Notre été 1973

Ce fut un drôle d’été 1973. Je venais d’avoir trente ans .J’avais loué pour juillet une vieille demeure délabrée dans une clairière de la   forêt du Mesnil, pas loin de Saint-Malo.  Petit déjeuner dans la brume le matin et   plateaux d’huitres le soir… Je me souviens du cri à midi :  « Débouchez le cidre !!  Venez les enfants !!!  A table!!!»

C’était l’époque où les amis de Paris débarquaient à l’improviste. Cet été là il y eut Jason et sa femme Cécile, les Morel, André et Irène, et Sandra qui courait en survêtement dans les sentiers forestiers.

 Je devais me débrouiller seul avec les deux filles car Vera, ma femme, harpiste, commençai à être très demandée professionnellement. Elle remplaçait souvent la deuxième harpe à l’Opera de Paris. L’été on la demandait pour  les festivals de  Vérone et d’ Aix en Provence.

J’attendais donc les grandes vacances avec appréhension.  Je me souvenais de l’été précédent. J’en avais marre de conduire les enfants à l’école de voile, aux marionnettes, au zoo, au cirque, marre de les habiller, chausser, peigner, de les amuser, de les frictionner avec des lotions antipoux, de recoudre des boutons, de les aider à attraper des papillons, de changer des draps, pendant que Vera jouait de la harpe.  J’en avais marre aussi d’ouvrir des douzaines d’huitres pour des potes qui  ne m’aidaient en rien et  vidaient les bouteilles de Muscadet  en s’engueulant à propos du film de Jean Eustache « la maman et la putain » qui avait été l’événement de Cannes.

 L’été est propice aux bilans.  Je me souviens surtout  du soir où  Jason(qui n’arrivait pas à financer  son film sur Ingmar Bergman)  avait déclaré  que notre génération n’avait   « rien foutu !… Oui, nous avons tous plus de trente ans et nous n’avons rien foutu !…pantins exaltés !!!verbeux !!!..nous sommes de pitoyables fugitifs de Mai 68..mais personne ne nous poursuit.. Nous sommes les plus nuls des nuls..« 

Sa voix tranchante et acide  à la Saint-Just résonnait à la lisière de la foret.

André, lui, pétrissait de la mie de pain, et affirma   que nous avions tous succombé à la raillerie ce qui nous empêchait de choisir un camp. Je pensais surtout que nous étions en train de cesser d’être jeunes en poussant des caddies emplis des pots pour bébé. André, qui travaillait à Ouest-France nous affirma que les Catholiques bretons résistaient vaillamment à la modernité, mais que les Communistes seraient   les cocus de l’Histoire. Enfin, dit Sandra, nous avons eu notre Révolution, elle était sexuelle, situationniste… et beaucoup d’amour sans réponse de votre part.. Bla-bla…bla-bla..  Simplement, nos cœurs demeurent vides comme un appartement neuf  à vendre qui ne trouve pas d’acquéreur.

Tout en surveillant mes deux   filles qui prenaient leur bain en jouant avec la mousse, je   me demandais si nous vivions désormais à l’écart de la Grande Histoire, logés dans une petite caverne de Platon sympa avec frigo et grille-pain… J’avais rangé ma bibliothèque et sournoisement caché » l’homme unidimensionnel » de Marcuse et « Que faire » de Lénine.   Nous fabriquions désormais du présent, un présent renouvelable déroulé comme un rouleau de tissu gris, un présent frais quand on ouvre la fenêtre le matin, le présent et son étendue d’eau calme qui ne reflète rien et nous évite toute incursion dans le passé, l’enfance, nos parents, nos origines sociales.  Je me lis à fréquenter  les bars  certains soirs. Quelques jeunes femmes  délurées , à pantalon évasé et fluo , aux cheveux rose-violet  et d’un accès facile  et qui trouvaient tout  « marrant » au deuxième Ti punch  se montraient disposées à une forme d’échangisme de bon aloi.  

