Relire aujourd’hui « Journal d’un curé de campagne » , est-ce un anachronisme ? Une provocation ? Un paradoxe ? Une vieillerie sortie du grenier catho ? Je ne crois pas. Qu’on soit croyant ou non, le texte frappe par sa sincérité nue, quelque chose d’écorché et d’ardent. L’image d’un homme jeune, se débattant dans la solitude et allant vers sa mort en essayant de lutter contre la déchristianisation d’un humble village pluvieux de l’Artois est très puissante.
Ce village Ambricourt est semble-t-il définitivement gagné par l’indifférence ou l’hostilité. Pour supporter son chemin de croix, un jeune prêtre inexpérimenté va tenir son journal dans un cahier d’écolier, éclairé par un cierge, faute de budget pour les bougies parfumées. Le jeune curé frais sorti du séminaire nous fait partager son combat contre une paroisse en train de mourir. Ce journal intime(destiné-détail important- à disparaitre) nous fait parfois pénétrer dans une véritable nuit d’une âme . Le prêtre ne cache rien de ses découragements, de sa détresse, de ses erreurs.

Comment parler du Christ à des habitants qui se réfugient souvent dans l’alcool, les ragots, et ne manifestent que de l’indifférence ou des sarcasmes. Car l’indifférence et l’ennui règnent. Mais ce qui frappe le plus dans ce journal, c’est qu’on entend une voix si proche, tenace, ardente, blessée, désemparée, perçante, écorchée, lumineuse , tantôt lucide, souvent dépassée
Mais toujours l’angoisse y tient une place capitale. Bernanos fait dire à son prêtre :» Derrière moi il n’y avait rien.et devant moi un mur, un mur noir. » Tout est résumé, dans cette phrase, au moment où le secours de la prière manque : »il est une heure (du matin) :la dernière lampe du village vient de s’éteindre ». Ces ténèbres envahissantes, cette dernière lueur, expriment bien un anéantissement intérieur, et la nuit de la solitude spirituelle du prêtre. Il note :« L’aube d’hiver d’une effrayante tristesse .» Le crachin automnal fait germer l’ennui.Bernanos rejoint alors ses propres confidences à ses proches lorsqu’il montre les « bouffées d’angoisse » de son curé, doublant donc ce journal intime « inventé » d’une confession autobiographique evidente. Cette marque autobiographique est si évidente que Bernanos écrit à ses proches :»Je ne vais guère bien. Les chiennes de l’angoisse trainent leurs chaines à travers la maison la nuit.. Et je ne le sens pas fier. » .Oui, les chiennes de l’angoisse traversent cette prose Il faut également ajouter que le combat spirituel se double d’un combat physique puisque le corps de ce jeune prêtre est rongé par un cancer dont il mourra.Et là encore, les maladies, la souffrance (son terrible accident de moto) que Bernanos endurera , rapprochent ce texte de l’autobiographie. De plus on sait par l’examen des cahiers et brouillons sur lesquels il a écrit ce « Journal » que le texte est manifestement improvisé au fur et à mesure de sa rédaction, sans plan ni ébauches préparatoires, ce qui n’est pas du tout le cas pour ses autres fictions.
Bernanos a le génie , dans ce chemin de croix d’un pauvre petit prêtre , de nous faire entrevoir une folle espérance. les phrases dégagent parfois une espèce de beauté surnaturelle . »Ô grands fleuves de lumières et d’ombres qui portez le rêve des pauvres ! » est-il écrit. Car ce prêtre, venu d’un milieu pauvre, croit aux vertus de la pauvreté, car elle se rapproche d’une expérience mystique, cette » pauvreté en esprit » qui sauvera les croyants , tandis que, sur le plan économique, social Bernanos déploie une analyse de l’injustice de la condition humaine , la mise en esclavage d’une partie de la population par d’autres classes sociales , bourgeoisie et aristocratie. Le dialogue entre le curé de Torcy et le curé d’Ambricourt propose une réflexion capitale, -un des sommets du texte- sur la place éminente que la pauvreté tient dans l’Evangile.

Ce journal est donc divisé en trois parties : dans la première, le jeune prêtre note sur un cahier d’écolier son arrivée dans sa paroisse du nord de la France et ses premiers contacts avec la population pauvre.
Dans la seconde, il s’agit de la vie quotidienne dans la paroisse. Et là le lecteur se rend compte que la solitude du curé est relative. Malgré sa timidité, son inexpérience, ses maladresses, son cortège de doutes , le curé rencontre des personnages qui l’écoutent et lui viennent en aide :le curé de Torcy, le Docteur Delbende, le Docteur Laville .Mais rares sont ceux qui s’ouvrent à lui sans aucune réticence. Eenfin Bernanos a recours aux dialogues dans les mùometns clé. Ils exprimen,t les drames cachés de ses paroissiens, notamment la comtesse figée dans son orgueil. Et là apparait le véritable don du prêtre pour sonder les âmes.

