Notre été 1973

Ce fut un drôle d’été 1973. Je venais d’avoir trente ans .J’avais loué pour juillet une vieille demeure délabrée dans une clairière de la   forêt du Mesnil, pas loin de Saint-Malo.  Petit déjeuner dans la brume le matin et   plateaux d’huitres le soir… Je me souviens du cri à midi :  « Débouchez le cidre !!  Venez les enfants !!!  A table!!!»

C’était l’époque où les amis de Paris débarquaient à l’improviste. Cet été là il y eut Jason et sa femme Cécile, les Morel, André et Irène, et Sandra qui courait en survêtement dans les sentiers forestiers.

 Je devais me débrouiller seul avec les deux filles car Vera, ma femme, harpiste, commençai à être très demandée professionnellement. Elle remplaçait souvent la deuxième harpe à l’Opera de Paris. L’été on la demandait pour  les festivals de  Vérone et d’ Aix en Provence.

J’attendais donc les grandes vacances avec appréhension.  Je me souvenais de l’été précédent. J’en avais marre de conduire les enfants à l’école de voile, aux marionnettes, au zoo, au cirque, marre de les habiller, chausser, peigner, de les amuser, de les frictionner avec des lotions antipoux, de recoudre des boutons, de les aider à attraper des papillons, de changer des draps, pendant que Vera jouait de la harpe.  J’en avais marre aussi d’ouvrir des douzaines d’huitres pour des potes qui  ne m’aidaient en rien et  vidaient les bouteilles de Muscadet  en s’engueulant à propos du film de Jean Eustache « la maman et la putain » qui avait été l’événement de Cannes.

 L’été est propice aux bilans.  Je me souviens surtout  du soir où  Jason(qui n’arrivait pas à financer  son film sur Ingmar Bergman)  avait déclaré  que notre génération n’avait   « rien foutu !… Oui, nous avons tous plus de trente ans et nous n’avons rien foutu !…pantins exaltés !!!verbeux !!!..nous sommes de pitoyables fugitifs de Mai 68..mais personne ne nous poursuit.. Nous sommes les plus nuls des nuls..« 

Sa voix tranchante et acide  à la Saint-Just résonnait à la lisière de la foret.

André, lui, pétrissait de la mie de pain, et affirma   que nous avions tous succombé à la raillerie ce qui nous empêchait de choisir un camp. Je pensais surtout que nous étions en train de cesser d’être jeunes en poussant des caddies emplis des pots pour bébé. André, qui travaillait à Ouest-France nous affirma que les Catholiques bretons résistaient vaillamment à la modernité, mais que les Communistes seraient   les cocus de l’Histoire. Enfin, dit Sandra, nous avons eu notre Révolution, elle était sexuelle, situationniste… et beaucoup d’amour sans réponse de votre part.. Bla-bla…bla-bla..  Simplement, nos cœurs demeurent vides comme un appartement neuf  à vendre qui ne trouve pas d’acquéreur.

Tout en surveillant mes deux   filles qui prenaient leur bain en jouant avec la mousse, je   me demandais si nous vivions désormais à l’écart de la Grande Histoire, logés dans une petite caverne de Platon sympa avec frigo et grille-pain… J’avais rangé ma bibliothèque et sournoisement caché » l’homme unidimensionnel » de Marcuse et « Que faire » de Lénine.   Nous fabriquions désormais du présent, un présent renouvelable déroulé comme un rouleau de tissu gris, un présent frais quand on ouvre la fenêtre le matin, le présent et son étendue d’eau calme qui ne reflète rien et nous évite toute incursion dans le passé, l’enfance, nos parents, nos origines sociales.  Je me lis à fréquenter  les bars  certains soirs. Quelques jeunes femmes  délurées , à pantalon évasé et fluo , aux cheveux rose-violet  et d’un accès facile  et qui trouvaient tout  « marrant » au deuxième Ti punch  se montraient disposées à une forme d’échangisme de bon aloi.  

