Il y a une dizaine d’années, je louais au mois de Juin une villa vers Quiberon. Ce n’était pas loin de l’ aéroclub. J’ai un goût particulier pour ce genre d’endroit, car c’est là que mon père, ancien aviateur , a rencontré ma mère, à Metz dans les années soixante. A l’époque ma mère buvait pas mal de Martini au Bar de l’Escadrille en admirant les petits avions qui sortaient des hangars au ralenti et roulaient vers la piste principale avec leurs ailes blanches.
Chaque matin,donc, je me rends vers un coin de plage assez sauvage qui est placé dans l’axe de la piste d’envol de l’ aéroclub. Je m’allonge prés d’un vieux tronc d’arbre apporté pendant les grandes marées et de là, j’entends passer dans un ronflement au dessus de ma tête les petits avions qui deviennent très vite une tache minuscule et insignifiante suspendue dans le ciel.Ah, si les gens pouvaient disparaître en plein ciel et ne plus revenir , quelle économie de funérailles et de serrements de mains hypocrites…
Ce matin là, j’ étalais ma serviette sur la plage, j’ouvris mon roman préféré et je posais mon sac de chips contre une branche de cet arbre si blanchi par le sel qu’il ressemblait à un os d’animal préhistorique
J’ écoutais les avions vrombir, pousser le moteur à fond ,glisser au-dessus de moi en balayant de leur ombre la plage et les premières vaguelettes. Leurs ventres blancs passaient à moins de quinze mètres au dessus de ma tête dans un rugissement infernal qui me procurait une sorte d’extase.
Souvent je pense à un truc en regardant la mer plate et ses vagues monotones c’est que si on ferme un œil, on découvre alors que le ciel et la mer sont une simple toile verticale déroulée .Faites l’expérience vous verrez.
Ce matin-là donc , je lisais lorsque je vis venir de loin, du côté de la paillote et des dunes , une grande fille blonde genre scandinave ,silhouette sportive,super belle, avançant avec la grâce d’une goélette .Elle portait un long sac tressé,son maillot une pièce d’un blanc éclatant la mettait en valeur .Pour le reste, elle avait des bras et des jambes comme les autres. En mieux.
Elle posa son sac pas tellement loin de moi, ce qui me fit plaisir.C’était la bonne distance pour découvrir sous la lumière crue du matin, quelques détails charmant de son anatomie. Son dos avait l’air magnifique quand elle sortit de son sac une espèce de serviette bleue pâle. Elle s’en enveloppa avec soin puis se déshabilla en se tortillant et agitant les bras comme si elle était importunée par des guêpes.Elle balança d’un petit geste charmant ses sandalettes de corde. Enfin elle courut en petites foulées vers les premières vaguelettes avec une telle grâce que j’en oubliais ma lecture(c’était « La Chartreuse de Parme » ) .
Je me laissais captiver par cette petite scène avec d’autant plus de plaisir que je crus qu’elle était jouée admirablement uniquement pour moi,moi seul, sinon, ce genre de fille trop sublime serait restée assez loin prés des dunes.
Elle plongea , disparut.
La baie scintilla . Silence absolu.
J’éventrai mon paquet de chips et attendis son retour en grignotant. Après quelques instants de calme absolu , je regrettais déjà la disparition de cette belle inconnue . Son grand sac de toile et sa serviette bleue pâle me narguaient comme si c’était un symbole de quelque chose, un appel, ou un signe des Dieux pour changer ma vie. D’autant que je remarquais depuis une semaine que cette partie de la cote bretonne, en cette saison, nous prive cruellement de belles femmes longilignes enfin de femmes maquillées selon mon goût , c’est à dire sans petits machins métalliques dans les oreilles, les lèvres ou le nez, et sans dragon ou saurien ou tête satanique tatoués sur les cuisses ou sur les chevilles.
Deux avions passèrent au-dessus de moi en ronflant. Leur ombre en forme de croix me fascina. Je vois vite le Christ partout. Le deuxième avion traînait une banderole pour les magasins Casino.C’était une promotion sur les moules et les langoustines. Des cyclistes qui baragouinaient en allemand passèrent sur la route .
Je repris ma lecture.
Mais au lieu de lire attentivement le chapitre où Fabrice et Clélia commencent à échanger des signes,lui de sa cellule, elle de sa petite cour, je fus assailli par des idées parfaitement troubles concernant les hanches de la nageuse, et tout ce qu’on pouvait faire avec elle dans un endroit discret et un peu obscur dans une moiteur érotique.
