Difficile de parler de « Au-dessous du volcan «.On l’ouvre, on est séduit par une moiteur, quelque chose d’étouffant, d’ exotique, des sons peu familiers, , des silhouettes de peons en blanc, des jardins orageux, une imminence de catastrophe, un type qui a l’air de marmonner. on est aussi déconcerté par une destruction de chronologie, de curieux assemblages d’images, un flux mental qui ressemble aux filets dérivants d’un chalutier sans équipage, vacillant. Se multiplient des allusions obscures, des décrochages chronologiques inexpliqués, des allégories qui renvoient à la Bible, à Dante, des personnages sortis dont ne sait où, des références historiques comme des lambeaux déchirés d’un passé devenu une affiche. Déconcerté, perplexe, séduit par « l’atmosphère » on poursuit à tâtons la lecture.
Il est clair qu’on suit les étapes d’un délabrement intérieur d’un alcoolo, ce Consul qui se sent coupable d’on ne sait quoi, et qui titube avec une sarabande de souvenirs peut-être inventés, peut-être vécus. Des voix intérieures se mêlent, et se coupent et se superposent avec des personnages-papillons qui gravitent en arabesques et zig zags dans les parages du Consul . Voir le rôle des lettres. Lui Geoffrey s ’abrutit de mescal, de tequila, de bière plate ou de whisky, ce qui a pour effet que chaque sensation, chaque perception d’un objet, les phrases entendues mettent un temps anormal pour l’atteindre dans ce qui lui reste de conscience.

Certaines pages ressemblent à ces vitrines d’un brocanteur où des éléments de plusieurs vies et de plusieurs époques sont rassemblés par hasard pour une vente ou plutôt une liquidation.. .. Par chance, dans cette forêt mentale tropicale , il reste l’omniprésence d’une ville et du volcan Popocateptel, sorte de divinité dont on ne sait si elle est bénéfique ou maléfique . La magie cadastrale des ruelles de la ville est si bien suggérée par l’art de Lowry qu’on poursuit la lecture ,séduit par la torpeur morbide de cette journée, avec sa lumière noire aveuglante verticale qui nous indique que tout se joue tragiquement en 24 heures. Comment ne pas penser au film « Les orgueilleux » avec Gerard Philipe dansant jusqu’à l’épuisement pour obtenir une bouteille de Rhum..
Les dialogues sautent de l’espagnol à l’anglais, comme dans une bande-son de vieux film resté longtemps dans une poubelle alors que les images, elles, forment des impacts surréalistes , -comme cette petite vieille qui garde sous sa robe un petit poulet lié à une ficelle. Lowry multiplie des images, des panneaux à résonance allégorique qui deviennent des signaux, voire des prophéties comme cette affiche de cinéma qui repasse sous ses yeux : »Las Manos de Orlac, con Peter Lorre ».
Plusieurs fois, je fus tenté d’abandonner la lecture. Il y a ceux qui considèrent en France que c’est un des plus grands romans de tous les temps, de Maurice Blanchot à Maurice Nadeau, de Gilles Deleuze à Olivier Rolin. Excusez du peu.. ..Il y a également ceux qui avouent sur les sites littéraires leur extrême difficulté à s’immerger dans ce fleuve verbal .Malcolm Lowry, conscient des difficultés liées à la lecture de son roman a écrit lui-même: « On peut le prendre pour une sorte de symphonie ou encore une sorte d’opéra ou même un opéra-western; c’est du jazz, de la poésie ,une chanson, une tragédie, une comédie, une farce et ainsi de suite(..)c’est une prophétie, un avertissement politique, un cryptogramme, un film loufoque et un Mane-thecel-pharès. On peut même le prendre pour une sorte de machinerie; et elle fonctionne soyez-en sûr car j’en ai fait l’expérience. »
C’est la troisième fois en 4O ans, que je tente la lecture complète. Les deux premières fois je n’ai pas dépassé la moitié du livre, en gros les cinq premiers chapitres d’un roman qui en compte douze.
