Le Comte Mosca est-il un autoportrait de Stendhal?

 « Pourquoi l’historien qui suit fidèlement les moindres détails du récit qu’on lui fait serait-il coupable ? Est-ce sa faute si les personnages, séduits par des passions qu’il ne partage point malheureusement pour lui, tombent dans des actions profondément immorales ? Il est vrai que des choses de cette sorte ne se font plus dans un pays où l’unique passion survivant à toutes les autres est l’argent, moyen de vanité .»

 La Chartreuse de Parme, Livre I chapitre VI.

Parmi les personnages qu’il a inventés, aucun n’est plus troublant, perturbant, séduisant, agaçant que le Comte Mosca dans « La Chartreuse de Parme ». Oui, Mosca est un des personnages les plus complexes inventés par Stendhal.et c’est son action qui qui tient souvent la trame du roman. Stendhal s’y projette par de multiples facettes qui en disent long sur le vieux consul .

 Dans ce roman dicté à son secrétaire en 57 jours sur six gros cahiers, 4 ans avant sa mort rue Neuve des Capucines, Stendhal multiplie les dédoublements et les projections de lui-même. Il s ’idéalise évidemment avec le jeune Fabrice del Dongo. On retrouve alors l’admirateur inconditionnel de Napoléon du jeune Beyle, le jeune conquérant maladroit persuadé   qu’on peut conquérir les femmes comme un militaire prend une forteresse. Les désarrois de Fabrice à Waterloo ressemblent à ceux de Stendhal adjoint aux commissaires des guerres qui participa aux campagnes d’Allemagne. On sait que Stendhal malgré les gros désagréments de la Retraite de Russie, et sa déception devant la grossièreté de ses camarades officiers resta fidèle à Napoléon. Toutes les maladresses généreuses de la jeunesse de Stendhal, et ses bévues sentimentales, se retrouvent dans Fabrice. Mais celui qui charpente « la chartreuse », qui maitrise les rouages du système politique de la cour de Parme, c’est bien Mosca.

Ce qui est particulier, c’est son habileté à se servir même  du régime tyrannique et policier  du Duché  de parme pour le rendre supportable et aider ses proches et ceux qu’il aime dans des circonstances difficiles. Ce Ministre  est devenu  tout puissant dirige  depuis les coulisses grâce à ses manœuvres , en s connaissant les rapports de force dans cette Cour de Parme qui pullule de flicaille, d’espions, de niais, d’imbéciles  opportunistes. le scepticisme et la pondération mènent cet homme au milieu des pires magouilles.. Ce comte Mosca essaie d’être rationnel dans un milieu où s’enchevêtrent les intérêts et les coups bas. Mosca   pratique une « real politik » au milieu  des puérilités et des humeurs incontrôlables du palais parmesan. Il déjoue les pièges dans le but d’aider celle qu’il aime, la Sanseverina, même quand elle en aime un autre. Il ment chaque jour dans sa fonction ,mais précise Stendhal , »de la vie il n’avait dit un mensonge à la Duchesse » et celle ci lui avoue « vous m’avez donné une existence brillante, au lieu de l’ennui qui aurait été mon triste partage au château de Grianta; sans vous j’aurais rencontré la vieillesse quelques années plus tôt.. »

On retrouve donc le Stendhal « consul vieillissant » dans un poste subalterne d’un port bien morose et qui ne correspond pas à son intelligence. Ce poste devient, au fil des ans, une longue punition du « parti prêtre » à son égard. Et, comme Stendhal, le comte Mosca sait qu’il vit dans un moment historique médiocre. Il faut faire avec. C’est exactement le sentiment qu’éprouve Stendhal dans son bureau de consul face à ce petit port où les navires déchargent des céréales, et  dont le consul  doit tenir la comptabilité.  Devant ce   gouvernement Restauration qui le méprise, et qui reste méfiant face à  ce jacobin serviteur de napoleon  il se projette et s’ennoblit   dans   le comte  Mosca .S’ennoblit ? Pas tout à fait ; car la lucidité l’emporte chez l’écrivain. Stendhal nous rappelle que le Ministre Mosca tout puissant dans le Duché de Parme  a un point faible :la jalousie.

 Rappelons-nous des faits : après quatre ans d’absence que Fabrice a passés à l’académie théologique de Naples pour faire oublier son aventure à Waterloo et se préparer à une brillante carrière ecclésiastique, le voilà qui fait son apparition dans le palais de la duchesse à Parme, portant ses bas violets de Monsignore.Sa beauté, son élégance font merveille.   Ce retour provoque une intense jalousie chez le comte Mosca, l’amant attitré de la Sanseverina, une jalousie qu’il a tant de peine à cacher qu’il est obligé de quitter la pièce à la première entrevue. Malgré son pouvoir de ministre et son amabilité certaine, Mosca, dont le nom évoque une « mouche », est de nature soupçonneuse. Constatant avec amertume qu’il a atteint la cinquantaine, il jalouse la beauté de Fabrice et souffre de l’effet que cette beauté semble avoir sur Gina. Le roman repose sur ce triangle amoureux. C’est sans doute là le tourment et la confidence du Consul qui se voit vieillir à Civita Vecchia et qui observe dans un miroir son visage s’empâter.  

Avec cette création du comte Mosca qui goute   le plaisir d’un vrai pouvoir dans un état politique corrompu Stendhal prend sa revanche avec ce personnage. Lucide, habile, craint, il manipule les courtisans et le vaniteux prince Ernest Ranuce IV(qui rêve de faire de la Sanseverina sa favorite) avec le   cynisme   d’un grand politique parmi des nains ou des benêts. Il jouit de son pouvoir et s’amuse   de tirer les ficelles dans un duché parfaitement corrompu mais qui tourne, grâce à   la prose musicale de Stendhal, à la comédie. Le narrateur de Stendhal, presque un personnage de comédie qui s’amuse dans les coulisses, connait les cœurs, sème de l’insolence, de la légèreté et quitte les lourdeurs humaines dans une écriture si pleine de gaieté et de vitesse qu’on oublie parfois le caractère totalitaire de ce Duché de parme. La leçon de Mosca, c’est que Mosca assume sans état d’âme une part de la répression policière dans le Duché pour que la communauté puisse vivre en paix, et surtout ne pas faire couler le sang (ce qui est le crime impardonnable, selon le Comte). Même les utopies de l’exalté poète républicain, l’homme des bois, Ferrante Palla, il s’en méfie. Triomphe donc du pragmatisme avec Mosca. C’est aussi le paradoxe inattendu d’un Henry Beyle que d’analyser cette prudence du personnage Mosca, lui qui apparut si téméraire, imprudent, enflammé, dans ses écrits de jeunesse, dans la vie réelle, et dont les conversations de salon choquèrent souvent par leurs paradoxes insolents.

