Tu travailles sur Brecht

-Ce soir, tu travailles sur Brecht ?

-Oui Gabrielle.

Je me conseille souvent avant de dessiner :Il faut que ta journée soit utile, pleine, radieuse, chantante. Tu oublies ton divorce avec Marcia,mais le portable sonne d’Italie, c’est une amie traductrice qui me supplie d’ouvrir les yeux sur un monde saturé de belles femmes, bourré de créatures chatoyantes.

Je remercie du conseil puis vais boire un café.Le temps passe en pure perte depuis un moment.. Quelques libellules sont de minuscules flèches d’or dans le jardin … Elles traversent la nappe feuillue des saules. Mystère d’être là… vivant, caché, avec le sentiment que je suis dans le moment de la vie où chacun s’enfonce dans son propre dénuement, attaches desserrées. Voilier en dérive. J’observe la danse des moucherons. Ce qui s’épuise là-bas, sur les plages proches, volleyeurs et surfeurs, la marmaille et les ballons, les crocodiles gonflables qui sautillent entre des vagues trop vertes.. Des courants profonds, violets, traînent vers l’estuaire à midi. Une femme passe et emmène son secret.

Donc, tu travailles sur Brecht. Tu ouvres le bloc de papier. Odeur légèrement moisie de la pièce. Gabrielle, ta fille, va lire sous le cerisier et gratte l’écorce résineuse tombée sur la tôle de la table.

La maison de Svendborg

Tu déplies tes lunettes et tu pénètres dan la photographie de Brecht. 1934. Svendborg. Il vit dans une maison danoise à toit de chaume. Début de son exil. Un cliché montre une ferme à colombages avec des fenêtres à carreaux étroits. Une échelle de jardin est posée contre un mur pour atteindre une lucarne, des poiriers et des cerisiers. Les enfants de Brecht jouent aux osselets sur des marches de bois. Un vieux poêle rouille dans les pâquerettes…Tu retrouves la paix d’une longue pièce rustique avec une odeur de cire.. Le plafond laqué blanc, la table de ferme, si épaisse et cirée sur laquelle Brecht a posé une Bible de Luther ouverte au Deutéronome. Reliures rouge cuir de Hegel, traductions de poèmes chinois, classeurs de toile rugueux et effrangés qui contiennent des ébauches du « Cercle de craie caucasien… » Brecht est là. Il pose son cigarillo, sourire dédaigneux . Quand il touche une épaule ou les genoux de Ruth Berlau ,la douceur du poli d’une statue. C’est à travers le corps des femmes que les hommes mènent un combat perdu d’avance. Et pourtant sa présence joyeuse, énergique, le protège . Les heures de sa vie, dans le sablier, coulent alors plus lentement.. Quand il parle à Hélène Weigel, il a l’impression que c’est Ruth qui comprend ce qu’il dit.

Bertold Brecht et Ruth Berlau

Dans les branches du cerisier il surprend la généalogie possible de leurs futurs enfants,mais aussi tous les mensonges du vieux théâtre bourgeois qu’il combat.Ce qu’elle lui souffle de sa voix rauque dans son oreille….

Tu sors un fusain de la petite boite de carton grise ,tu poses une feuille blanche épaisse sur la table,la lampe de bureau en tôle, allumée, l’odeur d’étable venant du plancher, tu ajoutes un miroir et tu te dessines Brecht. Tu plaques tes cheveux courts,raides, vers l’avant, tu ajoutes une frange sur le front, tu gonfles un peu les joues, tu dessines deux plis qui donnent un d’amertume entre son nez et les coins de ta bouche. Tu relèves un peu la lèvre inférieure dans une légère moue dubitative,voilà tu y es presque, il terrien ,inconvenant, bien vivant, Ah oui,tu as oublié la toute petite moustache curieusement proche de celle d’Hitler. Enfin, tu esquisses sa chemisette kaki à col mou,qui semble venir d’un surplus de l’armée. Le bord supérieur de la monture métallique des lunettes ne cache pas les sourcils .Finalement il exhibe une tête ronde, un peu empâtée, le regard inquisiteur,il jette des éclairs sur monde.

Voilà. Dans ce portrait retouché on sent qu’il est attentif aux bruits nouveaux du monde, aux femmes légères, aux actions diaboliques de Faust. La maison danoise au toit de chaume de Svendborg le protège dans sa blancheur rustique.

