Une nageuse

Il y a une dizaine d’années, je louais au mois de Juin une villa vers Quiberon. Ce n’était pas loin de l’ aéroclub. J’ai un goût particulier pour ce genre d’endroit, car c’est là que mon père, ancien aviateur , a rencontré ma mère, à Metz dans les années soixante. A l’époque ma mère buvait pas mal de Martini au Bar de l’Escadrille en admirant les petits avions qui sortaient des hangars au ralenti et roulaient vers la piste principale avec leurs ailes blanches.

Chaque matin,donc, je me rends vers un coin de plage assez sauvage qui est placé dans l’axe de la piste d’envol de l’ aéroclub. Je m’allonge prés d’un vieux tronc d’arbre apporté pendant les grandes marées et de là, j’entends passer dans un ronflement au dessus de ma tête les petits avions qui deviennent très vite une tache minuscule et insignifiante suspendue dans le ciel.Ah, si les gens pouvaient disparaître en plein ciel et ne plus revenir , quelle économie de funérailles et de serrements de mains hypocrites…

Ce matin là, j’ étalais ma serviette sur la plage, j’ouvris mon roman préféré et je posais mon sac de chips contre une branche de cet arbre si blanchi par le sel qu’il ressemblait à un os d’animal préhistorique

J’ écoutais les avions vrombir, pousser le moteur à fond ,glisser au-dessus de moi en balayant de leur ombre la plage et les premières vaguelettes. Leurs ventres blancs passaient à moins de quinze mètres au dessus de ma tête dans un rugissement infernal qui me procurait une sorte d’extase.

Souvent je pense à un truc en regardant la mer plate et ses vagues monotones c’est que si on ferme un œil, on découvre alors que le ciel et la mer sont une simple toile verticale déroulée .Faites l’expérience vous verrez.

Ce matin-là donc , je lisais lorsque je vis venir de loin, du côté de la paillote et des dunes , une grande fille blonde genre scandinave ,silhouette sportive,super belle, avançant avec la grâce d’une goélette .Elle portait un long sac tressé,son maillot une pièce d’un blanc éclatant la mettait en valeur .Pour le reste, elle avait des bras et des jambes comme les autres. En mieux.

Elle posa son sac pas tellement loin de moi, ce qui me fit plaisir.C’était la bonne distance pour découvrir sous la lumière crue du matin, quelques détails charmant de son anatomie. Son dos avait l’air magnifique quand elle sortit de son sac une espèce de serviette bleue pâle. Elle s’en enveloppa avec soin puis se déshabilla en se tortillant et agitant les bras comme si elle était importunée par des guêpes.Elle balança d’un petit geste charmant ses sandalettes de corde. Enfin elle courut en petites foulées vers les premières vaguelettes avec une telle grâce que j’en oubliais ma lecture(c’était « La Chartreuse de Parme » ) .

Je me laissais captiver par cette petite scène avec d’autant plus de plaisir que je crus qu’elle était jouée admirablement uniquement pour moi,moi seul, sinon, ce genre de fille trop sublime serait restée assez loin prés des dunes.

Elle plongea , disparut.

La baie scintilla . Silence absolu.

J’éventrai mon paquet de chips et attendis son retour en grignotant. Après quelques instants de calme absolu , je regrettais déjà la disparition de cette belle inconnue . Son grand sac de toile et sa serviette bleue pâle me narguaient comme si c’était un symbole de quelque chose, un appel, ou un signe des Dieux pour changer ma vie. D’autant que je remarquais depuis une semaine que cette partie de la cote bretonne, en cette saison, nous prive cruellement de belles femmes longilignes enfin de femmes maquillées selon mon goût , c’est à dire sans petits machins métalliques dans les oreilles, les lèvres ou le nez, et sans dragon ou saurien ou tête satanique tatoués sur les cuisses ou sur les chevilles.

Deux avions passèrent au-dessus de moi en ronflant. Leur ombre en forme de croix me fascina. Je vois vite le Christ partout. Le deuxième avion traînait une banderole pour les magasins Casino.C’était une promotion sur les moules et les langoustines. Des cyclistes qui baragouinaient en allemand passèrent sur la route .

Je repris ma lecture.

Mais au lieu de lire  attentivement le chapitre où Fabrice et Clélia commencent à échanger des signes,lui de sa cellule, elle de sa petite cour, je fus assailli par des idées parfaitement troubles concernant les hanches de la nageuse, et tout ce qu’on pouvait faire avec elle dans un endroit discret et un peu obscur dans une moiteur érotique.

J’examinais la mer à sa recherche quand,sur la gauche je découvris une boule blanche qui dérivait ; on aurait dit un ballon sur le courant  d’une eau d’un vert profond : c’était son bonnet de bain . Je repris ma lecture lorsque soudain ,levant les yeux , je retrouvais la nageuse pas loin de moi, me regardant fixement . Avec un grand sourire elle était en train d’empoigner sa chevelure pour former une espèce de chignon bizarre. Elle sourit encore et approcha.

-Vous lisez quoi ?

-La Chartreuse de Parme.

-Ah ?

-De Stendhal…

-Oui je sais .

Elle ajouta :

-Je peux vous prendre quelques chips ?

-Bien sûr.

Je lui tendis le paquet.

Longtemps nous restâmes sans parler.Nous croquions.

Enfin elle s’assit prés de moi. Elle fixa mon poignet.

-Votre montre. Vous avez du goût.

Elle enfouit ses pieds nus dans le sable qui à cet endroit ressemble à de la farine tellement il est fin.

-Il ne faut pas trop enfouir vos pieds dans le sable ici ,dis-je, les puces de sable sont nombreuses et puis surtout c’est un endroit où les jeunes du coin, la nuit viennent faire la fête,ils cassent des bouteilles et vous risquez de vous couper avec un débris de verre,ils sont nombreux et particulièrement coupants.