Une des preuves que Mosca n’a cependant pas renié l’enthousiasme libertaire de Stendhal jeune, c’est qu’il prend tous les risques lors de l’évasion de Fabrice, forme un réseau, s’associe avec la Sanseverina et l’insoumis Ferrante Palla. Il est prêt à se battre et à perdre son ministère et son influence par amour de la Sanseverina   .Il est même enthousiaste de son comportement risque-tout  : »Me voici en haute trahison ! se disait-il ivre de joie ».  

On voit que le jeune Henry Beyle, qui notait ses enthousiasmes, ses passions pour la liberté, dans son journal et dans les lettres à sa sœur, a dompté la turbulence de ses émotions sans les oublier ou les renier. D’un côté Mosca laisse la presse officielle du duché imprimer des mensonges chaque jour, mais d’un autre il prend grand soin d’éviter les émeutes qui pourraient mal tourner et évite une sordide chasse aux libéraux. Mosca, ce ministre quinquagénaire a pour souci d’adoucir les duretés du régime et d’éviter les condamnations à mort des opposants du régime..  Il y a du rusé Metternich en lui. Enfin Mosca ressemble à Stendhal sur le plan financier :  il dépense toujours sans compter, comme si l’argent n’était que ce curieux liquide qui doit servir uniquement pour amortir la dureté des rapports humains, se délivrer des imbéciles, et surtout sauver ses proches de l’humiliation de la pauvreté. Le « enrichissez-vous » de Guizot ne l’intéresse pas une seconde, et le dégouterait plutôt.

Quand Stendhal mourra, on découvrira avec surprise qu’il ne possédait n’avait presque rien, de rares meubles, quelques habits et bien peu  d’argent. Ce qui l’a intéressé toute sa vie : c’est la métaphysique de l’amour jusqu’à l’héroïsme. On le voit bien avec l’épisode de l’évasion de la Tour Farnese.   Mosca et Stendhal sont sur la même ligne.             

 A propos de l’argent, petite parenthèse. Il est intéressant de suivre le « parcours financier » de la Sanseverina. Rappelons qu’elle est la sœur du marquis del Dongo, la tante de Fabrice, et qu’elle fut comtesse Pietranera, puis duchesse Sanseverina, puis comtesse Mosca. Cette conquérante chercheuse de dot se soumet plusieurs fois  aux hommes riches. Elle est au départ comtesse Pietranera quasi ruinée, achetée avec répulsion par le prince de Parme, et ensuite délivrée par Mosca. Elle a échappé à une « héroïque pauvreté » en mettant une croix sur le sublime de la passion totale. Elle qui fut si « brillante » et « au piquant irrésistible », nous dit Stendhal, là bien réaliste, ne nous cache jamais  combien la condition féminine de la Sanseverina est fragile et dépend de ses protecteurs.. Cette Sanseverina si   complexe dépend de la fortune et du caprice des hommes importants du duché de parme. Le marchandage entre sentiments et argent, et pouvoir politique est poussé très loin.

Dans le portrait de Mosca le mélange de tristesse et d’amusement (un peu forcé) d’ironie chagrine, de scepticisme souriant, surprend toujours par sa finesse de dosage. Est -ce le prix de la maturité et des échecs assumés de l’écrivain ?  On constate par exemple que le froid et « calculateur » Mosca se dérègle souvent à cause de son amour possessif pour la Sanseverina. Il faut aussi noter que le climat général du roman, ce flou embrumé, et voluptueux des paysages , ce mouvement accéléré  des intrigues apportent  une espèce d’enjouement féerique , quelque chose de spirituel qui nous ramène à ce théâtre et à ces opéras dont Stendhal ne pouvait se passer… de théâtres, les soudaines rêveries,  les rebondissements, les dialogues qui semblent improvisés et si naturels-dignes de la commedia Del Arte-  composent un théâtre charmeur avec ses changements de décor qui parfois sentent la toile peinte qui boue au vent .  Les tyrannies de la cour de Parme et les lourdeurs sociales s’allègent curieusement.  Les intrigues de coulisses, la fièvre et l’excitation de certaines scènes de la Cour de Parme font irrésistiblement penser à la fièvre d’un petit théâtre de province quelques minutes avant le lever du rideau.

 La jalousie, par exemple, de Mosca, s’allège au fil des pages, devient d’un accès supportable à une maladie qu’il faut soigner, une ombre persistante dans la vie amoureuse, et quelque fois un objet risible. Bien que la duchesse Sanseverina soit taillée en partie sur le patron de Métilde Dembowski, qui fut la grande douleur de Stendhal, le passionné, le solaire, l’emportent dans cet opéra. La fantaisie romanesque gagne sur la petite note déchirante de l’amour blessé   qui court dessous.

Henry Beyle nous murmure dans le texte que le bonheur ne s’accorde que rarement avec l’amour. Mosca est bien la projection du Stendhal aux amours si orageuses. Autant Fabrice condense sa nostalgie d’une jeunesse perdue et la reconstruit à a sa mesure, autant le comte Mosca rassemble les « petits faits vrais » autobiographiques du gros Consul qui s’ennuie à Civita Vecchia et qui ne cache pas auprés de ses amis qu’il ne peut se passer  de retrouver les souvenirs embués de ses amours , ni la nostalgie  de sa jeunesse enfuie. Mais n’oublions jamais que chez Stendhal la transposition romanesque est sopupise à un filtre et qu’il nous entretient aussi sous la figure de la duchesse Sanseverina de cette Angela Pietragrua « la catin sublime à l’italienne » . C’est dans  » La vie de Henry Brulard », que l’auteur nous donne la clé de ce qui dirige son travail romanesque avec cette phrase qui résume tout: « On gâte des sentiments si tendres à les raconter en détails ».

La seule qui juge Mosca froidement et avec une véritable injustice c’est sa maîtresse Gina. Elle déclare : » le pauvre homme !  Il n’est point méchant, au contraire ; il n’est que faible. Cette âme vulgaire n’est point à la hauteur des nôtres ». En quoi elle se trompe et nous rappelle que ce genre de jugement-couperet si injuste fut celui de l’implacable Métilde Dembowski qui en Mai 1819 interdit à Stendhal de l’approcher et le congédie définitivement après la pénible mésaventure de Volterra.

Le miracle, c’est que ça ne verse jamais   dans une amertume ou à une aigreur du narrateur. C’est le stendhalien Philippe Berthier qui notait à propos de Mosca : «  « à la fin du roman : tout le monde meurt d’amour, seul Mosca reste imperturbable, increvable-Hélas ! cette survie apparait comme la plus féroce des sanctions, comme si Mosca devait rester jusqu’au bout  excepté d’une région sublime où les trois autres trouvent leur épanouissement spontané, mais où, lui, Mosca,  n’a pas sa place. , où il n’est pas ATTENDU. »

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Le meilleur Mosca au cinéma et à la télévision est ,à mon avis, celui interprété par  Gian Maria Volonté dans la série télévisée de Mauro Bolognini  qui date de 1982. Hélas la Sanseverina de Marthe Keller manque de feu, de complexité, d’insolence et d’aspérités. Celle de Maria Casarès dans le film de Chritian Jaque avait davantage de hauteur et d’effronterie.