Plus de trente ans ont passé. Maintenant, Jason parle aux pins du Sud-ouest. Il a des revanches à prendre …Le producteur qui l’hypnotisait avec son argent est parti avec la caisse. Le film bergmanien ?… Il en est resté deux  boites en fer sur un coin d’une terrasse et une table de montage qui prend la poussière. Sandra , elle,   après avoir vérifié la force strangulatoire de Morel au cours d’une soirée de beuverie, s’est  mise à l’écart de la « cruauté de l’humanité » .Elle est prof de yoga dans un estuaire « avec un ciel pâle », comme elle me l’avait  écrit, de l’ile de  Suomenlina, en Finlande…

Que d’esprits meurtris, aiguisés et désolés, quelle révélation de notre nudité au cours de cet été-là.  A la fin de Juillet, les amis partis, la Création toute entière bruissait d’inspectes dans le jardin retourné à l’état sauvage.  Je glissais le long des routes bocagères qui mènent de Combourg, à Dinan. Herbes, vagues, haies, nuages, collines, étangs rapetissent dans le rétroviseur.

… J’arrêtais souvent la voiture devant la mer, vers Saint-Jacut. Les filles couraient sur des langues de sable pour faire décoller un cerf-volant. Le soir   des nappes de mercure dans l’estuaire … La nuit tombait sur ce paysage d’eau avec des petits remous… La terre cessait d’être visible… Les enfants chahutaient à l’arrière : nous rentrions par ces routes de la côte pleines d’embouteillages, et nous nous arrêtions dans une station Esso… Pendant que l’Alfa passait sous un portique de lavage et que la mousse déformait le paysage    dans le frottement des brosses contre le pare-brise, les enfants comptaient leur monnaie pour s’acheter des friandises. Le crépitement sourd des jets l’eau contre   la tôle de l’Alfa je l’entends encore. Le portique s’éloignait.  L’absence de Vera me pesait en cette fin d’été.  J’avais épuisé tous les jeux possibles avec les filles.

 Et puis il y eut l’achat d’une gravure de Jacques Callot un dimanche. Je l’avais découverte dans un vide-greniers de Lanhélin. Mal roulée, son papier épais portait des taches rousses et s’intitulait « La pendaison ». On voyait sur la gauche des troupes en armes, piques alignées, mousquets à l’épaule, officiers avec bottes à revers et chapeaux à plumes. Ils   se tiennent   près d’un énorme chêne. A ses branches basses des grappes d’hommes sont pendus comme des fruits mûrs. Ce sont des voleurs, dit la légende. Sur une longue échelle un moine tend un crucifix.

En découvrant cette gravure de Callot, j’eus un flash :  je me demandai alors si ces grappes de pendus, ce n’était pas le symbole de notre génération. Nous étions pendus les uns après les autres, pendus dans du coton, dans un douillet confort, mais pendus quand même, engloutis et anonymes sous les néons des hypermarchés, pendus et   perdus   dans les travées de produits d’entretien, avec une maturité dont on ne sait que faire.   

Les enfants me demandèrent pourquoi j’avais acheté cette affreuse gravure. Je mentis en disant que je m’intéressais à la guerre de Trente Ans. Je ne dis pas : nos trente ans. Elles écoutèrent distraitement. Elles préféraient observer les rochers blanchis d’écume   et les dunes  qui couraient le long de la côte.

 Le lundi je raccompagnai les filles au train, à la gare de Dol.

Au retour, dans la voiture, une lourde odeur de pré fauché ; la paille qui sèche et cette lumière qui inonde le paysage océanique, la journée splendide, le ciel haut et clair, les champs lointains forment des vagues d’herbe, des vagues de collines, prairies qui naviguent entre ombres et nuages … Le chant divin de la campagne…

26 réflexions sur “Notre été 1973

  1. Curieuse vision rétrospective de cette France pompidolienne, un bonheur qui s’ignore, se noyant dans un léger ennui, entre Le genou de Claire et l’Hôtel de la plage.