-Les jeunes ?

Ma phrase bien qu’un peu longue était impeccable ,intelligente et assez sournoisement dragueuse sous couvert de prudence.

-C’est un drôle de bouquin que vous lisez. Le type accumule les gaffes et il se carapate en pleine bataille..au début..et en plus il se prend pour un héros..quel frimeur…

– Fabrice del Dongo ?

-Voilà ! Je cherchais son nom.

Il y eut un silence. Sur la route proche des voitures passèrent dans un souffle.

-Et puis un type qui refuse qu’on l’aide à se barrer d’une prison alors qu’on cherche à l’empoisonner, il est hypnotiquement con. Excusez moi. Je vous choque ?

-Un peu.

-Pourquoi vous lisez ça ? vous êtes prof ?

-C’est mon livre préféré.

Pendant un moment elle resta immobile. Son regard de côté qui se posait avec insistance sur mes jambes avait quelque chose de narquois.

-C’est curieux comme vous pouvez avoir l’air gentil puis soudain tout sombre.

Aquarelle de Tal Coat

Après un long moment vide ,elle sortit de son maillot un paquet de Benson et craqua la cellophane puis m’offrit une cigarette après avoir allumé la sienne contre le vent. Elle avait un Zippo avec un curieux insigne héraldique et des ongles d’un rouge sang de bœuf.

Nous fumâmes.

–La meuf la plus intelligente..Comment elle s’appelle ?Dans la Chartreuse ?  

-La Sanseverina.

-C’est ça ! Il préfère la petite mijaurée à la femme intelligente.

Je restais incapable de parler.. Le paquet de chips était vide. Je contemplais le large ,cette mer d’un bleu qui prenait la lumière laissait voir des plaques mauves vers Saint-Pierre de Quiberon. Innombrables vagues que j’essayais de compter.Ma nageuse gardait une curieuse attention tournée vers moi.

-C’est difficile d’avoir une amitié entre un homme et une femme ,dit-elle .

Elle enfouit son mégot dans le sable. Elle était vraiment belle de profil.

Je ne dis rien.

Elle alluma une autre cigarette avec pas mal de difficulté contre le vent.

-Vous êtes quelqu’un d’honnête ?

Je ne répondis rien.

-Là, maintenant, honnêtement, franchement est-ce que vous me désirez ? Est-ce que je vous attire ?

Je fus déconcerté .

-Allez !.. soyez honnête.. vous me déshabillez depuis un moment. C’est curieux les hommes me désirent mais ils ne sont pas amoureux de moi.

Elle s’allongea de tout son long dans le sable avec des souplesses de chatte.

-Je vous mets dans l’embarras. Pardonnez moi.

Un avion passa au dessus de nous dans une rafale de bruit et d’air chaud remué.

-Comment?

-Je dis que ,même embarrassé, vous avez l’air mignon.Vous êtes d’ici ?

-Non.De Caen.

-Vous savez ce qui serait bien ? …

C’est que vous me frottiez les pieds… et les chevilles… avec du sable. Doucement et longtemps.. Ça me ferait très plaisir. Vous voulez me faire plaisir ?

Je fermai mon livre et constatai que le paquet de chips était vraiment vide. .

-C’est étrange comme, les garçons deviennent timides ces temps ci. Le fossé s’agrandit.

Elle caressait ses genoux puis ses mollets.

-Quand on me frotte les jambes avec du sable, j’ai alors l’impression que mon sang coule enfin, neuf, propre,frais, enthousiaste .Ça me réveille et me rajeunit.

Je la considérais en fermant à moitié les yeux comme si elle était loin de moi et une sorte d’animal d’une espèce inconnue.

-Il n’y a jamais grand monde sur cette plage.

-C’est vrai.

-A cause de vous?dit-elle.

-Non, dis-je à cause du bruit des avions qui décollent.

En traînant sa main gauche dans le sable elle formait des cercles dans le sable.

-Vous savez ce qui serait bien ?

-Oui, que je vous vous frotte les pieds et les chevilles avec du sable.

-Je pensais à autre chose.

Elle contempla le ciel,ça fourmillait de bleu.

-On essaierait d’être amis. Simplement amis. Mais vraiment. Aucune arrière pensée.

Je l’écoutais.

-Ça n’a pas l’air de vous emballer ?

-Non, ça ne » m’emballe » pas.

-Je vous emmènerais au Royal, on s’installerait au bar dans la pénombre, je commanderai une bouteille de Quincy dans un seau à glace avec de la buée, on boirait et on écurerait James Brown. Et nous ferions plein d’efforts pour rester amis.

-Condensation, dis-je.

-Quoi ?

-Sur le seau à glace, c’est de la condensation. Pas de la buée.

Elle ne remarqua même pas ma réflexion.

-Au lieu de se fourrer au lit sans aucun sens de l’orientation comme toutes ces écervelées aguicheuses . ..

Elle croisa ses sur ses genoux comme une petite fille dans une cour de récréation qui reste sur les marches de la classe.

-Un seau à glace avec la condensation, le Quincy  bien frais ! James Brown ! Et puis.. on pourrait se beurrer sans être dérangé si le coup de l’amitié ça ne marchait pas..

Elle me regarda par en dessous.

-Non ?

-Non James Brown et le Quincy, ça colle pas..

Un petit chalutier vert et blanc passa au large. La nageuse me fixait fixait, surtout mes bras .

Son regard picotait ma peau.

-Vous savez-moi ce que je fais ? Je veux dire professionnellement ?
-Non.
Vous n’ avez pas la moindre idée ?

-Non.

