Montherlant, un oubli si injuste…

Montherlant est un curieux cas. Célébrité puis progressif oubli. Il a fait l’expérience commune à beaucoup d’écrivains, à savoir que la notoriété littéraire est   moins durable que votre propre vie ; vous la voyez s’éteindre cette notoriété aussi vite qu’une allumette entre vos mains. Avant de mourir il avait constaté que ses livres disparaissaient des librairies. Lui qui faisait la Une des journaux littéraires d’avant-guerre était désormais soldé chez les bouquinistes, sur les quais de la Seine, en face de son appartement.  

 A 40 ans il était en tête des ventes avec  la tétralogie des « Jeunes filles » publiée de 193O à 1936.

Rembobinons. A 39 ans, revenu de longs séjours en Espagne (où il fut blessé par un taureau) et en Algérie ( où il découvrit le colonialisme et  le raconta   dans « La Rose de sable »),  il est soudain   remarqué par la Critique   avec « Les célibataires ».C’est un bref ouvrage décapant, cruel, sur la solitude et le décalage social  . Il détaille les vies oisives de Léon de Coanté et de son oncle Elie de Coëtquidan. Les deux hommes se chamaillent dans une maison du boulevard Arago. Ces  aristocrates déclassés ne comprennent  rien à leur époque, s’accrochent à la vie comme des naufragés, avec avarice, passions étriquées, calculs mesquins ou grotesques . Au fond, ces deux célibataires sont touchants.

Ce qui est moins drôle c’est que ce bref récit coupant, désabusé, annonçait la vraie vieillesse de l’écrivain. Passé de mode à partir dès les années 6O. (rappelons qu’il  avait été publié en Pléiade de son vivant..)  membre de l’Académie française, la solitude l’ensevelit.  Quel écrivain paradoxal   cet athée fondu de l’Empire Romain, qui avait écrit   avec ferveur sur  son enfance dans un  pensionnat   catholique. Pendant la guerre, s ce sportif épris de virilité (lire « les Olympiques »), dédaigna le pétainisme mais prit  le parti d’une victoire allemande comme si les Français avaient bien mérité la défaite. . .En 1941 en pleine Occupation, il triompha avec la pièce  « La Reine Morte » jouée à    la Comédie Française.

En 1945 Montherlant fut absous de « collaborationnisme » par le Comité national des écrivains.  Mais quand débarquèrent Beckett et Ionesco, Montherlant devint un » has been » du théâtre. Le déclin de son étoile était amorcé. C’est Gracq qui a en quelques lignes le mieux décrit le naufrage de Montherlant vieux.  

« Quand je le croisais dans la rue, ou au restaurant du Quai Voltaire vers la fin de sa vie, son regard avait l’air de vous dire clairement : » c’est vrai, je suis cette vieillesse et cette déchéance amère, et je n’en dissimule plus rien, et je suis pourtant à mille lieues au-dessus de vous, et de quiconque, et il y a une conspiration du monde pour empêcher qu’on le proclame partout à son de trompette. (..)

Plus d’une fois, j’ai pensé qu’il a dû vers la fin de sa vie être soutenu, remonté, presque uniquement, jour après jour-car il n’a pas cessé un instant d’écrire- tout comme le drogué qui recourt à sa piqure, par le seul tonique galvanisant de coulée de sa prose, aussi enivrante, aussi grisante pour les nerfs que le plus puissant des alcools : derrière le défi insolent, à demi fou, qu’on lisait dans son regard alourdi et rougi comme par les fumées du vin, il avait l’air de cuver sa dernière page. »

Tout est dit.

