Montherlant est un curieux cas. Célébrité puis progressif oubli. Il a fait l’expérience commune à beaucoup d’écrivains, à savoir que la notoriété littéraire est moins durable que votre propre vie ; vous la voyez s’éteindre cette notoriété aussi vite qu’une allumette entre vos mains. Avant de mourir il avait constaté que ses livres disparaissaient des librairies. Lui qui faisait la Une des journaux littéraires d’avant-guerre était désormais soldé chez les bouquinistes, sur les quais de la Seine, en face de son appartement.
A 40 ans il était en tête des ventes avec la tétralogie des « Jeunes filles » publiée de 193O à 1936.

Rembobinons. A 39 ans, revenu de longs séjours en Espagne (où il fut blessé par un taureau) et en Algérie ( où il découvrit le colonialisme et le raconta dans « La Rose de sable »), il est soudain remarqué par la Critique avec « Les célibataires ».C’est un bref ouvrage décapant, cruel, sur la solitude et le décalage social . Il détaille les vies oisives de Léon de Coanté et de son oncle Elie de Coëtquidan. Les deux hommes se chamaillent dans une maison du boulevard Arago. Ces aristocrates déclassés ne comprennent rien à leur époque, s’accrochent à la vie comme des naufragés, avec avarice, passions étriquées, calculs mesquins ou grotesques . Au fond, ces deux célibataires sont touchants.
Ce qui est moins drôle c’est que ce bref récit coupant, désabusé, annonçait la vraie vieillesse de l’écrivain. Passé de mode à partir dès les années 6O. (rappelons qu’il avait été publié en Pléiade de son vivant..) membre de l’Académie française, la solitude l’ensevelit. Quel écrivain paradoxal cet athée fondu de l’Empire Romain, qui avait écrit avec ferveur sur son enfance dans un pensionnat catholique. Pendant la guerre, s ce sportif épris de virilité (lire « les Olympiques »), dédaigna le pétainisme mais prit le parti d’une victoire allemande comme si les Français avaient bien mérité la défaite. . .En 1941 en pleine Occupation, il triompha avec la pièce « La Reine Morte » jouée à la Comédie Française.
En 1945 Montherlant fut absous de « collaborationnisme » par le Comité national des écrivains. Mais quand débarquèrent Beckett et Ionesco, Montherlant devint un » has been » du théâtre. Le déclin de son étoile était amorcé. C’est Gracq qui a en quelques lignes le mieux décrit le naufrage de Montherlant vieux.
« Quand je le croisais dans la rue, ou au restaurant du Quai Voltaire vers la fin de sa vie, son regard avait l’air de vous dire clairement : » c’est vrai, je suis cette vieillesse et cette déchéance amère, et je n’en dissimule plus rien, et je suis pourtant à mille lieues au-dessus de vous, et de quiconque, et il y a une conspiration du monde pour empêcher qu’on le proclame partout à son de trompette. (..)