Dans la troisième et dernière partie Bernanos traite du séjour et de la mort du curé à Lille après un examen médical. Malgré de terribles bouffées d’angoisse le prêtre meurt dans la paix, réconcilié avec la pauvreté. Les critiques littéraires ont noté que le prêtre a des mots qui rappellent ceux de Thérèse de Lisieux. »Tout est grâce ». Pour Bernanos « les pauvres ont le secret de l’espérance ».
Ce « journal d’un curé de campagne » est sans doute le seul roman auquel Bernanos tenait le plus. Dés 1936, il note dans ses Cahiers » Il m’est très pénible de parler de ce livre, parce que je l’aime. J’ai rêvé plus d’une fois de le garder pour moi seul(..) oui j’aime ce livre comme s’il n’était pas de moi. » le 6 janvier 1935 Bernanos écrit à son éditeur : « j’ai commencé un beau vieux livre, que vous aimerez je crois. J’ai résolu de faire le journal d’un jeune prêtre, à son entrée dans une paroisse.il va chercher midi à quatorze heures, se démener comme quatre, faire des projets mirifiques, qui échoueront naturellement, se laisser plus ou moins duper par des imbéciles, des vicieuses ou des salauds, et alors il croira tout perdu, il aura servi le bon Dieu dans la mesure même où il croira l’avoir desservi. Sa naïveté aura eu raison de tout, et il mourra tranquillement d’un cancer. ».
Quel fut l’accueil du livre à l’époque ? En 1936, la critique et le public sont pour une fois unanimes. Plus d’un million d’exemplaires vendus, et un grand prix de l’Académie française le couronne. Les Goncourt ratent le roman au profit de Maxence van der Meersch, avec « L’empreinte de Dieu » ! André Malraux a raison de noter l’héritage de Balzac, et celui si évident de Dostoïevski. Dix ans plus tard les critiques littéraires placent le « journal » dans la liste des douze meilleurs romans du demi-siècle aux côtés de « Les Faux-monnayeurs », « Thérèse Desqueyroux » ou « Un amour de Swann » ». Aujourd’hui, « les faux monnayeurs » et « Thérèse Desqueyroux » apparaissent assez pâles à coté de Proust. On cherche Céline.
Apropos de guerre, voici ce que prophétisait Bernanos :« Je pense depuis longtemps déjà que si un jour les méthodes de destruction de plus en plus efficaces finissent par rayer notre espèce de la planète, ce ne sera pas la cruauté qui sera la cause de notre extinction, et moins encore, bien entendu, l’indignation qu’éveille la cruauté, ni même les représailles et la vengeance qu’elle s’attire… mais la docilité, l’absence de responsabilité de l’homme moderne, son acceptation vile et servile du moindre décret public.
Les horreurs auxquelles nous avons assisté, les horreurs encore plus abominables auxquelles nous allons maintenant assister ne signalent pas que les rebelles, les insubordonnés, les réfractaires sont de plus en plus nombreux dans le monde, mais plutôt qu’il y a de plus en plus d’hommes obéissants et dociles. »

Quel est le personnage auquel s’est identifié Bernanos ? Bien sûr, l’auteur prête à son curé beaucoup de ses traits. Cependant ceux qui ont bien connu ou correspondu avec Bernanos disent que c’est le curé de Torcy , avec sa rondeur bourrue, ses éclairs de tendresse face au jeune prêtre anxieux, exprime au plus près les positions du catholique Bernanos toujours dressé contre les « marchands de phrases » et les « bricoleurs de révolution »,et les prêtres mondains qui ont oublié les pauvres pour s’asseoir à la table des riches ou qui parfument leurs discours d’un humanisme mou. Il répétait, bernanos, comme Torcy : « ça pleurniche au lieu de commander »pour qualifier les prêtres de la nouvelle génération.
Les sources du roman ? L’enfance de Bernanos dans le pays d’Artois.
« Dès que je prends la plume, ce qui se lève tout de suite en moi c’est l’enfance, mon enfance si ordinaire et dont pourtant je tire tout ce que j’écris comme d’une source inépuisable de rêves. Les visages et les paysages de mon enfance, tous mêlés, confondus, brassés par cette espèce de mémoire inconsciente qui me fait ce que je suis, un romancier »
« Je ne me console pas d’avoir perdu l’image que je m’étais formé, dans l’enfance, de mon pays. Si je savais où on l’a mise, j’irais crever sur sa tombe, comme un chien sur celle de son maître. ».
Pour qui voudrait en savoir davantage sur Bernanos, je crois que le mieux est de se procurer « la revue des » Lettres modernes », et surtout les « études bernanosiennes » N° 18, « Autour du journal d’un curé de campagne », textes réunis par Michel Estève.