-Vous avez raison, personne ne peut deviner.Même moi au début j’ai eu du mal à deviner quel était mon job. Depuis un an j ‘ai rejoint la régie publicitaire de Ouest-France. Je suis devenue d’un seul coup d’un seul, une spécialiste des médias et je suis responsable de la Politique RSE du journal.

-C’est intéressant ?

-J’en sais rien. Je sais pas ce qu’on attend de moi. Au bureau ,ils sont contents quand j’arrive le matin avec des chemisiers avec des motifs boliviens .

Je commençais à écouter distraitement car les histoires de bureau m’emmerdent ;.et puis la mer, si on la regarde longtemps, nous fait perdre forme et identité, nous devenons une extension visuelle illimitée, on se sent quelqu’un d’autre.

La belle nageuse dut sentir ça.

-Vous ne m’écoutez pas. Vous pouvez répéter ce que je viens de dire ?

-Oui, vous vous ennuyez dans votre travail..

-C’est pas tout à fait ce que j’ai dit.

-L’hiver, j’aime être dans ma salle de bain chaude et me maquiller, surtout les paupières ou bien …ou bien..

Je l’écoutais en regardant une mouette dériver, ailes étendues dans le bleu du ciel.

-L’hiver quand j’ai les lèvres un tout petit peu gercées j’aime qu’on m’embrasse.

.Elle précisa :

-Un garçon m’a dit qu’il n’avais jamais été aussi bien embrassé avec quelqu’un qui a les lèvres gercées.

Je ne répondis rien.Je me levai et pliai ma serviette de plage.

-Vous ne voulez pas venir ce soir au Royal ?

-Je ne sais pas.. C’est où ? ..

A coté du marchand de gaufres Chez Hernandez.. Un faux pub anglais avec des tringles en cuivre. .

Elle fourra son paquet de Benson et son Zippo dans son décolleté. Elle me sourit et dit :

-C’est curieux comme vous pouvez avoir l ‘air gentil.Vous me rappelez les lapins que je nourrissais quand j’étais petite. Derrière le grillage je leur glissais des brins d’herbe et ils remuaient le nez très vite .Vous leur ressemblez.

Puis elle dit :

-On se reverra peut-être en ville ?…

Je ne la revis jamais , ni en ville ni sur les plages des alentours .Je l’ai pourtant cherchée.

Relire « Aurélien » d’Aragon, somptueux…

Je ne comprends pas qu’on parle de Céline et de Proust comme les deux uniques sommets du roman français du XX° siècle. Et Aragon ? J’ajouterai que depuis « le Paysan de Paris »(1926)  » en passant par « les cloches de Bâle »(1934), »Les beaux quartiers (1936) « Les voyageurs de l’impériale(1942) , et enfin cet « Aurélien » de 1945 ce massif romanesque apporte non seulement un point de vue personnel sur l’histoire de notre pays mais reflète aussi les espoirs de nombreux intellectuels français aspirés par l’idéal communiste et de toute une classe populaire depuis les années 30.Oui, je sais, Aragon a tant tardé à temps à condamner le stalinisme et la glaciation soviétique…

Ce qui frappe d’abord, en premier lieu dans ce roman d’Aragon écrit à partir de 1940 (puis terminé en 1944) c’est ce « style parlé »,si fluide, éblouissant de naturel, précis, mélodieux, suffocant de maîtrise et d éclat, si stendhalien pour parler des femmes avec finesse, sans oublier la finesse d ‘écoute des dialogues d’époque, les querelles du cubisme, tout ce petit monde mondain à la dérive.. Et ce héros Aurélien que Claudel (dans un superbe article élogieux) qualifie à la fois d' »Hamlet façonné par l’expérience morbide des tranchées », et aussi « d’épave consolidée au milieu de la dérive incessante » de ces « années folles »..

Quand on pense que ces pages là furent écrites au temps d’une France occupée par les Allemands , avec un Paris désert, spectral, que des étendards rouge à croix gammée flottaient le long de la rue de Rivoli… Quand on songe que le roman fut écrit sur des cahiers d’écoliers par un Aragon caché dans l’annexe d’une ferme à Saint-Donat, dans la Drôme, muni de faux papiers mal contrefaits en partie sur des petits cahiers d’écoliers…

Revenons à ce roman « Aurélien ».

Aurélien Leurtillois , démobilisé après huit ans de caserne puis de guerre dans les tranchées, ne sait trop quoi faire de sa peau…C’est le célibataire oisif,rentier, caractéristique de la bourgeoisie aisée française .Il fréquente les salons de Mary de Perceval où vient le Tout-Paris.Là Aragon nous glisse les portraits de ses amis :Picabia , de Picasso, de Cocteau.,Matisse et tant d’autres..

Aurélien vit dans une garçonnière à la pointe de l’île Saint-Louis. »On était au-dessus de ces arbres larges et singuliers qui garnissaient le bout de l’île, on voyait sur la gauche la Cité où déjà brillaient les réverbères, et le dessin du fleuve qui l’enserre, revient, la reprend et s’allie à l’autre bras, au-delà des arbres, à droite, qui cerne l’île Saint-Louis. Il y avait Notre-Dame,tellement plus belle du côté de l’abside que du côté du parvis.. »Régulièrement il retrouve des anciens combattants dans ce Paris des années 20.

Démobilisée, désaffectée, prise au piège de ses souvenirs dans les tranchées d’Artois ou d’Argonne, la génération d’Aurélien reste inadaptée au retour à la vie civile. Ces jeunes démobilisés se retrouvent sur les banquettes des bistrots pour évoquer leurs mois dans les tranchées.. ..paumés.. en recherche d’une identité dont une partie est restée au fond de leur cantine militaire. Drieu La Rochelle fera le portrait magistral de l’un d’eux sous les traits de l’alcoolique et suicidaire Alain dans «Le  Feu follet ».

