Raconter sa vie?

Je lis les récits d’une vie ,toujours surpris.

Sur la Rdl il y ceux qui racontent des tranches de leur vie, c’est plutôt bien écrit, cohérent, stable,agréable à découvrir , comme revisité par un employé de bureau consciencieux , habilement rédigé, mais je n’y retrouve rien du fatras qu’est mon passé. Ma mémoire est foutraque,bordélique, comme ces tiroirs bourrés de photos de famille pas rangées .Mon passé  n’a ni cohérence ni direction, ce ne sont que des instants accidentels étrangement dépourvus de signification , comme cette image de salle d’attente chez un dentiste d’Argentan, un jour d’hiver désolant, ou une table de cuisine avec toile cirée au soleil devant une fenêtre,ou bien un été brûlant devant un champ en pente , bordé et ombragé par des noisetiers ,l’herbe y est haute,foisonnante, dispersée, abondante et encore mouillée,et il ne se passe rien d’autre que cette stupeur d’être vivant au milieu d’un été breton.Loin de toute présence. Je n’ai jamais gardé dans mon grenier intérieur ces scènes familiales, précises et riches comme des fresques, qui rendent les Mémoires si attrayants et permettent aux auteurs de devenir des classiques. Des autobiographies passionnantes,comme celle,par exemple, d’une Simone de Beauvoir sont des modèles de rangement par dates, cycles, saisons signalant avec assurance les faits importants, les amours, les amitiés, les succès ou échecs, les bouleversements affectifs, qui transforment le récit en « roman de formation », en une course d’obstacles réussie, analysant des causes et des effets, comme s’il suffisait d’approcher une loupe mentale sur les années qui passent. Tout ceci avec des dates bien ajustées.

Je suis toujours perplexe devant ces auteurs ceux qui remontent dans leur passé, depuis l’enfance, avec une perspective droite, comme s’ils marchaient sur une route, ou revisitaient les pièces d’une maison ancienne déserte, à l’abandon, encore bruissantes des scènes familiales. Pas mal d écrivains ouvrent et feuillettent dans leur mémoire comme on lit dans un annuaire ou comme on déplie une carte routière . Le récit de pas mal de vies donne à la lecture le sentiment sinon d’ une organisation, au moins d’être un fichier bien rangé ,ou alors ressemblent à une thèse désuète où l’on cherche le trucage et les beaux mensonges. Pour ma part, je ne vois que la confusion lumineuse des expériences solitaires que chacun vit pour soi et sur lesquelles les mots dérapent.

Tourné vers le Passé, je n’entends qu’une vague rumeur océanique grondante et monotone comme si une dune le cachait la mer. Je revois un dimanche matin sur la route de Cabourg se réduisant à la surprise d’un enfant qui découvre pour la première fois, dans un virage , une plage vide ,des vagues d’un gris vert pâle qui moutonnent, la Manche. L’image tourne en boucle depuis tant d’années. Moments d’être »pris dans la fluidité d’un courant fuyant ,déraisonnable, sorte d’abîme qui sent l’approche du bord de la vie dans son inaccessibilité que Virginia Woolf a su traduire en mots. Merci Virginia.

Je vois l’exploration autobiographique comme un puits sans fond avec quelques reflets entrevus. Pans d’ombre, ruses, vagues choses entrevues, quelques photos-toujours les mêmes- finissent par se substituer à ma mémoire pour décrire les réunions familiales baptêmes, enterrements, vacances, fêtes de Noël, anniversaires, vacances à Arcachon, tablées dans un chalet,etc.

Non. je n’ai quasiment pas de « souvenirs d’enfance » sinon un paysage de ville normande détruite par des bombardements de Juillet 44 et des quartiers réduits à des chicots d’immeubles et une église Saint-Jean penchée. Il y a du Hiroshima si je sonde ma mémoire. C’est l’abandon qui règne dans ce grenier. Aucune vérité claire ne ressort quand je tente de me pencher sur mon passé. Le relevé de cadastre est impossible. Je n’entrevois qu’une intrication de choses licites ou non,dicibles ou pas.C’’est surtout le sentiment d’essayer de saisir de l’eau à pleine poignées. J’envie les admirables tapisseries de Chateaubriand ou les moires et volutes de Proust .La puissance de leur remémoration m’apparaît comme un stupéfiant délire égocentrique ou une cristallisation imaginative hors-norme. Ils arpentent des domaines intérieurs en même temps qu’ils captent une comédie humaine,parfois, avec des ruses de faussaires .

Quels grands décorateurs et fresquistes.

Je reste, en ce qui me concerne, bloqué dans l’Arte Povera, le presque rien, le minime ressassé. Comme des vieillards tapis au fond d’une pièce fraîche aux odeurs de cendres prés du manteau de la cheminée et qu’un été nouveau ne réchauffe plus.

Revenir sur le passé, c’est pour moi essayer de tenir de l’eau dans son poing. Le courant de conscience est un fluide impossible à retenir Des signaux contradictoires et fragmentaires viennent de je ne sais quel fond océanique de ma conscience, et ce que je ressens ressemble assez à ces fins de repas tard le soir, quand le sommeil me prenait ,enfant, à la table de mes parents quand ils recevaient des invités bavards qui devenaient des spectres inaudibles en train de s’éloigner quand la fatigue m’envahissait . On me portait assoupi dans la chambre, je ne percevais plus que le lent écroulement régulier des braises dans le poêle. Journées et soirs confondus dans une eau trouble.Irréalité des images entrevues, j’arpente des domaines muets, silencieux, et immenses d’un palais à l’abandon, journées d’éclipse, voix d’ombres, personnages sans rôle, comédie de la vie en quête d’un auteur, d’une histoire qui ne vient jamais. coulisses mornes d’un théâtre hors saison, c’est à peine si je me souviens du désordre de l’appartement après la naissance de mes filles. Mon passé demeure une terra incognita

Mon passé reste sans épaisseur, l’écriture n’y adhère pas mais glisse sur des illusions et de vagues hantises et des terreurs. L’étrangeté est là. Ma mémoire est sans adhérence à ce qui l’entoure, et surtout vécue dans la discontinuité comme si quelqu’un avait brisé le verre de ma montre.

