Querlin

Ce texte est la suite d’un autre texte précédent, « mes amis » .

Ce soir, le courant est fort dans la baie, marée coefficient 98 et je me dis : le temps, le temps, le temps !… cette eau grise qui coule, elle coule sur mes amis. Je revois Querlin ,massif comme un rugbyman, qui fumait dans le noir, sur la digue de Courseulles. Querlin le rocardien, qui parlait si peu. Il achevait comme moi sa licence de Lettres. Le dimanche, l’été, nous allions à vélo le long du canal de Caen à la mer. Il y avait des filles qui se baignaient et s’éclaboussaient.

Comme moi, il préparait l’examen pour entrer à l’IDHEC. Mais deux mois après la signature des accords d’Évian, on lui avait appris par téléphone que sa mère avait disparu de sa villa de Sétif. . Il n’avait rien dit, il s’était absenté en laissant une partie de ses disques de jazz chez moi.

Un soir dans un petit bistrot de Ouistreham, devant une tranche de gigot flageolets , il m’avait parlé brièvement de sa jeunesse en Algérie. Le Sahara qu’il aimait, le ciel bleu minéral, le silence qui bourdonne, .

Puis ce fut le début l’été. J’étais serveur dans un petit restaurant d’Houlgate. »Les Acacias » face à la mer. Je m’ennuyais à servir des portos et des Martinis à des femmes seules qui s’ennuyaient en semaine.

Début août Querlin n’était toujours pas revenu.Je m’inquiétais.

Je me rendis dans cette haute maison à colombages où il habitait. Je retrouvai la clé cachée en haut d’une poutre, dans le couloir. Je pénétrai dans l’unique grande pièce sous le toit, elle sentait le renfermé et le linge sale. J’avais longuement feuilleté carnets, cahiers, feuilles volantes. Petits croquis ,fusains ,aquarelles de peupliers ,champs nus ou dunes au bord de la mer, vaches avec pattes dans l’eau. Baigneuses allongées sur l’herbe, se séchant le long du canal.  Sur la table à tréteaux constituée d’une vieille porte il restait un bol d’eau avec des pinceaux, une bouteille de Sauternes débouchée avec un fond de vin couleur d’urine, des cartes postales anciennes sépia avec des timbres décolorés qui représentaient une semeuse avec un bonnet phrygien . Toutes venaient de Sétif. On voyait des arabes en djellaba accroupis contre un mur blanc, avec l’ombre des palmiers. Un long bâtiment genre caserne et deux femmes en robes longues d’été et ombrelles. Sur une autre carte c’était une sorte de danseuse espagnole à talons hauts et long châle, la croupe provocante, et les bras levés, fluides, qui formaient comme les anses d’une amphore. Je me souviens, la vaisselle était restée dans l’eau trouble de l’évier en inox.

Puis, fin août un lundi,-c’était mon jour de congé- je fus appelé par une vendeuse de la librairie Sébire que nous avions courtisé tous les deux . Elle m’apprit que Querlin s’était jeté par la fenêtre de sa mansarde, la nuit précédente .On avait trouvé son corps sur le trottoir tôt le matin dans un impeccable costume gris bien repassé. .

Je quittai la salle du petit déjeuner pour regagner Caen. Le centre ville était vide. Un ciel haut sans nuage. La demeure à colombages semblait d à l’abandon. .

Sur le trottoir, simplement de la sciure à l’endroit de sa chute.

De l’autre côté du boulevard un couple de touristes anglais photographiait les remparts du château de Guillaume le conquérant et me demanda de les prendre en photo. Surf les grandes pelouses en pente des tourniquets arroseurs cliquetaient et laissaient dans l’air un arc en ciel de bruine. J’entends encore le cliquetis monotone et le remerciement des anglais dans un français ânonnant.

Que s’était-il passé ? J’ai essayé de reconstituer. D’après ce que je sais aujourd’hui , un mystérieux capitaine du 2ème RIMA avait retrouvé le corps de la mère de Querlin mutilée dans un charnier sur les hauteurs d’Alger. Il avait prévenu le fils .

J’imagine. Il s’envole seul pour Alger. La mer, des voitures brûlées, puis la longue route pour Sétif, enfin une villa aux murs blancs et un immense jardin. Le corps de sa mère à la morgue, nu sur une table d’autopsie, le dallage, les membres bleuis.

Il s’est penché sur elle : le front,les yeux clos, le baiser sur les mains , l’air tiède qui flotte. Les paperasses à remplir.Il a enveloppé le corps dans un drap puis un autre drap.. Il a emporté sa mère dans un cimetière près de Sétif et l’a enterré. Je vois tout : le muret de pierres , le soleil qui tape, la prière, les herbes sèches. Il voit des femmes algériennes au loin.Un berger.

Il revient à Caen. Après une nuit d’insomnie il monte sur le bord de la fenêtre. La main fébrile pour ouvrir la fenêtre .La chute.

Nous étions quatre à ton enterrement.

2 réflexions sur “Querlin

  1. Il a su, Querlin, ce qui est inacceptable.
    Moi, je l’ai su à seize ans. Cela fait donc cinquante ans.
    Lui n’a pas accepté que le temps se déroule imperturbable sur une telle tragédie ; et, in fine, il a rejoint la mère dans la mort.

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  2. Gilles Deleuze s’est aussi défenestré, à l’âge de soixante dix ans, et Kate également, la fille de Jane B. , à l’âge de quarante ans.
    Reconnaissons ce choix de mort volontaire comme violent. Pour soi et pour autrui.
    Sans, sans doute, d’intervention de la parole du dit autrui style  » je ne peux pas entendre cela ».
    L’ami n’est pas responsable. Il est le témoin désolé.
    Resté vivant.
    Vers la fin, Gilles Deleuze -découvert ce soir grâce à mon amie anthropologue, parle de qu’est ce qu’être un écrivain, dans A comme animal.

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