J’examinais la mer à sa recherche quand,sur la gauche je découvris une boule blanche qui dérivait ; on aurait dit un ballon sur le courant d’une eau d’un vert profond : c’était son bonnet de bain . Je repris ma lecture lorsque soudain ,levant les yeux , je retrouvais la nageuse pas loin de moi, me regardant fixement . Avec un grand sourire elle était en train d’empoigner sa chevelure pour former une espèce de chignon bizarre. Elle sourit encore et approcha.
-Vous lisez quoi ?
-La Chartreuse de Parme.
-Ah ?
-De Stendhal…
-Oui je sais .
Elle ajouta :
-Je peux vous prendre quelques chips ?
-Bien sûr.
Je lui tendis le paquet.
Longtemps nous restâmes sans parler.Nous croquions.
Enfin elle s’assit prés de moi. Elle fixa mon poignet.
-Votre montre. Vous avez du goût.
Elle enfouit ses pieds nus dans le sable qui à cet endroit ressemble à de la farine tellement il est fin.
-Il ne faut pas trop enfouir vos pieds dans le sable ici ,dis-je, les puces de sable sont nombreuses et puis surtout c’est un endroit où les jeunes du coin, la nuit viennent faire la fête,ils cassent des bouteilles et vous risquez de vous couper avec un débris de verre,ils sont nombreux et particulièrement coupants.
-Les jeunes ?
Ma phrase bien qu’un peu longue était impeccable ,intelligente et assez sournoisement dragueuse sous couvert de prudence.
-C’est un drôle de bouquin que vous lisez. Le type accumule les gaffes et il se carapate en pleine bataille..au début..et en plus il se prend pour un héros..quel frimeur…
– Fabrice del Dongo ?
-Voilà ! Je cherchais son nom.
Il y eut un silence. Sur la route proche des voitures passèrent dans un souffle.
-Et puis un type qui refuse qu’on l’aide à se barrer d’une prison alors qu’on cherche à l’empoisonner, il est hypnotiquement con. Excusez moi. Je vous choque ?
-Un peu.
-Pourquoi vous lisez ça ? vous êtes prof ?
-C’est mon livre préféré.
Pendant un moment elle resta immobile. Son regard de côté qui se posait avec insistance sur mes jambes avait quelque chose de narquois.
-C’est curieux comme vous pouvez avoir l’air gentil puis soudain tout sombre.
Après un long moment vide ,elle sortit de son maillot un paquet de Benson et craqua la cellophane puis m’offrit une cigarette après avoir allumé la sienne contre le vent. Elle avait un Zippo avec un curieux insigne héraldique et des ongles d’un rouge sang de bœuf.
Nous fumâmes.
–La meuf la plus intelligente..Comment elle s’appelle ?Dans la Chartreuse ?
-La Sanseverina.
-C’est ça ! Il préfère la petite mijaurée à la femme intelligente.
Je restais incapable de parler.. Le paquet de chips était vide. Je contemplais le large ,cette mer d’un bleu qui prenait la lumière laissait voir des plaques mauves vers Saint-Pierre de Quiberon. Innombrables vagues que j’essayais de compter.Ma nageuse gardait une curieuse attention tournée vers moi.
-C’est difficile d’avoir une amitié entre un homme et une femme ,dit-elle .
Elle enfouit son mégot dans le sable. Elle était vraiment belle de profil.
Je ne dis rien.
Elle alluma une autre cigarette avec pas mal de difficulté contre le vent.
-Vous êtes quelqu’un d’honnête ?
Je ne répondis rien.
-Là, maintenant, honnêtement, franchement est-ce que vous me désirez ? Est-ce que je vous attire ?
Je fus déconcerté .
-Allez !.. soyez honnête.. vous me déshabillez depuis un moment. C’est curieux les hommes me désirent mais ils ne sont pas amoureux de moi.
Elle s’allongea de tout son long dans le sable avec des souplesses de chatte.
-Je vous mets dans l’embarras. Pardonnez moi.
Un avion passa au dessus de nous dans une rafale de bruit et d’air chaud remué.
-Comment?
-Je dis que ,même embarrassé, vous avez l’air mignon.Vous êtes d’ici ?
-Non.De Caen.
-Vous savez ce qui serait bien ? …
C’est que vous me frottiez les pieds… et les chevilles… avec du sable. Doucement et longtemps.. Ça me ferait très plaisir. Vous voulez me faire plaisir ?
Je fermai mon livre et constatai que le paquet de chips était vraiment vide. .
-C’est étrange comme, les garçons deviennent timides ces temps ci. Le fossé s’agrandit.
Elle caressait ses genoux puis ses mollets.