Le comte Mosca de le Tullio Carminati était intéressant dans le film de Christian Jaque, mais les critiques et spectateurs ne voyaient que Gérard Philipe en Fabrice.

Vide greniers

C’est curieux la Bretagne pendant les fêtes de l’Ascension. Embouteillages  route de Rennes, puis  familles entières qui essaiment sur les digues telles des mouches  sur ce long ruban de sable ;  des pique-niqueurs s’installent  sous les pins, face au port, en dépliant des nappes à carreaux   le long du chemin de la cité d’Aleth, avec nappes et serviettes en papier, ballons et badminton 

On reconnait les « parisiens »  de Saint-Servan aux vélos flambants neufs électriques ou bien à leur marinières ou cirés impeccables, aussi à leurs valises à roulettes. Des jeunes couples attendent sur les trottoirs devant les porches des immeubles en essayant de joindre les proprios avec leurs portables.

 Pas loin de chez moi, derrière l’Ephad des Corbières, il y a un vide-greniers qui attire énormément de monde. Le parc surplombe   l’estuaire de la Rance, il est vaste, avec quelques vieux chênes ou marronniers. Les habitants du quartier apportent des montagnes de fringues, des caisses de DVD ou de CD, ,des matelas, des services à café ,petites tasses de cuivre ciselé sans doute rapportées de Marrakech.  Aussi, pas mal des vieilles boites de cacao ou de gaufrettes, des piles de livres qui comptent souvent davantage de Henry Troyat, de Delly, de OSS117, des histoires de corsaires, des archives départementales d’Ille-et-Vilaine, que de Joel Dicker ou de  Houellebecq.

 Beaucoup de vieux poches de Marcel Aymé, de Hervé Bazin, de sœurs Groult,  ou des piles écornées de magazines Historia .Bien sûr, pas mal de peintures : des vues de port breton,  épaves, des marins barbus,  des barques   sous un ciel d’orage, des maisons de pêcheurs aux murs blancs de chaux, une goélette  inclinée dans le ravin des vagues. Je note aussi des malles à  coins  renforcés  cuivrés, des valises couvertes d’étiquettes, des maquettes de paquebot, des projecteurs de cinéma poussiéreux, des gravures de batailles navales , des  portraits en studio  de  fusiliers marins. Il y a aussi pléthore de crucifix, de Bible, des rosaires  avec des grains gros comme des noix, tout ça à coté d’un mélangeur d’eau ou d’une pomme d’arrosoir, d’un fez,  ou de vieux briquets. On trouve aussi des appareils photo à soufflet, des béquilles, des files de souliers fatigués, des vieilles machines à coudre, des encyclopédies aux cartonnages abimés, des friteuses, des maquettes de bateaux, des voitures Norev, des morceaux de trumeau,  des sacs à main à vieux fermoirs dorés, des râpes à fromage, des vestes militaires à col officier,   des plateaux à apéritif, des carafes Ricard, pas mal de peintures écaillées  goudronneuses   avec soleils couchants sur des  flots tourmentés,  un ample  matériel de campement avec des lampes tempête, des lots de  chaussettes violettes très liturgiques, une table en formica et ses rallonges, une montagne de véritables éponges » naturelles »..  Ou des photos de mariage décolorées, dans un gros cadre en bois sombre, papier semé de rousseurs, avec épouse toute ronde, surmontée d’une coiffe bretonne et lui, le mari fluet, gilet à double rangée de boutons et chapeau rond à la main, dans une raideur qui signifie dignité. Tout ceci dans des parfums et fumées de saucisses grillées ou de frites prises dans une graisse bouillante. Si vous voulez des babouches, un sextant, des rivets, des prises de courant début de siècle, un dessous de plat musical, vous trouvez. Ou pourquoi pas cette svelte danseuse en bronze, une jambe si agile levée vers le ciel.. Tout ceci est étalé sur des pelouses d’un vert acide tandis que plus loin dans la légère brume des fumées d’un stand, deux femmes en tailleur chic et vastes chapeaux de paille parviennent difficilement à avaler leur galette saucisse. Il y a pas mal de  couples blasés qui circulent en disant que c’est « moins bien qu’avant » mais qui ne loupent jamais un vide -greniers de la région. Il y a ceux qui s’éternisent dans une  discussion avec un vendeur barbu  et roux, nonchalant et rigolard, qui répond à peine, tout ça  pour  gagner deux euros  à propos d’un  vieux bouquin  sur l’histoire d’une Malouinière .On entend  au loin des chansons d’André Claveau par la fenêtre ouverte d’une chambre de l’ephad.

Plus tard, ayant trouvé  pas cher une petite édition deux volumes  de Racine   dans des couvertures rouges grenues, je quitte le parc et  prends mon café au « Cancalais  » devant l’estuaire de la Rance.

 Ciel blanc, villas fleuries au loin, voiliers qui s’inclinent devant les verdures de l’autre rive, petit vent frais, papier du sucre qui s’envole.  A deux tables de la mienne une jeune fille rousse avec un pull-over rose qui contient une rassurante poitrine tient sa tasse de chocolat à la hauteur de ses lèvres et souffle délicatement, tandis que son voisin, homme au visage buriné, hâlé, cheveux gris coupés courts, pull marin avachi, pantalon vieux rose, penche la tête pour arriver à lire quelque chose sur son portable.

J’ouvre le journal, parcours des articles sur le festival de Cannes et les grands pachas de Hollywood, tous inquiets face à Netflix. Un petit vent de purgatoire se lève, bien frisquet. Il y a aussi des articles qui  expliquent que la justice économique n’existe pas ou que les bons films se fabriquent à partir  avec de mauvais romans. Je masque mon visage avec le journal car apparait un voisin, l’emmerdeur et ses deux épagneuls, qui accède à la terrasse en soufflant comme un phoque. Il a l’habitude de m’expliquer qu’il faut absolument que je l’accompagne pour une entrevue avec le maire pour le scandale des travaux interminables sur la chaussée du Sillon.

Une femme seule, haute, droite, en chandail blanc à col roulé, des yeux bruns et un maquillage qui font le regard lourd, s’installe à ma gauche et s’assure que les manches de son pull s ’arrêtent exactement au bord de la   paume de ses mains.  Je feuillette rapidement les pages sports et, quand je referme le Ouest France ,  de lourds nuages ont assombri l’estuaire, tout le paysage a changé :   plus de voiliers, étendue d’eau déserte, bandes violettes apparues, un certain silence se creuse, vaguelettes à l’infini vers les villas de Dinard. La jeune fille rousse et sa poitrine si vallonnée, et son compagnon, ont disparu. Le serveur range en symétrie les deux chaises comme s’il n’y avait eu personne.

  Apparition, disparition. On est peu de chose.


