André Hardellet , l’insolite dans la banlieue parisienne

André Hardellet (1911-1974)  quelle œuvre  rare  ! J’en avais déjà parlé une fois sur ce blog, mais j’y reviens avec toujours autant de joie.  quelque chose c hez lui se libère: venue de vacances d’été lointaines,  scènes revenues (du mot revenant)  comme intactes  d’une époque toujours un peu arrière-saison,  une chanson de village entendue sur la margelle d’un puits ,un préau d’école  et ses piliers de bois, un  estaminet   avec peintures crouteuses, pichets, vieilles photos de groupe à canotiers ou berets, avec des sourires figés , zones ensauvagées d’un port, mare à têtards,  perspective de prairies avec alignements de saules, songe d’un bivouac d’une armée mal peinte au fond d’un estaminet ,ouvriers devenus fantômes de plâtre dans une carrière à l’abandon, crinolines sur un champ de course, foret de fûts dans une odeur de cave….

A quoi rattacher ces textes ? Sont-ils des poèmes ? des nouvelles ? des comptines ?  Ou de simples flâneries qui associent des rêveries, sur les vieux quartiers de Paris?On le connait surtout par sa chanson « Le bal chez Temporel »  mis en musique par Guy Béart. C’est en 1958 qu’il publie son premier roman, » Le seuil du jardin » salué par uje lettre enthousiaste d’André Breton. Il se révèle  avec  le recueil « Les chasseurs »(1966).Il s’agit de plus de 30  proses  .

 Avec des textes qui vont d’une page à quelques dizaines ,ou  d’un  paragraphe de cinq lignes à  un poème inattendu,  Hardellet explore des lieux : rues de paris,  quartiers périphériques, routes  oubliées, plaines, ou  une allée de tilleuls,  ou des anciennes carrières de craie.Il traduit alors quelque chose d’insaisissable ; on est alors pénétré par un charme fragile,  une évanescence   nostalgique, un passé trouble qui vibre comme les reflets d’un tang. Hardellet  trouve son imaginaire et ses vibrations dans les murs d’enceinte  d’un château, ou sous le préau d’une école ,  dans une éclaircie de ciel.  Il nous transmet    par une sorte d’effraction intime dans le secret du lieu, il nous relie à un passé mythique, à un souvenir d’enfance rare , perdu et retrouvé avec quelques mots qui n’ont l’air de rien. .Il faut prendre garde à sa capacité oblique  de nous révéler  de ce qu’il y a d’insolite,  de magnétique, de merveilleux, d’émouvant dans la simple odeur d’un plumier ou d’un taille crayon. Une rue d’iVry  délivre  autant  de hiéroglyphes à déchiffrer que la vallée du Nil. Il propose dans ses flâneries de jeter une lumière calme, douce, pénétrantge,  sur une scène de campagne comme une battue de chasseurs par un jour d’automne.

Il  fonctionne par glissades, rumeurs de mémoire, dans des tonalités moroses, automnales qui  retiennent  le charme de la fausse reconnaissance.

Au fond, il nous entraine par un chemin purement onirique  dans quelque chose qui possède  la douceur d’une conversation entre noctambules qui, au soir d’une fête, un peu éméchés,  découvrent une perspective cavalière : elmle mène dans un  monde aussi enchanté que la foret de Brocéliande,  avec des senteurs terreuses, des clairières , le bougé secret d’un sous-bois. Il y a  un  appel  vers autre chose, de jamais dit.

J’aime son  don de clairvoyance pour nous mener de l’Autre Côté, sur un autre Versant ,dans un Ailleurs, une face cachée de ce qui nous est ordinaire. Chaque texte fracture le quotidien. Chaque morceau de texte ouvre    une fissure, une anfractuosité sur l’habitude. Il nous tire ou nous pousse vers des réminiscences personnelles perdues par négligence ou par notre curiosité endormie. Ses phrases nous aimantent comme s’il possédait les clés d’un manoir  où nous aurions vécu dans une autre vie. Hardellet devine dans les défauts du verre d’une vitre, devant un guignol abandonné, le désastre d’une bataille sortie d’un livre d’histoire aux belles gravures scolaires. Eclats, échappées, voix perdues, tout danse souvent à la lisière d un bois. Phrases vives, mordantes. Magiques.

