C’est curieux la Bretagne pendant les fêtes de l’Ascension. Embouteillages route de Rennes, puis familles entières qui essaiment sur les digues telles des mouches sur ce long ruban de sable ; des pique-niqueurs s’installent sous les pins, face au port, en dépliant des nappes à carreaux le long du chemin de la cité d’Aleth, avec nappes et serviettes en papier, ballons et badminton
On reconnait les « parisiens » de Saint-Servan aux vélos flambants neufs électriques ou bien à leur marinières ou cirés impeccables, aussi à leurs valises à roulettes. Des jeunes couples attendent sur les trottoirs devant les porches des immeubles en essayant de joindre les proprios avec leurs portables.

Pas loin de chez moi, derrière l’Ephad des Corbières, il y a un vide-greniers qui attire énormément de monde. Le parc surplombe l’estuaire de la Rance, il est vaste, avec quelques vieux chênes ou marronniers. Les habitants du quartier apportent des montagnes de fringues, des caisses de DVD ou de CD, ,des matelas, des services à café ,petites tasses de cuivre ciselé sans doute rapportées de Marrakech. Aussi, pas mal des vieilles boites de cacao ou de gaufrettes, des piles de livres qui comptent souvent davantage de Henry Troyat, de Delly, de OSS117, des histoires de corsaires, des archives départementales d’Ille-et-Vilaine, que de Joel Dicker ou de Houellebecq.

Beaucoup de vieux poches de Marcel Aymé, de Hervé Bazin, de sœurs Groult, ou des piles écornées de magazines Historia .Bien sûr, pas mal de peintures : des vues de port breton, épaves, des marins barbus, des barques sous un ciel d’orage, des maisons de pêcheurs aux murs blancs de chaux, une goélette inclinée dans le ravin des vagues. Je note aussi des malles à coins renforcés cuivrés, des valises couvertes d’étiquettes, des maquettes de paquebot, des projecteurs de cinéma poussiéreux, des gravures de batailles navales , des portraits en studio de fusiliers marins. Il y a aussi pléthore de crucifix, de Bible, des rosaires avec des grains gros comme des noix, tout ça à coté d’un mélangeur d’eau ou d’une pomme d’arrosoir, d’un fez, ou de vieux briquets. On trouve aussi des appareils photo à soufflet, des béquilles, des files de souliers fatigués, des vieilles machines à coudre, des encyclopédies aux cartonnages abimés, des friteuses, des maquettes de bateaux, des voitures Norev, des morceaux de trumeau, des sacs à main à vieux fermoirs dorés, des râpes à fromage, des vestes militaires à col officier, des plateaux à apéritif, des carafes Ricard, pas mal de peintures écaillées goudronneuses avec soleils couchants sur des flots tourmentés, un ample matériel de campement avec des lampes tempête, des lots de chaussettes violettes très liturgiques, une table en formica et ses rallonges, une montagne de véritables éponges » naturelles ».. Ou des photos de mariage décolorées, dans un gros cadre en bois sombre, papier semé de rousseurs, avec épouse toute ronde, surmontée d’une coiffe bretonne et lui, le mari fluet, gilet à double rangée de boutons et chapeau rond à la main, dans une raideur qui signifie dignité. Tout ceci dans des parfums et fumées de saucisses grillées ou de frites prises dans une graisse bouillante. Si vous voulez des babouches, un sextant, des rivets, des prises de courant début de siècle, un dessous de plat musical, vous trouvez. Ou pourquoi pas cette svelte danseuse en bronze, une jambe si agile levée vers le ciel.. Tout ceci est étalé sur des pelouses d’un vert acide tandis que plus loin dans la légère brume des fumées d’un stand, deux femmes en tailleur chic et vastes chapeaux de paille parviennent difficilement à avaler leur galette saucisse. Il y a pas mal de couples blasés qui circulent en disant que c’est « moins bien qu’avant » mais qui ne loupent jamais un vide -greniers de la région. Il y a ceux qui s’éternisent dans une discussion avec un vendeur barbu et roux, nonchalant et rigolard, qui répond à peine, tout ça pour gagner deux euros à propos d’un vieux bouquin sur l’histoire d’une Malouinière .On entend au loin des chansons d’André Claveau par la fenêtre ouverte d’une chambre de l’ephad.

Plus tard, ayant trouvé pas cher une petite édition deux volumes de Racine dans des couvertures rouges grenues, je quitte le parc et prends mon café au « Cancalais » devant l’estuaire de la Rance.
Ciel blanc, villas fleuries au loin, voiliers qui s’inclinent devant les verdures de l’autre rive, petit vent frais, papier du sucre qui s’envole. A deux tables de la mienne une jeune fille rousse avec un pull-over rose qui contient une rassurante poitrine tient sa tasse de chocolat à la hauteur de ses lèvres et souffle délicatement, tandis que son voisin, homme au visage buriné, hâlé, cheveux gris coupés courts, pull marin avachi, pantalon vieux rose, penche la tête pour arriver à lire quelque chose sur son portable.

J’ouvre le journal, parcours des articles sur le festival de Cannes et les grands pachas de Hollywood, tous inquiets face à Netflix. Un petit vent de purgatoire se lève, bien frisquet. Il y a aussi des articles qui expliquent que la justice économique n’existe pas ou que les bons films se fabriquent à partir avec de mauvais romans. Je masque mon visage avec le journal car apparait un voisin, l’emmerdeur et ses deux épagneuls, qui accède à la terrasse en soufflant comme un phoque. Il a l’habitude de m’expliquer qu’il faut absolument que je l’accompagne pour une entrevue avec le maire pour le scandale des travaux interminables sur la chaussée du Sillon.

Une femme seule, haute, droite, en chandail blanc à col roulé, des yeux bruns et un maquillage qui font le regard lourd, s’installe à ma gauche et s’assure que les manches de son pull s ’arrêtent exactement au bord de la paume de ses mains. Je feuillette rapidement les pages sports et, quand je referme le Ouest France , de lourds nuages ont assombri l’estuaire, tout le paysage a changé : plus de voiliers, étendue d’eau déserte, bandes violettes apparues, un certain silence se creuse, vaguelettes à l’infini vers les villas de Dinard. La jeune fille rousse et sa poitrine si vallonnée, et son compagnon, ont disparu. Le serveur range en symétrie les deux chaises comme s’il n’y avait eu personne.
Apparition, disparition. On est peu de chose.


Les sœurs Groult… rien ne donne une meilleure idée d’un certain féminisme que cette littérature qui a déjà disparu de l’horizon…Oui, on est peu de chose
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Le Pof, bof…
Sympathique article, Paul Edel.
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Un peu Perec du pauvre , sans méchanceté aucune… c’est quand même mieux que d’évoquer le poète Houelbecq! ( si ça s’écrit comme ça …)
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