Il écoute le fond du ciel : que du silence, un peu de brise, aucun ronronnement de bombardiers.Derrière la palissade , un jardin à l’abandon des herbes folles mouillées, quelques vaches qui broutent ,les pommiers rabougris en ligne, avec leurs branches couvertes de croûtes de lichen qui ressemblent à de la cendre, troncs inclinés avec des mouchetures d’or qu’on a envie de soulever avec l’ongle, taches d’un bleu doux eau -de-lessive sur le mur d’une grange. Il y a aussi la maigre végétation de pissenlits entre les dalles .Un chemin s’achève par une nappe d’eau argileuse que le vent fait frissonner. Sous les châssis vitrés étincellent des laitues , et quelques plantes grasses, aux feuilles larges, épaisses, exotiques, presque africaines.

Le seau à glace, le verre ballon sale empli d’eau de pluie, le cahier de notes qui jaunit sur la table.Je range le dessin dans un tiroir.

Je pense à mon frère Joachim, en poste au Vatican,dureté minérale du ciel bleu sur les dômes et toits terrasses à lauriers roses, lui et son, col romain et cette manière de parler de l’Ascension ou de l’Évangile selon Saint Marc comme s’il s’agissait de souvenirs personnels.

San Gregorio

… Rome… Les couloirs et leurs voûtes de cloître traversés en oblique de poussière lumineuse, les madones de plâtre, les chevelures noires à reflets bleus, les mères de famille décolletées, à épaules radieuses, que confesse mon frère. Je me souviens de toi, Joachim,tu es la partie cachée de mon chagrin familial . Je me souviens, souvent, nous étions endormis dans un bus qui nous ramenait de la périphérie de Rome… des roseaux… des barres de béton… des ruisseaux…, des terrains poussiéreux… des visages…Aujourd’hui tu es pris dans tes travaux administratifs dans ton service de la Propagation de la Foi . Tes recherches en bibliothèque, heures lentes proches du sommeil. Nous nous sommes quittés il y a si longtemps Piazza Navona.

Je t’écoute parler du Mal et du Bien avec tant de sûreté , de confiance et de brutalité que je t’envie. Le monde entier disparaîtra mais pas toi dans ta cellule fraîche derrière San Gregorio, La Ville Éternelle danse, blanche, dans la chaleur torride de l’été, un pays pur et minéral.

Le Manoir

Il faisait froid dans les pièces malgré les bûches que j’empilais dans la cheminée et les broussailles qui crépitaient. Aucun mouvement dans les miroirs sinon quelques lueurs mourantes . Le rouge des braises vers minuit.

Je somnolais souvent un livre sur le nez,parfois une horloge tintait, des pluies tambourinaient sur les hauts carreaux , des souris trottaient à l’étage supérieur. Puis le silence, ou le vent. Un bruit de moteur me faisait sursauter puis je retombais dans la torpeur de l’attente. Je feuilletais la Bible, je me réchauffais auprès des livres que j’aimais depuis mes années de pensionnait, ceux, en général, qui m’offraient une famille de substitution. Les Russes sont formidables dans ces cas-là ; notamment Tolstoï et son  » Guerre et paix » mais aussi Tchekhov. Sans cesse, ses personnages gâchent leur vie, pleurent, aiment, parlent de se brûler la cervelle. Ils ont des sentiments trop vastes pour leur cœur étroit…