Parfois il pousse son art assez loin ,non plus vers des chimères, ou des souvenirs d’enfance,  mais vers des aventures  d’un baroque plus macabre. Son numéro de prestidigitateur introduit soudain   l’effroi.

« Les carnes vacillantes atteignent enfin, la Voirie ? où l’odeur de charogne devient intolérable, lame en main, le sacrificateur attend, à l’entrée de son domaine : un abattoir avec des rigoles canalisant l’urine et le sang, des poulies, des tombereaux d’où dépassent ici une tête, là un paturon raidi. Le bourreau et ses valets échangent quelques paroles.

Que peuvent se confier des créatures d’une aube de plus, quelles consignent se transmettent-elles ?  Alentour, rien, que des carcasses, de crânes récurés, les rats pullulent, gorgés, insolents, minant les habitations qui baignent dans le purin et la gadoue. »

Enfin, il ouvre largement les portes de l’érotisme ! et quel ressac de souvenirs. Avec « Lourdes lentes », il offre un vrai chef d’œuvre ,publié en 1969 sous le pseudo de Stève Masson. Sur plainte de la Ligue de défense de l’Enfance et de la Famille, la brigade mondaine recherche l’auteur de « Lourdes,lentes.. »Hardellet se déclare l’auteur par une lettre au Quai des Orfèvres. En 1972, après de multiples convocations au commissariat, des poursuites sont engagées pour complicité d’outrages aux bonnes mœurs, avec Régine Deforges qui l’a publié..Il est condamné

pour outrage aux bonnes mœurs et doit payer une amende de 2000francs.La presse unanime s’indigne. Une amnistie est prononcée en septembre 1974.

Dans une lettre adressée à Pierre Seghers, Hardellet confiait qu’il s’agissait   d’une  » belle histoire d’amour en été et de truites pêchées ». Pas faux. L’odeur des journées d’herbes humides, de serrures rouillées,  de fourrage,  de lourdes bottes dans une litière forment le fond du texte .  C’est aussi un  récit très  subtilement  emboité qui célèbre les femmes bien en chair, lourdes et pulpeuses comme les sculptures de Maillol. Germaine  est donc l’initiatrice de ce garçon de 12 ans…depuis il ne cesse de décrire un ensevelissement ardent chez un certain type de femme.

« Extrait :

« Blonde, un peu rousse, des taches de son, des lèvres épaisses, un cul comme une trotteuse de Vincennes. Lourde et lente. Certaine, tangible, en paix avec le monde. Plus tard, lorsque je verrai des Maillol, je comprendrai ; d’autres que moi ont dû sentir la même densité de bonheur chez ces filles de pleine terre et de pleine eau . « 

Deuxième extrait « Longtemps je me suis couché de bonne heure — le matin. J’avais mes nuits ; je les ai toujours, mais sans comparaison.
Presque chaque soir, vers neuf heures, je prends un bouquin et m’allonge sur mon lit. Souvent, j’abandonne vite ma lecture ; commence alors l’étendue d’immobilité et de silence apparents où je découvre ma totale liberté. Nul guetteur sur les points culminants de la Ville noire et bleue ne se soucie du minuscule espace que j’occupe sous mon toit, rien ne me désigne à sa méfiance. Ils n’ont pas encore de machines à détecter les rêves subversifs, mais ça viendra : faisons-leur, en ce domaine, le plus large crédit. Il me reste, je suppose, quelques bonnes années devant moi pour cet exercice de l’ombre et du secret. »

Un dernier extrait de « les chasseurs » :