C’est la troisième lecture ,en 4O ans, qui fut la bonne. Cette fois, j’ai réussi l’exploit de lire l’ouvrage en entier. Jusqu’au chapitre 12.Bref, l’ascension de ce volcan fut particulièrement difficile. Reprises, abandons, perplexités, reprises, volontarisme, re- découragements puis réouvertures du livre. quand j’étais trop perdu dans les pages de Lowry je consultais des sites genre Babelio ou Wikipedia pour me servir de boussole.

Un des meilleurs résumés du livre on le doit à Sébastien Dieguez chercheur en neurosciences au Laboratoire de sciences cognitives et neurologiques de l’Université de Fribourg, en Suisse .il dit ceci : »Le 2 novembre 1938, jour de la fête des morts au Mexique, Geoffrey Firmin, consul britannique isolé dans un petit village nommé Quauhnahuac, erre dans l’état d’ébriété permanent qui ne le quitte plus depuis que sa femme Yvonne est partie. Or celle-ci lui revient ce jour-là. L’incompréhension entre eux deux est totale, bien que leur amour soit sincère et réciproque. Les nombreuses lettres d’Yvonne ne lui sont pas parvenues, ou plutôt il les a oubliées ou égarées ; quant à ses réponses, il les a bien écrites, mais jamais envoyées. Ils se retrouvent sans se retrouver ; le Consul étant imbibé depuis si longtemps, ayant tellement ruminé son amour perdu en compagnie de ses fidèles bouteilles, qu’il ne semble pas réaliser qu’Yvonne est vraiment présente, et encore moins qu’elle est revenue pour lui. Pendant tout le récit, il est entièrement détaché, il erre dans son propre univers d’alcoolique, préoccupé par la prochaine bouteille, mais aussi par ses tremblements et ses étranges visions. Le roman décrit l’implacable autodestruction du Consul sur une journée de 12 heures, destruction éthylique qui va de pair avec la difficulté croissante qu’ont les personnages à communiquer. ».

Cependant je reste perplexe devant ce « chef d’œuvre ». Impression d’être passé à côté d’une grande partie du roman et de ses implications philosophiques et allégoriques. Je l’ai compris, ce roman, par fissures. Il m’a été impossible de lire en continu plus de deux chapitres sans éprouver l’impression de me noyer dans ce flux verbal si nébuleux. . Impression d’être au milieu d’un dispositif littéraire fragmentaire, une mosaïque descellée, une fresque dont une partie a brûlé, où l’Individuel et le Collectif, l’érudit et le banal, le temporel et l’Eternel , l’individuel et l’Historique (les allusions à la Guerre d’Espagne et au régime communiste en URSS y sont fréquentes) s’enchevêtrent et s’assombrissent pour former un impossible pèlerinage vers on ne sait quelle grâce inaccessible ou salut au sens chrétien.
Les images accourent ,se précisent, se diluent dans cet art de réfraction, ou dans le rétrospectif. Ou bien subitement Lowry s’attache, avec un entêtement vital, à faire l’inventaire complet du décor d’une cantina, comme si son champ de vision, en devenant trouble , mettait en évidence la précarité de l’endroit. En somme, Geoffrey Firmin est déjà dans la danse de mort, observant le pittoresque et l’historique du Mexique comme s’il s’agissait d’un monstrueux serpent Quetzalcóatl en train de muer et de le mordre.
Dans cette noyade, je ne pouvais me raccrocher qu’aux descriptions magnifiques et désolées de cette ville de Cuernavaca, sous le volcan , et rebaptisée Quauhnahuac.