 Mais le constat le plus lucide de ce naufrage, c’est Montherlant lui-même qui nous l’offre dans le « Le Chaos et la nuit » publié en 1963.Il écrit :

  « Les journées sans visite, sans courrier, sans coup de téléphone devinrent interminables : elles lui donnaient la sensation de la mort. Il portait fréquemment le regard sur la pendule : comme l’aiguille avançait avec lenteur ! Quelle étendue que cinq minutes ! Naguère encore, il se disait que dans la vieillesse on doit surveiller d’autant plus son temps qu’il est devant vous plus réduit. Mais à présent il voyait au contraire que la vieillesse est l’époque du temps perdu. Car, tout lui étant devenu indifférent, qu’importait ce qu’il mettait dans les heures, ou même s’il n’y mettait rien ? Et c’est pourquoi, du matin au soir – un peu semblable à ces soldats de l’armée de Lucullus dont parle Plutarque, qui, hébétés par la chaleur, déplaçaient au hasard des pierres dans le désert d’Afrique, – il faisait n’importe quoi, en attendant de se coucher tôt pour échapper par le sommeil à la conscience de soi-même. Cette déchéance, accompagnée d’une conscience aiguë d’elle, était décrite complaisamment par le vieux monsieur à sa fille. Il y eut un échange de répliques très semblable à celui qui avait déjà eu lieu. « Tu penses toujours que tu es vieux », avait dit Pascualita. Et lui : « Comment pourrais-je penser à autre chose ? »
Ce roman est donc une autobiographie (à peine) masquée. Don Celestino Marcilla Hernandez est un Espagnol qui a lutté au temps de la guerre civile dans les rangs des républicains. Il vit petitement en réfugié politique avec sa fille, dans le XIème arrondissement. Tout au long du récit, il éprouve un mal du pays tenace. Il veut absolument revoir et retourner à Madrid avant de mourir et il guette en vain dans les journaux la fin du régime de Franco.

 Montherlant se décrit en vieux râleur, en homme blessé, dont la misanthropie grandit.  Celestino, comme Montherlant, ne comprend plus ni son époque, ni ses anciens amis, ni l’Espagne franquiste, cette Espagne  qu’il retrouvera dans un ultime voyage qui  se termine par un suicide dans une chambre d’hôtel de Madrid, un dimanche. Mais avant de se donner la mort, il assiste à une corrida magnifiquement racontée, lui-même   étant métaphoriquement le taureau.

Voici comment le critique du » Monde », P.H. Simon résuma la fin du roman dans son article louangeur :

. « Mais son séjour à Madrid approfondira encore son désespoir ; Celestino  trouve l’Espagne acclimatée et résignée au franquisme ; il découvre que le cœur de Pascualita, sa sœur,  a penché vers ce régime qu’il déteste ; la course de taureaux, par un froid dimanche de mars, non point au grand soleil mais sous une neige qui a fait de l’arène un cirque de  » merdouille « , est un affreux ratage ; deux taureaux sont moins vaincus qu’assommés par des matadors médiocres et vaniteux. La mort de la dernière bête est, pour l’âme en détresse de Celestino, une illumination :  » L’Espagne jouait la passion de l’homme sous le couvert de la passion de la bête, comme l’Église prétendait jouer la passion d’un dieu sous le couvert de la passion d’un homme (…). De plus en plus défiant et de plus en plus dupé, de plus en plus méchant et de plus en plus bafoué, de plus en plus ensemble impuissant et dangereux, voué à la mort inéluctable et capable encore cependant de mettre à mort : tel était le taureau à la fin de sa vie, et tel l’homme.  » Il reste à Celestino à se bauger dans sa chambre d’hôtel pour l’ultime épreuve d’une agonie solitaire, évoquée avec une étrange vigueur. »

 Rappelons que Montherlant s’est lui-même suicidé le 21 septembre, jour de l’Equinoxe. Il écrivit trois lettres, s’assit dans son salon dans un fauteuil dessiné par Louis David, prit dans sa main gauche une pastille de cyanure, arma son pistolet, et pressa sur la détente. Il quittait le « chaos » de la vie pour la nuit. Il répétait à ceux qui venaient le visiter : « On ne rééditera pas mes livres. Je ne serai plus jamais joué à la Comédie Frnçaise.. ». La prophétie était juste.