 [MA1]

L’ultime roman de Virginia Woolf, si beau…

« Entre les actes » roman de
Virginia Woolf

C’est l’ultime roman de Virginia Woolf. Il est achevé en décembre 1941 et trouve son titre définitif en février 1941. Elle le donne vite à lire à son mari Léonard et elle écrit dans son « Journal » :

 « Je me sens quelque peu triomphante en ce qui concerne mon livre. . Il touche, je crois plus à la quintessence des choses que les précédents. La crème prélevée y est plus abondante. J’ai eu plaisir à en écrire chaque page ou presque. Ce livre a été écrit, il faut le noter, par intermittence(..) ».

 Mais en Mars, l’état de santé de la romancière se dégrade, elle est gagnée par le doute sur l’intérêt de « Entre les actes ». Le  28 mars  au matin, elle travaille sur un recueil d’essais, puis s’habille, remplit ses poches de cailloux  et  pénètre dans la rivière Ouse. Sa mort ne sera annoncée à la presse que  le 3 avril alors que son corps n’est pas encore retrouvé.

 Je viens de reprendre « entre les actes »   pour la troisième fois. Toujours le même éblouissement. Le même sentiment d’un miracle.

N’oublions pas que ce texte a été rédigé  dans la menace  grandissante de la seconde guerre mondiale  .

Rarement, Woolf s’est montrée aussi affectueuse et inspirée avec tous ses personnages. La composition est, elle aussi, parfaite, la prose leste et aquatique, pleines de vibrations, de suggestions, d’échos d’un passé idéalisé, avec une douceur d’aquarelle pour ce village et ses champs associé à de fines caricatures à la Hogarth. Il y a un mélange de paradis perdu et de vie ordinaire réelle car on y cite Shakespeare  et on  parle en même temps  des problèmes de fosse d’aisance et  de la manière dont certains laissent trainer des ordures. Woolf cueille tous les sentiments mêlés d’une fête de village, jouant avec la truculence paysanne face aux   frivolités et aux snobismes de ce clan Oliver, dynastie rustique, gentilhommerie qui déguste un mauvais thé au gout de rouille face aux pelouses en  surveillant    les bonnes  qui gardent les  enfants  sous les  grands arbres.

« – Je suis William, dit-il, prenant la feuille pelucheuse et la serrant entre le pouce et l’index.
– Je suis Isa, répond-elle. Ils se mettent alors à causer comme s’ils se connaissaient depuis toujours ; ce qui est étrange, dit-elle comme elles font toujours), considérant qu’il n’y a qu’une heure qu’ils se connaissent. Ne sont-ils pas cependant des conspirateurs, des poursuivants de visages cachés ? Une fois cela admis, elle s’arrête, se demande (comme elles font toujours) comment il se fait qu’ils se parlent ainsi sans faire de façons. Et elle ajoute : Peut-être parce que nous ne nous sommes jamais vus auparavant, et que nous ne nous reverrons plus.

– La fatalité d’une mort soudaine est suspendue au-dessus de nos têtes », dit-il.
– Aucun moyen de reculer, ni d’avancer, pour eux comme pour nous. Il pense à la vieille dame qui lui a montré la maison. L’avenir imprègne le présent, comme le soleil passe à travers la feuille de vigne transparente aux nombreuses veines – réseau de lignes qui ne forment aucun dessin. »

Manuscrit de Virginia Woolf

 Nous sommes donc plongés pendant moins de 24 heures dans une magnifique demeure seigneuriale, » Pointz Hall » un jour de juin 1939 (il est fait d’ailleurs allusion à Daladier qui va dévaluer le franc..). Nous sommes à environ 5O kilomètres de la mer, sud-est de l’Angleterre. Pointz Hall  c’est   une massive demeure avec dépendances et grand jardin que les Oliver habitent depuis cent vingt ans.Dans cette demeure patricienne enrobée de  lierre on goûte une dernière fois la « dolce vita » d’ une  grande bourgeoisie rurale  qui s’ approprie le monde peut-être pour une dernière fois avant la cataclysme qui a lieu sur le continent.

C’est là que va avoir lieu une représentation théâtrale, un spectacle d’amateurs dirigé d’une main de fer par Miss La Trobe. La spectacle est en fait constitué d’ un « patchwork » de fragments, de tableaux de pièces de théâtre, textes  inventés par Virginia Woolf,  pour illustrer les diverses périodes de l’histoire du théâtre anglais :comédies de Shakespeare, citations de Hamlet, pièces victoriennes larmoyantes,  comédies de la Restauration façon Congreve, bref Virginia Woolf s’amuse à des pastiches réussis..

Virginia Woolf résume bien ce qu’elle a voulu faire : » Pour m’amuser, je note : pourquoi pas Pyntzet (sic) Hall : un centre : toute la littérature discutée avec une petite dose d’humour véritable, incongru et bien  relié à la vie : tout ce qui me passe par la tête. » et c’est vrai que l’humour est à chaque page, on saute d’un personnage à l’autre, d’une pensée à l’autre, sur cette terrasse où défilent tout un tas de villageois.

 Chez les Oliver, il y a bien sûr  le retraité de son service en Inde, assez insupportable dans ses certitudes, sa lecture lente  du Times, puis  sa jeune  sœur Lucy, et surtout  sa belle- fille Isa, formidable personnage complexe, si délicatement saisie dans   ses anxiétés,  qui semble être le double de Virginia ; elle est  mère de deux jeunes enfants et s’évade dans ses rêveries poétiques elle qui, de retour sur terre, balance entre amour et mépris pour  son époux, « le père de ses enfants », Giles Oliver,.Il se révèle intelligent et séduisant,un peu superficiel. Il travaille à Londres, et rejoint sa famille chaque weekend. Avec habileté plusieurs générations et plusieurs couches sociales se côtoient sans vraiment se connaître.

Le texte virevolte, frais, vrai,libéré, excentrique, cocasse, touchant, traversé par le grand air de l’été dans la campagne et une certaine béatitude grandissante.  Bavardages, commérages, il y a dans cette prose une affectueuse précision et surtout un humour énorme que Woolf, là, maitrise à la perfection.

Les villageois qui répètent ces dialogues inventés, sont soutenus musicalement par un vieux gramophone caché derrière un rideau ; on entend des disques qui grésillent, mêlés aux meuglements des vaches du pré voisin.  Une grande partie du texte se passe donc sur une scène champêtre et dans la bonne humeur. Et, pas loin, l’ombre de la guerre, bien réelle, entre soldats Français à bandes molletières et compagnies motorisées allemandes. Ça se passe à trois cent kilomètres, de l’autre côté du Channel.