-Quand on me frotte les jambes avec du sable, j’ai alors l’impression que mon sang coule enfin, neuf, propre,frais, enthousiaste .Ça me réveille et me rajeunit.
Je la considérais en fermant à moitié les yeux comme si elle était loin de moi et une sorte d’animal d’une espèce inconnue.
-Il n’y a jamais grand monde sur cette plage.
-C’est vrai.
-A cause de vous?dit-elle.
-Non, dis-je à cause du bruit des avions qui décollent.
En traînant sa main gauche dans le sable elle formait des cercles dans le sable.
-Vous savez ce qui serait bien ?
-Oui, que je vous vous frotte les pieds et les chevilles avec du sable.
-Je pensais à autre chose.
Elle contempla le ciel,ça fourmillait de bleu.
-On essaierait d’être amis. Simplement amis. Mais vraiment. Aucune arrière pensée.
Je l’écoutais.
-Ça n’a pas l’air de vous emballer ?
-Non, ça ne » m’emballe » pas.
-Je vous emmènerais au Royal, on s’installerait au bar dans la pénombre, je commanderai une bouteille de Quincy dans un seau à glace avec de la buée, on boirait et on écurerait James Brown. Et nous ferions plein d’efforts pour rester amis.
-Condensation, dis-je.
-Quoi ?
-Sur le seau à glace, c’est de la condensation. Pas de la buée.
Elle ne remarqua même pas ma réflexion.
-Au lieu de se fourrer au lit sans aucun sens de l’orientation comme toutes ces écervelées aguicheuses . ..
Elle croisa ses sur ses genoux comme une petite fille dans une cour de récréation qui reste sur les marches de la classe.
-Un seau à glace avec la condensation, le Quincy bien frais ! James Brown ! Et puis.. on pourrait se beurrer sans être dérangé si le coup de l’amitié ça ne marchait pas..
Elle me regarda par en dessous.
-Non ?
-Non James Brown et le Quincy, ça colle pas..
Un petit chalutier vert et blanc passa au large. La nageuse me fixait fixait, surtout mes bras .
Son regard picotait ma peau.
-Vous savez-moi ce que je fais ? Je veux dire professionnellement ?
-Non.
Vous n’ avez pas la moindre idée ?
-Non.
-Vous avez raison, personne ne peut deviner.Même moi au début j’ai eu du mal à deviner quel était mon job. Depuis un an j ‘ai rejoint la régie publicitaire de Ouest-France. Je suis devenue d’un seul coup d’un seul, une spécialiste des médias et je suis responsable de la Politique RSE du journal.
-C’est intéressant ?
-J’en sais rien. Je sais pas ce qu’on attend de moi. Au bureau ,ils sont contents quand j’arrive le matin avec des chemisiers avec des motifs boliviens .
Je commençais à écouter distraitement car les histoires de bureau m’emmerdent ;.et puis la mer, si on la regarde longtemps, nous fait perdre forme et identité, nous devenons une extension visuelle illimitée, on se sent quelqu’un d’autre.
La belle nageuse dut sentir ça.
-Vous ne m’écoutez pas. Vous pouvez répéter ce que je viens de dire ?
-Oui, vous vous ennuyez dans votre travail..
-C’est pas tout à fait ce que j’ai dit.
-L’hiver, j’aime être dans ma salle de bain chaude et me maquiller, surtout les paupières ou bien …ou bien..
Je l’écoutais en regardant une mouette dériver, ailes étendues dans le bleu du ciel.
-L’hiver quand j’ai les lèvres un tout petit peu gercées j’aime qu’on m’embrasse.
.Elle précisa :
-Un garçon m’a dit qu’il n’avais jamais été aussi bien embrassé avec quelqu’un qui a les lèvres gercées.
Je ne répondis rien.Je me levai et pliai ma serviette de plage.
-Vous ne voulez pas venir ce soir au Royal ?
-Je ne sais pas.. C’est où ? ..
A coté du marchand de gaufres Chez Hernandez.. Un faux pub anglais avec des tringles en cuivre. .
Elle fourra son paquet de Benson et son Zippo dans son décolleté. Elle me sourit et dit :
-C’est curieux comme vous pouvez avoir l ‘air gentil.Vous me rappelez les lapins que je nourrissais quand j’étais petite. Derrière le grillage je leur glissais des brins d’herbe et ils remuaient le nez très vite .Vous leur ressemblez.
Puis elle dit :
-On se reverra peut-être en ville ?…
Je ne la revis jamais , ni en ville ni sur les plages des alentours .Je l’ai pourtant cherchée.