Le paradoxe du roman « Le Chaos et la nuit » c’est qu’il devrait être sinistre et ne l’est pas. Maitrise du style, vivacité et variété des chapitres, élan de la phrase, drôleries imprévisibles, observations cocasses   d’un piéton parisien plein d’humour sur son quartier. Les misanthropes font rire.

Montherlant multiplie donc les scènes burlesques . Elles se succèdent notamment quand Celestino   se met à toréer les pigeons d’un square parisien sous les yeux éberlués des passants, ou bien quand il observe  la rue Vaucanson à huit heures du matin, avec les « mégères » et leurs  hordes de chats faméliques ou  « les pépères faisant pisser des cabots replets ».Car Celestino, coiffé grand genre , comme Léon Blum, d’un feutre noir à larges bords  a l’imagination débordante. Il invente des plans de bataille fous, un peu comme Blondin, dans le 7° arrondissement, refaisait la bataille d’Austerlitz dans les bistrots.

Ses visions lui viennent de son expérience de combattant madrilène.  Il   voit débarquer en camion   des milices populaires espagnoles  Place de la République pour  neutraliser  le commissariat de la rue de Nazareth et prendre d’assaut des casernes de CRS. ..Sans cesse, il refait la guerre d’Espagne, reprend l’Alcazar dans son arrondissement parisien et place des mitrailleuses vers la rue du Vertbois pour faucher les franquistes. Il y a du Don Quichotte dans cet habitué des arrière-salles de café. Il entasse des articles impubliables, ou adresse des lettres aux directeurs de journaux qui ,bien sûr, les jettent au panier.

Après que les cendres des Montherlant furent dispersées sur le Forum de Rome, selon ses directives, un dernier coup fatal fut porté à sa mémoire. Ce fut la publication des deux volumes épais de la biographie de Pierre Sipriot. Le biographe révéla qu’il avait beaucoup caché ou menti tout au long de sa vie.  Dans ses postures, il y avait pas mal   d’impostures. On découvrit qu’il n’était pas si bon sportif qu’il le clamait, malgré son courage pour apprendre à toréer en Andalousie. Sipriot révélait aussi qu’il avait fait des démarches pour ne pas être envoyé dans les tranchées pendant la guerre 14.

 Dans la publication de larges extraits de ses lettres à sa mère, on voit un jeune homme cynique. Quant à sa sexualité, comme Gide, il a du gout pour les petits garçons du Maghreb, mais lui cachera soigneusement sa pédophilie.   Sans oublier sa misogynie qui éclatait dans sa série des « jeunes filles » et donne un coup de vieux à bon nombre de ses livres et essais.

Faut-il donc brûler Montherlant ?

 Surtout pas ! Relisez par exemple sa pièce « La ville dont le prince est un enfant » qui lui inspira encore, en 1969, le récit « Les Garçons ». Il décrit prophétiquement le scandale des prêtres pédophiles qui couvent en vase clos dans les collèges religieux. Sa marque, c’est qu’il   décrit tout ceci dans un style racinien austère. Il   analyse à la perfection le drame de deux enfants et d’un prêtre attirés les uns vers les autres par des sentiments où il entre de l’amitié, de la tendresse, de la charité, du désir. Drame tout intérieur, d’une admirable sobriété. Annonçait-il déjà les dérives tragiques de l’Eglise de France ? Le catholique Daniel-Rops avait déclaré, à l’époque, en découvrant cette pièce : « Ma conviction, quant à moi est faite :ne la jugeront scandaleuse que les pharisiens ».

 Angelo Rinaldi, qui admirait Montherlant, a écrit dans « Le Nouvel Observateur » en 1998.

« Montherlant a conservé la religion, comme moyen de poésie, dans une ambigüité favorable à l’essor du style et à une merveilleuse confusion des sentiments. On passe, subjugué par la liberté, l’humour et les sarcasmes charriés par une phrase au service d’une technique qui a de-ci de-là, l’élégance de se moquer du roman en général, annonçant parfois des événements qui seront oubliés en chemin. ».

