenirs disparaissent vraiment ? Vraiment ?
-Oui.
-Tous ?
-presque, oui.
Je versai le fond de calva dans le verre à pied.
– Sauf quand mon père me disait que j’étais un con.
L’épaisseur de l’herbe ne vieillit pas, nous si.
-A quoi tu penses ?
-A rien.
La cour d’une villa voisine s’alluma.
On entendit une porte claquer.