Denise Kahn, qui fut le modèle de Bérénice

Pas mal de critiques et universitaires s’accordent d’ailleurs -pour affirmer que cet Aurélien doit beaucoup au jeune Drieu La Rochelle qui fut l’ami intime ,si longtemps, du jeune Aragon.Ce qui est confirmé par Aragon lui-même dans ce texte préface qui ouvre le Folio : »Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique » . Aurélien est invité dans des bals masqués, des dancings,fréquentes bars,ou de simples bistrots de quartier, avec des veuves de copains,des amies d’ami, des demi mondaines,rencontre des grandes bourgeoises qui s’affranchissent. Ce roman de l’amour « absolu », ce chant de l’amour impossible entre Aurélien et cette Bérénice ,offre le paradoxe d’être aussi le roman des adultères multipliés -et du libertinage .Ces adultères sans lendemain, sont incessants, croisés, renouvelés, presque interchangeables. Ces coucheries se multiplient au gré des soirées et des chapitres .C’est toute l’ironie de ce roman de l’amour impossible que de réussir une fresque des échanges, des flirts, des baises, qui aboutissent à former une collection de jaloux et de jalouses..Car la jalousie règne sur ces pages. Jalousies amoureuse mais aussi jalousies artistiques ,quand par exemple, le peintre Zamora est jaloux de Picasso  ou que d’autres son jaloux de Cocteau. Aragon parlait d’or quand on sait que cet ancien Surréaliste a connu tous les déchirements du mouvement , la période des exclusions, excommunications et anathèmes lancés par le « pape » André Breton.Sans oublier les multiples rivalités amoureuses qui marquèrent le groupe Surréaliste…

Au fil des pages, on reconnaîtra Breton sous la figure de Ménestrel, Decoeur, c’est le cinéaste Louis Delluc, Rose Melrose emprunte à la compagne d’Artaud, l’actrice Génica Athanassiou, tandis que Paul Denis, si important, mêle un peu de Paul Eluard,de René Crevel et surtout ce Pierre Naville qui épousera celle qui fut le modèle de Bérénice, Denise Kahn cousine de Simone Breton, femme d’André Breton.On reste en famille…

Il y a aussi dans ce roman, un côté Hôtel du Libre Echange , dans une Paris tres Fitzgerald .mais ce qui reste l’empreinte profonde du roman c’est une tragédie racinienne ,l’attente perpétuelle, et cette errance labyrinthique de deux êtres, ce dédale aride et déchiré qui condamne tout amour à mal finir dans un Paris-Césarée. .Aragon mange aussi le morceau  : « Bérénice était un simple prétexte qui le ramenait toujours à ce miroir de l’imagination où il ne voyait qu’Aurélien, Aurélien et toujours Aurélien ». On retrouvera ce texste quand il écrire en 1960 l’époustouflant « Blanche ou l’oubli ».

Donc donc, le roman repose sur ce dilemme : soit Aurélien possède Bérénice et donc l’a fait entrer dans la normalité déprimante d’une série de conquêtes (ou bien dans la norme du mariage bourgeois) soit Aurélien se contraint à  » l’amour sans la possession » et alors il garde quelque chose de cette « clarté croissante, cette blancheur.. » cette chimère assez nervalienne qui fascinera Aragon jusqu’à sa mort.

L’autre paradoxe c’est que le personnage Bérénice, loin d’être une femme éthérée, Aragon la montre une petite provinciale comme les autres adore arpenter Paris qui cherche elle aussi sa voie.Elle est franche, spontanée, tantot rêveuse, tantôt familière, concrète, naturelle, à l’aise dans la vie courante, mais qui,par sa beauté -et sans trop vouloir le savoir- perturbe l’ordre établi. Au fond, elle représente quelque chose comme le songe du Désir masculin.Quand elle danse avec Aurélien, Aragon note bien que son visage, ,les yeux fermés possède « un sourire de sommeil,vague,irréel ». Par là, on rejoindra l’image du masque mortuaire, ce visage de plâtre de la « noyée «  de Seine,qui hante Aurélien puisqu’il l’a accroché ce masque dans garçonnière. Pourquoi ? Est-ce la Mort qui a poursuivi l’ancien combattant des tranchées ? Est-ce l’identité flottante qui rejoint toutes les femmes aimées puis perdues ? Le texte garde son énigme.

On verra d’ailleurs que Bérénice, ne sachant pas à quels désirs anciens, à quelle histoire secrète, correspond ce masque qui fascine Aurélien, en devient jalouse.

Mais par dessus tout ce qui fascine dans « Aurélien » , c’est la présence du Paris de l’entre-deux-guerre. J’y vois même le cœur battant du roman.

Le peintre Picabia, modèle de Zamora

On retrouve l’Aragon du « Paysan de Paris » ,rédigé dans les années 2O. Cette topographie parisienne s’élargit et s’épanouit au fil des chapitres et semble modeler les rêveries intérieures des deux grands personnages. ce Paris « laboratoire de la vie moderne » fascine toujours autant l’auteur. Il nous rend palpable le « merveilleux quotidien.De simples vitrines dans un quartier Latin, ou une rue de Rivoli, prennent les couleurs d’une mythologie à déchiffrer. Chaque immeuble, chaque impasse, chaque carrefour (dans tous les quartiers) possède son message.Tout ce qu’il y a insaisissable, dans le concret d’une ville, depuis ses toits gris jusqu’à son métro, procède d’un curieux mouvement électrique qui se révèle une manière d’introspection systématique, -parfois humoristique- dans les couloirs de la mémoire et de l’imagination du narrateur.