Comme dans une pièce de Tchekhov (on pense beaucoup à « la Mouette » pour le théâtre dans le théâtre, le côté jeux d’amateurs, avec des   tensions familiales bien réelles dans le public). Toutes les réactions du public face aux scènes jouées sont drôles, burlesques et bien observées. * Les personnages sont finement dessinés, souvent riches en vertus démodées, sauf bien sûr Isa. Jeux d’interférences complexes, rivalités soudaines amoureuses, sociales, plus ou moins adroitement dissimulées, sentiments amoureux asymétriques, rapprochements et éloignements des uns et des autres, assurances ou timidités se côtoient, oui nous sommes loin de cette désarmante neurasthénie qu’on prête à l’auteur…    Le regard de Woolf va, lui, irisé, chatoyant, de l’infiniment petit (au ras des herbes et des insectes) à l’infiniment grand et cosmique (le vent emporte les phrases au-delà de la galaxie), ce qui est la marque de son vertige d’être.  
Virginia déchiffre les mouvements contraires du cœur de certaines des femmes dans une vraisemblable projection autobiographique. Prose de vibrations de ce qui se passe « entre » les personnages, » » entre » eux et une certaine béance, « entre » eux et leurs actes, « entre « leurs paroles et leurs sentiments, et « entre » leurs solitudes et le riche tapis de la Nature exubérante et indifférente. Jeux du dit et du non-dit, dans une fluidité qui n’appartient qu’à  cet écrivain,  avec amorces d’idylles au cœur du tumulte général.

La naissance d’un amour -et sa fin – accompagne discrètement le récit pour y mettre cette touche de mélancolie qui forme une mélodie parallèle exquise. Virginia Woolf y associe l’air, les oiseaux, la nature, les vitraux et les étoiles, voluptueux mélange d’ondes aquatiques et de musique de chambre pour voix humaines. Les phrases partent en vrilles pour sauter d’un sujet à l’autre et tout reste lisible et chatoyant. Le paysage, avec ses nuances météorologiques, est là.

« Il pose le journal et ils regardent tous le ciel pour voir si le ciel obéit au météorologue. Sans aucun doute le temps est variable. le jardin est tantôt vert, tantôt gris. Le soleil se montre – et une extase de joie infinie se répand, embrasant toutes les fleurs, toutes les feuilles. Puis, par compassion, il se retire, se cachant le visage, comme pour s’abstenir de regarder la souffrance humaine. Il y a un certain relâchement, un manque de symétrie et d’ordre dans les nuages, qui s’amincissent puis s’épaississent. Obéissent-ils à leur loi propre, ou à aucune loi ? Les uns sont de simples mèches de cheveux blancs. Il y en a un, très haut, très loin, qui s’est solidifié en albâtre doré, qui est fait de marbre immortel. Au-delà, c’est le bleu, le bleu pur, le bleu noir; le bleu qui n’a jamais filtré jusqu’à la terre; le bleu qui échappe à toute classification. Il n’est jamais tombé, comme le soleil, l’ombre ou la pluie sur le monde ; mais il dédaigne la petite boule colorée qu’est la Terre. Aucune fleur ne l’a senti ; aucun champ ; aucun jardin. »

Ainsi Woolf répète ce qu’elle avait déjà affirmé dans d’autres romans, à savoir que l’art est impur, imparfait, boiteux, artificiel et ne rejoindra jamais le réel brut de la vie, ce courant vital qui nous déborde sans cesse et que nous essayons d’attraper avec un stylo, courant vital   dans lequel Virginia semble avoir plongé définitivement. ..Entre cette « vie réelle »et nue et l’art théâtral, « reste ce vide  « Entre les actes ».

Pour la traduction, je recommande celle de Josiane Paccaud-Huguet, dans le volume II de la Pléiade, d’autant que les commentaires sont remarquables de précision.

Les amis viennent

Fin d’après-midi. Je laisse les fenêtre ouvertes sur la courette .. Ai acheté un plateau de fruits de mer pour un couple d’amis qui doivent arriver dans l’après-midi. Ils viennent de la côte normande, de Ouistreham exactement. Je les attends accoudé au balcon de la terrasse. Journée brumeuse, ouateuse, tiédasse et moite. L’impression que le temps ne bouge plus. Le globe grince sur son axe .Il y a une éclaircie soudain. Vers la plage, quelques familles somnolent, des jeunes femmes en maillot, bretelles du soutien-gorge   tombées sur les bras, s’enduisent de crème solaire avec une indolente régularité, des enfants dessinent à la craie sur le ciment de la digue, queue devant le distributeur de glaces italiennes. Pays saisi dans une interminable léthargie, l’apéro, la liste des courses, deux employés municipaux noirs vident les poubelles, coup gueule de Mélenchon à la tv, guerre en Ukraine, la routine quoi.  Sentiment que la France est un bateau qui court sur son erre sur une eau   insidieusement trouble. 

Une mouette se dandine sur la table écaillée du jardin entre le cendrier empli par l’eau de pluie de la nuit  dernière et la tasse à café dans laquelle barbote un mégot. J’attends toujours ce couple, Claire et Bernard, me souviens d’eux dans les années 90 ,leur jeunesse si vive.

 Je les ai connu il y a trente ans : elle c’était une stagiaire à Télérama , jeune fille souple, étroite, lascive, enjouée, délicate, vêtue de blanc comme une joueuse de tennis, cheveux d’un blond pâle . Une manière qu’elle avait de se déhancher  contre un balcon ou une portière de voiture . Elle venait au petit déjeuner, les cheveux mouillés, et quand elle courait sur la plage les seins libres batifolaient comme deux curieux oiseaux affolés sous le t-shirt. Lui, prof d’allemand au Lycée Malherbe à Caen, était distrait, grand comme un basketteur, affable et morose, sauf avec les enfants des autres qui l’enthousiasment. Quand je l’ai rencontré dans un musée à Naples,   il était toujours pris   dans des costumes trop repassés. Ses chaussures jaune orangé miroitaient. Aujourd’hui, il se balade en vieux blouson de nylon, la panse mal contenue dans un polo délavé, futal tire-bouchonné en lin et chaussures bateau poussiéreuses. Il ne s’assoit plus, s’affale dans le premier canapé venu en remontant ses lunettes sur l’arête de son nez. Il mâchonne des phrases brèves et définitives sur la politique de Merkel . Elle, Claire   a troqué ses longs cheveux blonds pour   un impeccable casque de cheveux gris coupe rasoir  ,elle porte désormais  de curieux  tailleurs prune ou feuilles mortes, et des chaussures de marche trop grosses pour ses jambes fines. Elle commente les nouvelles de journaux qu’elle achète chaque matin comme si le monde entier était tombé dans la confusion  et le bordel depuis qu’elle  a quitté la rédaction. Elle rêve de vivre au Portugal, « où tout est moins cher ».

 A chacune de leur venue en Bretagne ils somnolent dans les fauteuils de toile   sur la terrasse à commenter mes plantes grasses décharnées et les herbes qui poussent entre les dalles. Lui observe les glaçons de son Ti punch et parle d’une voix calme, basse soutenue de ses trois filles éparpillées sur le territoire. Elles  lui manquent. Claire observe le monde étincelant et brumeux de la plage sans rien dire. Parfois elle se frotte un genou.

J’allume la radio : on   donne des nouvelles de la bataille de Mariopol , on  fait état de viols par l’armée russe.

