« Pourquoi l’historien qui suit fidèlement les moindres détails du récit qu’on lui fait serait-il coupable ? Est-ce sa faute si les personnages, séduits par des passions qu’il ne partage point malheureusement pour lui, tombent dans des actions profondément immorales ? Il est vrai que des choses de cette sorte ne se font plus dans un pays où l’unique passion survivant à toutes les autres est l’argent, moyen de vanité .»
La Chartreuse de Parme, Livre I chapitre VI.

Parmi les personnages qu’il a inventés, aucun n’est plus troublant, perturbant, séduisant, agaçant que le Comte Mosca dans « La Chartreuse de Parme ». Oui, Mosca est un des personnages les plus complexes inventés par Stendhal.et c’est son action qui qui tient souvent la trame du roman. Stendhal s’y projette par de multiples facettes qui en disent long sur le vieux consul .
Dans ce roman dicté à son secrétaire en 57 jours sur six gros cahiers, 4 ans avant sa mort rue Neuve des Capucines, Stendhal multiplie les dédoublements et les projections de lui-même. Il s ’idéalise évidemment avec le jeune Fabrice del Dongo. On retrouve alors l’admirateur inconditionnel de Napoléon du jeune Beyle, le jeune conquérant maladroit persuadé qu’on peut conquérir les femmes comme un militaire prend une forteresse. Les désarrois de Fabrice à Waterloo ressemblent à ceux de Stendhal adjoint aux commissaires des guerres qui participa aux campagnes d’Allemagne. On sait que Stendhal malgré les gros désagréments de la Retraite de Russie, et sa déception devant la grossièreté de ses camarades officiers resta fidèle à Napoléon. Toutes les maladresses généreuses de la jeunesse de Stendhal, et ses bévues sentimentales, se retrouvent dans Fabrice. Mais celui qui charpente « la chartreuse », qui maitrise les rouages du système politique de la cour de Parme, c’est bien Mosca.

Ce qui est particulier, c’est son habileté à se servir même du régime tyrannique et policier du Duché de parme pour le rendre supportable et aider ses proches et ceux qu’il aime dans des circonstances difficiles. Ce Ministre est devenu tout puissant dirige depuis les coulisses grâce à ses manœuvres , en s connaissant les rapports de force dans cette Cour de Parme qui pullule de flicaille, d’espions, de niais, d’imbéciles opportunistes. le scepticisme et la pondération mènent cet homme au milieu des pires magouilles.. Ce comte Mosca essaie d’être rationnel dans un milieu où s’enchevêtrent les intérêts et les coups bas. Mosca pratique une « real politik » au milieu des puérilités et des humeurs incontrôlables du palais parmesan. Il déjoue les pièges dans le but d’aider celle qu’il aime, la Sanseverina, même quand elle en aime un autre. Il ment chaque jour dans sa fonction ,mais précise Stendhal , »de la vie il n’avait dit un mensonge à la Duchesse » et celle ci lui avoue « vous m’avez donné une existence brillante, au lieu de l’ennui qui aurait été mon triste partage au château de Grianta; sans vous j’aurais rencontré la vieillesse quelques années plus tôt.. »
On retrouve donc le Stendhal « consul vieillissant » dans un poste subalterne d’un port bien morose et qui ne correspond pas à son intelligence. Ce poste devient, au fil des ans, une longue punition du « parti prêtre » à son égard. Et, comme Stendhal, le comte Mosca sait qu’il vit dans un moment historique médiocre. Il faut faire avec. C’est exactement le sentiment qu’éprouve Stendhal dans son bureau de consul face à ce petit port où les navires déchargent des céréales, et dont le consul doit tenir la comptabilité. Devant ce gouvernement Restauration qui le méprise, et qui reste méfiant face à ce jacobin serviteur de napoleon il se projette et s’ennoblit dans le comte Mosca .S’ennoblit ? Pas tout à fait ; car la lucidité l’emporte chez l’écrivain. Stendhal nous rappelle que le Ministre Mosca tout puissant dans le Duché de Parme a un point faible :la jalousie.