Paris c’est l’espace et le Temps sensibles au cœur pourrait-on dire en pastichant Proust. L’agencement cyclique des promenades, de jour comme de nuit, forment le charme absolu du roman.

Paris ,ses rues, ses heures, catalysent la mémoire involontaire d’Aragon comme la madeleine trempée dans le thé provoquait celle de Proust.Parcourir le XVI°arrondissement ou les Buttes Chaumont ou suivre la Seine introduit au souvenir d’une autre vie-plus intérieure et plus antérieure – comme si chaque rue s’ ouvrait vers un mouvementent de l’esprit ».

Les errances et flâneries de Bérénice sont à cet égard d’une stupéfiante beauté. Aragon, paysan de Paris, s’en donne à cœur joie pour décrire les émerveillements de sa petie provinciale.Elle suit des avenues, Aragon écrit : »Chemins vivants qui menaient ainsi d’un domaine à l’autre de l’imagination, il plaisait à Bérénice que ces rues fussent aussi bien des morceaux d’une étrange et subite province ou les venelles vides dont les balcons semblent avoir pour grille les dessins compliqués des actions et obligations de leurs locataires.. ».

La rue Oberkampf :  »ses maisons lépreuses, déshonorées par des réclames si vieilles qu’on ne les voit plus »,mais aussi le Marais, le quartier Saint Honoré, les piscines municipales et les ouvriers en marcel, les dames à chapeau cloche du Casino de paris, les fumoirs des théâtres et ses uniformes américains, les dancings à boules scintillantes , les rues encaissées qui montent vers Montmartre, la rue Pigalle sous la neige, les auréoles sombres de l’avenue du Trocadéro le soir. Ou bien ce petit café « qui donnait sur passage .Il y avait entre les glaces et les portes vitrées tant de reflets qu’on s serait cru au théâtre. C’était encore un lieu de l’ancienne manière, avec des ors partout et des petites colonnes brunes à chapiteaux compliqués, des banquettes rouges, des porte manteaux Renaissance. Il traînait sur les tables des sous-main à lettres d’argent, des tomes dépareillés du Bottin . Il y avait un percolateur derrière le bar d’acajou à applications de cuivre, et la caissière rêvait dans ses frisettes et la poudre de riz. »

Il y a aussi les arrières salles pour noces et banquets.. Les boites de nuit et « leurs poules », l’Île Saint- Louis, ses portes, ses cours, ses escaliers, s et l’inconnue de la seine en masque de plâtre… Aragon décrit les petits boutiquiers, les crèmeries, les concierges, les garçonnières, les ateliers de peinture, les expos dadaïstes, le bar de la paix et « ses moulures Louis XVI » les brasseries des Thermes, les bars des beaux quartiers où des barmen en veste blanche agitent des shakers.

Car ce Paris, si bien vu, est en même temps « une ville pour les hommes de trente ans qui n’ont plus cœur à rien. Une ville de pierre à parcourir la nuit sans croire à l’aube ». Et, comme par hasard, on se souvient que, peut-être aussi, également, Aragon décrit sans doute en filigrane sa France de 1942, l’immense dépression-abattement de tout un pays devant la défaite de juin 40.. ce n’est pas un hasard s’il écrit « à parcourir la nuit sans croire à l’aube » dans sa cachette de la Drôme avec des faux papiers mal faits qui le mettent à la merci d’un contrôle de la police allemande….

La fin du livre, si brutale, nous révèle qu’Aurélien et Bérénice,dans la débâcle de 40, enivrés de cognac dans une voiture, sont mitraillés par les Allemands. Bérénice meurt. « Bérénice ! »

Ils avaient crié tous ensemble.La main valide d’Aurélien lui redressa le visage. Elle avait les yeux à demi fermés,un sourire, le sourire de l’Inconnue de Seine…Les balles l’avaient traversée comme un grand sautoir de meurtre. »

Ce sentiment d’irréalité de certains temps historiques imprègne ces pages. Chant de l’absence, épopée du vide, roman des temps morts, des temps blancs, des non dits, des mal dits, des élongations de la durée , roman des digressions folles et magistrales , bifurcations, attentes douloureuses ,flamboyantes, et déçues. Il y a du Flaubert de « L éducation sentimentale » dans cet « Aurélien » ça se comprend aussi bien dans l’élaboration musicale des phrases que dans la construction d’un paysage d’époque à la fois ardent, mais aussi dévasté et qui laisse, au final, une odeur de vies calcinées. une odeur de vies calcinées.

Remarquons enfin qu’Aragon, nous entretient alors, sans l’air d’y toucher, des « jours alcyoniens ».

Quand l’Histoire est « hors des gonds »,alors on peut à l’infini dans le cinéma mental humer , sentir, deviner, une légère accalmie entre deux détresses. Bérénice déclare : » Vous savez bien, les jours alcyoniens.. quand l’alcyon, tant la mer est calme, peut y faire son nid au creux des vagues..les jours d’avant Noël.. »

Ce détail est remarquable.

Ces « jours alcyoniens » d’Aurélien et de Bérénice, »au creux des vagues » ,quelle trouvaille !