  De l’autre côté de la rue, de modestes maisons de pêcheurs, petites, tassées, pierreuses, graniteuses, avec petits rideaux blancs au crochet à l’ancienne. Grises, sans étage, aux ardoises qui brillent sous les averses. Chacune est entourée de jardinets avec une allée de gravier, parfois une véranda, un portillon blanc repeint   . Quelques plantes sèches vibrent sous les rafales. Souvent apparait une femme en blouse, elle porte une bassine de plastique, étend du linge aux couleurs pastel. Son mari vend cher des crustacés sur les marchés du coin. Il possède un pick- up Toyota flambant neuf.

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Le portable sonne. C’est mon ami le Grand Ecrivain de Granville. Il vient de publier un livre sur son enfance en Malaisie. Il enrage à cause d’un article dans Ouest-France qu’il juge désinvolte et destiné, croit-il à saper sa réputation. Il ajoute : « Et le photographe du journal m’a obligé à monter sur un rocher plein d’algues, j’ai failli me casser la gueule !… » Puis il marmonne qu’il a l’impression de n’avoir rien écrit d’intéressant depuis dix ans, il dit ça pour que je proteste, je proteste.  Son éditeur ne l’invite plus à déjeuner, l’attachée de presse a pris un petit ton arrogant, les librairies ferment. Je l’invite à se joindre à nous ce soir : » j’attends quelqu’un » dit-il. Je réplique : « tu devrais l’épouser, depuis le temps… ».  Après avoir raccroché je me demande pourquoi je ne lis    plus ses   romans avec avidité, mais avec inquiétude. C’est lui ou moi qui ai changé ?  De toute façon les romans m’ennuient désormais, je lis du théâtre   la nuit, ça va plus vite les dialogues. Je reviens dans la cuisine plein sud. Pile d’assiettes. Tiroirs. Whisky.

Alors je dresse minutieusement la table   avec couverts en fausse nacre, et instruments métalliques chirurgicaux pour démanteler les tourteaux. 

Je remonte au premier, dans la chambre d’amis. Les draps des lits sont bien tendus. J’imagine mes amis couchés comme des gisants de pierre, bien séparés, corrects, parfaitement longilignes dans leurs pyjamas, sans attirance sexuelle de mauvais goût, dormant d’un trait jusqu’au matin.

La salle de bain est impeccable : serviettes couleur chocolat, parallèles sur les supports en rotin. Le mélangeur du lavabo brille. Après avoir suçoté un cigarillo je reste indécis dans l’escalier, fasciné par un rectangle de soleil sur le mur nu et blanc. Je reprends le Tchekhov, les trois sœurs, c’est déconcertant de naturel et d’entrain ces conversations, c’est nous qui ne le sommes plus, naturels.

Le portable sonne. « On ne viendra pas, dit mon ami, d’une voix curieusement accentuée et préparée. Claire a eu un malaise vagal à midi …je suis navré…. Vraiment navré… » Je me demande comment ça s’écrit vagal, comme une vague ou comme un vagin ? 

Je regarde la table, étendue carrée parfaite, bien lisse de la nappe et les couverts de fausse nacre   bien alignés. Beauté de la géométrie, de la symétrie, ses lignes droites et des chiffres sur le calendrier des marées, que la Lune me protège et les enfants aussi.  La soirée, la lune.  Les fleurs séchées dans le tube de verre brillent dans la lumière rasante du soir. Me revient l’idée que le monde occidental dort et court sur son erre, en panne.  

 Dans la lumière verte du frigo, j’observe le plat en inox avec les langoustines, tourteaux et bulots sous cellophane. On dirait la maquette d’un chantier brun bouleversé avec des reflets métalliques.

Je m’installe sur la terrasse. Le doux fantôme d’une mer grise et calme:  être assis et écouter l’automne qui vient

Céline, perdu et retrouvé !

« Je sais, je sais, j’ai l’habitude … C’est ma musique !

Je fais chier tout le monde.

(..)   Chaque fois c’est le même pataquès. Ça vocifère et puis ça se calme. Ils aiment jamais ce qu’on leur présente. Ça leur fait mal !…Oh là youyouye !…ou c’est trop long !…et ça les ennuye !… Toujours quelque chose !…C’est jamais ça ! et puis tout d’un coup ils en raffolent !.. Allez-y voir ! ». ajoutons cette autre citation de Céline: »« « Faut respecter les souvenirs, les ombres deviennent délicates à mesure du temps. Heurter les fantômes, voilà la grossièreté même. » LF Céline

  « Guerre » n’est pas un fonds de tiroir mais un texte retrouvé   impressionnant pour plusieurs raisons. La première, c’est que ce texte, dont parlait Céline, on le pensait perdu, voire inexistant et sorti du délire célinien.

Pas du tout, le manuscrit est là. C’est du brutal des les premières lignes. Une bourrasque d’images, de sensations, avec une auréole de féerie verbale même dans l’horreur, comme toujours.  

Ce manuscrit fut donc laissé rue Girardon  avec d’autres manuscrits à la Libération quand le 17 juin, 1944, Céline, Lucette Almanzor et le chat Bébert  se débinent en catastrophe   pour l’Allemagne afin  d’ échapper ainsi à l’Epuration.

Pendant tout le reste de sa vie, Céline  parlera du vol de ses manuscrits de la rue Girardon alors qu’on le soupçonnait d’inventer  ou d’en rajouter.. Il accusa un certain Oscar Rosembly. Des céliniens, eux, parlèrent d’un commando des FFI qui aurait visité et embarqué les manuscrits et des meubles. Il faut  attendre Juin 2020, donc 76 ans plus tard  pour qu’un ancien talentueux  critique de théâtre de Libération, Jean-Pierre Thibaudat, prenne contact avec les ayant droit de Céline, l’avocat François Gibault et Véronique Chauvin pour qu’on découvre qu’une pile énorme de manuscrits existe.

 Qui a gardé, bouclé, caché ,préservé puis donné cette masse de manuscrits  et dans quelques circonstances ? Mystère. Comment Thibaudat a-t-il récupéré 5324 feuillets rédigés de la main même de Céline ? Le mystère reste entier.On doit donc à un critique de théâtre le plus fabuleux coup de théâtre littéraire de ces 30 dernières années.. Donc, désormais, les ayants droit et la maison Gallimard peuvent publier cette énorme masse inédite. On compte mille pages de « Mort à crédit », le manuscrit complet de » casse-pipe », un roman inédit », Londres » (qui sera prochainement publié car il est la suite de « Guerre ») et   « la Volonté du roi Krogold »,un conte..