Plus de trente ans ont passé. Maintenant, Jason parle aux pins du Sud-ouest. Il a des revanches à prendre …Le producteur qui l’hypnotisait avec son argent est parti avec la caisse. Le film bergmanien ?… Il en est resté deux  boites en fer sur un coin d’une terrasse et une table de montage qui prend la poussière. Sandra , elle,   après avoir vérifié la force strangulatoire de Morel au cours d’une soirée de beuverie, s’est  mise à l’écart de la « cruauté de l’humanité » .Elle est prof de yoga dans un estuaire « avec un ciel pâle », comme elle me l’avait  écrit, de l’ile de  Suomenlina, en Finlande…

Que d’esprits meurtris, aiguisés et désolés, quelle révélation de notre nudité au cours de cet été-là.  A la fin de Juillet, les amis partis, la Création toute entière bruissait d’inspectes dans le jardin retourné à l’état sauvage.  Je glissais le long des routes bocagères qui mènent de Combourg, à Dinan. Herbes, vagues, haies, nuages, collines, étangs rapetissent dans le rétroviseur.

… J’arrêtais souvent la voiture devant la mer, vers Saint-Jacut. Les filles couraient sur des langues de sable pour faire décoller un cerf-volant. Le soir   des nappes de mercure dans l’estuaire … La nuit tombait sur ce paysage d’eau avec des petits remous… La terre cessait d’être visible… Les enfants chahutaient à l’arrière : nous rentrions par ces routes de la côte pleines d’embouteillages, et nous nous arrêtions dans une station Esso… Pendant que l’Alfa passait sous un portique de lavage et que la mousse déformait le paysage    dans le frottement des brosses contre le pare-brise, les enfants comptaient leur monnaie pour s’acheter des friandises. Le crépitement sourd des jets l’eau contre   la tôle de l’Alfa je l’entends encore. Le portique s’éloignait.  L’absence de Vera me pesait en cette fin d’été.  J’avais épuisé tous les jeux possibles avec les filles.

 Et puis il y eut l’achat d’une gravure de Jacques Callot un dimanche. Je l’avais découverte dans un vide-greniers de Lanhélin. Mal roulée, son papier épais portait des taches rousses et s’intitulait « La pendaison ». On voyait sur la gauche des troupes en armes, piques alignées, mousquets à l’épaule, officiers avec bottes à revers et chapeaux à plumes. Ils   se tiennent   près d’un énorme chêne. A ses branches basses des grappes d’hommes sont pendus comme des fruits mûrs. Ce sont des voleurs, dit la légende. Sur une longue échelle un moine tend un crucifix.

En découvrant cette gravure de Callot, j’eus un flash :  je me demandai alors si ces grappes de pendus, ce n’était pas le symbole de notre génération. Nous étions pendus les uns après les autres, pendus dans du coton, dans un douillet confort, mais pendus quand même, engloutis et anonymes sous les néons des hypermarchés, pendus et   perdus   dans les travées de produits d’entretien, avec une maturité dont on ne sait que faire.   

Les enfants me demandèrent pourquoi j’avais acheté cette affreuse gravure. Je mentis en disant que je m’intéressais à la guerre de Trente Ans. Je ne dis pas : nos trente ans. Elles écoutèrent distraitement. Elles préféraient observer les rochers blanchis d’écume   et les dunes  qui couraient le long de la côte.

 Le lundi je raccompagnai les filles au train, à la gare de Dol.

Au retour, dans la voiture, une lourde odeur de pré fauché ; la paille qui sèche et cette lumière qui inonde le paysage océanique, la journée splendide, le ciel haut et clair, les champs lointains forment des vagues d’herbe, des vagues de collines, prairies qui naviguent entre ombres et nuages … Le chant divin de la campagne…

Le petit déjeuner des infirmières en juin

Ce matin de juin, à sept heures, je sors de l’hôtel pour aller trois rues plus loin   prendre un café dans la via  Giovanni Battista Morgagni C’est un petit bar  à reflets de palissandre.  J’aime son serveur âgé, à veste blanche impeccable, il   circule devant des rayons de bouteilles d’apéritifs avec belles étiquettes  constellées  de médailles dorées . Ses gestes sont précis, lents, réguliers,  avec une pointe de solennité même quand il y a une foule empressée.  

Quand je franchis la porte, des infirmières piapiatent, volubiles et chantantes, rayonnantes, elles viennent  de la polyclinique Umberto Premier toute proche.  Je me faufile jusqu’au bar entre deux blondes  en train de s’échanger leurs lunettes de soleil en admirant leurs montures Dior. Une autre lisse ses cheveux châtains et met une espèce de chapeau de chasseur tyrolien orné  de longues plumes noires bleutées de coq de bruyère, caractéristique des Bersaglieri. Ce détail rend la scène plaisante, presque carnavalesque.