    Vous imaginez une telle scène aujourd’hui, avec des protagonistes de la même tranche d’âge ? Que donnerait une telle tablée, sous la charmille ?

    La culture qui se réduit à Netflix et BFM.
    Les guerres entre pro-vaxx et anti-vax, les pros barbecue à barbaques et les végétariens/végétaliens/végans, les carriéristes macronistes et les intellectuels précarisés et les bobos dégoûtés qui se parachutent dans le Lubéron, l’homosexuel de service qui veut changer de sexe, pardon de genre, qui cite une petite nièce de 15 ans qui a franchi le pas et emporte toute sa famille dans la tourmente versus le mec même pas catho tradi mais le type normal qui défend timidement une normalité de toujours malmenée et a peur de passer pour facho,… et tous ces échanges par intermittence, en pointillés parce que tout le monde a le nez dans son téléphone.
    Enfin, les vide-greniers pour acheter des vêtements pour enfants pas chers. Mais le reste, les vieux trucs exposés, bah non, c’est pas intéressant, on n’était pas nés.

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  2. Par ce texte, JC Barillon, j’ai voulu dire combien il fallait nuancer cette expression « les trente glorieuses », comme je me méfie de « la belle époque » ou de « les années folles ». dans ma génération , j’ai vécu enfant, puis adolescent l’Indochine et le choc Dien Bien Phu puis la guerre d’Algérie, tres dure, que les médias cachaient sous le nom de « pacification ».Ma confiance alors envers ceux qui dirigeaient le pays en a été a jamais fissurée et mise à mal. J’ai gardé cette distance d’ironie et de raillerie que nous pratiquions, mes amis et moi…un fragile refuge.. et puis le fossé était grand entre nos pères qui avaient vécu durement Juin 40 et s’en remettaient mal… enfin, j’avais des amis qui étaient revenus si perturbés de la guerre d’Algérie et d’autres qui ne se remirent pas de ‘l après 68. Ce que j’ai voulu exprimer par ce texte, c’est que, sous une apparence de vacances délicieuses en surface ,si confortables, courait en dessous autre chose.. sous une allure d’enfants gâtés d’une nouvelle société, soudain, un petit évènement, renverse tout . Une gravure trouvée dans un vide grenier…. et tout se brise ; le mirage s’effondre. La couche superficielle de confort et ce glacis d’humour perdent leur sens….combien parmi nous , ont se sont sentis ,jour après jour, diminués de leurs grandes ambitions artistiques parce que nous étions soumis à d’impitoyables intérêts commerciaux… Mais peut-être n’ai-je pas réussi à montrer ça, à dévoiler ça.. que sous le mirage d’une génération volubile et railleuse il y avait de graves blessures souterraines qu’une simple gravure révèle. Enfin c’est ce que j’ai vécu.
     » Trente glorieuses »? Vraiment?

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    • Votre génération avait au moins un bagage culturel classique, structuré, qui lui permettait de penser son présent et de se projeter dans le futur, même si ce futur ne fut pas l’avenir escompté. Vous en étiez au moins au stade de la réflexion, du cortex.

      Aujourd’hui, à propos de ces jeunes de 30 ans qui pourraient être mes fils, ma perception est peut-être distordue par la différence d’âge. Mais pour ma part, je les vois surtout jouets de leurs cerveaux reptiliens : des réactions conditionnées qui en font des zombis, résultat de l’actuel hachoir civilisationnel. Inculture programmée, wokisme, ingénierie sociale dirigée contre les peuples. Hélas, devant le peu de révolte suscité par un tel carnage, je ne peux que constater que le piège marche à merveille, au moins en Occident.

      À l’époque, vous pouviez mettre un mot sur le vide des existences ; j’ai bien peur qu’il ne puisse pas être capable d’une telle prouesse. Au mieux, ils peuvent le pressentir, vaguement. Le mal-être moral reste informulé.