Ce qui me frappe dans pas mal de mémoires ou de souvenirs rédigés,c’est ce côté sagement chronologique, si rassurant, comme si,jamais, la vie n’avait subi des trous, de béances, de moments morts, des pannes,des fièvres. Il suffit de penser au fatras banal et baroque d’une seule journée en ces minutes amoncelées qui s’ étirent , s’embrouillent, se culbutent, ou se heurtent,s’annulent et renaissent avec des fusées d’images arbitraires et inexplicables. Où vont- elles ? Ma vie est-elle le songe d’un autre ? C’est au fond la forme de proces-verbal qu’établissent les biographes. Chez eux pas de soirs embrumés d’alcool qui font douter de tout, d’ images ou d’émotions incompréhensibles qui cassent l’i identité,chez eux pas ce sentiment d’irréalité qui ressemble à une ville surchauffée du Midi , ces rues vides de mois d’Août au milieu duquel sa silhouette ne fait aucune ombre.

Quand j’essaie de me souvenir qui j’étais dans la vadrouille dans ce passé, même proche je ne m’y retrouve pas. Pour en avoir le cœur net, j’ai repris une boite à chaussures bleue cachée au fond de l’appartement dans laquelle j’ai gardé quelques carnets rédigés en 1974. Je venais d’achever mes 16 mois de service militaire, et je lis ça :

« J’écoute un ami parler de sa famille, de sa femme, de son nouveau travail à France-Soir , comme si tout ça lui appartenait, comme s’il maîtrisait tout ça , comme si passé, présent, les rencontres, les soirées,les trajets dans le métro , ses parties de tennis dans la vallée des Chevreuse faisaient un tout uni, ordonné et compact qui le rassure, d’autant que sa femme vient de lui annoncer qu’elle est enceinte.Il fait partie de sa vie comme si chacun de ses épisodes lui donnait confiance .Moi pas. Je n’ai pas confiance face à mes parents, ni face à la mère de Françoise, ne trouvant pas mes mots, ni aussi les leurs, n’adhérant jamais à la situation, pensant toujours à autre chose, un peu aux abonnés absents, et rentrant chez moi comme si je débarquais dans un domicile in,connu, comme si j’avais pour vocation de décevoir et de déconcerter. Profession:être en fuite. Devenu père, je ne sais quel rôle tenir devant mes enfants comme si tous ces rôles ne me convenaient pas,étaient faits pour d’autres,mais qui ? J’observe mes amis ,ceux de ma génération , je suis surpris qu ‘ils endossent les rôles de père, d’amant, de fils ,d’ami fidèle, comme on essaie un chapeau. Ou une paire de chaussures.Je travaille, je mange, je dors, je baise, je sors avec des gens dont je ne connais pas le nom, tout ça entre deux portes. Parfois,le soir , quand je sors d’un self-service aux néons vibrants, place Monge, je marche au hasard, église Saint-Médard,puis le Canon des Gobelins, l’ avenue des Gobelins. Quand je croise un visage de femme sous la lumière un peu brumeuse d’un soir d’hiver,frisquet , ce visage et cette silhouette emportent sans doute une parcelle d ‘un songe qui m’était destiné . Quand je vois un couple qui se refugie dans une voiture, pour s’étreindre enfin je me sens comme un fugitif ou un escvroc qui vole la vie des autres Quand je traverse le quartier de l’avenue de Choisy et ses immeubles mornes avec des centaines de fenêtres, qui restent ,certaines, allumées tard, j’imagine des drames, des tendresses, des enfants qui se cachent sous un lit, une femme en désarroi qui nettoie le filtre de sa cafetière sous un filet d’eau. Souvent j’imagine un appartement, en haut d’un immeuble, il reste un téléviseur allumé ,et au plus creux de la nuit, sur l’écran vide, apparaissent quelques images brumeuses, déchirées ou je vois une partie de mon passé , par exemple mes parents comme je ne les ai jamais vus :tranquilles,réconciliés, sur un matin calme du lac d’Annecy. »

Voilà donc ce que j’écrivais en 1974. Pourquoi depuis un écran noir ? Et en même temps je pense que ceux qui,dans ma jeunesse, m’ ont donné le sens du péché sont des assassins.

En relisant ces carnets, je retrouve intact ce sentiment de méfiance, envers ceux ceux qui racontent leur vie en suivant l’impeccable ruban chronologique. Le temps reste un verre de montre brisé. . Je ne suis pas loin d’accuser ces rassembleurs de souvenirs de jouer la comédie. Et j’écris tout ça dans un parc feuillu et discret, au bord de la Rance, parmi des taillis, dans des bouffées d’odeurs tièdes, résineuses, tout en éprouvant cette lassitude voluptueuse de ceux qui, dans la fatigue, dans la venue de l’âge ne se souviennent pas de grand-chose. Le temps s’abolit dans le petit refuge solaire de l’instant. La conscience se réduit à l’infime ruisseau pailleté de reflets qui court dans un fossé le long d’un talus, comme une matinée d’été qui s’enfuit. Grains de mica dans la pierre.

Ostia Antica

Ostia

Le train s’arrêta à Ostia Antica. Quai désert, matinée morne, quelques oisillons sautillaient sur un vieux banc aux lattes dévissées. Je pris une passerelle de fer rouillé qui enjambait une route déserte Il y avait comme un miroitement aquatique aperçu un instant derrière quelques saules.

Je marchais le long de pavillons délabrés, avec dans les jardins, des sièges d’auto à l’abandon, des pneus entassés contre un mur de torchis, le scintillement des feuilles, détritus pourrissants.

Vers l’entrée du site archéologique qui ressemblait à l’entrée d’un stade à l’abandon quelques autocars poussiéreux immatriculés en Pologne ou en Slovaquie .

Je pris un ticket. Les allées couvertes de larges dalles étaient bordées de touffes d’herbe vent qui sentait la mer. Dans ce paysage aplati net comme évacué après une fin du monde, la fine glaçure d’une mosaïque avec des gladiateurs décolorés ou des poissons dans un filet. à coté affleurent des murs de briquettes cuites par le vent ,le sentiment d’avancer à la pointe de la dernière terre ferme.