Je me levais très tôt, et je trouvais que le ciel était plus puissant, étendu, plus vertical qu’ailleurs. Je prenais la grasse allée bordée de chênes pour chercher le courrier qui n’était que des séries de prospectus pour des hypermarchés, ou de l’outillage agricole. Depuis quelques mois des nouveaux bungalows s’étaient construits, alignés en pleine boue le long des champs et ils me donnaient l’impression que l’humanité  s’était mise en rang pour faire le vide sur les générations passées. Je me promenais dans la brume matinale ,mon visage trop blanc .Deux chats efflanqués m’attendaient derrière un carreau. Etrange impression de vide dans ces pièces qui avaient connu une indéniable splendeur .une odeur de cendres flottait dans l’escalier. Les placards vides, les cintres suspendus, les supports chromés dépouillés de leur serviette-éponge, les casseroles et poêles poussiéreuses me chantonnaient la chanson de l’absence. Je me faisais des reproches qui fondaient après deux verres de vin blanc. Les lits du premier, avec leurs affaissements, leurs creux, dans des chambres ténébreuses, me parlaient de l’énigme de deux corps qui s ‘entre-dévoraient l’un l’autre pour finir dans un tourbillon de cendres ou la naissance d’un embryon. Le soir la faible lueur qui tombait des volets fendillés donnait une impression d’évoluer dans un musée du Temps Gelé.. J’en étais le gardien… La perspective des journées vides entre les arcades et la cour nue où sautillaient des corneilles ne me désolait pas. Le ciel apparaissait avec une étonnante noblesse entre deux déchirures de nuages, dont la force résidait dans la ressemblance avec ces éclaircies que je percevais dans certaines sonates de Beethoven, ce vieil ami qui marmonnait prés de moi grâce au clavier d’Yves Nat. Enregistrements crachotés de ce ce Temps énigmatique qui se développait sans évocations réductrices ou blasphématoires . Dans l’étroite cuisine avec son tapis de mouches mortes dans les placards, je contemplais un brin de lilas desséché dans un pot de moutarde Amora, et dans l’évier ce cloaque d’eau graisseuse avec dedans des poêles encroûtées. L’eau ne formait jamais aucune ride et c’était comme un paysage côtier que personne jamais n’habite. Des morceaux de savon devenus transparents reposaient sur une étagère couverte d’un morceau de toile cirée imitant un tissu écossais .Les sporadiques rafales de la nuit secouaient le châssis des fenêtres privées de mastic. J’entendais les rires des filles, la voix de Jason : qu’ils aillent tous se faire foutre !!!…Y comprennent même pas que pour se suicider faut encore se sentir un peu vivant ! Quelle bande de C… !!

Je revoyais toutes ces chambres avec des losanges colorés en verre dépoli, et sur les commodes des batteries de fioles et des piles de boites de médicaments qui attiraient de minuscules araignées . Je ne sais quel voisin me parla d’une interminable agonie de cette comtesse Mordreuc qui jardinait l’été entourée de nuées d’ éphémères.

Toute l’agitation d’un monde disparu de menuets de pendules, de blancs décolletés, de sucriers en Saxe, de phrases railleuses, , de formes anciennes, d’amours, de fragments de paysages écaillés, apparaissait dans un calendrier entre deux guerres ou se dessinaient ces filles appétissantes de la campagne sur une route déserte, ou des servantes poursuivies par des bourgeois apoplectiques . Je cochais les jours de janvier 1933 d’un vieux calendrier en ne songeant même pas à un quelconque décalage chronologique car je n’avais aucun témoin pour me lancer une remarque. Ma haute chambre aux fauteuils et meubles éparpillés ne semblait avoir aucun centre. Jason, Morel, leurs proches se réduisaient à un univers de marionnettes qui se levaient, se lavaient , travaillaient ,mangeaient, copulaient et s’enterraient en rigolant dans les flux des villes où le travail n’était qu’une suite d’innombrables petits sabotages.

J’essayais de me garder d’une idéalisation saugrenue de notre passé ou d’une diabolisation qui consistait à tout noyer dans une grisaille de maussaderie. Mais si ! le Manoir avait été un refuge d’harmonie! une utopie heureuse! Mais si ! il y avait eu la forêt ! les vents clairs ! les cris d’enfants ! les heures ardentes ! les soirées d’hiver ! les flambées ! et Béa, cuisses écartée , et ses recueillements érotiques sur la terrasse du premier..

Je me souvenais, je me souviens : débouchez le cidre venez les enfants ! Je me souviens du soir où Jason avait déclaré que nous n’avions jamais « rien foutu ». Nous n’avions été ni lâches, ni courageux comme nos pères, nous n’avions pas été envoyés en Algérie comme la génération immédiatement précédente ; nous avons poussé des caddies dans les hypermarchés… et nous avions regardé les croyants, les catholiques et les communistes comme des attardés, des résidus d’un autre siècle… Nous avions eu notre révolution, elle était sexuelle, situationniste… bla-bla… simplement, nos cœurs se sentaient délivrés, mais délivrés de quoi ? Nous vivions à l’abri de la Grande Histoire, dans une petite caverne de Platon sympa, avec des jeunes filles délurées qui se roulaient des joints à la file, des filles qui nous taillaient des pipes comme si elles étaient des groupies de rock-star… ou bien qui relevaient leurs jupes dans un couloir… Entre deux portes… et nous distrayaient avec leurs criques rauques . Nos jeans ressemblaient à des pagnes troués

