Mes étés avec Bergman

 Au cours des années 70 ,8O, 90, quand je restais à Paris en Juillet et Aout à travailler au journal, j’avais pris l’habitude de me rendre au cinéma Saint-André des Arts. On y projetait les films d’Ingmar Bergman. Je préférais nettement les films noirs et blancs, depuis « Ville portuaire »(1948) jusqu’à « La honte » (1968) . J’évitais les films en couleurs, notamment les rouges velours insistants et les rouges sang de « Cris et chuchotements » (1973) avec le corps en agonie d’Harriet Andersson ou bien   cette languissante « Sonate d’automne » avec Ingrid Bergman pianiste célèbre qui martyrise sa fille jouée par Liv Ullmann.

Je préférais la période libre, jouisseuse, découvreuse, du jeune cinéaste Bergman avec son béret basque ; période  qui va de « Monika »(1953) avec la liberté érotique de la jeune Harriet Andersson en camping sur une île  au bord de la Baltique , jusqu’à  l’exploration proustienne de « Les fraises sauvages » (1957) et ses deux rêves cauchemars qui sont parmi les plus beaux de toute l’histoire du cinéma    

« Mes cauchemars sont toujours noyés, inondés de soleil et je hais les régions méditerranéennes justement pour cette raison. Quand je vois un ciel infini sans nuage, je me dis, tiens c’est peut-être la fin de notre planète. » (Entretien de Bergman avec Stig Björkman)

 Chaque année, donc, je revoyais mes films préférés d’abord : « L’Attente des femmes (Kvinnors väntan)  sorti en 1952. Ce film fut présenté dans la sélection officielle du Festival de Venise (1953).  Aujourd’hui encore c’est un film méconnu et sous-estimé. Comme souvent, Bergman montre les hommes avec leur égoïsme et leurs petitesses, et surtout  les femmes avec leur appétit de vivre, leur humour si  libre,  et leurs rêves inaboutis .

 L’intrigue est simple. Cinq femmes (de générations différentes) attendent le retour de leurs maris et une son fiancé.  En attendant le bateau le samedi soir , elles se rappellent tour à tour le moment de leur « révélation », le moment où elles ont compris que l’amour n’était pas le conte de fées dont elles avaient rêvé, et que la vie allait être une longue route semée d’embûches. Construction brillante, justesse et profondeur psychologique, humour   et sarcasmes des répliques,  mais surtout  la  mise en scène  scrute, sonde,  explore les  comédiennes, les corps féminins. A l’inverse de « Persona » ou du « Silence »,tournés avec le chef-opérateur Sven Nykvist qui serre le cadre sur les visages et les enferme , les cadenasse le   chef-opérateur Gunnar Fischer si inventif ouvre sa camera aux émotions que le paysage doit exprimer. Voir « jeux d’été » ci dessous

  Dans cette période Gunnar Fisher   a le génie de capturer la splendeur de  l’été suédois, ses îles,ses routes forestières,  ses lumières orageuses changeantes,  ses routes noires et droites qui coupent d’immenses forets (« Les fraises sauvages » et sa voiture-cercueil noire et luisante ). Gunnar Fisher ne sépare pas les personnages des paysages, souvent océaniques.

 Rochers tortueux et noirs pour les scènes dramatiques(« Voir « le septième sceau »)  avec eau hargneuse  ou mer plate et lourde comme du mercure-et  tumulte inquiétant des vagues (« voir l’accident du plongeur dans   « Jeux d’été »).


La camera de Fischer   capte avec beaucoup de romantisme et d’inspiration les comédies de mœurs si brillantes et drôles de « Sourires d’une nuit d’été »,  film mal accueilli à sa sortie en 1955 et qui se révèle pourtant un des plus exquises marivaudages  de Bergman.  Là où Fischer excelle c’est pour  saisir  les solitudes près de l’eau, le fourmillement lumineux et radieux  d’un sous-bois (« les fraises sauvages ») ou  la fournaise d’un plein midi sur un cortège de pénitents en train de se fouetter(« Septième sceau »)  ou  l’asile nu et inquiétant  d’un promontoire rocheux (« Monika »)  pour magnifier à rebours l’éclat sensuel  et même l’ivresse du corps et l’impudique ,radieuse , juvénile  d’Harriet Andersson

Dans « Le septième sceau » il sait jouer des contrastes violents du contre-jour  pour scène démoniaque, ou s’attarde  sur  le noir d’une prunelle, ou le  grillage qui  met en évidence le  masque blanc  de cette Mort pour, le temps d’un éclair, faire pressentir l’agonie.