C’était un de ces endroits désolés qui apportent avec l’air froid des bouffés d’exaltation subite : être le dernier homme, planète débarrassée des conflits, extinction définitive des chamailleries et piailleries humaines, le ciel blanc sans nuages laisse voir derrière des excavations herbeuses la mer réduite à un trait, calme derrière une clôture de haut grillage . On sent l’éloignement, le murmure du vent, le repos de dalles qui sont les tombes légères, belles d’ une aubaine ou d’une promesse.. des insectes cachés dans les verdures proposent de nouvelles règles de vie, un sentier avec ses odeurs sauvages de thym.

Puis, en marchant désolation, poussière, dessèchement, quelque chose d’ensablé dans le temps, de figé, saisit quand on arrive devant une sorte de grève d’échouage : vide, silence, creux, distillation froide de l’air sous la pinède. Un grillage encercle ce pays d’exil que borde une mer quasi vitrifiée sous une lumière basse .

Le mince trait neigeux d’un avion partage le ciel en deux,impression d’être doucement en dérive hors du monde.

L’arène, ou l’espèce d’amphithéâtre , semble retapé de la veille, c’ est un bassin de pierres effritées, avec des ronces, des racines, une large flaque d’eau trouble tremble sur un fragment de mosaïque.. Des boites de bière aplatie traînent sur des murets.

Au loin la haute voix claire et monotone -comme si la distance n’existait plus- d’un guide entouré d’un groupe de lycéennes. Allées cernées de choses tristes, cimetière fade d’une ville portuaire morte. Ce qui s’éparpille et se perd dans cette terre plate , un endroit perdu, dépeuplé après un cataclysme et sa mer retirée qui miroite d’un gris de plomb , un endroit de montées orageuse, de bruine interminables, d’hiver évanoui , de marécage et d’eaux mortes, d’alluvions , d écoute triste. quelques pavillons isolés aux volets clos brodent ce paysage évacué qui vous transforme en ombre .et curieusement, un bâtiment moderne jette des luisances d’acier et de grandes baies :la cafeteria..

Imaginez une cour dallée avec quelques tables et chaises de plastique empilées, qui gardent un peu de l’eau d’une averse récente. Deux bâtiments plats, anonymes, vitrés, style cafeteria, barrent l’horizon. Contre une porte coulissante , deux tourniquets supportent des cartes postales qui vibrent sous les rafales de vent. Le ciel se nacre et s’élargit. Je commande un café ristretto ,une manière de me souvenir d’autres cafés pris vingt ans auparavant sous un tel ciel gris avec une amie disparue .C’est étrange comme cet endroit un peu morne, désert , de paix, de silence, saisi dans l’eau pâle d’un estuaire , avec ses pins romains sombres découpés à l’horizon, m’immerge dans un fragment onirique de ma vie qui m’était jusqu’alors inconnu.

Je mets pas mal de temps à choisir deux cartes postales. Sur l’une, qui n’est qu’un paysage plat de la campagne romaine, j’ écris à Constance, restée à Nevers, que je l’aime encore , et sur l’autre qui représente Calliope dans une tunique blanchâtre  aux plis fins , je n’écris rien car je ne sais pas à qui l’envoyer. Quelques gouttes de pluie tachent mes cartes postales et noircissent la tôle de la table. Je me lève, ramasse ma veste ,mon portable, mon briquet, et rentre à Rome la populeuse, la fiévreuse, avec ses flambées de carrosseries neuves le long des quais du Tibre.

Un petit restaurant parisien

Je suis revenu au restaurant Testaccio.

Je me souviens, j’étais assis à la même table,il y a dix ans, pour fêter le retour de Jessica à Paris. J’avais choisi ce restaurant italien familial du 5° arrondissement de la rue Linné, là où avions été si heureux. Je me souviens de cette fin Mai  froide. En l’attendant je dessinais avec les dents de ma fourchette de multiples spirales sur la nappe en papier. Parfois j’entendais des barrissements qui venaient du Jardin des Plantes tout proche. J’étais impatient car l’absence de Jessica qui avait passé trois mois à Rome pour un stage de restauration de tableaux anciens au Vatican, m’avait paru interminable.

En l’attendant j’avais aussi papoté avec serveur, Alberto, mon ami. Enfin, Jessica arriva: j’eus du mal à la reconnaître, ses cheveux n’étaient plus blonds vénitiens, elle avait modifié sa coupe et son maquillage et ôté ses boucles d’oreilles.Elle avait changé ses tenues de lin blanc par une robe d’un gris austère sur une veste en chiné anthracite. Elle m’embrassa sur l’oreille furtivement et mit pas mal de temps à trouver une chaise qui lui convenait. Je dis :

-Tu m’as manqué.Bon voyage ?

– Qu’est-ce que tu bois ?

-Orvieto comme d’habitude.

-Moi aussi, un Orvieto Roberto. Comment tu me trouves ?

-Ravissante.Changée.

-Je ne me maquille plus.

-Ravissante.Vraiment.

Le serveur vint déboucher une bouteille d’Orvieto.

-Tu as déjà choisi ?

-Une zuppa di pesce.

– Moi Roberto je prendrai bien… des Taglioni con gamberi et limone. Tu as toujours des petits pains noirs aux anchois ?

-Aujourd’hui ce sont des spaghetti al Vongole . Je vous les recommande.

-Parfait.

Il disparut dans la cuisine en marmonnant.

-Alors ? Ton séjour à Rome ?…

-Très bien. Un hôtel pas loin du Quirinal. Le matin une légère brume. Un ciel divin.Ma chambre donnait sur une terrasse avec lauriers roses.

-Je vois.

-Le soir, à Rome le ciel s’élargit et dans la largeur du ciel, tu vois tant de choses .

-Des anges ?

– Le petit restaurant du quartier me servait un Prosciuto melone parfait. les hommes, les femmes, les enfants, les générations précédentes, les générations à venir, tout était parfait.

– Tu es sûre pour les générations « à venir » ?

– Et toi Paris ?

-La routine au Conservatoire. Et puis j’ai répété le quatuor de Janacek. La violoniste roumaine qui te remplaçais était un peu faible.