Devant moi , le serveur  pose un granité de citron qui  fond doucement dans la coupe en verre taillé et ça devient un amas de neige fondue transparente.  Femmes entre elles.. Altières, joueuses, distraites, rieuses,  fantasques,  avec les riches arômes des parfums offerts en général pour la fête des mères .Les corps libres sous les blouses. L’une menue, avec une peau très blanche et de gentils yeux verts tapote sur un portable à l’écran cassé. Elles ont entre 25 et 40 ans , elles font partie de cette génération exaltée d’amour et de coquetterie, génération régnante, ardente et encore ascensionnelle.

L’infirmière   proche a un visage lisse, un profil parfait et un maquillage si soigné et des cheveux impeccablement tirés qui font penser à une hôtesse de l’air.  Elle déboutonne le haut de sa blouse pour montrer à son amie un débardeur à rayures Je plonge dans les parfums capiteux.

-Tu sais ce que c’est que la parousie* ?

-Non.

-Il m’a demandé ça avant de monter dans sa bagnole…

L’atmosphère de ce bar matinal est vive avec toute cette brigade blanche remaquillée à neuf.  Transparences de feuilles dans le verre cathédrale proche de la porte. Ça   bavarde avec entrain, voix volubiles entremêlées, accents rauques, fou rire soudain comme des lames acérées et étincelantes. Quand je pense que tout à l’heure je retournerai à l’hôtel, décrocher la clé au tableau,  devant ma machine à écrire, seul et muet , à écouter les bruits de couloir, les femmes de chambre qui claquent les portes,   en pensant que je n’écrirai jamais « Guerre et Paix » ni même  « La dame au petit chien » de Tchekhov. Ces Russes, quand même, cette manière de mentir magnifiquement…

Heureusement tout contre mon épaule   une fille à beaux cheveux noir corbeau   montre son genou à sa copine. Un genou rond, blanc, lisse, crémeux, plein, immense, vertigineux.

J’imagine les heures creuses de la nuit  dans parmi les couloirs et escaliers déserts, aux reflets de linoleum. Les boites de gants stériles prés du clavier d’ordinateur, le placard à bandages,  l’anneau du Scanner    et sa bouche d’ombre  derrière les stores, la barre lumineuse verte qui clignote à l’extrémité du couloir vers le service   traumatologie, et  ces heures  quand  il ne se passe rien, ce sournois colletage avec la Mort qui traine sa faux dans l’ascenseur .Ce qui a dû flotter de désœuvrement et d’ennui pour ces jeunes femmes au milieu de la nuit, cet éternel entresol, un magazine feuilleté dix fois dans cette ambiance de catacombe.

 Enfin, le miracle du matin ! Les premiers oiseaux chantent ! Cloches du campanile. La sortie bavarde et ensoleillée   de ces infirmières dans la cour, la folle réverbération du milieu de l’allée, jambes nues, mollets découverts. Soleil jusqu’au portail. Scintillements de la rue, épaisseur noire  si belle des platanes.

  C’est vertigineux d’être à la fois si proche d’elles, dans le parfum musqué et orientale de leurs chevelures, la tasse de café à la main, au beau milieu de cette cargaison magnifique de jeunesse et de maturité, et quand même séparé d’elles  par tant de saisons. Volupté de leurs jambes, notamment celle qui d’un petit coup du pied gauche, ôte sa ballerine pour gratter son autre pied tout en cherchant de la monnaie dans son sac-panier.

Le serveur et sa calvitie avancée reste impassible devant cette assemblée de femmes, il s’affaire autour de la machine chromée qui siffle, chante, suinte, fait bouillonner du lait dans un petit pot de métal.

Ces jeunes femmes sorties d’un tableau de Botticelli, là, ce matin comme si c’était Pâques, ou la Résurection.  Je me dis que j’ai la chance d’être terrien.

Devant la porte j’attrape une chaise pour profiter du soleil qui joue dans les ombrages des platanes. Elles s’en vont bras dessus bras dessous, légères sur les taches du soleil,   et s’éloignent dans leurs parlotes. La lumière du trottoir, fragile, oscillante tombe sur un vieux romain qui mâchonne et fume un cigarillo, à moitié   assoupi sur son banc , un journal posé sur ses cuisses .La perspective de la rue  et ses grands immeubles blancs me semble soudain posséder   une précision photographique  irréelle, prophétique d’un autre monde   et surtout traduire  la limpidité cristalline  de ma joie  dans cette matinée romaine.