EXTRAIT

Voici comment Aurélien voit Bérénice:

« La seule chose qu’il aima d’elle tout de suite, ce fut la voix. Une voix de contralto chaude, profonde, nocturne. Aussi mystérieuse que les yeux de biche sous cette chevelure d’institutrice. Bérénice parlait avec une certaine lenteur. Avec de brusques emballements, vite réprimés qu’accompagnaient des lueurs dans les yeux comme des feux d’onyx. Puis soudain, il semblait, très vite, que la jeune femme eût le sentiment de s’être trahie, les coins de la bouche s’abaissaient, les lèvres devenaient tremblantes, enfin tout cela s’achevait par un sourire, et la phrase commencée s’interrompait, laissant à un geste gauche de la main le soin de terminer une pensée audacieuse, dont tout dans ce maintien s’excusait maintenant. C’est alors qu’on voyait se baisser les paupières mauves, et si fines qu’on craignait vraiment qu’elles ne se déchirassent. »

Quand un homme de théâtre disparaît…

Quand un homme de théâtre disparaît, on a l’impression de garder dans sa mémoire une poignée d’images, si pauvres, si insistantes, qui s’agitent faiblement sous une lumière vieillotte. Quelque chose d’un peu illusoire, d’un peu fantomatique reste en nous, quand nous sortons dans le froid de la nuit, devant le théâtre. Plus tard, quand nous évoquerons ces soirées là, ces mises en scène dont si peu se souviennent, ceux là ne peuvent comprendre, pourquoi ces éclairages brutaux, ces gestes trop affirmés, ces grimages expressionnistes, ces cris de fauve , cette fanfare soudaine, ces roulades, ces serments avec poignards en carton, avec ces fausses campagnes de toile peinte ,et ces lointains bleutés qui ondulent dans un courant d’air, ces faux palais au crépuscule, ces mots qui s’imprègnent de la grandeur de Rome et du sang?…Comment se plier à ce jeu  sans suspicion? Mais ce qu’exhale la scène, un soir comme un autre, dans une petite salle , ce que les comédiens essaient de donner de meilleur, à qui confier ça, qui s’éloigne, quand le metteur en scène meurt ? Qui a traversé l’antre obscur d’une scène, au milieu de l’après midi, quand on cloue un portant, ou bien quand surgit le front blanc et gras d’un comédien tandis que dans la régie, on essaie plusieurs bandes son  , des eaux qui murmurent, la pétarade de fusils, le chant des galériens, oui, cette salle, cet aquarium dans la pénombre ,quel ravin obscur.

Ce sont les rangs de fauteuils repliés ,la lumière du jour au fond d’un couloir, Cinna en basket qui cherche sa toge, l’habilleuse et son fer à repasser qui trimballe des vieux impers, la jeune comédienne au teint de porcelaine qui feuillette le livret avec un crayon rouge pour marquer ses silences, et l’aspirateur qu’on passe le long des coursives, et le comédien célèbre qui ronchonne ses perfidies en sortant de la loge, habillé en Thésée. Et le projo qui éclaire soudain une mer Baltique en furie ou de la gelée blanche qui scintille soudain sur une cerisaie , et ces épingles à chapeaux qui traînent dans le cendrier de l’assistant. Et ce qui commence et ne finira jamais quand le plateau noir est cerné de hauts murs nus et que le fumoir et le bar sont en travaux .

Le théâtre est fermé tout l’été, scène morte, bureau du directeur fermé avec sa pendulette, ils sont tous partis sur la plage à cent kilomètres.Buvettes, Cinzano, crème solaire. Il y a vingt morceaux de décor brisés qui pourrissent dans la cour, entre les camionnettes, Alors la mémoire circule et volette :je me souviens que tu prenais chaque comédien à part,par l’épaule et tu leur demandes de parler plus doucement « il fauit éviter cette piaillerie qui devient la règle générale… » tu comprends et ne regarde pas trop la salle..tu vas voir un type qui bâille et un autre qui pelote une fille.. », tu apprends un nouvelle inflexion plus liquide pour dire :«  Douniacha les chiens n’ont pas dormi de la nuit,ils sentent que les maîtres arrivent, tu comprends ? »

Tu penses bêtement que si aujourd’hui le théâtre reste fermé tout l’été dans cette grande ville c’est que nous sommes au plus profond des esprits malades.

Te souviens tu de ce soir si particulier de juin en Avignon ? Oui ce soir là en particulier , autour du théâtre, à la sortie après cet « Egmont », il y avait les feuillages des platanes ils bruissent, et ce bruit du Rhône qui coule pas loin, en contre bas..ça ne s’invente tout de même pas ;ils sont toujours là, il adoucissent la soirée ,ces feuillages quand la foule sort du hall et se disperse dans les rues voisines pour rejoindre les parkings.
Oui ça ne peut plus être partagé . Ils sont tous partis.J’ai le sentiment qu’il ne faut pas déranger notre mémoire défaillante, savoir que seul, certains soirs, notre cœur a battu d’une certaine façon et que ce n’est pas dicible car le théâtre, chaque soir disparaît et tombe dans l’inconnu quand la salle s’éteint.. Le théâtre nous laisse particulièrement seul, démuni comme une famille partie en exil.

La disparition d’un homme de théâtre qu’on aime, qu’on a aimé, est à sa manière si étrange qu’on voit et revoit mentalement des bribes de ce pays inconnu qu’il a voulu nous montrer, ces corps grimés qui ont traversé les planches de long en large et qui n’existent plus, pour raconter tant d’affaires de ce monde ci sans jamais y arriver complètement. Cette scène déserte, éteinte, et sombre, nous versé ailleurs pour une heure ou deux , un songe endormi, on ne peut s’en détacher, ni s’en dépêtrer tout ce bricolage peinturluré.