– Les romains sont si agréables, ils vous invitent partout..ils marchent légèrement j’ai descendu ainsi tout le Corso avec l’un d’eux.. un type qui travaillait au Corriere très amusant. Pas beau mais amusant.

-La pauvres violoniste dans l’allegro elle cafouillait.

-Et votre projet Franck ? ?

-On a abandonné. J’ai l’impression que Franck en emmerde certains.

-Ces italiens savent tout: les histoires des palais, des bordels mussoliniens, le nom des rues,des fontaines, des galeries .

– C’est qui le type du Corriere ? ?

-Tu connais pas ; il est à a fabrication. Il m’a même raconté les histoires sordides de la Curie pour l’élection du prochain pape.

-ah ?

-Il m’a invité de nuit..dans les thermes de Caracalla

– Prendre un bain ?

– T’es con. J’ai pris froid ce soir là.

– Et dans l’avion ?

-Quand on revient de Rome par avion, à cinq heures du soir, on distingue des plaques brillantes.Vaguement bleues ou violettes.

-Les Alpes. ?

– Eh bien tu vois, mon voisin de siège m’a parlé de la Suisse avec une telle élégance, que ça voulait dire bien davantage que la Suisse.

Roberto a apporté les spaghetti. Ça sentait la mer.

-Il n’était que sept heures et quart et tout la planète semblait dormir. Il a répété doucement, »mes Alpes suisses » si doucement… avec tant d’élégance que ces simples mots semblaient porter un très haut témoignage de toute la beauté de la Terre.. de la réelle beauté de la réalité de la terre..

-Et quand tu reprends ton travail ?

-Ici ? À Paris ? Jamais.

-Jamais ?Comment ça jamais ?

-Absolument.

Jessica suçotait une palourde.

-Ne fais pas l’étonné.

-Tu viens dormir ce soir à la maison ?

-Non, tout ça, c’est fini.

Le serveur apporta deux bruschetta sur un plateau de faïence.

-C’est de ma part.

– Petite ,reprit Jessica, je savais pas que mes parents étaient mariés. Papa était très malade. Je savais pas que les gens malades pouvaient se marier. Ma mère m’a raconté que d’une manière générale ,elle n’était jamais sortie avec des types vraiment bien portants.

Il y eut un long silence. Un couple d’anglais entra dans la salle du restaurant.Ils étaient vetus de cirés et avaient l’air frigorifiés .Ils s’installèrent à la table ronde prés du petit escalier, là où il y a une photo d’Alberto Sordi dans « I Vitelloni »

J’ai humé mon verre d’Orvieto.

-Il a un léger goût de cendre. Volcanique. Sens.

Elle sentit.

– Alors tu ne viens pas dormir ce soir ?

– Pour dire la vérité il m’est arrivé quelque chose d’important. Un soir je dînais à » la Regola », un restau à pergola le long de la rivière Aniene, il y avait une table de nonnes.

-Des quoi ?

-Des religieuses. Elle dînaient et bavardaient dans la salle . Elles étaient une dizaine à une longue table garnie des fleurs et une belle argenterie, toutes gaies, à l’aise, discutant avec le personnel, charmantes, belles, enjouées. Elles plaisantaient avec le personnel. Tu vois ?

-Je vois.

– Une salle avec des poutres apparentes , des tresses de piments suspendues au plafond. Elles fêtaient anniversaires de l’une d’elles, je crois bien que c’était la Supérieure. Je les enviais.Ce fut un curieux moment, une révélation.Je les enviais. J’aurais tant voulu être l’une d’elles. Elles étaient pas maquillée, joyeuses entre elles. J’ai pensé à leur vie quotidienne, le soir, le cloître, la prière,la chapelle, la cellule et le crucifix au dessus du petit lit, et aucun type à sucer le soir.

-Tu m ‘as pas souvent suçé .

-Elles irradiaient , j’avais envie de les embrasser. Toutes. Et quand je suis sortie du restaurant, je suis descendu par un petit escalier de bois au bord de la rivière, j’ai regardé l’eau, elle était noire, rapide, il y avait des pins et aussi des oiseaux endormis si tranquilles et je me suis dit: je ne vais pas rater la deuxième partie de ma vie. A 43 ans, tu ne vas pas rater cette partie là. La dernière. Réveille toi. J’ai pris une décision.

-Ah… En moins d’une minute?…Devant l’eau noire?…

– Mardi je repars à Rome.

-Ah oui ?

Puis j’ajoutai :

-Tu pars seule ou avec quelqu’un ?

— Je regardais couler la rivière. Je me suis dit, depuis ta naissance tu n’es jamais sortie de ta bulle, de ta vadrouille merdeuse avec les hommes .Une vie d’infirme. Spirituellement dégueulasse . Tu ne t’es jamais laissée aller ,regarde ces religieuses , elles courent dans un verger, ce sont des jeunes filles et elles prient Dieu. Avec une telle confiance.

C’est alors que le chef, avec sa veste blanche, sa bonne bouille rouge est sortir de la cuisine , pour nous serrer la main.Il nous a souri.

-Tout se passe bien ?

-Très bien.

Le chef resta longuement avec un étrange sourire embarrassé. Puis il alla saluer une autre table.

-Tu vois, je suis restée à regarder couler l’eau,la nuit était si douce, une nuit de Révélation.. et j’avais envie de pleurer. Et puis j’ai entendu des rires de jeunes filles du côté du sentier qui menait au restaurant : c’était bien sûr …

-Tes religieuses.

– Et je me suis dit:elles n’ont jamais quitté leur chambre d’enfant..Elles restent jeunes même dans leur vieillesse elles ont un teint si frais..… Je me suis dit :Reste à Rome, oublie Paris.

-Puis-je dire quelque chose..

-Je t’en prie.

-Tu n’ avais pas envie de me retrouver ?-

– Pas du tout.

-Et notre couple ? Nos années ensemble ?

-Mais nous n’avons jamais formé un vrai couple mon pauvre ami.

-Je t’aime, tendrement.

-Ce n’est pas parce qu’on s’est léchouillé à heures fixes qu’on a formé un couple.

Je fixai mon verre d’Orvieto une curieuse petite paillette translucide tournoyait dans le vin.Moi peut-être. Je m’identifie souvent à des objets remarquablement infimes.