Je commande un autre ristretto.

*La parousie, c’est le retour glorieux du Christ sur terre, à la fin des temps. Précisons que le Seigneur ne viendra vite que si nous l’attendons beaucoup.

Avec Dominique Rolin, deux femmes un soir

J’ai longtemps vécu à cent mètres de l’appartement de Dominique Rolin, rue de Verneuil. C’était une femme charmeuse, distinguée, souveraine, avec  un regard d’une beauté cristalline, et un rire qui montait très vite, spontané, vers les aigus, à se faire retourner tous les passants du quartier.

  Je savais, par une attachée de presse indiscrète, que Dominique avait une longue liaison avec l’écrivain Philippe Sollers, et que tous deux avaient l’habitude de partir, au milieu de l’hiver, pour Venise. La présence de cette romancière était si enjouée, si savoureuse que lorsque j’appris sa mort, à 98 ans, le 15 mai 2012, j’ai eu un mal fou à y croire. Il y a des gens dont la personnalité est si forte, qu’ils poursuivent leur musique vitale en nous bien au-delà de leur disparition.

Bref, Dominique me manque. Sa tête penchée, son rire, ses questions drôles, sa familiarité somptueuse, son éclat.

J’avais lu d’elle -bien avant de la connaitre – « Les marais », roman paru en 1942. C’est un livre coupant, amer, secouant, sensuel, un règlement de comptes familial. Et le portrait d’un père qui dévaste son entourage.  

La cellule familiale était décrite comme un champ de bataille, le terrain de toutes les menaces et de  tous les affrontements et déchirements. J’ai su plus tard combien ce livre comportait d’autobiographie. Il ramenait à l’enfance bruxelloise de l’auteur.

 Ensuite j’avais aimé « Le gâteau des morts ». Ecrit en 1982, dans ce texte pugnace, audacieux, Dominique Rolin inventait   sa propre mort, le 5 août 2000. Elle imaginait son agonie avec une rudesse qui rappelait les  danses macabres du Moyen-Age.  Elle traitait ce thème   avec un éclat insolent, une vigueur colorée à la manière flamande. Ce n’est pas pour rien que son peintre préféré était Breughel l’Ancien. L’auteure, délirante, heurtée, méthodique, pythique, sautait par-dessus le mur des Lamentations et du bon gout pour affirmer une curieuse   exaltation. Il y avait à la fois de la jubilation et de la sauvagerie. Le thème amoureux était tenu par Jim, ce personnage masculin était Sollers.

Ce qui m’avait le plus frappé, c’était la lumière impitoyable sur le corps humain,   dans une  cette prose qui mêlait  présent et passé dans un pur mouvement de conscience, dans un flux qui se détachait du réalisme  et parfois de la vraisemblance. Dominique Rolin appuie toute son œuvre sur des rêves, des phantasmes et des obsessions pour sonder son espace du dedans.  Elle   ne se limite jamais, ne se censure ni ne mutile son imagination. Elle plaide pour « la folle du logis » vie libre, divagante, personnelle, reconstituée, détachée du rationnel, et d’une sincérité aux embardées stupéfiantes.  Le surréalisme n’est jamais loin. Elle vous jette  dans des  fulgurances, des paradoxes,  des alliances insolites et des sensations cénesthésiques.  Son expérience métaphysique   se fonde sur la dialectique entre la vie et la mort. La vaillance du style possède  un  tranchant, un  coté charnel, des décalages et  des rythmes brisés qu’on ne trouve nulle part ailleurs.

Je viens de lire  « deux femmes un soir » , publié en 1992, donc cinquante ans  après « Les marais »  et je retrouve le même dynamisme de sa prose,  des phrases pleines d’aventures, de singularités, de chamailleries avec soi-même, de soudaines perspectives d’outre-tombe paradoxales, avec  rebonds, dérapages, paradoxes.

 Une mère et sa fille s’affrontent violemment le temps d’un soir.