Fischer  éclaire d’une intensité lumineuse absolue  la reverberation de plâtre  de la Mort qui joue aux échecs avec le chevalier Antonius Block .Il  arrache de grands morceaux de ténèbres dans la foret  « Le visage »(1958)  et  marque l’hypocrisie des notables dans des contrastes raffinés.  Dans cette comédie grinçante et pleine de maléfices vrais et faux les rapports sont tordus entre les comédiens marginaux et la bonne bourgeoisie guindée qui méprise les saltimbanques (Bergman se venge des notables de Malmö où sa troupe de théâtre a travaillé). Fischer sait aussi disposer des lumières furtives qui éclairent la scélératesse et la dissimulation de truands et de brigands dans une auberge dans « Le septième sceau » .

Le sommet du travail de Fischer est à mon sens dans le premier rêve des « Fraises sauvages » quand le professeur Borg, joué par le cinéaste Victor Sjöström fait un rêve fort désagréable au début du film. Il dit en voix off « Le soleil était très fort. Il dessinait des ombres noires et tranchantes. Mais il ne chauffait pas, j’avais un peu froid. J’arrivais devant l’enseigne d’un magasin d’optique : une immense montre indiquant toujours exactement l’heure, mais à mon grand étonnement, je remarquai ce matin-là que les aiguilles de la montre avaient disparu ».  Dans les images qui suivent, le vieux docteur est saisi d’angoisse, s’appuie sur un mur, puis voit un homme qui lui tourne le dos, puis se retourne et on découvre que ce passant n’a pas de visage et s’écroule comme s’il n’était fait que de poussière et d’un tas de vêtements. Puis cortège funèbre, corbillard qui brise une roue, cercueil qui tombe, une main sort des planches cassées. Ici, Fischer réussit avec une force inouïe à récréer l’enchaînement et la pulsion onirique qui produit l’angoisse.

Enfin, ce qui m’a toujours plu dans l’association de Bergman et de l’opérateur Fischer c’est que tous deux  réussissent à donner aux étés suédois  une saveur ineffable ,la joie éphémère de l’instant,  un pétulance juvénile, et en même temps une nostalgie de l’enfance. Nous avons l’immobilité muette du midi de l’été, les moments de silence tranquille, de plénitude et  aussi l’abime et l’apocalypse que cachent la mer. Fischer a filmé    le charme volatile des baignades ensoleillées avant les drames de la maturité.

Quand je me souviens des films   de Bergman, c’est d’abord des visages des femmes ,parfois  surexposés, parfois  dans une pénombre qui surprend un secret ;voir aussi  la gaminerie érotique  de « sourires d’une nuit d’été » ou   le désir charnel  à l’état nu du visage  et du regard de Harriet Andersson face à la caméra dans un plan fixe assez incroyable  dans « Monika » dont Jean-Luc Godard s’est inspiré dans ses premiers films.  Fischer  et Bergman jouent avec des  durées si réussies  que les passages de l’ombre, du soleil, des émotions, deviennent des musiques du visage de la femme.

Harriet Andersson et son regard camera qui a fait couler beaucoup d’encre aux « cahiers du cinéma »/.

Pourquoi Bergman s’est -il séparé de Gunnar Fischer au profit de Sven Nykvist en 1960 après le tournage de « l’œil du Diable » ?

Bergman confesse et reconnait des années plus tard qu’il était devenu injustement tyrannique avec Fischer. Fischer réplique  avec pudeur que Bergman avait trouvé un chef-opérateur qui lui convenait mieux et qu’il était peut-être meilleur. Ce qui est généreux mais faux.

Personnellement les constructions abstraites, géométriques qu’impose Nykvist, son gout des murs nus ,lisses et blancs me font penser qu’il fait entrer l’univers de Bergman dans un  genre clinique .Voir « Persona ». Il travaille en  gros plans pour la télévision. De plus, ses  somptueuses fresques  de couleurs riches et rembranesques de «  « Fanny et Alexandre » m’ennuient. C’est un pittoresque bigarré et surchargé.

Je préfère le lyrisme si inventif  de Fischer.

Bien sûr, Nykvist et Bergman ont expérimenté de nombreuses techniques de lumière, narrative ou symbolique, en particulier dans » Persona. »

Cependant les désordres d’un coup de vent, le passage de nuages plombés ou ardoisés, la profusion des lumières douces qui envahissent l’espace marin ou une réunion familiale heureuse (« Les fraises sauvages »), les ondulations merveilleuses   d’un sous-bois, ou la magie surréaliste d’une place déserte dans une ville vide e en plein été restent pour moi des sommets du cinéma bergmanien cette première  période.