-Il ne faut pas que tu t’angoisses . Je vais enfin être heureuse.

-Et la musique ? Notre quatuor, et le quintette de Mozart prévu en juillet  aux nuits musicales de Sorèze?

-Il y a pas mal de bonnes violonistes qui ne demandent que ça. Jeunes. Belles. Sexy. Tu vas te régaler.

-Je suis tombé amoureux de toi .

-Tu n’approuve pas mon choix ?

-Tu vas passer ton temps à laver des draps dans une buanderie. Et à rester le soir à genoux.

-N’importe quoi !

Je recommençais à dessiner avec ma fourchette sans rien dire.Les anglais m’intriguaient.

-Tu es triste ?

-Tu me trahis.

– Je sais. Entre nous ce n’étais plus raccord.

-C’était très bien pour moi.

– Tu te mens.

J’eus la vision de nous deux dans une pleine réverbération romaine devant San Luigi dei Francesi, en plein midi, c’était fou de bonheur.Je venais de lui acheter une édition de poche de Rimbaud.

-Je suis triste,dis-je, horriblement triste.

-Pour être franche, tu ne m’aimais pas, tu ouvrais les draps et tu m’écartelais.

– N’importe quoi.

Jessica appela le serveur.

-Roberto, une grappa. T’en veux une ? On ne va pas se laisser aller.

– »Écartelée « ? Putain, tu y vas fort.

Roberto apporta deux grappa dans des verres ballon en,foncés dans un lit de glace pilée. .

-C’est tout ce que vous avez mangé ?

-Merci Roberto. Ça va.

Jessica reprit :

– Elles étaient si pétillantes, si joyeuses, elles buvaient du vin blanc dans des carafes tu sais avec l’effigie de Jules César ou de Néron.

-M’en fout des empereurs.C’est Jules César.

-.Elles sont dans la vraie vie. .

Jessica chercha quelque chose dans son sac qu’elle ne trouva pas.

-La vie de couple c’est fini..Échanger de la sueur, foutre et sperme…non..

-Tu pourrais parler moins fort ? On nous regarde.

-De toute façon j’ai rendez vous pour mercredi 11heures Via Massimo.Avec les sœurs dominicaines de Sainte Catherine de Sienne.

– Tu va te cloîtrer ? Tu vas voir comme c’est marrant de faire vingt fois le tour du cloîtreà étudier la parabole de l’enfant prodigue

-J’ai eu une révélation. Tu peux comprendre ? Non.

-Révélation de quoi ? Comment on découvre ça ? Tu as eu des indices ? On n’arrive plus à enfiler ses chaussures ? On avale de travers son petit déjeuner ? On a des fourmis dans les pieds ?

-Je sais que tu es malheureux alors tu dis n’importe quoi.. De toute façon, j’ai choisi ma congrégation, et je devrais m’intégrer facilement car avec ma licence du Louvre  ,j’ai même fait quatre ans de latin.

Elle savoura une longue gorgée de grappa et me fixait avec étonnement

-C’est un jour heureux.

-Tu vas passer ton temps à prier ?

-Je ne serai pas cloîtrée.

-Écoute sexuellement, entre nous c’était parfait.

-Tu entrais en moi comme dans un Franprix.

Elle ouvrit son sac de cuir rouge que je lui avais offert et sortit un billet d’avion Alitalia.

– Mardi fin de matinée je repars d’Orly par Easy Jet.

-Oui.

-Oui quoi ?

Je goûtai la grappa. Elle me brûla l’estomac.

-Tu repars pour un autre homme ?

Puis :

-Qui t’attend à Rome ?

-Non.

-Ah , oui. Bien sûr…Le Seigneur ! Notre Seigneur !Il t’attend,bras en croix, Lui. Tu sais il t’attends dans toutes les Eglises. Pendu aux murs. Tiens il y a un tres beau christ mort à Saint-Médard, tout prés d’ici, tu le connais ?

-Ne sois pas médiocre,je t’en prie. Pas de vulgarité.

Elle essaya tendre sa main vers moi.

– Comprendre que sa vie fut si quelconque pendant 40 ans ,c’est un vrai moment tu sais. Tu peux comprendre?

Puis :

-Je retrouvé enfin ce que j’avais perdu.La grâce.

C’est alors que le chef de cuisine et sa bouille rougeaude est revenu à notre table.

-Alors, ça a été ?

Jessica intervint :

-Excusez moi, mais nous avons une conversation importante.J’aimerais la finir.

J’eus honte de ce comportement . J’avais chaud. J’ai voulu me venger.

Je dis :

-Ils auront intérêt a laisser un mini frigo plein et plusieurs carafes d’Orvieto dans ta cellule.

Je pensai à l’été d’avant, quand nous avions fêté ici l’anniversaire d’un ami violoniste, ici même, nous étions cinq musiciens chambristes heureux. Jessica était heureuse, moi aussi. C’était une autre planète,une planète qui s’éloignait. Je repris de la Grappa.

Je me demandai si le Paradis ressemblait à une piscine d’eau bleue avec une odeur de chlore , et avec location de belles serviettes de bain épaisses et douces et Jessica en train de battre doucement des pieds en pensant à l ‘île de Ré, tandis que de l’autre côté de la route, il  y avait un camping avec des jeunesses communistes et leurs foulards rouges , des gens simples ,des ouvriers sûrement un peu quelconques spirituellement aux yeux de Jessica. En train de chanter « Bella ciao bella ciao » et pendant ce temps j’essayais de passer mon permis de conduire pour la troisième fois tandis qu’une attachée de presse de la Maison de la Culture de Bourges à robe courte fleurie me disait que j’étais en retard pour le concert , que le violoncelliste était furieux, que la salle était pleine et que le maire était vexé .La dernière image que je garde était celle d’un soldat de 14-18 en train de jeter un hareng vivant à un chien noir tout pelé. Bref, je perdais les pédales.

Il paraît que je me suis évanoui. Je me suis retrouvé  dans une salle de la Salpêtrière avec une infirmière qui me prenait le pouls. Les autres lits étaient vides.