En ce qui concerne la présence des deux volcans, un universitaire,Roger Bozzetto de l’université de Provence, a étudié les différentes significations des volcans dans le roman : »Les volcans sont ici liés à la mort. D’une part puisque chez les Aztèques, ils se nourrissaient du sang des victimes, ce qui contribue à donner un des soubassements mythiques du texte à l’itinéraire sacrificiel du Consul. D’autre part, parce que l’association entre les tirs, les détonations et les images des volcans sont nombreuses. Notons que c’est Hugh qui s’en aperçoit le premier. Rien d’étonnant, il a vécu la guerre d’Espagne et sait reconnaître le bruit des armes. Notons que la guerre en Europe est liée à ce chaos :le lien est fait par Hugh entre la bataille de l’Ebre, le Munich de Chamberlain, et le retrait des Brigades Internationales. De plus la révolution mexicaine, avec ses avatars est toujours présente, comme en témoignent les soldats en manœuvre. Le Consul entend aussi les tirs dans la Sierra Madre alors qu’il regarde le Popocatépetl (p. 167). Et nous avons vu que le « chef des jardins » le tue de deux coups de feu, alors que défile devant les yeux du Consul l’image épurée du volcan. »

J’ai aimé la présence de ces deux divinités, les deux volcans qui dominent la ville, le Popocatepetl et l’Ixtaccihuatl. J’ai aimé les cantinas, leur coté poisseux, la nonchalance des serveurs, le scorpion écrasés sur un mur, cette déambulation d’un clown tragique parmi les collines violettes, ce jardin à l’abandon, des piscines aussi, vides et en ruines, des remblais obsédants, un voyage en autocar brinquebalant, des images d’une corrida, des tours de caserne, des routes qui deviennent des sentes herbues, comme si, sur tout ce paysage tourmenté initiait à une éternité de vie outre-tombe vue dans un miroir courbe. Enfin ce vertigineux ravin, au bord d’une apocalypse personnelle qui transfigure tout , dans une lumière de couchant.
L’ivresse du Consul , d’après ce que j’ai compris, nous éloigne de nos habitudes de lecteur d’un univers « rectiligne ». Lowry nous introduit dans un univers que les peintres et dessinateurs appellent la perspective curviligne, opposée à la perspective linéaire.
Au lieu de nous offrir un roman , à la rassurante chronologie linéaire, Lowry offre un espace courbe ; il fait appel à une vision des objectifs grand-angle utilisés sur les appareils de prise de vues. Il tord les perspectives comme sous l’effet d’un miroir concave. Ce miroir concave nous introduit dans l’espace mental du Consul dans sa marche titubante d’alcoolique
Le curieux c’est que les descriptions de la ville, des routes, des « cantinas » parfois, Lowry reprend les lois de la perspective romanesque ordinaire. Mais grâce à cette perspective curviligne (on voit tout dans le dos d’une cuillère..)le baroque foisonnant s’installe.
L’alcool déforme et enferme Geoffrey dans une bulle. Toutes les distances sont altérées, mais aussi l’espace intérieur et géographique des souvenirs. Cette perspective curviligne justifie ce sentiment de ne pas se sentir à la bonne distance d’Yvonne ou de son frèreHugh. Mais c’est aussi une protection ouateuse et un refuge bien confortable.
Cette déformation curviligne permet donc d ‘inclure les couches profondes de la psychologie, des explorations nouvelles du souvenir ou des réminiscences de la mémoire involontaire. On pénètre alors dans les circonvolutions d’un esprit altéré par le mescal ou la tequila; ce dispositif rend vrai le contenu foisonnant, anarchique du réel .En introduisant la « maladie » de l’alcoolisme » et en suivant ses symptômes, comme un clinicien, Lowry invente un art littéraire fondé sur des perturbations sensorielles. C’est une ouverture vers de nouveaux chemins littéraires, ce que Lowry appelle « une machinerie ». Cette architecture courbe donne aussi le sentiment d’une étrangeté géographique, d’un labyrinthe étouffant dans une Plantation imaginaire sortie d’un tableau du douanier Rousseau, ce qui produit une force d’envoutement auprès du lecteur. Le chemin onirique tropical-dont il est difficile de se déprendre- mène au ravin final.