« Il m’arrive de pousser jusqu’au port. Quel port? Je n’en sais rien; ON , ou bien le Temps, a effacé les noms que portaient les plaques des quais et des rues, des noms futiles. Aucun lieu du monde n’est autant consacré à l’abscence.la chaleur paralyse la mer. Des bateaux pourrissent à l’ancre, d’autres semblent presque neufs, repeints d’hier.(..) Vous pensez à l’enfer, mais non. Lorsque je me souviens d’avant, cette paix me comble au-delà de tout espoir. Mon seul souci, en traçant ces mots, est de savoir s’ils vous parviendront jamais à travers ces champs de silence et de l’immobilité où les plus indociles apprennent à faire le point. « 

Invité à la Fnac

L’attachée de presse était arrivée essoufflée du fond du couloir. J’étais en train de signer les 3OO exemplaires de mon service de presse à propos de mon essai sur José Cabanis, écrivain que j’aimais pour des raisons littéraires bien sûr, mais aussi parce que je l’avais rencontré dans son domaine de Nollet, là, où il était né. Il m’avait confié qu’il mourrait apaisé, dans ce domaine familial tant chéri. Il jubilait, entouré des objets de ses ancêtres : peintures noircies, petits crucifix au brin de buis desséché, pendules vieil or, bergères pelucheuses, trumeaux aux couleurs fanées, armoires avec linges d’enfant. La demeure-château restait un cocon pour   cet homme obsédé de souvenirs. Il m’avait longuement   fait arpenter les longues pièces, à la manière d’un majordome qui parle de ses maitres disparus.

J’avais souvent relu ses récits « Les jeux de la nuit » et cette « Bataille de Toulouse » dans lesquels il analysait sa liaison compliquée avec une   jeune femme brillante, fantasque, énigmatique, cette Gabrielle, qui fut son grand amour. Les désarrois sentimentaux de cet homme solitaire lui avaient permis au moins d’allumer des phosphorescences d’écriture admirables.  

  J’avais été ému aussi lorsqu’il m’avait montré le berceau où il était né et des photos de ses parents, joue contre joue. Ce   détail m’avait frappé et attendri , parce que, de mon côté,  je n’avais connu que des parents qui s’ignoraient. Mon enfance s’était déroulée dans des silences épais   coupés de quelques phrases murmurées sur un ton perfide. Les colères de mon père m’avaient effrayé. il ressemblait à  James Mason. Il avait la même belle chevelure noire, épaisse et ondulée, les mêmes sourcils fournis, les pommettes saillantes mais surtout le même regard sombre, pesant, collant, inquisiteur.

Donc, l’attachée de presse, essoufflée, avec sa petite robe bleue qui lui serrait la poitrine se pencha vers moi et dit :

-Nous l’avons !

-Quoi ?

Je crus un instant qu’il s’agissait enfin de l’invitation tant attendue pour  participer  à    l’émission » La Grande Librairie « sur la 5.    Je n’étais jamais passé à la télévision pour mes quatre précédents ouvrages, ce qui agaçait mon éditeur et finissait par me faire un peu honte.

Mais non, l’attachée de presse, me déçut en m’informant qu’il s’agissait d’une « rencontre-débat  » à la Fnac de Rennes.

-ça va booster les ventes, dit-elle.

 Je montai dans le TGV un mardi pluvieux. Comme j’avais une place coté fenêtre, je vis défiler de hauts nuages blanc neige sur des champs nus, puis dans la somnolence du compartiment moitié vide, je suivais des yeux    les collines du Perche et leurs fermes isolées. Dans un semi enlisement   de  torpeur, je revoyais mes visites à Nollet et puis je me rendis compte que mon père, que je n’avais pas vu depuis vingt-sept ans vivait  en bretagne, à Cesson Sévigné je crois. Mais j’avais toujours fui sa présence depuis plus de vingt ans.