Le Bar Le goéland

Chaque mercredi, je tiens le bar Le Goéland . Aujourd’hui la matinée reste désespérément morne. Des nuages blancs sur une mer grise. Une bonne femme essaie de faire démarrer sa Dacia sur le parking. Je passe un coup de chiffon sur les percolateurs. J’aime bien. Depuis une heure un type grand et maigre installe le nouveau système d’alarme dans la cuisine. Il est habillé en blanc comme un infirmier, se rase mal, et porte un bonnet de marin qui lui donne pas vraiment l’air intelligent .Il-ne-me-plait-pas-vraiment. Quand je lui ai demandé tout à l’heure si ça allait, il m’a répondu :

– Et vous ?

-De mieux en mieux.

Il a sorti une mallette avec une perceuse et il ma regardé avec l’ air sournois du type qui essaie de comprendre si c’est une blague si c’est sérieux ou entre les deux.

De nouveaux nuages arrivent plus noirs.La mer brille comme du métal.

Il branché la perceuse et l’a essayé et a dit :

– Tout va bien…

-C’est ça .

Il a disparu dans la cuisine et s’est mis à percer. J’ai entendu un morceau de plâtre tomber.

Il y a des cartes postales punaisées au-dessus de la machine à café. C’est Aude la patronne qui demande aux clients de lui en envoyer quand ils partent en vacances. Quiberon , Borme-les-Mimosas, Biarritz, Concarneau, les gorges du Verdon. Toujours les mêmes endroits. Il y a un client ,un retraité, il va toujours à Annecy. Il nous parle toujours de l’omble du Lac. Pendant longtemps j’ai cru qu’il savait pas prononcer le mot « ombre » mais Aude la patronne m’a dit que l’omble avec un l c’était un poisson des profondeurs particulièrement fade. Faire 800 bornes pour manger un poisson fade, mais bon.

C’est alors que la sirène d’alarme dans la cuisine me vrilla les tympans. Le type en blanc m’a crié :

-Ça s’entend hein ? 

Un quart d’heure plus tard, il est venu remballer sa perceuse. Et il a essuyé ses lunettes.

-Cette alarme, on peut régler le volume ?

-Bien sûr.

Il s’installa sur le tabouret.

-Il y a un peu de plâtre qui est tombé. Je me suis permis de balayer

– Vous voulez un café?

Je luis servis un serré .

-C’est toujours aussi vide chez vous ?

-Le mercredi matin c’est mou.

-Pourquoi ?

– C’est comme ça.

Il a contempla les cartes postales et surtout une photo de Aude assise sur un muret.

-C’est la patronne. C’est pris au Mont Saint-Michel.

– Elle a l’air résigné.

-Ca se voit que vous la connaissez pas.

Il ajouta :

-Belle.

-Mieux que ça.

– Elle s’habille coloré…Elle porte un bolero?

– Flamenco .

-Flamenco ? Ah bon?

Il ajouta :

-Ça va pas à tout le monde.

-Elle, ça lui va.

Il désigna un sous-verre poussiéreux prés de la pendulette.

– Et là ? C‘est encore elle ?

-Non, ça c’est Ursula Andress. Une fille née à Bern, ça aide…

Le moteur de l’armoire réfrigérante se mit à bourdonner. Monsieur-combinaison-blanche se mit à fixer sa tasse vide avec un drôle d’air.

– Y’a un problème ?

-Quand même….Pas beaucoup de monde chez vous.

Il ajouta :

-Le quartier ça bouge pas beaucoup.

-Le mercredi non. L’été c’est embouteillages à perte de vue sur le port.

– La province, c’est mort. C’est un vrai déclin. Le dynamisme est à Paris.

-C’est pas si mort que ça. Surtout la nuit.

Je lui collai le Ouest-France du matin sous les yeux.

-Six cambriolages avant hier. Entre Saint-Brieuc, Dinard et ici.En une seule nuit.

-C’est pour ça que je suis dans la Sécurité. C’est en plein boom.

Il se planta devant la baie et contempla les pontons et les rares voiliers.

-Et le dimanche, y’a un peu de monde au moins ?

-Le dimanche c’est bourré.Noir de monde.

– Vraiment ? Ici ?Noir de monde?

-On rajoute des chaises sur le trottoir. Un putain de monde, dis-je.

-C’est le PMU  qui fait ça ?

-C’est le PMU. Un monde considérable.Mais pas que.

J’aime bien de temps en temps utiliser le mot « considérable », ça fait assez classe et ça déstabilise des crétins comme lui.

– A midi, dis-je, c’est kirs, rigolades, tapes dans le dos, bon dieu. Jeunes, vieux, c’est insensé. L’été y ‘a beaucoup de voileux.

-Des voileux?

-Oui, des types qui s’ achètent pantalon vieux rose, chaussures bateaux ,polo Ralph Lauren, porte clé avec boussole , et ça confond le coupe circuit avec le tuyau d’alimentation. Putain.

– Y’a aussi des p’tites vieilles qui viennent de l’Ehpad voisin. Chaque samedi, des gens qui reviennent de la crémation. Le bâtiment est pas loin. L’été Aude et moi on met des chaises longues sur un coin du parking. . Le couche de soleil est pas mal.

-Sympa.

. Je lui servis un second café. Plus serré. Un café vraiment fort comme à Rome, quartier du Panthéon

Il scruta une petite photo prés des Bingo.

– C’est la patronne ?

-C’est la patronne. A quinze ans.

-Elle aime les foulards.

Je dis rien, il ajoute :

– Comme Grace Kelly. Grace Kelly aimait les foulards. Toute une époque.

-Elle, c’ était les jeunesses communistes. Le foulard rouge.

-Ça peut facilement devenir vulgaire.

– Les foulards  rouges? Jamais.

-Merci pour le café. Le deuxième était meilleur.

Il est parti dans la cuisine et je l’ai entendu ramasser ses outils. J’ai commencé à nettoyer la machine à café, j’aime bien, ça me détend. Le tableau de bord et ses cadrans commença à briller. Puis j’allai fumer une cigarette à la porte. Des nuages très blancs . Bien trop blancs, c’est pas bon signe. Ça sonna onze heures à Sainte- Croix. Plusieurs voitures passèrent sans s’arrêter.