La Cité d’Aleth

Enfin, un matin de Mai ,je sortis du brouillard comme si j’avais enterré les cadavres de me amis derrière les arcades de la cour nue Je restai hébété en découvrant le port de Saint Malo. ses bassins, les têtes immobiles à l’envers dans l’eau, les toiles neuves semblables à un Cézanne, les bras caramel si fluides des lycéennes, le teuf teuf d’une navette fluviale, les lunettes de soleil enchevêtrées sur une table de bistrot. Je me rendis à la cité d’Aleth. Je traversai les couches d’air saturées d’odeurs résineuses. Le grondement régulier des vagues sur les rochers renaissait comme par miracle. Craquement des pies qui sautillaient parmi des branches mortes, quelque chose de gai, de frêle et de récréatif dans l’air –ce délicat sautillement mécanique d’oiseaux- alors qu’un énorme vent du large brassait trop de lumière vers Dinard, dans ce ciel débarrassé de nuages.

Un vieux couple marchait péniblement pénétrait dans un réseau d’ombres fines Cette cohue… Ce bonheur… Ce vent frais… Ces jeunes couples éclatants, ces tablées familiales devant des plateaux d’huîtres… J’avais le vertige… J’étais sauvé .

Jason

Maintenant, retiré, vieux, Jason parle aux montagnes des Pyrénées…Le soir devant un verre de whisky il s’étire , observe la chute du soleil, les nuages qui se défont, il passe d’une pièce vide à l’autre, toutes dégagent une odeur de vieux parquets, de cendres, de bois brûlé. La nuit il entend craquer les pins. Il est dans l’ascèse du silence pour mieux oublier les autres, nous. Sa jeunesse se décolore avec lenteur dans son verre. Ses amis, ce sont des chemins perdus, des affaires cotonneuses, des éléments de rêve qu’aucun commentateur nocturne n’accompagne pendant la gueule de bois du réveil, simplement des valises abandonnées dans un train. Instants mal tracés, résidus comme une cargaison qui tombe doucement dans l’eau, et nous toujours nous, à peine entrevus sur un banc : Jason confond nos visages et celui de nos enfants dans le crépuscule épais de l’alcool . Son passé est un creux d’où ne brille qu’un village de boue séché au bord du désert, des maisons inhabitées avec une nounou aux yeux étirés par le kohl et un fou qui hurle sur une place blanche et poudreuse face au cimetière.

De ces soirées il ne reste qu’une partie des ping-pong avec des brindilles sur la table, dans un jardin de Sorèze où nous étions réunis pour la dernière fois . Le ciel miraculeusement bleu et lumineux au dessus du magnolia , tandis que la sœur de Valmy recherchait dans la proche montagne forestière, apaisée , flottante, le souvenir d’ une nuit charnelle d’une admirable douceur, et dont le miracle ne s’était jamais reproduit. Elle s’installait devant le canal du Midi, elle était restée inerte entre des flaques tiédies par le soleil. Elle semblait dévorée par l’attente et le silence de l’eau trop verte , elle nous inquiétait. Elle ressemblait à Virginia Woolf dans les longs plis snobs d’une robe qui laissait découvert ses bras nus avec des petites égratignures..

Nous nous nous demandions tous si elle avait vraiment vécu cette nuit incomparable dont elle nous bassinait .Son délire s’accordait bien à ce jardin pierreux, avec des murets qui semblaient respirer dans le mouvement des lézards.

La nuit venait : nos visages s’enfonçaient dans la pénombre, on entendait un curieux bruit de barrage. Les effets conjugués de la fatigue alcoolique et de la mémoire nous laissait éparpillés , démunis, soulagés, au fond, d’être éloignés du centre bruyant des villes. Un soir nous fûmes fascinés par le spectacle de la nouvelle fiancée de Morel, celle qui se cachait souvent au fond du jardin, méprisant nos conversations  d’intellos ; elle avait posé et branché un électrophone sur le rebord de la fenêtre, avait choisi le Boléro de Ravel parmi les disques entassés sur le vieux meuble. Lorsque la musique commença elle s’enroba d’un châle, Elle cambra les reins, découvrit une épaule grasse magnifique puis dégagea les plis de sa robe pour offrir une de ses cuisses. Elle monta l’escalier de pierre en claquant nerveusement des talons . Je pensais à cette profusion d’os d’un corps qui danse. Orgueilleux défi à notre assemblée qu’elle ne comprenait pas ? Trop bourgeoise  pour cette militante communiste? Allez savoir.. On ne la revit pas de la soirée. Un étrange espace s’ouvrait entre les fenêtres de nos chambres. Je me penchais un peu à cause des ombres sur les visages car je voulais photographier notre groupe autour du magnolia. La hauteur de la maison rayonnait des tiédeurs de l’été. J’étais triste.

