Ce fut un drôle d’été 1973. Je venais d’avoir trente ans .J’avais loué pour juillet une vieille demeure délabrée dans une clairière de la forêt du Mesnil, pas loin de Saint-Malo. Petit déjeuner dans la brume le matin et plateaux d’huitres le soir… Je me souviens du cri à midi : « Débouchez le cidre !! Venez les enfants !!! A table!!!»
C’était l’époque où les amis de Paris débarquaient à l’improviste. Cet été là il y eut Jason et sa femme Cécile, les Morel, André et Irène, et Sandra qui courait en survêtement dans les sentiers forestiers.
Je devais me débrouiller seul avec les deux filles car Vera, ma femme, harpiste, commençai à être très demandée professionnellement. Elle remplaçait souvent la deuxième harpe à l’Opera de Paris. L’été on la demandait pour les festivals de Vérone et d’ Aix en Provence.
J’attendais donc les grandes vacances avec appréhension. Je me souvenais de l’été précédent. J’en avais marre de conduire les enfants à l’école de voile, aux marionnettes, au zoo, au cirque, marre de les habiller, chausser, peigner, de les amuser, de les frictionner avec des lotions antipoux, de recoudre des boutons, de les aider à attraper des papillons, de changer des draps, pendant que Vera jouait de la harpe. J’en avais marre aussi d’ouvrir des douzaines d’huitres pour des potes qui ne m’aidaient en rien et vidaient les bouteilles de Muscadet en s’engueulant à propos du film de Jean Eustache « la maman et la putain » qui avait été l’événement de Cannes.

L’été est propice aux bilans. Je me souviens surtout du soir où Jason(qui n’arrivait pas à financer son film sur Ingmar Bergman) avait déclaré que notre génération n’avait « rien foutu !… Oui, nous avons tous plus de trente ans et nous n’avons rien foutu !…pantins exaltés !!!verbeux !!!..nous sommes de pitoyables fugitifs de Mai 68..mais personne ne nous poursuit.. Nous sommes les plus nuls des nuls..«
Sa voix tranchante et acide à la Saint-Just résonnait à la lisière de la foret.
André, lui, pétrissait de la mie de pain, et affirma que nous avions tous succombé à la raillerie ce qui nous empêchait de choisir un camp. Je pensais surtout que nous étions en train de cesser d’être jeunes en poussant des caddies emplis des pots pour bébé. André, qui travaillait à Ouest-France nous affirma que les Catholiques bretons résistaient vaillamment à la modernité, mais que les Communistes seraient les cocus de l’Histoire. Enfin, dit Sandra, nous avons eu notre Révolution, elle était sexuelle, situationniste… et beaucoup d’amour sans réponse de votre part.. Bla-bla…bla-bla.. Simplement, nos cœurs demeurent vides comme un appartement neuf à vendre qui ne trouve pas d’acquéreur.
Tout en surveillant mes deux filles qui prenaient leur bain en jouant avec la mousse, je me demandais si nous vivions désormais à l’écart de la Grande Histoire, logés dans une petite caverne de Platon sympa avec frigo et grille-pain… J’avais rangé ma bibliothèque et sournoisement caché » l’homme unidimensionnel » de Marcuse et « Que faire » de Lénine. Nous fabriquions désormais du présent, un présent renouvelable déroulé comme un rouleau de tissu gris, un présent frais quand on ouvre la fenêtre le matin, le présent et son étendue d’eau calme qui ne reflète rien et nous évite toute incursion dans le passé, l’enfance, nos parents, nos origines sociales. Je me lis à fréquenter les bars certains soirs. Quelques jeunes femmes délurées , à pantalon évasé et fluo , aux cheveux rose-violet et d’un accès facile et qui trouvaient tout « marrant » au deuxième Ti punch se montraient disposées à une forme d’échangisme de bon aloi.

Plus de trente ans ont passé. Maintenant, Jason parle aux pins du Sud-ouest. Il a des revanches à prendre …Le producteur qui l’hypnotisait avec son argent est parti avec la caisse. Le film bergmanien ?… Il en est resté deux boites en fer sur un coin d’une terrasse et une table de montage qui prend la poussière. Sandra , elle, après avoir vérifié la force strangulatoire de Morel au cours d’une soirée de beuverie, s’est mise à l’écart de la « cruauté de l’humanité » .Elle est prof de yoga dans un estuaire « avec un ciel pâle », comme elle me l’avait écrit, de l’ile de Suomenlina, en Finlande…
Que d’esprits meurtris, aiguisés et désolés, quelle révélation de notre nudité au cours de cet été-là. A la fin de Juillet, les amis partis, la Création toute entière bruissait d’inspectes dans le jardin retourné à l’état sauvage. Je glissais le long des routes bocagères qui mènent de Combourg, à Dinan. Herbes, vagues, haies, nuages, collines, étangs rapetissent dans le rétroviseur.
… J’arrêtais souvent la voiture devant la mer, vers Saint-Jacut. Les filles couraient sur des langues de sable pour faire décoller un cerf-volant. Le soir des nappes de mercure dans l’estuaire … La nuit tombait sur ce paysage d’eau avec des petits remous… La terre cessait d’être visible… Les enfants chahutaient à l’arrière : nous rentrions par ces routes de la côte pleines d’embouteillages, et nous nous arrêtions dans une station Esso… Pendant que l’Alfa passait sous un portique de lavage et que la mousse déformait le paysage dans le frottement des brosses contre le pare-brise, les enfants comptaient leur monnaie pour s’acheter des friandises. Le crépitement sourd des jets l’eau contre la tôle de l’Alfa je l’entends encore. Le portique s’éloignait. L’absence de Vera me pesait en cette fin d’été. J’avais épuisé tous les jeux possibles avec les filles.
Et puis il y eut l’achat d’une gravure de Jacques Callot un dimanche. Je l’avais découverte dans un vide-greniers de Lanhélin. Mal roulée, son papier épais portait des taches rousses et s’intitulait « La pendaison ». On voyait sur la gauche des troupes en armes, piques alignées, mousquets à l’épaule, officiers avec bottes à revers et chapeaux à plumes. Ils se tiennent près d’un énorme chêne. A ses branches basses des grappes d’hommes sont pendus comme des fruits mûrs. Ce sont des voleurs, dit la légende. Sur une longue échelle un moine tend un crucifix.

En découvrant cette gravure de Callot, j’eus un flash : je me demandai alors si ces grappes de pendus, ce n’était pas le symbole de notre génération. Nous étions pendus les uns après les autres, pendus dans du coton, dans un douillet confort, mais pendus quand même, engloutis et anonymes sous les néons des hypermarchés, pendus et perdus dans les travées de produits d’entretien, avec une maturité dont on ne sait que faire.
Les enfants me demandèrent pourquoi j’avais acheté cette affreuse gravure. Je mentis en disant que je m’intéressais à la guerre de Trente Ans. Je ne dis pas : nos trente ans. Elles écoutèrent distraitement. Elles préféraient observer les rochers blanchis d’écume et les dunes qui couraient le long de la côte.
Le lundi je raccompagnai les filles au train, à la gare de Dol.
Au retour, dans la voiture, une lourde odeur de pré fauché ; la paille qui sèche et cette lumière qui inonde le paysage océanique, la journée splendide, le ciel haut et clair, les champs lointains forment des vagues d’herbe, des vagues de collines, prairies qui naviguent entre ombres et nuages … Le chant divin de la campagne…