Je lis les récits d’une vie ,toujours surpris.
Sur la Rdl il y ceux qui racontent des tranches de leur vie, c’est plutôt bien écrit, cohérent, stable,agréable à découvrir , comme revisité par un employé de bureau consciencieux , habilement rédigé, mais je n’y retrouve rien du fatras qu’est mon passé. Ma mémoire est foutraque,bordélique, comme ces tiroirs bourrés de photos de famille pas rangées .Mon passé n’a ni cohérence ni direction, ce ne sont que des instants accidentels étrangement dépourvus de signification , comme cette image de salle d’attente chez un dentiste d’Argentan, un jour d’hiver désolant, ou une table de cuisine avec toile cirée au soleil devant une fenêtre,ou bien un été brûlant devant un champ en pente , bordé et ombragé par des noisetiers ,l’herbe y est haute,foisonnante, dispersée, abondante et encore mouillée,et il ne se passe rien d’autre que cette stupeur d’être vivant au milieu d’un été breton.Loin de toute présence. Je n’ai jamais gardé dans mon grenier intérieur ces scènes familiales, précises et riches comme des fresques, qui rendent les Mémoires si attrayants et permettent aux auteurs de devenir des classiques. Des autobiographies passionnantes,comme celle,par exemple, d’une Simone de Beauvoir sont des modèles de rangement par dates, cycles, saisons signalant avec assurance les faits importants, les amours, les amitiés, les succès ou échecs, les bouleversements affectifs, qui transforment le récit en « roman de formation », en une course d’obstacles réussie, analysant des causes et des effets, comme s’il suffisait d’approcher une loupe mentale sur les années qui passent. Tout ceci avec des dates bien ajustées.
Je suis toujours perplexe devant ces auteurs ceux qui remontent dans leur passé, depuis l’enfance, avec une perspective droite, comme s’ils marchaient sur une route, ou revisitaient les pièces d’une maison ancienne déserte, à l’abandon, encore bruissantes des scènes familiales. Pas mal d écrivains ouvrent et feuillettent dans leur mémoire comme on lit dans un annuaire ou comme on déplie une carte routière . Le récit de pas mal de vies donne à la lecture le sentiment sinon d’ une organisation, au moins d’être un fichier bien rangé ,ou alors ressemblent à une thèse désuète où l’on cherche le trucage et les beaux mensonges. Pour ma part, je ne vois que la confusion lumineuse des expériences solitaires que chacun vit pour soi et sur lesquelles les mots dérapent.
Tourné vers le Passé, je n’entends qu’une vague rumeur océanique grondante et monotone comme si une dune le cachait la mer. Je revois un dimanche matin sur la route de Cabourg se réduisant à la surprise d’un enfant qui découvre pour la première fois, dans un virage , une plage vide ,des vagues d’un gris vert pâle qui moutonnent, la Manche. L’image tourne en boucle depuis tant d’années. Moments d’être »pris dans la fluidité d’un courant fuyant ,déraisonnable, sorte d’abîme qui sent l’approche du bord de la vie dans son inaccessibilité que Virginia Woolf a su traduire en mots. Merci Virginia.
Je vois l’exploration autobiographique comme un puits sans fond avec quelques reflets entrevus. Pans d’ombre, ruses, vagues choses entrevues, quelques photos-toujours les mêmes- finissent par se substituer à ma mémoire pour décrire les réunions familiales baptêmes, enterrements, vacances, fêtes de Noël, anniversaires, vacances à Arcachon, tablées dans un chalet,etc.
Non. je n’ai quasiment pas de « souvenirs d’enfance » sinon un paysage de ville normande détruite par des bombardements de Juillet 44 et des quartiers réduits à des chicots d’immeubles et une église Saint-Jean penchée. Il y a du Hiroshima si je sonde ma mémoire. C’est l’abandon qui règne dans ce grenier. Aucune vérité claire ne ressort quand je tente de me pencher sur mon passé. Le relevé de cadastre est impossible. Je n’entrevois qu’une intrication de choses licites ou non,dicibles ou pas.C’’est surtout le sentiment d’essayer de saisir de l’eau à pleine poignées. J’envie les admirables tapisseries de Chateaubriand ou les moires et volutes de Proust .La puissance de leur remémoration m’apparaît comme un stupéfiant délire égocentrique ou une cristallisation imaginative hors-norme. Ils arpentent des domaines intérieurs en même temps qu’ils captent une comédie humaine,parfois, avec des ruses de faussaires .
Quels grands décorateurs et fresquistes.
Je reste, en ce qui me concerne, bloqué dans l’Arte Povera, le presque rien, le minime ressassé. Comme des vieillards tapis au fond d’une pièce fraîche aux odeurs de cendres prés du manteau de la cheminée et qu’un été nouveau ne réchauffe plus.
Revenir sur le passé, c’est pour moi essayer de tenir de l’eau dans son poing. Le courant de conscience est un fluide impossible à retenir Des signaux contradictoires et fragmentaires viennent de je ne sais quel fond océanique de ma conscience, et ce que je ressens ressemble assez à ces fins de repas tard le soir, quand le sommeil me prenait ,enfant, à la table de mes parents quand ils recevaient des invités bavards qui devenaient des spectres inaudibles en train de s’éloigner quand la fatigue m’envahissait . On me portait assoupi dans la chambre, je ne percevais plus que le lent écroulement régulier des braises dans le poêle. Journées et soirs confondus dans une eau trouble.Irréalité des images entrevues, j’arpente des domaines muets, silencieux, et immenses d’un palais à l’abandon, journées d’éclipse, voix d’ombres, personnages sans rôle, comédie de la vie en quête d’un auteur, d’une histoire qui ne vient jamais. coulisses mornes d’un théâtre hors saison, c’est à peine si je me souviens du désordre de l’appartement après la naissance de mes filles. Mon passé demeure une terra incognita
Mon passé reste sans épaisseur, l’écriture n’y adhère pas mais glisse sur des illusions et de vagues hantises et des terreurs. L’étrangeté est là. Ma mémoire est sans adhérence à ce qui l’entoure, et surtout vécue dans la discontinuité comme si quelqu’un avait brisé le verre de ma montre.