12 réflexions sur “Mes étés avec Bergman

  1. Bien intéressante remise en bouche vespérale avec cette plongée dans Bergman… Comment avez-vous pu « éviter » les films en couleurs par rapport aux noirs et blancs à moins de ne pas avoir voulu les revoir ?.
    Ah ! Les actrices de Bergman : elles valurent toutes plus que nos petites françaises. Je suis né avec elles : Thulin Ingrid, Lindblom Gunnel, Ulmann Liv… Vous ne distinguez pas entre les deux Andersson, or Bibi me charma plus durablement qu’Harriett. Et je ne suis pas en accord avec votre déplaisir lié aux Cris et Chuchottements, ni sur Sonate d’automne, Ingrid Bergman, autoritaire et glaciale, cette grande dame !… « Chopin n’est jamais médiocre », balançait-elle à la pauvre Liv Ullman, qui implorait de ses larmes son amour défaillant…
    Quels merveilleux souvenirs, merci, merci pour ce papier sur les jeux de lumière. Il me faudrait revoir tout cela à travers votre oeil… Mais peut-on jamais prendre ce risque de la déconvenue et de la déception, si l’on ne retrouve pas la moindre émotion érotique de sa naïve jeunesse pour les merveilleuses naïades scandinaves ?…

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    • Janssen..Gunnel Lindblom estune comedienne injustement méconnue et d’une beauté féline rare, car elle est sublime dans «  »Le silence » quand elle se montre en quête d’aventure érotique dans cette ville étrangère livrée à la guerre et aux chars. en ce qui concerne Bibi Andersson, je l’aime complètement dans « Persona » en infirmière, et son grand monologue érotique sur une plage.. Bergman en fut très amoureux. Je confesse que je l’ai rencontrée un Week end entier à paris, quand je travaillais à l’Odeon avec l’attachée de presse, je devais la guider..on a fini chez Lipp..devant des bouteilles de Sancerre.. En 2003 au cours d’ une soirée à l’ambassade de France à Stockholm, où j’étais invité , j’avais demandé qu’on lui téléphone de venir au diner..elle a dit oui immédiatement …elle se souvenait de son séjour parisien. et de notre soirée chez Lipp. elle parle bien anglais et assez bien francais. personne délicieuse et toute simple qui ne cache pas sa vie privée, ses déboires, ses regrets, et en parle avec quelque chose de simple et de primesautier. D’elle et de Bergman je pourrais en écrire longtemps.

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  2. Quelle chance vous avez eue de les côtoyer ainsi !… Je m’imagine volontiers à votre place.
    Mais la magie liée aux fascinantes icônes du Silence et de Persona… ne s’est elle pas un peu dissipée. lors de ces rencontres avec Bibi ?.. Ce sont parfois des expériences un peu amères, non ?…

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    • Non, c’était vraiment magique, simple, naturel, aucune déception lors ces deux rencontres avec Bibi Andersson.De plus elle a physiquement tres bien vieilli et elle reste pétillante.

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  3. @« Mes cauchemars sont toujours noyés, inondés de soleil et je hais les régions méditerranéennes justement pour cette raison. Quand je vois un ciel infini sans nuage, je me dis, tiens c’est peut-être la fin de notre planète. »

    Du temps du vieil Homère, les régions méditerranéennes étaient plus changeantes et variées que du temps de Bergman ; le dérèglement climatique, c’est quelque chose de sensible

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  4. Merci de nous remettre once more sur les traces de Bergman que je n’avais pas coupé en 2 avant vos analyses Je croyais innocemment à une alternance..Pour moi son temple parisien c’etaient les Ursulines( si je me souviens juste ) Passionné de photos portraits N et B j’aime sa deuxième époque je peux y faire completement miennes ses actrices et gaver mes névroses

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    • m’enfin, pour ce qui est de « gaver mes névroses », je crois qu’un des sommets dans la filmographie bergmanienne, c’est « l’heure du loup », collection de fantasmes terrifiants, avec des images d’un sadisme vraiment traumatisant , je pense à cette séquence au cours de laquelle Johan Borg(joué par Max von Sydow) éclate la tête d’un enfant qui l’a attaqué comme un petit vampire.. je garde cette image en mémoire depuis longtemps car je n’aime pas ce film et ne l’ai pas regardé depuis au moins 15 ans.. cette descente dans l’expressionisme me rase..

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  5. Nan L’heure du loup ,La source..le sordide.. peu pour moi aussi Paul…mais les névroses conjugales…miam..Vous souveniez des Ursulines comme du cinema où sortaient en 1er les Bergman (Cinema que je croyais disparu mais qui semble en travaux et reorientation-Jazzi dis moi! ) où aurais je tout fantasmé au quartier latin?..un peu comme l’Arlequin pour les Tarkovsky et Mikhalkov..

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  6. Je dois avoir un problème avec ces Fraises Sauvages, alors évidement, presque toute cette dramaturgie scandinavo/ désespérée /bergmanienne me passe dessus…En un mot je n’y suis pas chez moi.. MC

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  7. Harriet Anderson = une de mes actrices préférées ( pour preuve : j’avais inscrit Harriette sur la liste des prénoms à donner à Petite fille … et le destin en a décidé autrement mais c’est tout aussi bien)

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