Nous sommes un jeudi de l’Ascension. Constance, invite sa fille Shadow à diner dans un restaurant qui ressemble à la brasserie du Lutetia. C’est un rituel  ,entre elles,  tous les deux mois.  Les chapitres font alterner méthodiquement la voix de la mère et celle de la fille. Stéréophonie à deux voix opposées.  Constance est imposante, sûre d’elle, égoïste, impériale, jouisseuse, collectionneuse d’amants, orgueilleuse, battante, d’une coquetterie théâtrale qui prend d’innombrables aspects, mais elle est aussi terrorisée par la vieillesse et la décrépitude, et l’effacement progressif de sa beauté.  Constance   célèbre la vie avec l’ emphase   d’une femme que la mort épouvante.

Shadow, elle, est introvertie, austère, un peu vieille fille, mais apporte une redoutable intelligence blessée.  C’est la voix de l’humiliation subie depuis l’enfance. Sous son air frileux, elle radiographie bien  sa mère, dénonce ses comédies et ses obsession physiologiques. 

Entre les amuse-gueules, les vins, la sole et le plateau de fromages, la mère provoque la fille, qui résiste ou contre-attaque.

Sous le regard impassible du maitre d’hôtel ces deux femmes, mélangent le vrai et le faux, les souvenirs et le présent, dans une traque pour dévoiler la substance intime de chacune d’elle.   Hardiesses, mauvaises pensées, séductions puis  dévoilement accablant ,  esquives et attaques : c’est une surprenante atmosphère électrique de deux femmes qui s’envoutent l’une l’autre.  Parfois jaillit la clarté d’une soudaine tendresse. C’est au théâtre ce soir, entre une femme somptueuse vieillissante qui a peur de la mort, et nargue sa fille qui, elle, a peur de la vie.  Quelques brèves notations, comme des didascalies, restituent  l’ambiance brasserie  jusqu’au moment  où la salle se vide , quand  les serveurs  disposent les chaises sur les tables pour balayer.

Avec beaucoup d’habileté, souvent de l’humour, on sent, au fil des heures, la fatigue saisir les deux lutteuses. Parfois   le passé tombe lourdement sur la table. Notamment le suicide  inexplicable d’un fils. Puis  apparaissent  des  souvenirs  précis,  des vacances  dans des dunes,  un   premier mariage désolant  suivi d’une  rencontre amoureuse en 1944  avec un soldat anglais devenu le fidèle compagnon de Constance.

 On apprend aussi, au passage que la fille s’acharne à essayer de   finir un roman. Des moments de tendresse et de réconciliation apparaissent au dessert, puis le long des rues du VI arrondissement et surtout sur un banc de la place Saint-Sulpice. Les décalages entre le dit et le non-dit sont parfaitement conduits.

La réussite du roman tient à ce mélange de flamboyance dans les pensées   maternelles et de crispations lucides d’une fille inhibée.

Un seul désagrément : les trente dernières pages sont de trop, piétinent, ce qui est dommage car la confidence nue, le cri, l’inquiétant de deux vies (les deux faces d’une même personne ?…) révèle l’étrangeté d’une vision absolument  subjective. Une âme orgueilleuse, pleine de défi, sèche, ardente, déchirée, implacable s’épanouit sous nos yeux.  Remarquable. De plus, la résonance métaphysique noire, loin de toute emphase, s’exprime dans une fascinante plénitude d’écriture.                                                                                                      

Faites moi un bon papier d’ambiance !

Cet été-là, comme nous ne savions pas avec quoi remplir le journal, le rédacteur en chef nous convoqua, nous, les rares   journalistes encore présents à la rédaction pour nous demander   à chacun ce qu’il appelait « des papiers d’ambiance «.

 La règle  était   de  «  jeter des couleurs violentes » pour réveiller le lecteur et lui donner envie de partir. Chaque journaliste se voyait désigner une capitale européenne. Il avait 4 jours et deux billets d’avion pour voyager, noter, et  rédiger l’article

Sachant que j’avais vécu longtemps à Rome, on  me désigna  pour raconter » la Ville éternelle » sa Dolce Vita, ses fontaines, ses palais, ses nuits chaudes,  ses églises baroques, ses belles touristes lascives ,  ses pèlerins vaticanesques,  son farniente .L’ambiance quoi.

Le lendemain, après  atterrissage difficile  à Fiumicino  je  retrouvai cette chaleur moite qui annonce une journée orageuse orageuse et ce ciel gris qui peut planer sur la ville pendant quelques  heures.