Plus j’approchai de la gare de Rennes, plus le mot « rencontre-débat » me laissait perplexe. A chaque fois que j’avais assisté à ce genre de réunion, il y a avait toujours un emmerdeur au fond de la salle, qui brise le ronron de la soirée en prenant le micro ; j’en avais parlé avec des confrères écrivains et tous m’avaient dit que c’était une loi du genre » L’emmerdeur-au-fond- de-la-salle » était devenu notre expression mascotte et notre scie au cours de nos repas arrosés.    En général c’était un type un peu have, tendu par l’émotion, le micro mal placé devant la bouche, parfois une fiche à la main, s’abandonnant à la sombre extase de reprendre point par point vos déclarations pour les démolir.

Quand j’arrivai en gare de Rennes, je fus accueilli par Bernard, un vieil ami journaliste à Ouest-France, rougeaud, chaleureux, bon vivant, qui avait écrit sur moi avec fidélité et indulgence, et qui m’accabla de « Tu es superbe ! tu es superbe ! ton bouquin est superbe !!Vraiment tu vieillis bien !! ». Mais lui parlait d’une manière bizarre, pâteuse, avec la respiration courte des asthmatiques, ça me fit une mauvaise impression, le Temps nous rongeait.  Tout au long du bref parcours qui séparait la gare du vieil hôtel à colombages   ce sacré Bernard, volubile, se lança dans une description apocalyptique de sa ville ;cette nouvelle Babylone  livrée à la violence chaque samedi soir.

Tandis que je m’attardais dans un bain tiède, le portable  sonna. L’attachée de presse de la Fnac dit qu’on m’attendait déjà et que la petite salle était à moitié remplie.

J’étais en train d’hésiter entre une cravate noire tricotée et une cravate bleu   ardoise quand le téléphone sonna à nouveau. C’était toujours l’attachée de presse de la Fnac qui, d’une voix langoureuse, m’informait qu’un taxi commandé par ses soins devait être arrivé devant la réception..

 » Regardez par la fenêtre !.. ». 

Quand j’arrivais au bas de l’immeuble de la Fnac l’attachée de presse,  était là longue silhouette, chevelure brune abondante, robe  de coton  havane, et hauts talons  vernis . Elle me fit un signe de la main sur le trottoir.   Elle me prit par le  poignet  comme on le fait à un vieil ami. Elle me murmura dans l’escalier : « Vous êtes parfait !!! Celui qui va vous interviewer est un étudiant très brillant. »

Je remarquai un bijou d’argent en forme de lézard piqué sur son sein gauche.

Je pénétrai dans une petite salle baignant dans une lumière spectrale verdâtre. Un public clairsemé, frileux, attendait, serré dans les manteaux et doudounes. Il régnait une odeur de mouillé. Je montai sur la petite estrade -deux chaises pliantes et deux micros orientables. J’étais pris dans le cercle de lumière d’un blanc clinique, et me sentis assez seul comme un varan dans un aquarium.   Je vis surgir des ténèbres d’un couloir un jeune homme en t-shirt, jean et baskets, vêtu d’une parka kaki. Il portait des lunettes de soleil miroir d’un jaune argenté. Il bondit dans le siège tout proche, m’adressa un sourire furtif et se lança   dans une longue analyse de mes précédents livres. Il prononçait les S avec une sorte de sifflement désagréable. Il était si chaleureux pour parler mes essais que je me sentis gêné mais il avait une telle énergie rythmique dans le débit que le public l’écoutait religieusement.  