Rappelons-nous des faits : après quatre ans d’absence que Fabrice a passés à l’académie théologique de Naples pour faire oublier son aventure à Waterloo et se préparer à une brillante carrière ecclésiastique, le voilà qui fait son apparition dans le palais de la duchesse à Parme, portant ses bas violets de Monsignore.Sa beauté, son élégance font merveille. Ce retour provoque une intense jalousie chez le comte Mosca, l’amant attitré de la Sanseverina, une jalousie qu’il a tant de peine à cacher qu’il est obligé de quitter la pièce à la première entrevue. Malgré son pouvoir de ministre et son amabilité certaine, Mosca, dont le nom évoque une « mouche », est de nature soupçonneuse. Constatant avec amertume qu’il a atteint la cinquantaine, il jalouse la beauté de Fabrice et souffre de l’effet que cette beauté semble avoir sur Gina. Le roman repose sur ce triangle amoureux. C’est sans doute là le tourment et la confidence du Consul qui se voit vieillir à Civita Vecchia et qui observe dans un miroir son visage s’empâter.
Avec cette création du comte Mosca qui goute le plaisir d’un vrai pouvoir dans un état politique corrompu Stendhal prend sa revanche avec ce personnage. Lucide, habile, craint, il manipule les courtisans et le vaniteux prince Ernest Ranuce IV(qui rêve de faire de la Sanseverina sa favorite) avec le cynisme d’un grand politique parmi des nains ou des benêts. Il jouit de son pouvoir et s’amuse de tirer les ficelles dans un duché parfaitement corrompu mais qui tourne, grâce à la prose musicale de Stendhal, à la comédie. Le narrateur de Stendhal, presque un personnage de comédie qui s’amuse dans les coulisses, connait les cœurs, sème de l’insolence, de la légèreté et quitte les lourdeurs humaines dans une écriture si pleine de gaieté et de vitesse qu’on oublie parfois le caractère totalitaire de ce Duché de parme. La leçon de Mosca, c’est que Mosca assume sans état d’âme une part de la répression policière dans le Duché pour que la communauté puisse vivre en paix, et surtout ne pas faire couler le sang (ce qui est le crime impardonnable, selon le Comte). Même les utopies de l’exalté poète républicain, l’homme des bois, Ferrante Palla, il s’en méfie. Triomphe donc du pragmatisme avec Mosca. C’est aussi le paradoxe inattendu d’un Henry Beyle que d’analyser cette prudence du personnage Mosca, lui qui apparut si téméraire, imprudent, enflammé, dans ses écrits de jeunesse, dans la vie réelle, et dont les conversations de salon choquèrent souvent par leurs paradoxes insolents.
Une des preuves que Mosca n’a cependant pas renié l’enthousiasme libertaire de Stendhal jeune, c’est qu’il prend tous les risques lors de l’évasion de Fabrice, forme un réseau, s’associe avec la Sanseverina et l’insoumis Ferrante Palla. Il est prêt à se battre et à perdre son ministère et son influence par amour de la Sanseverina .Il est même enthousiaste de son comportement risque-tout : »Me voici en haute trahison ! se disait-il ivre de joie ».
On voit que le jeune Henry Beyle, qui notait ses enthousiasmes, ses passions pour la liberté, dans son journal et dans les lettres à sa sœur, a dompté la turbulence de ses émotions sans les oublier ou les renier. D’un côté Mosca laisse la presse officielle du duché imprimer des mensonges chaque jour, mais d’un autre il prend grand soin d’éviter les émeutes qui pourraient mal tourner et évite une sordide chasse aux libéraux. Mosca, ce ministre quinquagénaire a pour souci d’adoucir les duretés du régime et d’éviter les condamnations à mort des opposants du régime.. Il y a du rusé Metternich en lui. Enfin Mosca ressemble à Stendhal sur le plan financier : il dépense toujours sans compter, comme si l’argent n’était que ce curieux liquide qui doit servir uniquement pour amortir la dureté des rapports humains, se délivrer des imbéciles, et surtout sauver ses proches de l’humiliation de la pauvreté. Le « enrichissez-vous » de Guizot ne l’intéresse pas une seconde, et le dégouterait plutôt.