  Je déposai mes bagages dans le petit hôtel vieillot près du Campo dei Fiori que j’avais fréquenté   si souvent .   Je demandai à la brune bouclée  à robe fleurie assise à la réception où était  le charmant couple âgé  qui  tenait l’établissement jadis .

-Mes parents sont morts.

 Elle ajouta :

-Vous les connaissiez ?  

Puis :

-Vous venez pour le tourisme ?

– Pour le travail. Je viens pour écrire  un article.

-Sur quoi ?

-Sur Rome. Ça s’appelle « un papier d’ambiance. »

-Ah.

Silence.

– Le problème ici, ce sont les sangliers.

-Les sangliers ?

-Oui, il y en a plus de cinq mille dans les environs de Rome et dans Rome. Ils renversent les poubelles.

 Elle ajouta :

-Les sangliers et les rats.

-Les rats ?

-Oui, le soir, vous les verrez courir sous les voitures surtout vers la Conca d’Oro.Vous devriez y faire un tour.
-Ah.

Puis elle me tendit la clé de la chambre en forme d’étoile.

-La 4, côté cour, au premier.

Elle ajouta :

-Oui, la mairie va faire construire des palissades anti-sangliers.

-Oui, dis-je les sangliers et les rats.

  Je me dirigeai vers l’escalier. Je retrouvai le même tapis marron avec les mêmes tringles de cuivre ternies Rien n’avait changé dans la chambre. Je reconnus la lourde armoire sombre avec une cale sous un des pieds,  et la robinetterie à l’ancienne qui surmontait la baignoire et ses pieds de griffon.  Les deux gravures de Piranèse étaient  toujours là entre les deux fenêtres et le  petit canapé  vert olive un peu défoncé. Une tristesse aigue s’empara de moi et je craignis de voir le jeune fringant homme que j’étais  en 1977 sortir de la salle de bain et se moquer de l’homme grisonnant qui venait de poser sa valise.

Quand je ressortis, un grand soleil était revenu sur le quartier  .J’avais oublié la splendeur baroque et l’échelle démesurée étincelantes des choses à Rome. Je retrouvais les murailles d’un brun orangé poudreux qui me rassuraient dans les ruelles .Au fond, je n’avais aucun angle d’attaque ni aucun plan bien précis pour mon article.. Je me fiais au hasard.  Je dérivais en humant la ville, avec mon carnet dans la poche gauche de mon blouson et  mon stylo dans la poche intérieure.  Au Colisée des enfants bouclés proposaient des bouteilles d’eau minérale, comme jadis. Des touristes  multipliaient les selfies  à coté   de faux gladiateurs romains. Ne reviens pas Cicéron.. Je retrouvais   le largo Torre Argentina, son animation, ses tramways brinquebalants et crissants. Et en contrebas il y avait toujours ces  ruines herbeuses où se faufilaient  des  chats .

Via del Vantaggio, un concierge à cheveux gris impeccables, avec un long tablier vert lavait au tuyau d’arrosage le marbre d’un couloir d’un palazzo. Au fond, on distinguait   une cour  avec un palmier et une Alfa Romeo étincelante . Je ne sais pas pourquoi cette image me plut et je décidai d’ouvrir mon papier là-dessus…

Je déjeunai dans une vaste brasserie. C’était une haute salle voutée avec des familles nombreuses italiennes qui occupaient de longues tables en bois .On parlait et riait fort. Des enfants couraient entre les tables.  Je repensai à  ma propre famille, quand mes trois filles étaient petites et couraient  derrière le bar  d’une pizzeria de la Place d’Italie.  Je  bus   quelques verres de Barolo pour faire fondre ces   images si anciennes qu’elles me semblaient celles d’un autre et d’une autre époque..  

L’après-midi je montai et   descendis des escaliers qui menaient au Forum, à la Villa Medici puis je  fis  un tour Piazza Navone noire de monde .L ‘eau pâle dansotait  toujours dans les bassins avec  ses  colosses  de pierre  à gros mollets.