Pascal Fouché, spécialiste de Céline a eu le soin d’établir l’Édition.
Le choc est là dès la première page. On retrouve la prose en fusée jaillissante en rafales brèves. Il semblerait qu’il ait été écrit en 1934, et Pascal Fouché affirme : » On sent que c’est un premier jet, écrit avec une certaine rage. » Oui, le texte est vif, emporté, rageur,  véhément, funèbre ,virulent,  exalté  pour  dénoncer la chiennerie de la guerre et l’immense souffrance des soldats menés à l’abattoir  et l’épopée du blessé grave Ferdinand. Nous lisons 170 pages de panique, d’étonnement horrifié. Celine donne toujours l’impression de déballer une vérité neuve  dans une langue parlée  proche de l’hallucination ; il fignole  dans une rage tres contrôlée et des phrases savamment perturbées   ce que les autres écrivains ne nomment pas ou n’affrontent pas. Aucune pudeur chez lui :  le déchainement des vérités qui blessent. Ici, il offre un morceau de viande saignante, dans tous les sens du mot.. Il s’acharne à dire  ce qu’il y a de convulsif(et de comique affreux) dans cette errance dans le désastre.  « Guerre » est un pur moment de dégout, de surprise, de fin d’innocence sur la condition humaine, il décrit son  traumatisme indicible, sa blessure.

Les premières pages nous jettent dans le sang, la boue,  la stupeur de l’après tuerie .Ferdinand amoché salement au milieu des cadavres dans la plaine. Il saigne dans la solitude et dans la peur, dans une sorte de nuit  de la mort

Ferdinand est collé à la terre et baigne dans son sang.  Il est « dans une mélasse  d’obus »  et traverse   un verger « ça sentait la viande  avancée et le brulé l’enclos, mais surtout le tas du milieu où il y avait bien dix chevaux tout éventrés les uns dans les autres. » Le ton, Céline est tout entier dans ce genre de phrases. Ferdinand perd la notion du temps, a des visions, son crâne est « empli de boucan : c’était à moi seul de retrouver mon, régiment » car il a peur d être pris pour un déserteur. On découvre aussi que le Céline de 1933-34 connait sa valeur littéraire. (là j’ai fait une grossière erreur chronologique -que Pierre Assouline a noté et m’a signalé – quand j’affirme qu’il avait mal mal digéré l’insuccès de « Mort à Crédit » car ce roman date de …1936 et « Guerre » de 1934..) Il écrit : » Un bout de pensée très fort à la fois, l’un après l’autre. C’est un exercice je vous assure qui fatigue. A présent je suis entrainé. Vingt ans, on apprend. J’ai l’âme plus dure, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais. »

Oui, Céline résume son art comme personne : « de la belle littérature avec des petits morceaux d’horreur » …

Pour l’essentiel le texte met en scène ses deux séjours dans des hôpitaux de campagne pas loin du front à Peurdu-sur_la Lys.il y a aussi  la visite des parents. Ô Surprise, ces parents qui  étaient  relativement bien traités dans «Mort à crédit »  se révèlent ici  comme deux personnages falots et sans intérêt. Des lavettes. Comme le remarque Pascal Fouché, la brièveté du texte fait cogner les phrases plus durement que dans les deux grands premiers romans plus panoramiques. Ici  le sexe   vire à l’ obsession  frénétique  mêlée à la mort. L’argot est lancé dans toute sa puissance.  Les infirmières « branleuses »  de moribonds déchainent le narrateur. Et l’intrusion d’une prostituée permettent à Céline de déverser   des détails lubriques. Pascal Fouché pose encore une bonne question, en faisant remarquer que « Guerre » a été écrit au moment où la danseuse Elizabeth Craig, le grand amour de Céline, le quitte définitivement . Est-ce le traumatisme de cette rupture qui a allumé la libido de Céline ? possible.    On constate ici  une âpreté vengeresse, un acharnement  dans une surchauffe  d’argot salace jamais atteint.

Bien sûr, à partir de données autobiographiques, comme toujours chez lui, l’imagination décolle, d’autant que l’arrivée de la veuve Angèle, et des souvenirs d’amours de jeunesse permettent à l’écrivain de faire monter la température érotique .Dialogues de chambrée réussis. Erotisme carnassier   au milieu des éclopés et des râles. Sexe et mort dans le même ascenseur.

 Parmi les points  les plus intéressants  de l’inédit   « Guerre » ce qui m’a frappé c’est  de constater  le degré de surveillance et de  » domestication » de la troupe en 1914 et 1915 ;c’est   un contrôle  féroce des gendarmes français pour  punir les infirmes en permission, aidés par les polices militaires belges « bien plus crasses » et  surtout  Céline dévoile le nombre   de soldats français  fusillés dans une sinistre courette par d’autres soldats français  -2 fois par semaine- ces soldats  soupçonnés de s’être auto-mutilés pour ne pas remonter au front et qui étaient passés par les armes  ficelés à un poteau, après un jugement sommaire.. 

 Enfin, question : sur la vie sexuelle entre les malades et les infirmières, là encore Céline exagère-il ou les autres écrivains ont-ils « édulcoré » ?  Enfin, toujours la capacité de Céline, au milieu de l’enfer, de faire savourer les moments de douceur, de répit, et de paix, tel ce passage où Ferdinand et son camarade Cascade découvrent un coin de campagne paisible : « Le canon de là on ne l’entendait presque plus. On s’est assis sur un remblai. On a regardé. Loin, loin, c’était toujours du soleil et des arbres, ce serait le plein été bientôt. Mais les taches de nuages qui passaient restaient longtemps sur les champs de betteraves. Je le maintiens c’est joli. C’est fragile les soleils du Nord. A gauche défilait le canal bien endormi sus les peupliers pleins de vent. Il s’en allait en zig-zag murmurer ces choses là-bas jusqu’aux collines et filait encore tout le long jusqu’au ciel qui le reprenait en bleu avant la plus grande des trois cheminées sur la pointe de l’horizon. ».

Que sait-on de l’aventure de ces manuscrits disparus et retrouvés?

Peu de chose.

Jazzi, voilà, en gros, ce qu’on sait de l’aventure des « manuscrits volés » de Céline.   C’est Jerôme Dupuis, excellent journaliste enquêteur qui a fait le point pour « l’express » le 5 mai dernier avec  la journaliste Marianne Payot. Mais peut-être que Pierre Assouline, qui connait admirablement l’époque, enquête et en sait davantage.

L’express : « Rappelons les faits : après le Débarquement, le 17 juin 1944, Céline et sa femme quittent précipitamment Paris pour l’Allemagne puis le Danemark. Ils étaient en danger ? 

Ils avaient une chance sur deux de se faire arrêter et, comme Brasillach, il est probable que Céline aurait été condamné à mort. Alors il s’échappe, mais il ne peut pas tout emporter : il a déjà ses valises, le chat, alors, il a le choix entre partir avec ses manuscrits ou avec son or. C’est un fils de petit boutiquier, il achetait des pièces d’or dès qu’il avait de l’argent, à l’ancienne. Il a choisi l’or et a demandé à son épouse de coudre les pièces dans sa veste en laine,… Il a juste pris le manuscrit en cours d’écriture, soit Guignol’s band II, et laissé les autres.  

