« Entre les actes » roman de
Virginia Woolf
C’est l’ultime roman de Virginia Woolf. Il est achevé en décembre 1941 et trouve son titre définitif en février 1941. Elle le donne vite à lire à son mari Léonard et elle écrit dans son « Journal » :

« Je me sens quelque peu triomphante en ce qui concerne mon livre. . Il touche, je crois plus à la quintessence des choses que les précédents. La crème prélevée y est plus abondante. J’ai eu plaisir à en écrire chaque page ou presque. Ce livre a été écrit, il faut le noter, par intermittence(..) ».
Mais en Mars, l’état de santé de la romancière se dégrade, elle est gagnée par le doute sur l’intérêt de « Entre les actes ». Le 28 mars au matin, elle travaille sur un recueil d’essais, puis s’habille, remplit ses poches de cailloux et pénètre dans la rivière Ouse. Sa mort ne sera annoncée à la presse que le 3 avril alors que son corps n’est pas encore retrouvé.
Je viens de reprendre « entre les actes » pour la troisième fois. Toujours le même éblouissement. Le même sentiment d’un miracle.
N’oublions pas que ce texte a été rédigé dans la menace grandissante de la seconde guerre mondiale .
Rarement, Woolf s’est montrée aussi affectueuse et inspirée avec tous ses personnages. La composition est, elle aussi, parfaite, la prose leste et aquatique, pleines de vibrations, de suggestions, d’échos d’un passé idéalisé, avec une douceur d’aquarelle pour ce village et ses champs associé à de fines caricatures à la Hogarth. Il y a un mélange de paradis perdu et de vie ordinaire réelle car on y cite Shakespeare et on parle en même temps des problèmes de fosse d’aisance et de la manière dont certains laissent trainer des ordures. Woolf cueille tous les sentiments mêlés d’une fête de village, jouant avec la truculence paysanne face aux frivolités et aux snobismes de ce clan Oliver, dynastie rustique, gentilhommerie qui déguste un mauvais thé au gout de rouille face aux pelouses en surveillant les bonnes qui gardent les enfants sous les grands arbres.

« – Je suis William, dit-il, prenant la feuille pelucheuse et la serrant entre le pouce et l’index.
– Je suis Isa, répond-elle. Ils se mettent alors à causer comme s’ils se connaissaient depuis toujours ; ce qui est étrange, dit-elle comme elles font toujours), considérant qu’il n’y a qu’une heure qu’ils se connaissent. Ne sont-ils pas cependant des conspirateurs, des poursuivants de visages cachés ? Une fois cela admis, elle s’arrête, se demande (comme elles font toujours) comment il se fait qu’ils se parlent ainsi sans faire de façons. Et elle ajoute : Peut-être parce que nous ne nous sommes jamais vus auparavant, et que nous ne nous reverrons plus.
– La fatalité d’une mort soudaine est suspendue au-dessus de nos têtes », dit-il.
– Aucun moyen de reculer, ni d’avancer, pour eux comme pour nous. Il pense à la vieille dame qui lui a montré la maison. L’avenir imprègne le présent, comme le soleil passe à travers la feuille de vigne transparente aux nombreuses veines – réseau de lignes qui ne forment aucun dessin. »

Nous sommes donc plongés pendant moins de 24 heures dans une magnifique demeure seigneuriale, » Pointz Hall » un jour de juin 1939 (il est fait d’ailleurs allusion à Daladier qui va dévaluer le franc..). Nous sommes à environ 5O kilomètres de la mer, sud-est de l’Angleterre. Pointz Hall c’est une massive demeure avec dépendances et grand jardin que les Oliver habitent depuis cent vingt ans.Dans cette demeure patricienne enrobée de lierre on goûte une dernière fois la « dolce vita » d’ une grande bourgeoisie rurale qui s’ approprie le monde peut-être pour une dernière fois avant la cataclysme qui a lieu sur le continent.
C’est là que va avoir lieu une représentation théâtrale, un spectacle d’amateurs dirigé d’une main de fer par Miss La Trobe. La spectacle est en fait constitué d’ un « patchwork » de fragments, de tableaux de pièces de théâtre, textes inventés par Virginia Woolf, pour illustrer les diverses périodes de l’histoire du théâtre anglais :comédies de Shakespeare, citations de Hamlet, pièces victoriennes larmoyantes, comédies de la Restauration façon Congreve, bref Virginia Woolf s’amuse à des pastiches réussis..
Virginia Woolf résume bien ce qu’elle a voulu faire : » Pour m’amuser, je note : pourquoi pas Pyntzet (sic) Hall : un centre : toute la littérature discutée avec une petite dose d’humour véritable, incongru et bien relié à la vie : tout ce qui me passe par la tête. » et c’est vrai que l’humour est à chaque page, on saute d’un personnage à l’autre, d’une pensée à l’autre, sur cette terrasse où défilent tout un tas de villageois.