      Enfin oui, bien sûr, le détail de la gravure qui révèle la faille, façon génération perdue… Cela rappelle cette nouvelle d’Hemingway, The Big Two-Hearted River, La Grande Rivière au cœur double. Un simple pêcheur dans le Michigan, en balade. Il pêche, c’est tout. Ou presque. Car au fil des pages, on comprend qu’il est un rescapé de la Grande Guerre, qu’il tente de se reconstruire. Une écriture à l’os. Et sortilège, plus l’auteur nous décrit la nature idyllique, plus en filigrane, on ressent la violence enfouie du massacre.

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      • Merci pour votre réponse ;je me souviens de cette nouvelle d’Hemingway. Sans parler de cette « fêlure » fitzgeraldienne, toute ces générations perdues. Si j’ai mis une vieille photo d’une famille russe des années 1900 en première illustration , c’est pour rappeler aussi que dans les pièces de Tchekhov sous le désordre apparent des conversations, sous l’ambiance d’un joli pique nique sous les arbres, affleure le vertige des vies. Je crois que c’est dans « Oncle Vania » que c’est le mieux exprimé, la brèche qui soudain s’ouvre.

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  3. Assez d’acord. Pour le Callot, souvenir que dans la langue de Villon et au delà, les « branchés’, ce sont les pendus! Inquiet, très inquiet de la nouvelle Inquisition anglaise, qui veut limer ce qui précisément fait la littérature, l’originalité, les scènes osées, (imaginez-vous un Barbey aujourd’hui?) et le développement sournois et orwellien de l’Ecriture dite de sensibilité. Hier Agatha Christie, Conrad, demain Shakespeare; (on se souvient qu’ici on a voulu reblanchir Othello ,et crier contre Eschyle); Nous ne sommes pas à l’abri.

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  4. « Tout a toujours très mal marché ». J’ai oublié qui a dit cela… Les trente glorieuses n’étaient pas si glorieuses; Paul évoque les guerres coloniales; il a raison mais en 1962 elles étaient terminées. L’immense majorité des français n’aspiraient qu’à une chose: oublier les épreuves passées et profiter de la modernisation et de l’enrichissement général en laissant les intellectuels jouer dans leur bac à sable. D’autant plus qu’à part Raymond Aron et quelques fidèles, tous pensaient la même chose, tous adhéraient au même mensonge, le marxisme cuisiné à diverses sauces.
    Mai 68 a été un cauchemar. Malgré la culture classique censée encore nous structurer come le dit JCB, des torrents d’imbécillités ont été déversées jour et nuit (les AG en Fac où il fallait tenir le plus longtemps possible pour procéder à un « vote » entre quelques convaincus) pendant des semaines. Mais tout de même il y avait un Etat, des hommes politiques d’envergure et d’expérience. Sous Pompidou ou Giscard, Macron aurait été sous-secrétaire d’Etat au commerce extérieur.
    Pour reprendre une idée obsessionnelle de Luc Ferry qui dit souvent des choses justes, à cette époque il y avait des croyances en un paradis, celui de la foi catholique qui structurait encore une bonne partie de la population et celui de la foi communiste qui en structurait une autre. Cela n’a l’air de rien mais quand vous avez la majorité de la population qui croit en un monde meilleur, que ce soit après la mort ou après la révolution et que par-dessus le marché la situation matérielle de la grande majorité s’améliore régulièrement, ça fait toute la différence avec la situation d’aujourd’hui.
    Finalement, les trente glorieuses ne sont pas un mythe.

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    • Les baby boomers ont reçu la culture classique en héritage. Un héritage, on peut l’accepter ou le refuser. Le refuser totalement ou partiellement. Pour un temps ou pour toujours. Les jeunes générations d’aujourd’hui n’ont même pas cette possibilité. Ils ont le brouet que l’on réserve aux îlotes, qui flatte bassement et maintient les têtes sous l’eau.

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  5. Et tous ces réactionnaires qui se définissent sur le web par leur résistance toute virtuelle à de supposés temps modernes acculturés … ont-ils bien lu ce billet de Paul Edel ou leur sert-il de prétexte pour y incruster leur banal « c’était mieux avant » de vieux cons ?