Une voiture en forêt

 J’avais pris rendez-vous avec Rachel le lendemain à onze heures devant chez elle.   Je devais l’emmener en Volvo sur les routes étroites et forestières, vers les hauteurs et les champs  désolés  de la Montagne Noire. Son endroit préféré.

 Conifères et cascades. Roches sombres et   hautes futaies. Nous avons pris la départementale vers le lac de Saint-Ferréol, direction de la foret de l’aiguille et le village des Cammazes. Rachel avait enfilé une robe blanche avec un décolleté rond bordé de noir. Elle avait laissé son manteau ouvert sur ses épaules ,alourdi par je ne sais quoi dans ses poches. Quand je lui dis que j’appréciais ce qu’elle appelait « sa plus belle robe », elle m’avoua qu’elle avait été offerte par un type assez glauque dont elle m’avait déjà parlé, un soi-disant baron de je ne sais quoi qui lui avait tripoté les seins dès leur première rencontre dans un bar assez mal fréquenté près de la gare de Toulouse.

 Après un long moment empli de confidences pas dites , la main de la femme est plusieurs fois frôlée par le geste que je fais avec le levier de vitesse. Rachel m’expliqua qu’elle vivait   de « boursicotages » sur le Net, mais apparemment avec des résultats financiers qui se révélaient assez maigres. Nous étions dans un faux assoupissement du paysage de montagne rompu par un la trouée d’une carrière à ciel ouvert , ou un ravin empli de rousseurs Tout en parlant d’un ton désinvolte, elle avait ôté son manteau avec de curieux mouvements du bras  gauche qui frôlait ma nuque. L’inertie soudaine du silence entre nous devint une gêne . Tout en négociant des virages serrés, avec des passages de brume,  je découvris dans les lumières rapides de la route qui rétrécissait son profil  d’un dessin  si parfait , dur et calme, assez grec qu’il ressemblait à une blessure.

Tout au long de cette ascension Rachel parlait d’une voix légère, comme délivrée d’un poids et se parlant à elle-même en dehors de toute référence à notre si récent et bref passé commun Je la surveillais en coin et vis qu’elle avait  écarté l’encolure de sa robe  et  contemplé  ses seins avec une visible satisfaction. Elle me demanda :

« Comment se fait-il que soudain, un charme s’installe entre un homme et une femme qui se connaissent si peu ? »  Et comme je lui retournais cette pensée gracieuse, elle se tourna vers moi en essuyant ses lunettes de soleil en me disant : 

« -Tu me plais. »

Elle répéta que je lui plaisais sur d’une voix rapide, légère, avec une nuance de moquerie ;  puis elle posa la main sur mon genou et m’indiqua une aire de repos. C’était un endroit  sauvage, abrupt, désert, cerné par  les hauts crayonnages de troncs de pins embrumés et de grandes taches d’ombre. Je garai la Volvo pas loin  d’une table  pour  pique-nique

Je coupai le moteur. Ruissellements d’eau lointains. Les nuages balayaient les cimes. Angèle ôta délicatement une de ses ballerines et tourna son pied étroit avec un mélange d’étonnement et de satisfaction, comme pour en savourer la finesse anatomique.. Je me demandai si les femmes ne connaissaient que le oui ou le non, ou le peut-être…

Elle saisit alors les clés de contact et les glissa dans la boite à gants. Menu frottement de son manteau lorsqu’elle se pencha vers moi. Son sourire dans le flou du mouvement. Eclaboussure de lumière sur le visage tendre.

L’audace et l’honnêteté d’une main féminine qui cherche le plaisir de l’homme, bousculant si ingénument cette attente masculine dont elle se délectait sans doute au long de la route me surprit, me combla et fit fondre mon anxiété. Qui étions-nous l’un pour l’autre ? qui étais-je pour cette femme indéchiffrable avec ce profil de médaille que la blancheur de la peau rendait plus énigmatique? Le poids de ses épaules sur moi et la douceur de sa poitrine molle froissant ma chemise et ma veste ,cette bousculade dans la caresse, tout ceci survola la foret dans une magnificence. Pénombre tiède de la Volvo. L’exacte frontière de l’un et de l’autre fondit dans la solitude et le craquement des pins, les bruits de ruissèlements  de la  foret .