Enfin on notera que dans sa marche vers l’enfer(de Dante), se trouve le ravin maudit . La barranca . C’est un gouffre où l’on jette les chiens crevés. On le jettera, lui. Le roman lui-même est entré dans un espace courbe puisque le premier chapitre de cette agonie christique rejoint et colle exactement, comme dans un cylindre de papier , au dernier chapitre.

Extrait :
Dans cet extrait, le consul, après avoir jeté une bouteille de Tequila vide dans les broussailles marche dans son jardin fouillis dont on ne sait s’il est l’ultime étape d’un Eden à l’abandon (pour la mythologie il ne manque même pas le serpent..), ou sa clôture ultime qui protège Firmin du proche cercle de l’ Enfer, ce ravin maudit, si allégorique, nommé « la barranca » où l’on jette les chiens crevés. Rappelons que le roman est placé sous l’influence de Dante. On admirera les dérives chaloupées des phrases qui nous imprègnent des troubles de vision de Geoffrey Firmin.
« Quelque fût le chaos, voilà qui prêtait un charme de plus. Il aimait l’exubérance sans retouche de la proche végétation. Tandis que plus loin, les plantaniers superbes, à la floraison si obscène et si péremptoire, les splendides jasmins de Virginie ainsi que les poiriers, braves et têtus, les papayers plantés autour de la piscine et, au-delà, le bungalow lui-même, blanc et bas couvert de bougainvillées, avec sa longue galerie semblable à un pont de navire, formaient positivement une petite vision d’ordre, vision qui, toutefois se fondit sans plus de logique, à l’instant où il se détournait par hasard, en une étrange vue subaquatique des plaines et des volcans avec énorme soleil indigo à flamboiement innombrables au sud-sud-est. Ou était nord-nord-ouest ? Il nota le tout sans chagrin dans une certaine extase même, allumant une cigarette, une Ailas(mais répétant tout haut mécaniquement le mot « Ailas ») puis la suée de l’alcool lui coulant aux sourcils comme de l’eau, il se mit à descendre vers la clôture séparant de sa propriété le nouveau petit jardin public qui la tronquait. »
Chapitre 5. Traduction de Stephen Spriel, avec la collaboration de Clarisse Francillon et de l’auteur.

Elle est surtout connue comme l’épouse de
Malcolm Lowry et pour son soutien à l’auteur alors qu’il écrivait son roman le plus connu,
Under the Volcano , considéré comme l’un des plus beaux romans du XXe siècle.
[1]
Le Consul vu par le philosophe Clément Rosset:
« Le Consul de Malcolm Lowry n’est pas un ivrogne ordinaire. C’est un ivrogne extraordinaire, un voyant qui se sait plongé « dans un état d’ébriété exceptionnel ». Il n’a rien d’un homme qui perd, de temps à autre, son chemin, pour le retrouver par la suite puis le reprendre à nouveau. D’abord parce que son ivresse est permanente et qu’ainsi l’état de voyance qui en résulte ne se trouve sujet à aucune éclipse ; aucun intervalle de « lucidité « ne vient troubler son hébétude. Ensuite parce qu’il n’y a pour lui depuis longtemps de chemins à perdre ni de chemins à retrouver : parce qu’il n’y a pas, parce qu’il n’y a jamais eu de véritables chemins. Le Consul n’a pas perdu le sens de l’orientation ; ce sont plutôt les chemins qui ont disparu autour de lui, et avec eux la possibilité de direction. La voie droite s’est perdue dans la forêt obscure, comme au début de la Divine Comédie de Dante, dont « Au-dessous du volcan », au dire même de son auteur, se veut une sorte de version moderne et ivrogne. »
Clément Rosset, « Le Réel, histoire de l’idiotie »