Pour oublier ce bla-bla commercial, je scrutais le public dans la pénombre et me concentrais sur une petite rousse du premier rang, dans un pull angora rouge vif. Un détail m’attira : elle serrait un pot de miel sur ses genoux.  Je pensais au petit chaperon rouge et j’aurais voulu me lever et monter sur la chaise pour déclarer solennellement à tout le monde que je n’avais rien lu de plus beau que les Contes de Perrault. J’aurais aussi aimé claironner que je m’identifiais toujours au loup déguisé en grand-mère. Pris dans mon songe forestier je faillis rater la première question :

‘ » Que faites-vous aujourd’hui ? »

-Je vis à Rome et y enseigne le français. »

Ensuite, il y eut pas mal de questions   insistantes sur la vie de José Cabanis et surtout sur son passage au STO . Au bout de trois quart d’heures, après qu’on m’eut apporté un verre d’eau minérale, la discussion s’enlisa.   J’étais en train d’essayer de décrire l’époque de l’Epuration et dire que j’approuvais l’attitude modérée de Mauriac, lorsque   mon regard rencontra, au troisième rang, sur la gauche, un visage qui m’était à la familier et étrange :je reconnus petit à petit les pommettes hautes, les sourcils broussailleux, que je connaissais bien, et surtout   sa moue narquoise de mépris, oui, pas de  de doute,  c’était bien mon père.

 Large d’épaule, il était enfoncé dans un manteau poil de chameau démodé. Il portait serré -comme un opéré de la gorge- un foulard de soie impeccable. Il me fixait avec la puissance perforante de son regard. Ses cheveux noirs étaient devenus gris.

Je me sentis pris de vertige, j’eus froid, me sentis mou.  Je laissais en suspens ma phrase à propos de Mauriac. Il y eut un moment de silence puis un flottement   dans la salle. L’étudiant aux lunettes miroir chercha immédiatement son micro qui était à ses pieds et accomplit l’exploit de reprendre au vol mon jugement sur Mauriac en faisant sourire le public à propos de cet écrivain catho qui n’usait pas trop de charité chrétienne dans ses articles. J’avais les membres faibles. Je sentais que mon père me fixait toujours avec défi. Quand je glissai mon regard de son côté je vis qu’il avait sur ses genoux cet affreux chapeau tressé à petits bords, comme en avait porté un ancien nazi traqué dans le film « le chagrin et la pitié ».

L’essence de notre esprit, je m’en rendis compte immédiatement, est l’épouvante. Indestructible.   Arriver à l’âge mûr, ainsi qu’à l’équilibre professionnel, est une illusion qui s’effondrait. Je n’étais plus le professeur respecté de la Villa Médicis, l’époux d’une belle romaine, le père d’une petite fille de trois ans, j’étais redevenu l’enfant terrorisé qui ne savait plus que balbutier dans la terreur quand son père exigeait que je récite la table de multiplication des huit. Il me regarderait ainsi jusqu’à ma mort.  

Je sortis par le côté droit de l’estrade. Il y avait une petite porte avec une barre basculante. Je suivis l’attachée de presse dans un couloir de ciment taggué. Elle me prit une fois de plus par la main et me dit : « Je vous ai fait une belle surprise, hein ! Je savais que votre papa était dans la salle. »

*

José Cabanis

Gabrielle?

 Je veux évidemment attirer l’attention sur Cabanis. Son introspection très fine et si sincère à travers « Les cartes du temps » (1962)  « Jeux de la nuit »(1964) et « La bataille de Toulouse »(prix Renaudot 1966)  mériterait d’être mieux considérée par Gallimard . On a rarement aussi bien dit la délicate balance des sentiments d’un homme qui voit une jeune femme qu’il aime venir le trouver à l’improviste, qui parfois, repart soudain,, car elle fréquente un autre homme, puis revient, part guillerette, enjouée, spontanée, craquante,  avec lui en voyage d’hiver, , en vacances. Le couple parcourt la France de Lyon à Sarlat, d’Auvergne aux Pyrénées. L’épisode Sarlat » est magnifique d’émotion contenue . Gabrielle est un ludion, le couple passe d’auberge en hôtel, de restaurant en chambres à gros édredons, traverse des plateaux couverts de neige, s’attarde dans des salles de restaurant avec des serviette et des nappes à petits carreaux bleus et blancs. Le couple  goute le silence de la campagne .le sentiment géographique, le passage des saisons sont admirablement suggérés.  Mais une distance, des interrogations, une instabilité   grandit entre eux   et couve comme une maladie souterraine et inguérissable..  Ce jeu d’une possession amoureuse impossible à stabiliser, Cabanis le retrace à nu, au vrai, avec de discrets moments  de plaisir physique auquel se mêle, en filigrane, une solitude dissolvante . Il analyse   ses doutes, ses espérances folles, dans des chemins creux de campagne, dans une prairie, en forêt   ou dans les maisons à colombages d’une ville oubliée.  Au fil des heures, un jeu épuisant ,bien sûr,  même si les moments de grâce ne manquent pas. . Oui, on devrait mettre Cabanis en Pléiade.