Quand Stendhal mourra, on découvrira avec surprise qu’il ne possédait n’avait presque rien, de rares meubles, quelques habits et bien peu d’argent. Ce qui l’a intéressé toute sa vie : c’est la métaphysique de l’amour jusqu’à l’héroïsme. On le voit bien avec l’épisode de l’évasion de la Tour Farnese. Mosca et Stendhal sont sur la même ligne.
A propos de l’argent, petite parenthèse. Il est intéressant de suivre le « parcours financier » de la Sanseverina. Rappelons qu’elle est la sœur du marquis del Dongo, la tante de Fabrice, et qu’elle fut comtesse Pietranera, puis duchesse Sanseverina, puis comtesse Mosca. Cette conquérante chercheuse de dot se soumet plusieurs fois aux hommes riches. Elle est au départ comtesse Pietranera quasi ruinée, achetée avec répulsion par le prince de Parme, et ensuite délivrée par Mosca. Elle a échappé à une « héroïque pauvreté » en mettant une croix sur le sublime de la passion totale. Elle qui fut si « brillante » et « au piquant irrésistible », nous dit Stendhal, là bien réaliste, ne nous cache jamais combien la condition féminine de la Sanseverina est fragile et dépend de ses protecteurs.. Cette Sanseverina si complexe dépend de la fortune et du caprice des hommes importants du duché de parme. Le marchandage entre sentiments et argent, et pouvoir politique est poussé très loin.
Dans le portrait de Mosca le mélange de tristesse et d’amusement (un peu forcé) d’ironie chagrine, de scepticisme souriant, surprend toujours par sa finesse de dosage. Est -ce le prix de la maturité et des échecs assumés de l’écrivain ? On constate par exemple que le froid et « calculateur » Mosca se dérègle souvent à cause de son amour possessif pour la Sanseverina. Il faut aussi noter que le climat général du roman, ce flou embrumé, et voluptueux des paysages , ce mouvement accéléré des intrigues apportent une espèce d’enjouement féerique , quelque chose de spirituel qui nous ramène à ce théâtre et à ces opéras dont Stendhal ne pouvait se passer… de théâtres, les soudaines rêveries, les rebondissements, les dialogues qui semblent improvisés et si naturels-dignes de la commedia Del Arte- composent un théâtre charmeur avec ses changements de décor qui parfois sentent la toile peinte qui boue au vent . Les tyrannies de la cour de Parme et les lourdeurs sociales s’allègent curieusement. Les intrigues de coulisses, la fièvre et l’excitation de certaines scènes de la Cour de Parme font irrésistiblement penser à la fièvre d’un petit théâtre de province quelques minutes avant le lever du rideau.
La jalousie, par exemple, de Mosca, s’allège au fil des pages, devient d’un accès supportable à une maladie qu’il faut soigner, une ombre persistante dans la vie amoureuse, et quelque fois un objet risible. Bien que la duchesse Sanseverina soit taillée en partie sur le patron de Métilde Dembowski, qui fut la grande douleur de Stendhal, le passionné, le solaire, l’emportent dans cet opéra. La fantaisie romanesque gagne sur la petite note déchirante de l’amour blessé qui court dessous.
Henry Beyle nous murmure dans le texte que le bonheur ne s’accorde que rarement avec l’amour. Mosca est bien la projection du Stendhal aux amours si orageuses. Autant Fabrice condense sa nostalgie d’une jeunesse perdue et la reconstruit à a sa mesure, autant le comte Mosca rassemble les « petits faits vrais » autobiographiques du gros Consul qui s’ennuie à Civita Vecchia et qui ne cache pas auprés de ses amis qu’il ne peut se passer de retrouver les souvenirs embués de ses amours , ni la nostalgie de sa jeunesse enfuie. Mais n’oublions jamais que chez Stendhal la transposition romanesque est sopupise à un filtre et qu’il nous entretient aussi sous la figure de la duchesse Sanseverina de cette Angela Pietragrua « la catin sublime à l’italienne » . C’est dans » La vie de Henry Brulard », que l’auteur nous donne la clé de ce qui dirige son travail romanesque avec cette phrase qui résume tout: « On gâte des sentiments si tendres à les raconter en détails ».
La seule qui juge Mosca froidement et avec une véritable injustice c’est sa maîtresse Gina. Elle déclare : » le pauvre homme ! Il n’est point méchant, au contraire ; il n’est que faible. Cette âme vulgaire n’est point à la hauteur des nôtres ». En quoi elle se trompe et nous rappelle que ce genre de jugement-couperet si injuste fut celui de l’implacable Métilde Dembowski qui en Mai 1819 interdit à Stendhal de l’approcher et le congédie définitivement après la pénible mésaventure de Volterra.

Le miracle, c’est que ça ne verse jamais dans une amertume ou à une aigreur du narrateur. C’est le stendhalien Philippe Berthier qui notait à propos de Mosca : « « à la fin du roman : tout le monde meurt d’amour, seul Mosca reste imperturbable, increvable-Hélas ! cette survie apparait comme la plus féroce des sanctions, comme si Mosca devait rester jusqu’au bout excepté d’une région sublime où les trois autres trouvent leur épanouissement spontané, mais où, lui, Mosca, n’a pas sa place. , où il n’est pas ATTENDU. »
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Le meilleur Mosca au cinéma et à la télévision est ,à mon avis, celui interprété par Gian Maria Volonté dans la série télévisée de Mauro Bolognini qui date de 1982. Hélas la Sanseverina de Marthe Keller manque de feu, de complexité, d’insolence et d’aspérités. Celle de Maria Casarès dans le film de Chritian Jaque avait davantage de hauteur et d’effronterie.
Le comte Mosca de le Tullio Carminati était intéressant dans le film de Christian Jaque, mais les critiques et spectateurs ne voyaient que Gérard Philipe en Fabrice.