Antoine Vitez…

Je me souviens de ces minuscules bouts de papier blancs lâchés du haut des cintres pour faire de la neige sur un Campiello de Venise un soir d’hiver. L’absence d’un homme de théâtre, sa disparition soudaine , charnelle, a quelque chose de si déconcertant et ça laisse en nous une blessure comme si une partie de notre existence s’était évanoui avec lui, comme si l’éclairage avait soudain manqué dans notre bureau, comme si cet homme là s’était enroulé dans une partie de notre vie, dans une couverture, avec son fatras de personnages pour mieux rêver d’un ordre ineffable, et nous réchauffer .
J’ai beaucoup fréquenté les théâtres. Maintenant c’est fini. J’ai levé le camp, laissé mon fauteuil à d’autres spectateurs. Je garde au fond de moi un peu incrédule ce qu’il y avait de si entremêlé, disjoint, dans les émotions d’une soirée quand la rampe s’allume.. Ça revient fort ces moments là quand on quitte le hall désert du théâtre, quand on revient à sa voiture, à son bus, à la vie ordinaire, à la carafe de rouge sur une nappe en papier, méditant au fond d’une rue de banlieue , en réfléchissant à ce que le metteur en scène a voulu nous confier avec sa sarabande de fantômes , et qui restera sans réponse.

Désormais quand je pénètre dans le hall d’un théâtre je pense au docteur Astrov dans Tchekhov: » Comme c’est bizarre.. On se connaissait et tout d’un coup on ne sait pas pourquoi.. on ne se verra plus.. »

Une soirée au restaurant

Roxane et moi sommes entrés dans salle du restaurant. Elle était vide. Murs de béton brut avec une immense baie au fond qui donnait sur un ravin forestier. Les nombreuses colonnes de ciment gris divisaient l’espace d’une manière géométrique sournoise. On avait disposé de hautes plantes vertes à feuilles de celles qu’on trouve dans les administrations ; la nudité des murs faisait songer à un réfectoire de grande entreprise, une décoration dans le genre de design industriel avec des coupoles d’acier au dessus des tables. Une bande de carreaux de céramique bleue sur la paroi du fond mettait une note plus vive. Les chaises étaient de sortes de coques de plastique d’un blanc clinique. et les lampes posées sur chaque table, (une tige d’acier et une boule de verre opale ) suggéraient plutôt une salle de repos d’un de ces établissements de thalassothérapie avec une clientèle qui rôde en peignoir éponge.

Une serveuse nous installa contre l’immense baie vitrée qui donnait sur un ravin forestier avec, au fond, le trait blanc d’un torrent. La table étant tout contre la vitre, nous avions l’impression d’être une nacelle suspendue au dessus du vide. Le temps devenait orageux.

La serveuse nous apporta des menus immenses et larges avec une cordelette dorée , puis elle s’en retourna vers la desserte, rangea des théières, des piles de serviette , sortit enfin une minuscule boite vitrée de la poche de son tablier et remua ce boîtier. A suivre ses petits gestes et la manière dont elle inclinait avec précaution ce devait être un jeu avec des petites billes d’acier à placer dans des trous.Un de ses pieds se frottait sur l’autre et le décolleté dans son entrebâillement, laissait voir la naissance de ses seins halés.

Roxane feuilleta les pages en faux parchemin de la carte. ,elle dit d’un ton un peu traînant :

-Je vais prendre un Martini blanc . Tu as fini de la reluquer ? tu veux que je me mette légèrement de côté pour que tu l’admires mieux?

-Pourquoi pas ?

Elle pivota.

La serveuse dont le haut chignon était en train de se défaire vint prendre notre commande. En écoutant avec patience nos hésitations ,elle mordillait son stylo à bille.

Roxane lui demanda si il y avait des huîtres.

-Non, nous n’avons ni huîtres ni fruits de mer pour le moment..

-C’est dommage dit Roxane, je n’ai jamais mangé d’huîtres et j’en avais envie.

Je me suis demandé si Roxane plaisantait en affirmant qu’elle n’avait jamais goûté d’ huîtres car elle avait vécu au bord de la mer. J’imaginais soudain une enfance confite dans la religion ou l’avarice, des parents qui ne sortaient jamais au restaurant le dimanche, une soumission à une discipline familiale tyrannique avec interdiction de fruits de mer.

-Je prendrai le menu à 24 ,dit Roxane..

– Terrine ou salade folle ?

-Terrine..Et toi ? me demanda-t-elle..

-Pas d’entrée, je prends juste le cassoulet, spécialité de la maison.

-Et moi, en plat, la bavette pommes allumettes.

pour son Martini b lanc

Sous l’éclairage blafard j’avais de plus en plus l’impression que nous étions des curistes dans une station thermale en fin de saison.

-J’avais, j’ai envie d’huîtres !..

Elle reprit :

-ça fait des mois que j’ai envie d’huîtres. Pourquoi ils n’ont pas d’huîtres ?.. On est pas si loin que ça de la mer !!.. je n’ai jamais mangé d’huîtres, ça a quel goût ?Toi qui en a mangé des tonnes ?

Je m’aperçus que j’étais incapable de définir le goût de l’huître. C’était désagréable. Les mots me manquaient. Pourtant, les mots, c’était ma profession. Oui, quel goût avait cette sorte de corolle palpitante et frangée dans minuscule cuvette de nacre ?  J’imaginais la consistance laiteuse de l’huile, sa consistance de morve verte pour certaines espèces.. mais décrire le goût de l’huître devait être une performance au dessus de mes forces.

-C’erst calme ici.

-Pardon ?

-Je dis que c’’est calme.

-J’espère que je vais avoir la réponse avant la fin du repas.Bois moins.

La jeune femme dont le chignon avait été réajusté servit le Madiran et le verre de Martini et rapporta un petit seau pour les glaçons.

Je cherchais désespérément comment on pouvait qualifier le goût des huîtres. Le plafond de la nuit baissait vers le ravin.Les ombres gagnaient.On ne distinguait plus le filet blanc du torrent au fond du gouffre. Le goût des huîtres ? Je sentis le même désarroi que celui que j’avais ressenti à l’oral du bac quand examinateur m’avait demandé en quoi consistait l’Âme selon Aristote.

