Roxane et moi nous sommes entrés dans salle du restaurant. Elle était vide. Murs de béton brut avec une immense baie au fond qui donnait sur un ravin forestier. Les nombreuses colonnes de ciment gris divisaient l’espace d’une manière géométrique sournoise. On avait disposé de hautes plantes vertes à feuilles de celles qu’on trouve dans les administrations ; la nudité des murs faisait songer à un réfectoire de grande entreprise, une décoration dans le genre de design industriel avec des coupoles d’acier au dessus des tables. Une bande de carreaux de céramique bleue sur la paroi du fond mettait une note plus vive. Les chaises étaient de sortes de coques de plastique d’un blanc clinique. et les lampes posées sur chaque table, (une tige d’acier et une boule de verre opale ) suggéraient plutôt une salle de repos d’un de ces établissements de thalassothérapie avec une clientèle qui rôde en peignoir éponge.
Une serveuse nous installa contre l’immense baie vitrée qui donnait sur un ravin forestier avec, au fond, le trait blanc d’un torrent. La table étant tout contre la vitre, nous avions l’impression d’être une nacelle suspendue au dessus du vide. Le temps devenait orageux.
La serveuse nous apporta des menus immenses et larges avec une cordelette dorée , puis elle s’en retourna vers la desserte, rangea des théières, des piles de serviette , sortit enfin une minuscule boite vitrée de la poche de son tablier et remua ce boîtier. A suivre ses petits gestes et la manière dont elle inclinait avec précaution ce devait être un jeu avec des petites billes d’acier à placer dans des trous.Un de ses pieds se frottait sur l’autre et le décolleté dans son entrebâillement, laissait voir la naissance de ses seins halés.
Roxane feuilleta les pages en faux parchemin de la carte. ,elle dit d’un ton un peu traînant :
–je vais prendre un Martini blanc . Tu as fini de la reluquer ? tu veux que je me mette légèrement de coté pour que tu l’admires
-Pourquoi pas ?
Elle pivota.
La serveuse dont le haut chignon était en train de se défaire vint prendre notre commande. En écoutant avec patience nos hésitations ,elle mordillait son stylo à bille. l
Roxane lui demanda si il y avait des huîtres.
-Non, nous n’avons ni huîtres ni fruits de mer pour le moment..
-C’est dommage dit Roxane, je n’ai jamais mangé d’huîtres et j’en avais envie.
Je me suis demandé si Roxane plaisantait en affirmant qu’elle n’avait jamais goûté d’ huîtres car elle avait vécu au bord de la mer J’imaginais soudain une enfance confite dans la religion et l’avarice, des parents qui ne sortaient jamais au restaurant le dimanche, une soumission à une discipline familiale tyrannique avec interdiction de fruits de mer.
-Je prendrai le menu à 24 ,dit Roxane..
– Terrine ou salade folle ?
-Terrine..Et toi ? me demanda-t-elle..
-Pas d’entrée, je prends juste le cassoulet, spécialité de la maison.
-Et moi, en plat, la bavette pommes allumettes.
pour son Martini b lanc
Sous l’éclairage blafard j’avais de plus en plus l’impression que nous étions tous des curistes dans une station thermale en fin de saison.
-J’avais, j’ai envie d’huîtres !..
elle reprit :
-ca fait des mlois que j’ai envie d’huîtres. Pourquoi ils n’ont pas d’huîtres ?.. On est pas si loin que ça de la mer !!.. je n’ai jamais mangé d’huîtres, ça a quel goût ?Toi qui en a mangé des tonnes ?
Je m’aperçus que j’étais incapable de définir le goût de l’huître. C’était désagréable.Les mots me manquaient. Pourtant,les mots, c’était ma profession. oui, quel gout avait cette sorte de corolle palpitante et frangée dans minuscule cuvette de nacre ? J’imaginais la consistance laiteuse de l’huile, sa consistance de morve verte pour certaines espèces.. mais décrire le goût de l’huître devait être une performance au dessus de mes forces.
-C’erst calme ici.
-Pardon ?
-Je dis que c’’est calme.
-J’espère que je vais avoir la réponse avant la fin du repas.
La jeune femme dont le chignon avait été réajusté servit le Madiran et le verre de Martini et rapporta un petit seau pour les glaçons.
Je cherchais désespérément comment on pouvait qualifier le goût des huîtres. Le plafond de la nuit baissait vers le ravin.Les ombres gagnaient.On ne distinguait plus le filet blanc du torrent au fond du gouffre. Le goût des huîtres ? Je sentis le même désarroi que celui que j’avais ressenti à l’oral du bac quand examinateur m’avait demandé en quoi consistait l’Âme selon Aristote.
Je balbutiais :
– C’est difficile à dire.. ,c’est assez iodé..mou.. la texture est délicate c’est on dirait une corolle de goût noisette atténuée.. tu vois ce qui compte c’est la consistance si molle sur la langue
-Je te demande quel goût ça a .
-Oui,j’ai etendu.je ne sais pas.
J’ajoutai :
– Qu’est-ce que tu veux que je te dise, je n’sais pas.