Le type m’appela pour que je signe un papier certifiant qu’il avait posé l’alarme type Jason Security.

Je signai son papier.

– On peut manger chez vous ?

-A partir de midi.

–Je connais un café à Pleurtuit, il était vide comme le vôptre, il y avait pas beaucoup de monde ,alors ils zont installé un perroquet empaillé, et les gens sont venus.

– On a assez de monde je vous assure.

Il déchiffra l’ ardoise  posée sur la caisse.:

-Po-ke- bowl-i-ta-lien. C’est quoi ?

-La spécialité. On vide tous les restes du frigo, on met du ketchup, deux crevettes thaïlandaise et on sert ça tiède..

-Non.

– Non. C’est une blague, dis-je.

Il y eut un long silence .Il plia lentement le papier de son intervention .

-Vous avez des chips ?

-Oui.

Je sorti un paquet de chips goût amandes.

-Vous en avez pas des nature ?

-Mmm ?

-Des chips au goût de chips.

Je sentis que son humeur changeait. Il soupira:

-Tout le monde a envie de partir.

-Moi, pas.

-Parce que les chips au gruyère ou au jambon de Bayonne,merci. C’est pour vendre plus cher.C’est à ça qu’on voit qu’on est un pays sur le déclin. Et des cuistots à la télé avec un col Mao blanc et un petit drapeau tricolore expliquent comment éplucher des patates.. Putain…les mecs !.. Ils se prennent pour qui ? C’est ça le déclin. Les gens intelligents sont à Miami ou en Amérique latine.

Il avala quelques chips.

-Dites moi, c’est quoi les petits trous dans la porte des WC ?

-Des voyeurs.

-Normal.

Il tapota la porte des toilettes en haut et en bas avec un geste de connaisseur.

-C’est une porte en contreplaqué.
-C’est pas de l’isorel ?

– Contreplaqué.

Il fit la moue. Claqua la porte.

-C’est pas vraiment une porte.C’est même pas légal .

Il soupira.

-Du contreplaqué et une vieille clenche qui tient à peine. Je suis sûr qu’il y a même pas un crochet pour accrocher son imper.

Il fit tourner la porte sur ses gonds.

-Vous n’avez jamais été tenté de regarder par un trou ?

-Non.

-Vraiment ?

– Les trous,on les rebouche.

-Vous voulez que je vérifie ?

-Non.

-Du contreplaqué.Pathétique.

Il haussa les épaules. N’ importe quel type avec un couteau suisse, il vous fait un trou ni vu ni connu. Et vous n’avez jamais…..

– Non jamais.

J’ajoutai :

  • -Vous zêtes pas obligé de me causer vous savez…Moi et les portres..

-Ah.

Il manipula la clenche.

– C’est une porte en chêne qu’il vous faut. Je peux le faire pour pas cher. Vous devriez en parler à votre patronne. Elle me semble être quelqu’un de raisonnable.

Je laissai tomber la conversation. Je me mis à essuyer les bouteilles de Rosé.

-Vous pourriez être marié. Elle est pas mal la patronne, jeune, et vous non plus.
-Oui, mais ça n’est pas arrivé.
Il ramassa les miettes des chips étalées sur le comptoir et les avala goulûment.

-Moi je disais ça pour causer.

-Vous savez ça ne me gêne pas du tout un client qui cause pas, ça me plait même plutôt quand les gens causent pas et restent tranquilles sur leur tabouret et manipulent pas les portes. Le silence ça a une certaine classe.

-Ah.

-Vous savez j’ai remarqué que les gens ici, quand il viennent prendre un verre , c’est soit pour s’auto-apitoyer soit pour se vanter. C’est pas compliqué, ils pleurnichent ou ils se vantent. Dès sept heures le matin. Pleurnicheurs ou vantards. Pas compliqué.

Les nuages avaient disparu, la mer prenait un vert cul de bouteille que j’aime beaucoup,on dirait la Baltique. Les goélands suivaient un chalutier vert et blanc et son sillage d’écume. On voyait le cap Frehel

Le type a ramassé son barda dans la cuisine.

-Quand même, les trous dans la porte.. .Ça fait pas classe..

– C’est pas notre ambition.

Il me fit un vague salut et disparut vers les pontons où était garée sa camionnette. Tout avait l’air bancale chez ce type.

Le silence fit enfin un grand trou qui me rassura. Des nuages étaient réapparus. On aurait dit les Alpes suspendues en plein vide.Le plus gros ressemblait à un iceberg. J’ai noté ça sur mon calepin. Un jour j’écrirai un bouquin sur les nuages bretons.

Aude revint avec des tas de provisions . Pimpante, gaie.Elle accrocha les clés de la camionnette au présentoir à journaux.

-Rien de spécial ?

-Non, rien de spécial.

-Et l’alarme ?Le type est venu ?

-Il est venu.

J’ai rangé les deux tasses de café dans le lave vaisselle.

La Taupe magnifique

Relu « La taupe » roman de 1974 .Sidéré.Enthousiaste.

Le Carré reste le maître absolu du roman d’espionnage. Si on en juge par la savante composition à tiroirs des intrigues, la complexité et les nuances psychologiques de chacun des personnages( entre ombre et lumière, entre peur et courage) le soin si méticuleux apporté pour l’emboîtage des trahisons et fausses amitiés, la manière dont Le Carré installe des atmosphères troubles et doucement anxiogènes(un quartier de Londres sous le bruine, la campagne tchèque faussement tranquille ,un bureau du Foreign Office et ses hautes fenêtres, un port hivernal sur la Baltique , une route de RDA, une villa piégée) la technique narrative, qui emprunte beaucoup au cinéma , reste toujours impeccable.

L’intrigue.

John Le Carré

Le MI6 , service secret britannique nommé « Le Cirque« a été infiltré au plus haut niveau par une  taupe » qui travaille pour les soviétiques. Les hauts fonctionnaires et ministres chargés des services secrets à Whitehall demandent donc à George Smiley ,petit bonhomme rondouillard ,un ancien du Service, doit découvrir qui est la « taupe » qui a infiltré et détruit les réseaux du Cirque.