Ce qui me frappe dans pas mal de mémoires ou de souvenirs rédigés,c’est ce côté sagement chronologique, si rassurant, comme si,jamais, la vie n’avait subi des trous, de béances, de moments morts, des pannes,des fièvres. Il suffit de penser au fatras banal et baroque d’une seule journée en ces minutes amoncelées qui s’ étirent , s’embrouillent, se culbutent, ou se heurtent,s’annulent et renaissent avec des fusées d’images arbitraires et inexplicables. Où vont- elles ? Ma vie est-elle le songe d’un autre ? C’est au fond la forme de proces-verbal qu’établissent les biographes. Chez eux pas de soirs embrumés d’alcool qui font douter de tout, d’ images ou d’émotions incompréhensibles qui cassent l’i identité,chez eux pas ce sentiment d’irréalité qui ressemble à une ville surchauffée du Midi , ces rues vides de mois d’Août au milieu duquel sa silhouette ne fait aucune ombre.
Quand j’essaie de me souvenir qui j’étais dans la vadrouille dans ce passé, même proche je ne m’y retrouve pas. Pour en avoir le cœur net, j’ai repris une boite à chaussures bleue cachée au fond de l’appartement dans laquelle j’ai gardé quelques carnets rédigés en 1974. Je venais d’achever mes 16 mois de service militaire, et je lis ça :
« J’écoute un ami parler de sa famille, de sa femme, de son nouveau travail à France-Soir , comme si tout ça lui appartenait, comme s’il maîtrisait tout ça , comme si passé, présent, les rencontres, les soirées,les trajets dans le métro , ses parties de tennis dans la vallée des Chevreuse faisaient un tout uni, ordonné et compact qui le rassure, d’autant que sa femme vient de lui annoncer qu’elle est enceinte.Il fait partie de sa vie comme si chacun de ses épisodes lui donnait confiance .Moi pas. Je n’ai pas confiance face à mes parents, ni face à la mère de Françoise, ne trouvant pas mes mots, ni aussi les leurs, n’adhérant jamais à la situation, pensant toujours à autre chose, un peu aux abonnés absents, et rentrant chez moi comme si je débarquais dans un domicile in,connu, comme si j’avais pour vocation de décevoir et de déconcerter. Profession:être en fuite. Devenu père, je ne sais quel rôle tenir devant mes enfants comme si tous ces rôles ne me convenaient pas,étaient faits pour d’autres,mais qui ? J’observe mes amis ,ceux de ma génération , je suis surpris qu ‘ils endossent les rôles de père, d’amant, de fils ,d’ami fidèle, comme on essaie un chapeau. Ou une paire de chaussures.Je travaille, je mange, je dors, je baise, je sors avec des gens dont je ne connais pas le nom, tout ça entre deux portes. Parfois,le soir , quand je sors d’un self-service aux néons vibrants, place Monge, je marche au hasard, église Saint-Médard,puis le Canon des Gobelins, l’ avenue des Gobelins. Quand je croise un visage de femme sous la lumière un peu brumeuse d’un soir d’hiver,frisquet , ce visage et cette silhouette emportent sans doute une parcelle d ‘un songe qui m’était destiné . Quand je vois un couple qui se refugie dans une voiture, pour s’étreindre enfin je me sens comme un fugitif ou un escvroc qui vole la vie des autres Quand je traverse le quartier de l’avenue de Choisy et ses immeubles mornes avec des centaines de fenêtres, qui restent ,certaines, allumées tard, j’imagine des drames, des tendresses, des enfants qui se cachent sous un lit, une femme en désarroi qui nettoie le filtre de sa cafetière sous un filet d’eau. Souvent j’imagine un appartement, en haut d’un immeuble, il reste un téléviseur allumé ,et au plus creux de la nuit, sur l’écran vide, apparaissent quelques images brumeuses, déchirées ou je vois une partie de mon passé , par exemple mes parents comme je ne les ai jamais vus :tranquilles,réconciliés, sur un matin calme du lac d’Annecy. »
Voilà donc ce que j’écrivais en 1974. Pourquoi depuis un écran noir ? Et en même temps je pense que ceux qui,dans ma jeunesse, m’ ont donné le sens du péché sont des assassins.
En relisant ces carnets, je retrouve intact ce sentiment de méfiance, envers ceux ceux qui racontent leur vie en suivant l’impeccable ruban chronologique. Le temps reste un verre de montre brisé. . Je ne suis pas loin d’accuser ces rassembleurs de souvenirs de jouer la comédie. Et j’écris tout ça dans un parc feuillu et discret, au bord de la Rance, parmi des taillis, dans des bouffées d’odeurs tièdes, résineuses, tout en éprouvant cette lassitude voluptueuse de ceux qui, dans la fatigue, dans la venue de l’âge ne se souviennent pas de grand-chose. Le temps s’abolit dans le petit refuge solaire de l’instant. La conscience se réduit à l’infime ruisseau pailleté de reflets qui court dans un fossé le long d’un talus, comme une matinée d’été qui s’enfuit. Grains de mica dans la pierre.