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      • Eh bien démontrez-nous que les temps actuels font les hommes plus cultivés et éclairés, que c’est mieux maintenant.
        Vous êtes sûr que Philippot est d’accord ?

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  6. Un petit coup de jeune à la vieille France

    La France moisie

    Elle était là, elle est toujours là, on la sent, peu à peu, remonter en surface : la France moisie est de retour. Elle vient de loin, elle n’a rien compris ni rien appris, son obstination résiste à toutes les leçons de l’Histoire, elle est assise une fois pour toutes dans ses préjugés viscéraux. Elle a son corps, ses mots de passe, ses habitudes, ses réflexes. Elle parle bas dans les salons, les ministères, les commissariats, les usines, à la campagne comme dans les bureaux. Elle a son catalogue de clichés qui finissent par sortir en plein jour, sa voix caractéristique. Des petites phrases arrivent, bien rancies, bien médiocres, des formules de rentier peureux se tenant au chaud d’un ressentiment borné. Il y a une bêtise française sans équivalent, laquelle, on le sait, fascinait Flaubert. L’intelligence, en France, est d’autant plus forte qu’elle est exceptionnelle.

    La France moisie a toujours détesté, pêle-mêle, les Allemands, les Anglais, les Juifs, les Arabes, les étrangers en général, l’art moderne, les intellectuels coupeurs de cheveux en quatre, les femmes trop indépendantes ou qui pensent, les ouvriers non encadrés, et, finalement, la liberté sous toutes ses formes. La France moisie, rappelez-vous, c’est la force tranquille des villages, la torpeur des provinces, la terre qui, elle, ne ment pas, le mariage conflictuel, mais nécessaire, du clocher et de l’école républicaine. C’est le national social ou le social national. Il y a eu la version familiale Vichy, la cellule Moscou-sur-Seine. On ne s’aime pas, mais on est ensemble. On est avare, soupçonneux, grincheux, mais, de temps en temps, la Marseillaise prend à la gorge, on agite le drapeau tricolore. On déteste son voisin comme soi-même, mais on le retrouve volontiers en masse pour des explosions unanimes sans lendemain. L’État ? Chacun est contre, tout en attendant qu’il vous assiste. L’argent ? Évidemment, pourvu que les choses se passent en silence, en coulisse. Un référendum sur l’Europe ? Vous n’y pensez pas : ce serait non, alors que le désir est oui. Faites vos affaires sans nous, parlons d’autre chose. Laissez-nous à notre bonne vieille routine endormie.

    La France moisie a bien aimé le XIXe siècle, sauf 1848 et la Commune de Paris. Cela fait longtemps que le XXe lui fait horreur, boucherie de 14 et humiliation de 40. Elle a eu un bref espoir pendant quatre ans, mais supporte très difficilement qu’on lui rappelle l’abjection de la Collaboration. Pendant quatre-vingts ans, d’autre part, une de ses composantes importante et très influente a systématiquement menti sur l’est de l’Europe, ce qui a eu comme résultat de renforcer le sommeil hexagonal. New York ? Connais pas. Moscou ? Il paraît que c’est globalement positif, malgré quelques vipères lubriques. Oui, finalement, ce XXe siècle a été très décevant, on a envie de l’oublier, d’en faire table rase. Pourquoi ne pas repartir des cathédrales, de Jeanne d’Arc, ou, à défaut, d’avant 1914, de Péguy ? À quoi bon les penseurs et les artistes qui ont tout compliqué comme à plaisir, Heidegger, Sartre, Joyce, Picasso, Stravinski, Genet, Giacometti, Céline ? La plupart se sont d’ailleurs honteusement trompés ou ont fait des œuvres incompréhensibles, tandis que nous, les moisis, sans bruit, nous avons toujours eu raison sur le fond, c’est-à-dire la nature humaine. Il y a eu trop de bizarreries, de désordres intimes, de singularités. Revenons au bon sens, à la morale élémentaire, à la société policée, à la charité bien ordonnée commençant par soi-même. Serrons les rangs, le pays est en danger.