Rachel me dit :

« -Tu n’a pas fait l’amour depuis combien de temps ?

-Longtemps. »

En relisant Tolstoï et l’art musical de Tchekhov …

Hier soir, j’ai repris ma vieille pléiade de « Guerre et Paix » de Tolstoï. Ce qui me frappe chez lui c’est qu’une conversation se reconnait par une plénitude affirmative tranquille, aussi bien chez un enfant, un adolescent, qu’un vieillard.  Même les doutes et hésitations de ses personnages (notamment les étonnements et perplexités de Pierre) chez lui   sont développés avec une franchise sereine. Un courant vital   soutient sa prose de bout en bout. Ses personnages s’agitent sur un sol stable, un gros plancher pour une danse paysanne. La terre Tolstoïenne est lourde, grasse, et file qu’à l’horizon.On y prend volontiers racine.

  Contraste total avec Tchekhov. Une conversation, un dialogue dans son théâtre de vibre de silences, de « temps morts »  bien vivants, avec  des sonorités inattendues,  des  doutes suggérés, des ruminations cachées, hésitations  entretenues, et les silences forment alors  des cercles concentriques aux harmonies différentes. Ses personnages patinent sur une mince couche de glace qui peut craquer à tout instant. L »es certitudes s’effondrent, les illusions glissent sous les pieds des hommes et des femmes et les laissent démunis. Certains mots lâchés-et qui semblent bien ordinaires à première vue – se mettent à vibrer longtemps, comme il arrive quand on passe un doigt mouillé sur un beau verre en cristal. S’élève alors de lentes vibrations. Chacun des mots chez Tchekhov possède une ombre portée qui joue selon les heures, les humeurs, les circonstances, les bonnes nuits fraiches ou les nuits à insomnies, et les somatisations et les  désordres physiques donc ! (Tchekhov n’est pas médecin pour rien..). Parfois la conversation s’enlise, le temps devient sable mouvant.

  Les phrases s’enrichissent de curieux échos, sombres ou clairs, avec des délicatesses, des appréhensions de diverses natures, des flux interrompus. Et la basse continue de l’ennui, toujours proche  

Chez celui ou celle qui écoute on perçoit vaguement des choses incongrues, ou inattendues. Le spectateur complète avec sa sensibilité et ses obsessions ce qui n’est pas clairement affirmé. Oui, Tchekhov fait sonner et vibrer certaines phrases banales comme un pianiste pour justement faire entrapercevoir ce qui n’est plus banal du tout, il suggère un discours oblique fascinant. Tchekhov débusque et fait éclore ce qui est caché dans la brièveté et les ellipses d’une remarque.. Des sentiments -souvent amoureux- contradictoires émettent de curieuses musiques dans les silences, comme s’il jouait en mineur, avec des dièses, des fêlures schubertiennes, bref une vraie partition musicale compliquée. Le danger pour certains metteurs en scène , c’est de faire un sort à chaque mot, ce qui ralentit  et alourdit la partition et rend mélo ce qui doit être allegretto moderato  Il est vrai que certaines répliques (genre une déclaration d’amour timide, en pointillés) sont prononcées sur  des flaques de vide, avec des creux, des non-dits, et  quelque fois , s’étale un étang de morosité  (un côté « à quoi bon », quelques mesures sur cette partition suggèrent  déjà une  défaite mal assumée..) et ça grandit à mesure que la conversation se poursuit  (et parfoispourrit) entre un homme et une femme.

 Et ce qui me séduit le plus dans ce théâtre c’est que certains personnages aux moments les plus dramatiques, en même temps qu’ils parlent, ils sont complètement AILLEURS, et pensent à autre chose dont on ne sait rien.