Chez les Oliver, il y a bien sûr le retraité de son service en Inde, assez insupportable dans ses certitudes, sa lecture lente du Times, puis sa jeune sœur Lucy, et surtout sa belle- fille Isa, formidable personnage complexe, si délicatement saisie dans ses anxiétés, qui semble être le double de Virginia ; elle est mère de deux jeunes enfants et s’évade dans ses rêveries poétiques elle qui, de retour sur terre, balance entre amour et mépris pour son époux, « le père de ses enfants », Giles Oliver,.Il se révèle intelligent et séduisant,un peu superficiel. Il travaille à Londres, et rejoint sa famille chaque weekend. Avec habileté plusieurs générations et plusieurs couches sociales se côtoient sans vraiment se connaître.
Le texte virevolte, frais, vrai,libéré, excentrique, cocasse, touchant, traversé par le grand air de l’été dans la campagne et une certaine béatitude grandissante. Bavardages, commérages, il y a dans cette prose une affectueuse précision et surtout un humour énorme que Woolf, là, maitrise à la perfection.
Les villageois qui répètent ces dialogues inventés, sont soutenus musicalement par un vieux gramophone caché derrière un rideau ; on entend des disques qui grésillent, mêlés aux meuglements des vaches du pré voisin. Une grande partie du texte se passe donc sur une scène champêtre et dans la bonne humeur. Et, pas loin, l’ombre de la guerre, bien réelle, entre soldats Français à bandes molletières et compagnies motorisées allemandes. Ça se passe à trois cent kilomètres, de l’autre côté du Channel.
Comme dans une pièce de Tchekhov (on pense beaucoup à « la Mouette » pour le théâtre dans le théâtre, le côté jeux d’amateurs, avec des tensions familiales bien réelles dans le public). Toutes les réactions du public face aux scènes jouées sont drôles, burlesques et bien observées. * Les personnages sont finement dessinés, souvent riches en vertus démodées, sauf bien sûr Isa. Jeux d’interférences complexes, rivalités soudaines amoureuses, sociales, plus ou moins adroitement dissimulées, sentiments amoureux asymétriques, rapprochements et éloignements des uns et des autres, assurances ou timidités se côtoient, oui nous sommes loin de cette désarmante neurasthénie qu’on prête à l’auteur… Le regard de Woolf va, lui, irisé, chatoyant, de l’infiniment petit (au ras des herbes et des insectes) à l’infiniment grand et cosmique (le vent emporte les phrases au-delà de la galaxie), ce qui est la marque de son vertige d’être.
Virginia déchiffre les mouvements contraires du cœur de certaines des femmes dans une vraisemblable projection autobiographique. Prose de vibrations de ce qui se passe « entre » les personnages, » » entre » eux et une certaine béance, « entre » eux et leurs actes, « entre « leurs paroles et leurs sentiments, et « entre » leurs solitudes et le riche tapis de la Nature exubérante et indifférente. Jeux du dit et du non-dit, dans une fluidité qui n’appartient qu’à cet écrivain, avec amorces d’idylles au cœur du tumulte général.
La naissance d’un amour -et sa fin – accompagne discrètement le récit pour y mettre cette touche de mélancolie qui forme une mélodie parallèle exquise. Virginia Woolf y associe l’air, les oiseaux, la nature, les vitraux et les étoiles, voluptueux mélange d’ondes aquatiques et de musique de chambre pour voix humaines. Les phrases partent en vrilles pour sauter d’un sujet à l’autre et tout reste lisible et chatoyant. Le paysage, avec ses nuances météorologiques, est là.

« Il pose le journal et ils regardent tous le ciel pour voir si le ciel obéit au météorologue. Sans aucun doute le temps est variable. le jardin est tantôt vert, tantôt gris. Le soleil se montre – et une extase de joie infinie se répand, embrasant toutes les fleurs, toutes les feuilles. Puis, par compassion, il se retire, se cachant le visage, comme pour s’abstenir de regarder la souffrance humaine. Il y a un certain relâchement, un manque de symétrie et d’ordre dans les nuages, qui s’amincissent puis s’épaississent. Obéissent-ils à leur loi propre, ou à aucune loi ? Les uns sont de simples mèches de cheveux blancs. Il y en a un, très haut, très loin, qui s’est solidifié en albâtre doré, qui est fait de marbre immortel. Au-delà, c’est le bleu, le bleu pur, le bleu noir; le bleu qui n’a jamais filtré jusqu’à la terre; le bleu qui échappe à toute classification. Il n’est jamais tombé, comme le soleil, l’ombre ou la pluie sur le monde ; mais il dédaigne la petite boule colorée qu’est la Terre. Aucune fleur ne l’a senti ; aucun champ ; aucun jardin. »
Ainsi Woolf répète ce qu’elle avait déjà affirmé dans d’autres romans, à savoir que l’art est impur, imparfait, boiteux, artificiel et ne rejoindra jamais le réel brut de la vie, ce courant vital qui nous déborde sans cesse et que nous essayons d’attraper avec un stylo, courant vital dans lequel Virginia semble avoir plongé définitivement. ..Entre cette « vie réelle »et nue et l’art théâtral, « reste ce vide « Entre les actes ».
Pour la traduction, je recommande celle de Josiane Paccaud-Huguet, dans le volume II de la Pléiade, d’autant que les commentaires sont remarquables de précision.