A peine parti de la rue Girardon, à deux pas du Moulin de la Galette, le couple Céline se fait donc cambrioler… 

Cela s’est a priori passé entre le 25 et le 30 août ; on pense qu’aucun commando de FFI ou de résistants n’aurait osé venir faire la police dans les immeubles avant la libération de Paris alors qu’il y avait encore des nazis armés sur la butte Montmartre. D’autres personnes parlent d’un cambriolage entre le 17 juin et le 24 août…  

D’après Céline, le cambrioleur serait un certain Oscar Rosembly, un juif corse, ami du peintre Gen Paul, plus ou moins comptable… 

En effet, Céline n’a cessé de désigner Rosembly comme le principal suspect. Oscar Rosembly est un personnage extrêmement fantasque : il a écrit dans la presse de droite avant-guerre, on n’a jamais su s’il était vaguement résistant ou collabo durant la guerre _ il y a une fiche des RG qui indique qu’il a fait partie d’un mouvement très collabo _ , il est devenu gourou en Californie et en Inde, il méditait, seul, pieds nus dans la montagne, en même temps, il aimait bien faire parler de lui… Bref, avec le temps, je n’arrive pas à imaginer que cette personne-là, assis sur un tel trésor, n’aurait pas, dans les dernières années de sa vie (il est mort en 1990), montré à quelqu’un certains manuscrits, essayé d’en vendre une partie ou fait un coup médiatique. Je pense que la tentation aurait été trop forte.  

Mais vous avez tout de même rencontré sa fille… 

C’est son biographe, Emile Brami qui a retrouvé la fille d’Oscar Rosembly, mais il ne l’a eue qu’au téléphone. Il ne sait pas alors à quoi s’en tenir. Elle lui dit, « oui, il y a des choses, il faudrait que j’aille voir dans la valise que m’a laissée mon père ». C’est une personne un peu éthérée, et du coup, il lâche l’affaire et me dit « va voir, prends le relais, peut-être qu’elle sera plus encline à parler à un journaliste ». Voilà comme j’ai pris contact avec elle en 2003. Je l’invite à déjeuner à Paris, elle reste floue. Je lui demande tout de suite si je peux aller la voir en Corse, elle acquiesce et me dit, « on ira dans la maison de mon père et on ira voir les fameux papiers ». Je pars en Corse, on se retrouve à Corte, elle me confirme qu’on peut aller visiter la maison paternelle le lendemain. Et le soir même, elle me rappelle et me dit « au fait, cela va être compliqué, un cousin me dit qu’il y a des travaux dans la maison ». J’ai fini par me dire qu’il n’y avait peut-être pas grand-chose. Comme dit Emile Brami, cela l’amusait certainement de se faire mousser auprès d’un libraire ou d’un journaliste. Je dois dire qu’après avoir enquêté, je doute de la piste Rosembly. 

En juin 2020, coup de tonnerre ! Le journaliste Jean-Pierre Thibaudat informe l’avocat Emmanuel Pierrat qu’il détient les fameux manuscrits… 

Lucette Destouches, la femme de Louis-Ferdinand, meurt en novembre 2019 _ on comprendra après que Thibaudat avait comme engagement de ne rien révéler avant son décès, son donateur ne voulant pas enrichir Lucette, cette femme de droite. Il prend d’abord contact avec Pierrat pour lui demander une sorte d’expertise juridique. Il lui dit : « voilà, j’ai ces feuillets, quel est leur statut ? Puis-je en faire ce que je veux ? Suis-je obligé de les donner aux ayants droit ? » Ils arrivent assez naturellement à la conclusion qu’il doit contacter les deux ayants droit, l’avocat de Lucette et biographe François Gibault et Véronique Chovin, qui a été longtemps la confidente de Lucette, laquelle fut sa professeure de danse dans sa jeunesse. Mais avant cela, il dépose tous les documents à la brigade spécialisée, à Nanterre. Qui demande une expertise à la BnF. Cela ne va pas se passer sans heurts avec les ayants droit qui vont le poursuivre pour recel de vol. Ils lui réclament des millions… Il y aura finalement un classement sans suite.  

Ce Jean-Pierre Thibaudat est-il fiable ? 

Oui, je l’ai rencontré, en mars 2021. C’est un grand critique théâtral, qui a fait partie du Libé historique, désormais à la retraite. Ce qui est très surprenant, c’est qu’il n’est pas du tout connu comme célinien. C’est un homme assez paisible, il a tout de même été le dépositaire d’un trésor inouï, littéraire et financier _ il y en a pour des millions et des millions. Je rappelle que le manuscrit du Voyage au bout de la nuit est parti aux enchères à 1,8 million d’euros, et cela en 2001 ! Par ailleurs, il ne s’est jamais considéré comme propriétaire des manuscrits, il a toujours dit en être « le dépositaire ». Et puis, Thibaudat a fait une espèce de travail de moine bénédictin, il a travaillé pendant au moins dix ans en retranscrivant l’ensemble des feuillets, un travail qui finalement n’aura pas servi à grand-chose car Gallimard a tout retranscrit de son côté. Il est vrai que c’est la haine entre Thibaudat, d’un côté, et Gallimard et les ayants droit de l’autre.  

Pourquoi a-t-il été choisi par le mystérieux « donateur », lui qui n’est pas un célinien ? 

Il y a plusieurs hypothèses. Jean-Pierre Thibaudat est le fils de grands résistants (père comme mère), il vient d’un milieu de gauche, et on peut imaginer que la personne qui lui aurait remis le trésor serait elle-même enfant d’un résistant, éventuellement ami de ses parents. Or, si tu es dans une famille de résistants, que tu n’as aucune introduction dans le monde de l’édition mais que tu connais un journaliste qui écrit des livres, tu te dis « voilà, c’est l’intello qu’il me faut, il saura quoi en faire ». Interrogé par la police, Jean-Pierre Thibaudat a toujours refusé de donner son nom, invoquant le secret des sources. La brigade a bien essayé de retrouver son donateur _ ils ont fouillé tous les appels de Thibaudat de l’année précédente et ont fait une carte de France de tous ses déplacements, notamment pour voir s’il allait en Corse.  

Autre hypothèse, outre celle de Rosembly, Morandat : à partir de septembre 1944, l’appartement de Céline est réquisitionné par Yvon Morandat, une grande personnalité de la Résistance. Quand Céline revient du Danemark, Morandat lui dit, « vous savez, j’ai des manuscrits à vous que j’ai mis au garde-meuble, voulez-vous les récupérer ? », et Céline l’envoie paître. Je ne serais pas surpris qu’en réalité, les manuscrits retrouvés soient ceux-là. 

Enfin, il y a une 3e hypothèse : quand Rosembly se fait arrêter (j’ai récupéré la procédure judiciaire de 1944 prouvant qu’il a été jugé pour avoir pillé des appartements de personnalités en délicatesse), il demande, de sa cellule, à son avocat d’avertir l’un de ses amis afin qu’il passe chez lui récupérer quelques affaires… que ce dernier aurait gardées, après même la sortie de prison en 1945 de Rosembly, celui-ci ne voulant plus avoir d’ennuis. Pour le sel de l’histoire, j’espère que l’on saura un jour ce qu’il en est. Au-delà de tout cela, l’important c’est que les manuscrits soient là.