Quand le soir le soir tomba je me suis calé sur les marches face à la Basilica Santa Maria Maggiore. A l’intérieur les dalles de marbre m’intéressèrent davantage que les Christ, les Madones. Je notais surtout la multiplication des longues files d’attente devant les confessionnaux énormes. J’essayai d’imaginer la montagne de péchés qui devaient se murmurer dans la pénombre. Je me demandai si les prêtres, en fin de journée se sentaient contaminés et souillés parce qu’ils entendaient. Une infinie lassitude les envahissait-elle  devant  la monotonie de ce qu’ils entendaient ?  Je m’imaginai menant une autre vie, avec un col romain, une soutane impeccable, des chaussures noires à semelle épaisse, la tête penchée pour l’écoute , le cœur  compatissant, prenant  vraiment en pitié ces âmes  en peine qui devaient bredouiller  tout  bas avec ces hésitations. Les prêtres soulageaient, consolaient, rassuraient eux ! Il suffisait de regarder ces files d’attente dans la basilique. Moi Je soulageais, je consolais, je rassurais qui avec mes articles ?

 J’étais un las d’avoir tant sillonné des quartiers pour pas grand-chose.  Pour me réconforter je pris un bus et me rendis via della Consolazione . A chacun de mes voyages je venais je me réfugier   dans une petite place peu fréquentée. J’avais découvert cet endroit par hasard avec Constance, au tout début de notre amour. Il y avait toujours les mêmes trois tables sous des arbres, avec des carafes de vin blanc légèrement pétillant et des gressins. Il n’y avait plus les bras blancs de Constance.

 Je commandai des spaghetti vongole. Je relus les rares notes prises dans l’après-midi et dus me rendre à l’évidence : elles étaient sans intérêt. Je décidai donc de parler de ce   qui m’avait toujours fasciné au cours de mes fréquents séjours  : le ciel romain .Surtout  les   premières heures de la matinée, à l’heure des arroseuses municipales qui éclaboussent les trottoirs  et les kiosques à journaux.  Comment décrire cette lumière si vaste, si fraiche, diaphane, cette légèreté gazeuse    qui forme ouverture immense au-dessus des toits comme une grâce répandue sur nous tous et qui recommence chaque jour à nous bénir. C’était   comme si le ciel et la terre venaient juste de se séparer. J’imaginais que les camions -bennes   des services municipaux emportaient chaque matin toute la luxure de nuits érotiques romaines  qui devaient bien avoir lieu quelque part dans un quartier auquel  je n’avais pas accès. 

Le vin blanc  dans la carafe-un gout sec d’Orvieto-  m’égara vers des rêveries des jardins et de nymphes plantureuses. Cythère n’était pas loin.

 – Scusi Signore !

Je relevais le nez de mes spaghetti.  C’était la haute   serveuse souriante scandinave   qui me signalait que mon blouson avait glissé de la chaise.  Je ramassais   les allumettes qui s’étaient répandus sur les petits pavés noirs brillants ,incrustés de mica, comme polis par l’usage.

Le deuxième jour , je me rendis à  Ostia Antica .Mauvaise pioche Des hectares d’herbes, un vent  fort, une espèce d’amphithéâtre, des flaques d’eau trouble  et des groupes touristiques errants  pour se retrouver devant une cafeteria  en travaux. Nul,n nul nul.

 Le matin suivant apporta le miracle. J’avais pris au hasard un tram qui remontait la large  et bruyante Via Nomentana ,puis je marchai  le long d’immenses villas blanches  jusqu’à la Piazza Galeno. Mon regard fut attiré par un pompiste d’une station- service. Il était assis sur un fauteuil camping de toile , appuyé contre  une cage de verre  sale qui abritait des bidons d’huileetg des produits lave-glace L’homme  âgé portait une casquette plate et une combinaison graisseuse. Il lisait avec une loupe la Gazetta del sport. A ses pieds, un seau à champagne contenait   une botte de minces cierges. Un chien-loup était assoupi sur un vieux morceau de moquette  huileux. Je m’approchai et lui demandai s’ il connaissait bien le quartier .

-Quarante-sept ans que je suis ici.

– C’est un beau quartier, dis-je, il y a des ambassades.

 Il se roulait délicatement une cigarette sans  se presser .

 -Si on veut.  

Il alluma sa cigarette  à la flamme molle et fumeuse d’un Zippo .

– Oui. Quarante sept ans. J’ai connu Aldo Moro.il venait souvent le lundi  faire le plein  avec son  chauffeur. Il m’offrait des cigarettes américaines . Un type si gentil. C’est le Destin. J’ai mis une rose rouge là où on l’a trouvé dans le coffre d’une voiture.