Bien sûr, quand on évoque Tchekhov, comment ne pas penser à cette nouvelle confondante de vérité dans l’analyse d’une rencontre amoureuse,  « La dame au etit chien » .

  La simplicité naïve si touchante d’Anna face à ce Gourov, séducteur banal, qui croit qu’il s’agit de se désennuyer par une ordinaire aventure sexuelle dans une station thermale, une de ces liaisons sans importance dans une station balnéaire, flirt   se transforme sous nos yeux en un amour profond. Il  va bouleverser ces deux vies. Je trouve que pour Noel, cet extrait de la nouvelle donne une bonne idée de l’art musical de Tchékhov, faussement simple, avec cette touche, cette note fondamentale de   morosité rêveuse, de tristesse tendre. Elle révèle les couches profondes de la sensibilité sans en avoir l’air.

« A Oréanda ils s’étaient assis sur un banc non loin de l’église, ils contemplaient la mer, à leurs pieds, sans échanger un mot. Yalta était à peine visible à travers la brume du matin, le faîte des montagnes était couvert de nuages blancs, immobiles. Pas une feuille ne bougeait, on entendait le chant des cigales et le bruit sourd et monotone qui montait de la mer parlait du repos, du sommeil éternel qui nous attend. La même rumeur s’élevait de la mer alors que ni Yalta, ni Oréanda n’existaient encore; elle s’élève aujourd’hui et s’élèvera toujours, aussi indifférente et monotone, lorsque nous ne serons plus. Et c’est dans cette permanence des choses, dans cette totale indifférence à l’égard de la vie et de la mort de chacun de nous que réside peut-être le gage de notre salut éternel, du mouvement ininterrompu de la vie sur terre, d’une continuelle perfection. Assis à côté d’une jeune femme qui paraissait si belle dans la clarté de l’aube apaisé et ravi par la vue de ce tableau féerique : la mer, les montagnes, les nuages, le vaste ciel, Gourov songeait qu’au fond, à bien y réfléchir, tout est eau ici-bas, tout, excepté ce que nous pensons et faisons quand nous oublions les buts sublimes de l’existence et notre dignité d’homme ».

(La traduction, on la doit à  Edouard Parayre, révisée par Lily Denis .ON la trouvbe  en Folio Classique avec une préface que je recommande vivement car elle est de l’écrivain Roger Grenier qui est sans doute un de ceux qui parlent le mieux de l’art tchekhovien et  notamment des relations si complexes de Tchekhov avec les femmes)

 Enfin, si vous pouvez visionner le film sorti en 1960, en noir et blanc, c’est une rareté. Le réalisateur  Iossif Khei était un banal cinéaste soviétique. Il ne s’était jamais fait remarquer jusqu’au jour où il réussit cette adaptation d’une grande finesse, et fidèle  à l’esprit de la nouvelle.



Extrait de la nouvelle de Tchekhov « les groseilles à maquereaux »:

« Regardez donc la vie : insolence et oisiveté des forts, ignorance et bestialité des faibles, rien qu’une misère intolérable, étouffante, une dégénérescence, une ivrognerie, une hypocrisie, des mensonges. Et à côté de cela, dans toutes les maisons du village, dans les rues, c’est le silence, le calme.
Parmi, les 50 000 habitants de cette ville, pas un seul qui pousse un cri d’alarme, ou de révolte .Nous voyons tous ceux qui vont faire leurs courses au marché, et qui le jour mangent, la nuit dorment ; et ceux qui racontent leurs bêtises, se marient, vieillissent, trainent avec calme leurs morts au cimetière. Mais nous ne voyons pas et n’entendons pas ceux qui souffrent, et tout ce qui est effrayant quelque part dans les coulisses. Tout est calme, paisible, et seule protestent les muettes statistiques : tant d’hommes devenus fous, tant de litres de vodka bus, tant d’enfants morts d’inanition (..) Apparemment, l’homme heureux ne se sent bien que parce que les malheureux portent leur fardeau en silence, et que, sans ce silence, le bonheur serait impossible. C’est une hypnose générale. »