La serveuse, s’était appuyée contre la desserte et jouait à nouveau avec le petit boîtier jaune.
-Oui. Quand même, tu as fait combien d’années à la Fac de Lettres ?Colbien ?
-Cinq ans.
– Et tu es incapable de me décrire le goût de l’huître ?
Je me resservis du Madiran. Il avait un goût de châtaigne.
-Avec ma sœur,enfants, dis-je, nous n’aimions pas tellement les huîtres et nous les remplissions avec du vinaigre et du citron pour ne pas justement trop sentir le goût de l’huître. C’est au cours de mon adolescence que justement j’ai commencé à aimer les huîtres jusqu’au jour où j’ai vu dans la buanderie ma petite sœur -elle était devenue une superbe fille un peu perverse- reprendre les écailles d’huîtres dans la brouette qui servait de poubelle pour essayer de suçoter ce qui restait dedans..
-Oh, vraiment ? Tu te fous de moi ?
-Non Mais quand on parle d’huître c’est tout mon passé familial qui revient. Ma mère, l’été,dans la baie de Paimpol en prenait même à son petit déjeuner avec parfois une ou deux pinces de crabe. C’est mon père qui tournait la mayonnaise.
– Tu es complètement torché.
-Non, juste un peu.
-Iui, je pense que tu a été franchement pathétique pendant tes années à la Fac de Lettres.
– J’ai étudié Virginia Woolf, Thomas Hardy, William Faulkner !!!
-Parle moins fort. Mes anciens amants, sans avoir fait Lettres ni de thèse m’auraient dit en trois coups de cuillère à pot quel goût l’huître ça a. et toi ? Des annéees détudes et rien ?
-Je suis entièrement d’accord.
-T’es vraiment beurré. Arrête de remplir ton verre.
-Tout le monde est tellement heureux quand on essaie pas de définir les choses,disje C’est un problème philosophique capital,Roxane. Pendant des années des tas de philologues et de météorologues ont étudié le divorce, le fossé entre les choses et ce qu’on a trouvé pour les nommer.enfin non pas les météorologues. Plutot des linguistes.
-Les mots ?Quyels mots ?
-Et j’ai même étudié Dylan Thomas. Enfin pas très longtemps.
Je précisais :
-Les mots menacent parfois de ne pas nommer les choses.
-Pardon ?
-Et vice versa. C’est un problème caoityal. Même les phénoménologues se sont cassés les dents sur le problème.
L’orage montait dans le ravin, des nuages ardoisés cachaient une partie de la masse forestière.
Je clignais des yeux pour voir au loin.
-On dirait un pont romain là bas. Y’a pas mal de potns rolmains dans la régions.
Roxane examinait la sauce dans son assiette.
-Ça donne à réfléchir.
-Quoi ?
-L’incapacité des intellectuels à répondre aux questions les plus simples.
La climatisation se mit doucement en route et accompagna notre diner d’un léger chuintement comme si nius étions dans un TGV. La serveuse avait disparu. Une brume montait de l’abîme. Je dis :
.
-J’imagine que oui, ça a un gout,mais lequel ?
Je remplis mon verre .
– Je sais pas, désolé.tu entends l’orage ?
Le leger crépitement de la pluie se mit à chantonner sur la vitre de la baie.
Je piquai quelques pommes allumettes dans l’assiette de Roxane, mais je cessai , craignant qu’elle me demandât le goût des pommes allumettes.

Roxane sortit son paquet de Marlboro.
– Je vais fumer .Tu permets.
J’achevais le repas avec une meringue cernée par un jus de fraise,puis commandai un cognac.. La pluie avait cessé. La serveuse pliait avec lenteur et méthode des serviettes en forme de mitres d’évêque sur la desserte. Enfin la serveuse vint débarrasser.
-Ça a été ?
Cette manière de coller le verbe avoir contre l e verbe être ma toujours provoqué un certain malaise. Avoir. Eté. Étés. Je vis des étés depuis ma naissance.Puis un seul : une large étendue de la mer d’un bleu épais avec une traînée scintillante te le long d’un voilier. Des étés à n’en plus finir.La serveuse avait posé sur son avant bras une pile d’assiettes à dessert et me fixait.
Elle inclina la et tête :
-Ça a été ?
-Merveilleux.
Je me levai et enfilai ma veste et terminai le Madiran.
-Ce n’est plus la saison des huîtres, me dit la serveuse.
-Je suis entièrement d’accord avec vous. Tiens… il fait presque nuit maintenant, c’est sympa.
Je sortis sur la grande terrasse ,le ballon de cognac à la main . L’air était froid comme il arrive en montagne. Roxane n’était pas là. Des chaise longues étaient empilées contre de bouteilles de Butane.
Je tirai une chaise longue et m’étendis. La semi obscurité laissait encore distinguer un paysage de vignobles, une route, des pâturages, clôtures, champs avec leurs sillons bruns, et quelques lointaines lueurs qui devaient être des fermes isolées. L’indéfinissable puissance du poids du ciel orageux , cette une immensité de ténèbres vers les Pyrénées me mit en joie.