Plus d’une fois, j’ai pensé qu’il a dû vers la fin de sa vie être soutenu, remonté, presque uniquement, jour après jour-car il n’a pas cessé un instant d’écrire- tout comme le drogué qui recourt à sa piqure, par le seul tonique galvanisant de coulée de sa prose, aussi enivrante, aussi grisante pour les nerfs que le plus puissant des alcools : derrière le défi insolent, à demi fou, qu’on lisait dans son regard alourdi et rougi comme par les fumées du vin, il avait l’air de cuver sa dernière page. »
Tout est dit.
Mais le constat le plus lucide de ce naufrage, c’est Montherlant lui-même qui nous l’offre dans le « Le Chaos et la nuit » publié en 1963.Il écrit :
« Les journées sans visite, sans courrier, sans coup de téléphone devinrent interminables : elles lui donnaient la sensation de la mort. Il portait fréquemment le regard sur la pendule : comme l’aiguille avançait avec lenteur ! Quelle étendue que cinq minutes ! Naguère encore, il se disait que dans la vieillesse on doit surveiller d’autant plus son temps qu’il est devant vous plus réduit. Mais à présent il voyait au contraire que la vieillesse est l’époque du temps perdu. Car, tout lui étant devenu indifférent, qu’importait ce qu’il mettait dans les heures, ou même s’il n’y mettait rien ? Et c’est pourquoi, du matin au soir – un peu semblable à ces soldats de l’armée de Lucullus dont parle Plutarque, qui, hébétés par la chaleur, déplaçaient au hasard des pierres dans le désert d’Afrique, – il faisait n’importe quoi, en attendant de se coucher tôt pour échapper par le sommeil à la conscience de soi-même. Cette déchéance, accompagnée d’une conscience aiguë d’elle, était décrite complaisamment par le vieux monsieur à sa fille. Il y eut un échange de répliques très semblable à celui qui avait déjà eu lieu. « Tu penses toujours que tu es vieux », avait dit Pascualita. Et lui : « Comment pourrais-je penser à autre chose ? »
Ce roman est donc une autobiographie (à peine) masquée. Don Celestino Marcilla Hernandez est un Espagnol qui a lutté au temps de la guerre civile dans les rangs des républicains. Il vit petitement en réfugié politique avec sa fille, dans le XIème arrondissement. Tout au long du récit, il éprouve un mal du pays tenace. Il veut absolument revoir et retourner à Madrid avant de mourir et il guette en vain dans les journaux la fin du régime de Franco.

Montherlant se décrit en vieux râleur, en homme blessé, dont la misanthropie grandit. Celestino, comme Montherlant, ne comprend plus ni son époque, ni ses anciens amis, ni l’Espagne franquiste, cette Espagne qu’il retrouvera dans un ultime voyage qui se termine par un suicide dans une chambre d’hôtel de Madrid, un dimanche. Mais avant de se donner la mort, il assiste à une corrida magnifiquement racontée, lui-même étant métaphoriquement le taureau.
Voici comment le critique du » Monde », P.H. Simon résuma la fin du roman dans son article louangeur :
. « Mais son séjour à Madrid approfondira encore son désespoir ; Celestino trouve l’Espagne acclimatée et résignée au franquisme ; il découvre que le cœur de Pascualita, sa sœur, a penché vers ce régime qu’il déteste ; la course de taureaux, par un froid dimanche de mars, non point au grand soleil mais sous une neige qui a fait de l’arène un cirque de » merdouille « , est un affreux ratage ; deux taureaux sont moins vaincus qu’assommés par des matadors médiocres et vaniteux. La mort de la dernière bête est, pour l’âme en détresse de Celestino, une illumination : » L’Espagne jouait la passion de l’homme sous le couvert de la passion de la bête, comme l’Église prétendait jouer la passion d’un dieu sous le couvert de la passion d’un homme (…). De plus en plus défiant et de plus en plus dupé, de plus en plus méchant et de plus en plus bafoué, de plus en plus ensemble impuissant et dangereux, voué à la mort inéluctable et capable encore cependant de mettre à mort : tel était le taureau à la fin de sa vie, et tel l’homme. » Il reste à Celestino à se bauger dans sa chambre d’hôtel pour l’ultime épreuve d’une agonie solitaire, évoquée avec une étrange vigueur. »
Rappelons que Montherlant s’est lui-même suicidé le 21 septembre, jour de l’Equinoxe. Il écrivit trois lettres, s’assit dans son salon dans un fauteuil dessiné par Louis David, prit dans sa main gauche une pastille de cyanure, arma son pistolet, et pressa sur la détente. Il quittait le « chaos » de la vie pour la nuit. Il répétait à ceux qui venaient le visiter : « On ne rééditera pas mes livres. Je ne serai plus jamais joué à la Comédie Frnçaise.. ». La prophétie était juste.