Je balbutiais :

– C’est difficile à dire.. ,c’est assez iodé..mou.. la texture est délicate c’est on dirait une corolle de goût noisette atténuée.. tu vois ce qui compte c’est la consistance si molle sur la langue

-Je te demande quel goût ça a .

-Oui,j’ai etendu.je ne sais pas.

J’ajoutai :

– Qu’est-ce que tu veux que je te dise, je n’sais pas.

La serveuse, s’était appuyée contre la desserte et jouait à nouveau avec le petit boîtier jaune.

-Oui. Quand même, tu as fait combien d’années à la Fac de Lettres de Caen  ?Combien ?

-Cinq ans.

– Et tu es incapable de me décrire le goût de l’huître ?

Je me resservis du Madiran. Il avait un goût de châtaigne.

-Avec ma sœur,enfants, dis-je, nous n’aimions pas tellement les huîtres et nous les remplissions avec du vinaigre et du citron pour ne pas justement trop sentir le goût de l’huître. C’est au cours de mon adolescence que justement j’ai commencé à aimer les huîtres jusqu’au jour où j’ai vu dans la buanderie ma petite sœur -elle était devenue une superbe fille un peu perverse- reprendre les écailles d’huîtres dans la brouette qui servait de poubelle pour essayer de suçoter ce qui restait dedans..

-Oh, vraiment ? Tu te fous de moi ?

-Non Mais quand on parle d’huître c’est tout mon passé familial qui revient. Ma mère, l’été, dans la baie de Paimpol, en prenait même à son petit déjeuner avec parfois une ou deux pinces de crabe. C’est mon père qui tournait la mayonnaise.
– Tu es complètement torché.

-Non, juste un peu.

-Iui, je pense que tu a été franchement pathétique pendant tes années à la Fac de Lettres.

– J’ai étudié Virginia Woolf, Thomas Hardy, William Faulkner !!!

-Parle moins fort. Mes anciens amants, sans avoir fait Lettres ni de thèse m’auraient dit en trois coups de cuillère à pot quel goût l’huître ça a. et toi ? Des annéees détudes et rien ?

-Je suis entièrement d’accord.
-T’es vraiment beurré. Arrête de remplir ton verre.

-Tout le monde est tellement heureux quand on essaie pas de définir les choses ,dis-je C’est un problème philosophique capital, Roxane. Pendant des années des tas de philologues et de météorologues ont étudié le divorce, le fossé entre les choses et ce qu’on a trouvé pour les nommer. Enfin non pas les météorologues. Plutôt des linguistes.

-Les mots ?Quyels mots ?

-Et j’ai même étudié Dylan Thomas. Enfin pas très longtemps.

Je précisai :

-Les mots menacent parfois de ne pas nommer les choses.

-Pardon ?
-Et vice versa. C’est un problème caoityal. Même les phénoménologues se sont cassés les dents sur le problème.

L’orage montait dans le ravin, des nuages ardoisés cachaient une partie de la masse forestière.

Je clignais des yeux pour voir au loin.

-On dirait un pont romain là bas. Y’a pas mal de potns rolmains dans la régions.

Roxane examinait la sauce dans son assiette.

-Ça donne à réfléchir.

-Quoi ?

-L’incapacité des intellectuels à répondre aux questions les plus simples. Mais quelle éducation as tu reçu?

-C’est étrange le nombre de gens qui me posent cette question, ça m’inquiète un peu.

La climatisation se mit doucement en route et accompagna notre diner d’un léger chuintement comme si nous étions dans un TGV. La serveuse avait disparu. Une brume montait de l’abîme. Je dis :

.

-J’imagine que oui, ça a un goût,mais lequel ?

Je remplis mon verre .

– Je sais pas, désolé.tu entends l’orage ?

Le leger crépitement de la pluie se mit à chantonner sur la vitre de la baie.

Je piquai quelques pommes allumettes dans l’assiette de Roxane, mais je cessai , craignant qu’elle me demandât le goût des pommes allumettes.

Roxane sortit son paquet de Marlboro.

– Je vais fumer .Tu permets.
J’achevais le repas avec une meringue cernée par un jus de fraise,puis commandai un cognac.. La pluie avait cessé. La serveuse pliait avec lenteur et méthode des serviettes en forme de mitres d’évêque sur la desserte. Enfin la serveuse vint débarrasser.

-Ça a été ?

Cette manière de coller le verbe avoir contre le verbe être ma toujours provoqué un certain malaise. Avoir. Eté. Étés. Je vis des étés depuis ma naissance. Puis un seul été : une large étendue de la mer d’un bleu léger avec une traînée scintillante le long d’un voilier. Des étés à n’en plus finir. La serveuse avait posé sur son avant bras une pile d’assiettes à dessert et me fixait.

Elle inclina la et tête :

-Ça a été ?

-Merveilleux.

Je me levai et enfilai ma veste et terminai le Madiran.

-Ce n’est plus la saison des huîtres, me dit la serveuse. Vraiment désolé.
-Je suis entièrement d’accord avec vous.

Je sortis sur la grande terrasse ,le ballon de cognac à la main . La nuit gagnait le fond du vallon. L’air était froid comme il arrive en montagne. Roxane n’était pas là. Il restait une coupelle avec deux mégots. Des chaises longues étaient empilées contre des bouteilles de Butane.

Je tirai une chaise longue et m’étendis. La semi obscurité laissait encore distinguer un paysage de vignobles, une route, des pâturages, clôtures, champs avec leurs sillons bruns, et quelques lointaines lueurs qui devaient être des fermes isolées. L’indéfinissable puissance du poids du ciel orageux , cette une immensité de ténèbres vers les Pyrénées me mit en joie.