Nous savions que nous étions tous dans la meilleure parenthèse de nos vies à ce moment là.

Le canal du Midi

Il a toujours eu des revanches à prendre car, en quelques semaines, la vie de Jason est partie à la dérive. Dans un premier temps, son producteur qui l’hypnotisait avec son argent est parti avec la caisse. Le film bergmanien qu’il rêvait d’achever est resté en fragments, quelques boites en fer sur un coin de cheminée de marbre . Je me souviens, du studio dans le XV° arrondissement, près des anciens abattoirs. Il sentait le hasch. Jason m’avait montré des bouts de son film. Il avait sélectionné les meilleures images du chef opérateur Gunnar Fisher :la splendeur de l’été suédois, les îles, la mer qui scintille, les orages qui montent, les visages lavés, nus de Bibi Andersson et le modelé souriant des lèvres d’Ingrid Thulin.

Jason s’était rendu à Gotland dans une fuite fiévreuse à travers l’Europe, à suivre les trajectoires monotones des autoroutes. Puis le bac. La baltique. Gotland. L’île minérale. Ciel noir. Hautes herbes, la mer comme une lueur qui s’éteint. Et dans le rectangle du pare-brise taché de pluie, la maison de Bergman comme un mauvais rêve. Rien. Personne. La pluie qui crépite. Visages fermés des paysans. Le retour interminable avec les arrêts dans les stations service allemandes à boire des mauvais cafés. La fatigue.

Ingmar Bergman (1918-2007) ici sur une plage de l’ile Faro en décembre 1971

Pendant c e temps Stella était partie avec un spécialiste de la structure génétique. Une liaison courte semée de bouderies dans une maison glaciale.. Béa, après avoir vérifié la force strangulatoire de Morel au cours d’une soirée de beuverie, s’était mise à l’écart de la « cruauté de l’humanité » dans un estuaire « avec un ciel pâle », comme elle m’avait écrit de l’île de Suomenlina, en Finlande. Tout le monde foutait le camp plein Nord.

Que d’esprits meurtris, aiguisé , désolés quelques mois plus tard, après cet été brûlant du Tarn qui s’éloigne.

Je revins doucement sous un ciel de plomb le long des routes bocagères qui mènent de Combourg à Dinan parmi des champs qui gardent une drôle de couleur métallique et des vergers touffus . Herbes, vagues, bêtes, collines, haies, maisonnettes, carrefours avec crucifix s’engloutissent dans le rétroviseur…La musique du Temps revient, constante comme la succession des champs dans le bocage.

… J’arrêtais souvent l’Alfa devant la mer, vers Saint-Jacut… Il y avait des nappes de mercure… La nuit tombait sur ce paysage d’eau avec des petits remous… La terre cessait d’être visible… Les enfants chahutaient à l’arrière : nous rentrions par ces routes de la côte pleines d’embouteillages, et nous nous arrêtions dans une station Esso… Pendant que l’Alfa passait sous un portique de lavage et que la mousse déformait le paysage dans le flou des brosses… j’essayais de récupérer le terrain conquis de nos souvenirs en commun, mais je ne gagnais rien en étendue, en précision, en émotion, tout semblait en retrait, resté en suspens comme un terrain à vendre convoité ,mais qu’un autre achète dans un éclat de rire. Les enfants comptaient leur monnaie pour s’acheter des friandises… Ce crépitement sourd des brosses dans le bas des tôles , je l’entends encore…

Querlin

Ce texte est la suite d’un autre texte précédent, « mes amis » .

Ce soir, le courant est fort dans la baie, marée coefficient 98 et je me dis : le temps, le temps, le temps !… cette eau grise qui coule, elle coule sur mes amis. Je revois Querlin ,massif comme un rugbyman, qui fumait dans le noir, sur la digue de Courseulles. Querlin le rocardien, qui parlait si peu. Il achevait comme moi sa licence de Lettres. Le dimanche, l’été, nous allions à vélo le long du canal de Caen à la mer. Il y avait des filles qui se baignaient et s’éclaboussaient.