Il s’interrompit pour servir une fluette conductrice qui avait klaxonné et se maquillait.

 Ensuite il me parla d’un tramway qui avait brulé là, et qu’il avait eu la peur de sa vie à cause de l’essence. Et il enchaina sur tous ces romains  complètemetns cons qui téléphonaient en faisant le plein ce qui était dangereux car les ondes électriques des portables  pouvaient  provoquer un incendie et faire sauter la citerne.

Je crois qu’il était flatté que je note ce qu’il disait.

  Puis, voyant que je regardais une grande villa style Mauresque, avec des  volutes  de plâtre  encadrant les fenêtres  il me dit :

-C’est là qu’il y avait un des plus beaux bordels avant-guerre.  Tout le gratin, autour de Mussolini venait là.

Il ralluma sa cigarette.
-Ah, on a beau dire, mais ils savaient s’amuser à cette époque-là. Gros silence. Soucieux de garder le contact, je dis lâchement :

-C’est certain, c’est certain.

-aujourd’hui je ne me plains pas, mais c’est plus pareil. il  reflechit longtelops en grattant  le crane de son chien.  

– L’hiver dernier un élagueur d’arbre est tombé dans le jardin de l’ambassade du Brésil. Et si vous saviez  le  nombre de jeunes qui  se tuent Via Nomentana  à cause des trous dans la chaussée. C’est le Destin.  

J’essayai de le ramener vers l’histoire du bordel.

.-Et maintenant, qu’est-ce qui habite dans cette villa ?

-Tout un tas de vieux friqués. Ils sont bichonnés par des jeunes religieuses hollandaises.

-Oui, une congrégation, reprit-il, des religieuses toutes proprettes, jolies, en gris avec un petit bonnet blanc.

Je continuai à écrire tout ce qu’il me racontait, plein d’entrain dans ce soleil.  Je sentis enfin comme une tiédeur et une douceur m’envahir, ça devait être parce que je tenais enfin le cœur mon article.  Je me débrouillerai bien avec ça et l’histoire du bordel du temps de Mussolini, le rédacteur, qui aime les films érotiques, va adorer ça. Par quels chemins le cœur d’un journaliste, pensai-je, goute une si parfaite plénitude qu’elle finit par se diffuser dans tout son être ?   

-Vous ne voulez pas m’acheter un cierge ? 

Je lui en pris un mais ne savais pas trop où le mettre.

-A propos de cierges, dit-il, vous voyez j’ai connu un type il travaillait dans un garage près d’ici.  Il se laissait enfermer le soir dans les plus belles églises   et la nuit, il raflait des ciboires, des candélabres, il découpait des petites toiles, qu’il enroulait et entreposait dans un confessionnal. Et le matin, il sortait en douce dès que le sacristain ouvrait les portes. Il a gagné un fric fou. Ça a duré un bout de temps mais une nuit, il a voulu   monter sur un autel, grimper et se tenir en équilibre sur le tabernacle, très haut, pour prendre une relique d’un saint, c’était un bout de doigt je crois, et il est tombé. Tué net sur les dalles.  C’est le Destin. Vous voyez, y’ a une justice. Pauvre type, il a laissé un gamin.

 Le reste de la journée, je restai sur un banc du parc de la Villa Torlonia, à relire mes notes et à les ordonner.

La lumière me semblait plus haute, plus radieuse, bienveillante,  superbe sur les  toits. Jamais Rome n’avait été aussi splendide pour s’embarquer vers le soir.Je voyais des nappes blanches s’étaler  partout .

Au crépuscule je m’enfonçai dans les ruelles tortueuses qui serpentent entre le Tibre et la Piazza del popolo. Je m’arrêtai devant une vitrine d’antiquaire. Sur des dessertes de marbre rose, il y avait deux angelots dorés qui souriaient, qui ME souriaient. Puis je croisai une bande d’adolescents qui revenaient sans doute de la mer. Ils plaisantaient, chahutaient entre eux et se repassaient le sac doré tressé d’une fille comme si c’était un ballon de rugby. Et je pensai bêtement que le Désir, à cet âge-là, est délivré de toute tragédie ce qui est sans doute faux, mais c’était agréable de le penser.