Extrait

à propos de la femme aimée, Gabrielle:

« Je n’avais aucune illusion à me faire: ma solitude était irrémédiable, depuis que j’avais rencontré Gabrielle, et que tout le reste, peu à peu, s’était effacé derrière elle. Gabrielle n’était à personne, ne se donnait jamais, elle vous côtoyait, et le jeu  n’était pas égal entre nous, mais je ne rendrais plus mes cartes. Singulière histoire que la nôtre, difficile à saisir, à cerner, et qu’il eût été vain de vouloir raconter. «

 « Me voici donc, homme mûr, tel que la vie m’a fait, et ayant réduit mon univers, mes ambitions, mes plaisirs, à cet être qui dort à mes côtés (il s’agit de Gabrielle femme aimée ), si insaisissable, si incertain, si peu sûr, qui ne songeait qu’à ses propres peines, ses propres soucis, et pour qui je tremble sans cesse, et dont il me parait impossible que je puisse jamais me résoudre à l’abandonner. J’étais parti dans la vie avec une curiosité extrême de tout, et un grand désir : écrire, je griffonnais déjà, quand j’avais dix ans. Mais je n’écrivais plus, je n’avais plus ni le gout ni le temps d’écrire, et ma curiosité s’était bien apaisée. Je l’avais épuisée avec Gabrielle, me demandant depuis tant d’années ce qu’elle faisait, où elle était, ce qu’elle allait faire, ce qu’elle pensait, si elle m’avait dit vrai, la guettant, l’attendant, la surveillant, et elle m’avait  fait éprouver tant de sentiments divers, tant d’inquiétude, tant de joie quelque fois, tant de peine souvent,  que j’avais l’impression d’arriver au port, dans cette chambre où nous étions ensemble, où elle dormait, et où personne ne viendrait nous chercher, mais c’était un peu tard,  et j’étais las de sentir, et même de vivre. Gabrielle, sans doute, ne me quitterait plus, elle avait choisi, m’avait-elle dit, mais j’avis trop attendu, j’étais fourbu. Je songeai, soudain que je ne redoutais plus la mort. Elle seule me délivrerait d’une vie que j’avais si parfaitement gâchée(..) Gabrielle n’était à personne, ne se donnait jamais, elle vous côtoyait, et le jeu n’était pas égal entre nous, mais je ne rendrais plus mes cartes. Singulière histoire que la nôtre, difficile à saisir, à cerner, et qu’il eût été vain de vouloir raconter. Gabrielle m’avait fait découvrir la joie de vivre, l’insouciance, et maintenant je me savais lié à elle plus étroitement encore par ce désespoir qui ne la quittait guère. »

« Les jeux de la nuit. »

Une soirée romaine

Sur un simple petit carnet à spirale, au milieu de l’après-midi je dessine la rive de l’Aniene ,ses brassées de roseaux  avec un crayon sec.