Comme moi, il préparait l’examen pour entrer à l’IDHEC. Mais deux mois après la signature des accords d’Évian, on lui avait appris par téléphone que sa mère avait disparu de sa villa de Sétif. . Il n’avait rien dit, il s’était absenté en laissant une partie de ses disques de jazz chez moi.

Un soir dans un petit bistrot de Ouistreham, devant une tranche de gigot flageolets , il m’avait parlé brièvement de sa jeunesse en Algérie. Le Sahara qu’il aimait, le ciel bleu minéral, le silence qui bourdonne, .

Puis ce fut le début l’été. J’étais serveur dans un petit restaurant d’Houlgate. »Les Acacias » face à la mer. Je m’ennuyais à servir des portos et des Martinis à des femmes seules qui s’ennuyaient en semaine.

Début août Querlin n’était toujours pas revenu.Je m’inquiétais.

Je me rendis dans cette haute maison à colombages où il habitait. Je retrouvai la clé cachée en haut d’une poutre, dans le couloir. Je pénétrai dans l’unique grande pièce sous le toit, elle sentait le renfermé et le linge sale. J’avais longuement feuilleté carnets, cahiers, feuilles volantes. Petits croquis ,fusains ,aquarelles de peupliers ,champs nus ou dunes au bord de la mer, vaches avec pattes dans l’eau. Baigneuses allongées sur l’herbe, se séchant le long du canal.  Sur la table à tréteaux constituée d’une vieille porte il restait un bol d’eau avec des pinceaux, une bouteille de Sauternes débouchée avec un fond de vin couleur d’urine, des cartes postales anciennes sépia avec des timbres décolorés qui représentaient une semeuse avec un bonnet phrygien . Toutes venaient de Sétif. On voyait des arabes en djellaba accroupis contre un mur blanc, avec l’ombre des palmiers. Un long bâtiment genre caserne et deux femmes en robes longues d’été et ombrelles. Sur une autre carte c’était une sorte de danseuse espagnole à talons hauts et long châle, la croupe provocante, et les bras levés, fluides, qui formaient comme les anses d’une amphore. Je me souviens, la vaisselle était restée dans l’eau trouble de l’évier en inox.

Puis, fin août un lundi,-c’était mon jour de congé- je fus appelé par une vendeuse de la librairie Sébire que nous avions courtisé tous les deux . Elle m’apprit que Querlin s’était jeté par la fenêtre de sa mansarde, la nuit précédente .On avait trouvé son corps sur le trottoir tôt le matin dans un impeccable costume gris bien repassé. .

Je quittai la salle du petit déjeuner pour regagner Caen. Le centre ville était vide. Un ciel haut sans nuage. La demeure à colombages semblait d à l’abandon. .

Sur le trottoir, simplement de la sciure à l’endroit de sa chute.

De l’autre côté du boulevard un couple de touristes anglais photographiait les remparts du château de Guillaume le conquérant et me demanda de les prendre en photo. Surf les grandes pelouses en pente des tourniquets arroseurs cliquetaient et laissaient dans l’air un arc en ciel de bruine. J’entends encore le cliquetis monotone et le remerciement des anglais dans un français ânonnant.

Que s’était-il passé ? J’ai essayé de reconstituer. D’après ce que je sais aujourd’hui , un mystérieux capitaine du 2ème RIMA avait retrouvé le corps de la mère de Querlin mutilée dans un charnier sur les hauteurs d’Alger. Il avait prévenu le fils .

J’imagine. Il s’envole seul pour Alger. La mer, des voitures brûlées, puis la longue route pour Sétif, enfin une villa aux murs blancs et un immense jardin. Le corps de sa mère à la morgue, nu sur une table d’autopsie, le dallage, les membres bleuis.

Il s’est penché sur elle : le front,les yeux clos, le baiser sur les mains , l’air tiède qui flotte. Les paperasses à remplir.Il a enveloppé le corps dans un drap puis un autre drap.. Il a emporté sa mère dans un cimetière près de Sétif et l’a enterré. Je vois tout : le muret de pierres , le soleil qui tape, la prière, les herbes sèches. Il voit des femmes algériennes au loin.Un berger.

Il revient à Caen. Après une nuit d’insomnie il monte sur le bord de la fenêtre. La main fébrile pour ouvrir la fenêtre .La chute.

Nous étions quatre à ton enterrement.