Le paradoxe du roman « Le Chaos et la nuit » c’est qu’il devrait être sinistre et ne l’est pas. Maitrise du style, vivacité et variété des chapitres, élan de la phrase, drôleries imprévisibles, observations cocasses d’un piéton parisien plein d’humour sur son quartier. Les misanthropes font rire.
Montherlant multiplie donc les scènes burlesques . Elles se succèdent notamment quand Celestino se met à toréer les pigeons d’un square parisien sous les yeux éberlués des passants, ou bien quand il observe la rue Vaucanson à huit heures du matin, avec les « mégères » et leurs hordes de chats faméliques ou « les pépères faisant pisser des cabots replets ».Car Celestino, coiffé grand genre , comme Léon Blum, d’un feutre noir à larges bords a l’imagination débordante. Il invente des plans de bataille fous, un peu comme Blondin, dans le 7° arrondissement, refaisait la bataille d’Austerlitz dans les bistrots.
Ses visions lui viennent de son expérience de combattant madrilène. Il voit débarquer en camion des milices populaires espagnoles Place de la République pour neutraliser le commissariat de la rue de Nazareth et prendre d’assaut des casernes de CRS. ..Sans cesse, il refait la guerre d’Espagne, reprend l’Alcazar dans son arrondissement parisien et place des mitrailleuses vers la rue du Vertbois pour faucher les franquistes. Il y a du Don Quichotte dans cet habitué des arrière-salles de café. Il entasse des articles impubliables, ou adresse des lettres aux directeurs de journaux qui ,bien sûr, les jettent au panier.
Après que les cendres des Montherlant furent dispersées sur le Forum de Rome, selon ses directives, un dernier coup fatal fut porté à sa mémoire. Ce fut la publication des deux volumes épais de la biographie de Pierre Sipriot. Le biographe révéla qu’il avait beaucoup caché ou menti tout au long de sa vie. Dans ses postures, il y avait pas mal d’impostures. On découvrit qu’il n’était pas si bon sportif qu’il le clamait, malgré son courage pour apprendre à toréer en Andalousie. Sipriot révélait aussi qu’il avait fait des démarches pour ne pas être envoyé dans les tranchées pendant la guerre 14.
Dans la publication de larges extraits de ses lettres à sa mère, on voit un jeune homme cynique. Quant à sa sexualité, comme Gide, il a du gout pour les petits garçons du Maghreb, mais lui cachera soigneusement sa pédophilie. Sans oublier sa misogynie qui éclatait dans sa série des « jeunes filles » et donne un coup de vieux à bon nombre de ses livres et essais.

Faut-il donc brûler Montherlant ?
Surtout pas ! Relisez par exemple sa pièce « La ville dont le prince est un enfant » qui lui inspira encore, en 1969, le récit « Les Garçons ». Il décrit prophétiquement le scandale des prêtres pédophiles qui couvent en vase clos dans les collèges religieux. Sa marque, c’est qu’il décrit tout ceci dans un style racinien austère. Il analyse à la perfection le drame de deux enfants et d’un prêtre attirés les uns vers les autres par des sentiments où il entre de l’amitié, de la tendresse, de la charité, du désir. Drame tout intérieur, d’une admirable sobriété. Annonçait-il déjà les dérives tragiques de l’Eglise de France ? Le catholique Daniel-Rops avait déclaré, à l’époque, en découvrant cette pièce : « Ma conviction, quant à moi est faite :ne la jugeront scandaleuse que les pharisiens ».
Angelo Rinaldi, qui admirait Montherlant, a écrit dans « Le Nouvel Observateur » en 1998.
« Montherlant a conservé la religion, comme moyen de poésie, dans une ambigüité favorable à l’essor du style et à une merveilleuse confusion des sentiments. On passe, subjugué par la liberté, l’humour et les sarcasmes charriés par une phrase au service d’une technique qui a de-ci de-là, l’élégance de se moquer du roman en général, annonçant parfois des événements qui seront oubliés en chemin. ».