Smiley va donc s’installer à l’écart, dans un petit hôtel de troisième ordre, pour éplucher les archives afin de comprendre le pourquoi de l’échec d’une mission en Tchécoslovaquie,quand l’agent britannique Jim Prideaux,   a reçu deux balles dans le dos, été torturé par les Russes pendant des semaines.On apprend que cette catastrophe , Control, le directeur du Cirque, l’avait devinée .Il avait la certitude qu’une taupe travaillait au plus haut niveau et que le traitre ,le Judas, se trouvait parmi eux:Percy Alleline,Bill HaydonToby Esterhase et Roy Bland.

Mais Control, mort récemment d’une attaque cardiaque ,n’avait pu mener sa propre enquête.

Smiley reprend donc le problème en s’aidant d’un fidèle, Peter Guillam, qui, lui a la mission délicate de sortir clandestinement, des dossiers et archives du Cirque, sans se faire repérer.

George Smiley,logé dans un endroit discret, enquête donc.

Il interroge les témoins d’un passé parfois lointain , il joue le rôle du prêtre et du confesseur avec une admirable constance sous des allures paresseuses. . Il épluche la nuit des dossiers, il poursuit à force de réminiscences douloureuses sa traque de la taupe et retrouve d’anciens collègues dans un gout de cendres . Il revient sans cesse sur  Karla, son « Graal noir », son obsession, le maître espion soviétique qu’il n ‘a rencontré qu’une seule fois entre deux avions ,et à qui il a offert son briquet avec l’espoir fugitif de le « retourner ». Peine perdue, c’était un fanatique.

Le Carré a analysé de toutes la formes de peurs, d’angoisses, de bouffées paranoïaques, avec une anxiété latente et permanente qui ne quitte jamais. Ces émotions si humaines , si constantes chez les agents, perturbent les filières , les hiérarchies, déstabilisent le réseau, gangrènent le personnel. La maladie du Soupçon et l’obsession de la Trahison sont au cœur de l’affaire. Depuis le simple traîne-patins jusqu’aux privilégiés qui pénètrent dans la Salle du Chiffre, tout le monde est frappé.

C’est dans »La taupe » que Le Carré pose les règles de son univers fondé sur la fidélité selon la légende des Chevaliers de la Table Ronde. C’est le roman mètre-étalon, la matrice de l’œuvre. Il scintille de tout l’art ambigu et raffiné de l’auteur. C’est dans ce livre que le décor d’un Centre de Renseignement apparaît dans sa vétusté, sa mélancolie, ses règles d’un club devenu anachronique dans un monde devenu cynique. Le Joyau d’un Empire, avec ses chevaliers, tombe en cendres devant nous. Le roman se découvre comme une photographie vieillotte trouvée dans la boite à chaussures d’une demeure familiale en plein déménagement .Un groupe d’hommes fidèles au même serment suit des protocoles ,mais un individu pourrit tout. L’inestimable groupe de patriotes suit donc un chemin de douleur sans trop s’ apercevoir au début qu’il y a un traître. Le glissement minutieux de la narration pour montrer l’érosion des valeurs devient inquiétant par la lenteur même du mécanisme. L’effroyable duplicité est mise à jour mais dans des demi certitudes, des faux jours, des témoignages suspects. Smiley avance dans des sables mouvants. Les tables de la Loi du Renseignement , avec son code d’honneur, sont brisés. Ne subsiste donc, ,parmi les scènes, les actions, les confidences arrangées qu’une irréalité théâtrale. C’est l’abime. Il y a alors chez Smiley du Hamlet avançant déséquilibré dans un Cirque qui ressemble aux douves du Château d’Elseneur.

La Taupe est parmi eux

Des agents ont été massacrés. Les plus grands dévouements ont été trahis. Smiley ramasse les morceaux. Tout ne repose plus que sur un trompe l’œil : fraternité, fidélité, courage des uns et des autres coulent dans le même bain de la trahison. tout est devenu mesquin, obscur, douteux. Dans ce désastre, dans ce paysage en ruines émerge la personnalité grise et tenace et loyale de George Smiley. Il a une allure de comptable, avec des pensées lentes pour s’attacher davantage aux paperasses oubliées, aux bordereaux sans importance, aux incidents minuscules repérés par lui pendant de longs entretiens fastidieux qu’il impose aux agents.

Smiley erre dans la poussière d’un Cirque écroulé. C’est lui la figure centrale dans l’univers de John Le Carré, c’est lui le porte parole de la philosophie désabusée de l’auteur .Il faut y ajouter que Le Carré ajoute et manifeste des touches de tendresse et d’humanisme qui rendent toute son œuvre attachante.

. En cherchant quel est le Chevalier qui a trahi autour de la Table Ronde,on voit que Smiley poursuit personnellement le rêve d’une chevalerie animée par la fidélité à l’amitié. Mais la trahison professionnelle du groupe se doublera d’une seconde trahison, plus déstabilisante encore, car le traître, la Taupe, a également brisé le fondement de la littérature Courtoise, en couchant avec l’épouse, la « Dame », de Smiley, Ann. On devine que derrière tous les gestes et toutes les ruminations de Smiley, il y a l’ombre portée de ce chagrin intime qui est immense. C’est la trahison ultime. Compagnonnage et éthique chevaleresque ont donc été perversement saccagés. A tout ceci s’ajoutent des échos d ‘un passé qui s’efface irrémédiablement avec le Temps et qui métamorphose le Cirque et ses chevaliers vieillissants en une annexe du Musée Grévin ou, au mieux, en une recherche du Temps perdu sans rachat possible.

Gary Oldman dans le rôle de Smiley, film de Tomas Alfredson

Pour les simples amateurs de romans espionnage c’est dans « La Taupe » qu’on découvre une fabuleuse masse d’informations .Le romancier dévoile la fabrication des identités (« les légendes ») le recrutement, les entraînements, les intoxications psychologiques, les exfiltrations d’urgence, les intermédiaires, les codes, les courriers, les planques, les gadgets électroniques, les debriefings, mais aussi les salaires, les implications de la vie privée et ses conséquences sur les missions.La série française intelligente qui montre les rouages de la DGSE « Le bureau des Légendes » s’est inspirée de Le Carré et ne le cache pas.