Ensuite, avec un crayon gras je renforce les contours d’une souche d’arbre dans l’eau qui clapote. Un coup de gomme sur l’arche du vieux pont aux briquettes noircies, j’esquisse le portail de fer   déglingué qui marque l’entrée de l’ancien dépôt de bus.  Page blanche déchirée puis une autre lentement, un simple trait noir s’étire, charbon sur du blanc poreux. Retour à l’hôtel et ses tapis rouges dans le haut couloir vouté blanc qui fait  penser à un monastère. Douche. Lit qui grince. Pile de journaux.

 En face :  un terrain vague d’herbe pelée, bordé de roseaux qui bruissent quand le soir vient avec la brise. Les ombres qui oscillent sur le mur de ma chambre me rassurent.  De l’autre fenêtre, j’aperçois le pont là-bas, sa voute et sa tour citadelle avec créneaux qui ressemble à une enluminure    de château fort. Sur la droite, le long de l’Aniene, il y a les haies et la pergola du Giardino avec ses petites ampoules multicolores qui s’allument. C’est là que je dinais avec Anne, il y a une vingtaine d’années.  Notre dernier diner eut lieu quand l’automne était à son milieu. Je me souviens du sinueux bavardage d’Anne à propos de son projet d’écrire sur Palestrina. Contre notre table il y avait un support métallique avec un seau à champagne transparent. Des glaçons fondaient autour de la bouteille d’Orvieto alors que j’écoutais vaguement  les précisions d’Anne  sur les clauses du contrat avec l’éditeur. J’essayais de goûter la sauce des spaghetti vongole avec une fourchette, mais le plat avait refroidi et cette sauce ressemblait à de l’eau salée avec des parcelles de gras.

Pas loin  de nous  il y avait un jeune couple dont la table était poussée contre  la  haie de buis . Je voyais leurs genoux   se toucher régulièrement. Parfois la légère brise dans les feuillages donnait une impression de pluie. Anne avait cessé de parler et me regardait avec un air interrogatif insistant .Sa prunelle noire. Le silence avait pris une curieuse consistance, le poids de la neige. Je ne savais pas quoi dire. Je bafouillais quelque chose à propos de ma lecture de Pavese dans l’après-midi sur un banc de la Villa Torlonia . Je ne parlais pas d’un verre pris au Campo dei Fiori avec un   ami journaliste qui était venu me voir dans la matinée. Il se souvenait d’un ancien reportage que nous avions fait jadis   à propos de la spéculation immobilière vers Ostie. Lui s’en souvenait parfaitement, moi pas du tout, j’avais en tête une petite boutique de mode dans une ruelle qui menait au    Campo dei fiori, et des hésitations d’Anne pour acheter une jupe en lin.  Pendant que tu essayais plusieurs modèles devant une glace j’examinais de l’autre côté de la rue des affiches déchirées pour le PCI. Tu étais ressortie de la boutique sans rien acheter, avec cet air morose que je connaissais par cœur et qui me manque.

Tu inclines la tête pour que je prête attention.  Le serveur nous propose la carte des desserts. C’est alors que j’eus envie de me couper en deux et qu’une moitié aille se perdre à l’autre bout de la terre, et que l’autre t’aide à porter ta valise et t’accompagne à la Stazione Termini en feignant la bonne humeur.

 Tandis que je me remémore ça, la nuit si douce en cette saison enrobe le quartier. Tout à l’heure, j’irai m’asseoir au Giardino, dans la même allée gravillonnée. Chaque soir j’ai ma table réservée.  Il y aura, bien sûr, des jeunes couples qui dineront, genoux contre genoux contre la haie de buis.  Je dinerai en feuilletant le Corriere della Sera jusqu’à ce que, derrière moi, j’entende la voix familière du serveur qui me demandera si j’ai terminé mes spaghetti vongole. J’irai boire une grappa dans un petit bar où les garçons et les filles ont des propos délurés puis je regagnerai l’hôtel.  

Je prendrai le chemin sinueux dans le parc parmi   les grands pins verticaux qui me donnent toujours envie de les dessiner au fusain .

Au loin   tout Rome en vagues de lumières légères,  blanches,  brule  dans les jardins .