Dessiner en forêt

Quand je passais mes derniers  étés à S… souvent je partais dessiner dans   la Montagne Noire, vers Ramondens. Apres un hameau calcaire surchauffé, avec ses ruelles si étroites, biscornues, et ses escaliers pierreux, la route étroite devenait   noire, humide, traversée de ruisseaux.  J’entrais alors  un bois   touffu, obscur,  gelé  dans   son   haut  silence  forestier. Je notais   de larges  coulées de feuilles pourrissantes mêlées de terreau . C’est là que j’aimais ouvrir mon sac à dos , prendre alors mes crayons et mes fusains, mes carnets à spirale, les  boulettes de mie de pain, mon encre de chine aussi . Sur les feuilles blanches j’esquissais la verticale des troncs serrés comme si on pouvait analyser, deviner  et cerner les lignes de force souterraines de toute cette végétation muette , comme si une mystérieuse phosphorescence sombre  animait ce monde pétrifié et qui perdait, au fil du dessin, sa familiarité.

  Suivre la croissance  du bois sorti de la terre, percevoir  ce bruit d’écorce    qui claque dans le subit soleil de la matinée   qui réchauffe les  troncs .Le temps passe,  des ombres bleues disparaissent ,  le fusain charbonne quand j’épaissis  les linéaments d’un tronc. Parfois les  cassures charbonneuses du fusain  expriment  la folie  feuillue du sous-bois    à en trouer le papier.

 Le dessin voudrait se fondre dans l’entière respiration de la foret, dans la balance de  ses cimes,  dans  la plénitude ébouriffante , exotique, des branchages. L’heure passe.  Torpeurs lourdes de l’air, la lumière tombe en  eau chaude, et dans l’épais silence, on éprouve la sensation bizarre d’une chute libre  parmi les troncs  et les couches feuillues. La rumeur de la foret devient alors une hauteur, un vertige dans ce jour tamisé devenu aquatique. Un bruit furtif de bête fait tressaillir, on lève le crayon un instant pour mieux écouter  le sourd bourdonnement du sous-bois, puis on reprend son travail et la boulette  de mie de pain efface une courbe excentrique. Le soir déjà. La pénombre rampe comme une vague menace sur ce chaos tombal.

 L’épaisseur de l’herbe ne vieillit plus, les feuilles du carnet   deviennent d’un vert acide crissant, pendant que je dessine  il y a des bleus ardents qui s’installent vers une clairière et  des taillis masquent vaguement des pentes désolées, des ruisseaux cachés tintent à peine mais régulièrement et une  imperceptible  lueur vénéneuse rampe dans l’humus jusqu’à ce que le regard tombe sur un tesson de verre qui brille  d’une manière insistante et si inattendu  qu’on cherche le rayon de soleil qui a disparu .

 L’œil  fouille  entre  des lamelles des  roches lisses ,ardoisées d’où émanent  des reflets huileux ; dans un minuscule moment d’exaltation parce que le fusain gratte    bien sur le papier on se dit  que le sous-bois  va continuer  à vivre sans limite, sans mesure, que cette jungle  où la lumière et la nuit forment une curieuse eau trouble va croitre et offrir  l’éternelle mobilité du chaos primitif. 

Dans un large   dessin horizontal achevé, réussi, des foyers sombres de traits irriguent, comme une marée haute, une masse d’arbres et de fougères,  on se dit qu’une mer gigantesque  se tient  vers  les clôtures qui marquent la lisière où rodent les chasseurs.  Monde de l’hiver végétal   en train de moisir, de pourrir, de renaitre magnifié par la lente   battue approchante   de la nuit.

 Apres un bref passage du fixatif pulvérisé, je  roule avec précaution le dessin.   C’est alors qu’un papillon volète  dans un bouillonnement d’herbes sauvages  et semble se moquer  de l’exaltation  du dessinateur.  Sa danse fantasque se révèle être une ironie.