    Le danger, vous le connaissez : il rôde, il est insaisissable, imprévisible, ludique. Son nom de code est 68, autrement dit Cohn-Bendit. Résumé de sa personnalité, ces temps-ci : anarchiste mercantiliste, élite mondialisée, Allemand notoire, candidat des médias, trublion, emmerdeur, Dany-la-Pagaille. Il a du bagou, soit, mais c’est une sorte de sauvageon. Personne n’ose crier (comme dans la grande manifestation patriotique de l’époque anti-68) : « Cohn-Bendit à Dachau ! », mais ce n’est pas l’envie qui en manque à certains, du côté de Vitrolles ou de Marignane. On se contentera, sur le terrain, de « pédé », « enculé », « bandit », dans la bonne tradition syndicale virile. « Anarchiste juif allemand », disait le soviétique Marchais. « Allemand qui revient tous les trente ans », s’exclame un ancien ministre gaulliste de l’intérieur. Il n’est pas comme nous, il n’est pas de chez nous, et cela nous inquiète d’autant plus que le XXIe siècle se présente comme l’Apocalypse. Le moisi, en euro, ne vaut déjà plus un kopeck. Tout est foutu, c’est la fin de l’Histoire, on va nous piller, nous éliminer, nous pousser dans un asservissement effroyable. Et ce rouquin rouge devenu vert vient nous narguer depuis Berlin ? C’est un comble, la famille en tremble. Non, nous ne dialoguerons pas avec lui, ce serait lui faire trop d’honneur. Quand on est un penseur sérieux, responsable, un Bourdieu par exemple, on rejette avec hauteur une telle proposition. Le bateleur sans diplômes n’aura droit qu’à quelques aboiements de chiens de garde. C’est tout ce qu’il mérite en tant que manipulateur médiatique et agent dissimulé des marchés financiers. Un entretien télévisé, autrefois, avec l’abbé Pierre, soit. Avec Cohn-Bendit, non, cela ferait blasphème dans les sacristies et les salles feutrées du Collège de France. À la limite, on peut dîner avec lui si on porte le lourd poids du passé stalinien, ça fera diversion et moderne. Nous sommes pluriels, ne l’oublions pas.

    L’actuel ministre de l’Intérieur est sympathique : il a frôlé la mort, il revient du royaume des ombres, c’est « un miraculé de la République », laquelle n’attendait pas cette onction d’un quasi au-delà. Mais dans « ministre de l’Intérieur », il faut aujourd’hui entendre surtout Intérieur. C’est l’intériorité qui s’exprime, ses fantasmes, ses défenses, son vocabulaire spontané. Le ministre a des lectures. Il sait ce qu’est la « vidéosphère » de Régis Debray (où se déplace, avec une aisance impertinente, cet Ariel de Cohn-Bendit, qu’il prononce Bindit). Mais d’où vient, à propos des casseurs, le mot sauvageon ? De quel mauvais roman scout ? Soudain, c’est une vieille littérature qui s’exprime, une littérature qui n’aurait jamais enregistré l’existence de La Nausée ou d’Ubu roi. Qui veut faire cultivé prend des risques. On n’entend pas non plus Voltaire dans cette voix-là. Comme quoi, on peut refuser du même geste les Lumières et les audaces créatrices du XXe siècle.

    Ce n’est pas sa souveraineté nationale que la France moisie a perdue, mais sa souveraineté spirituelle. Elle a baissé la tête, elle s’est renfrognée, elle se sent coupable et veut à peine en convenir, elle n’aime pas l’innocence, la gratuité, l’improvisation ou le don des langues. Un Européen d’origine allemande vient la tourmenter ? C’est, ici, un écrivain européen d’origine française qui s’en félicite.

    Philippe Sollers

    Le Monde du 28 janvier 1999

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  7. JC Barillon est-il un descendant de feu le regretté Raymond Barillon, le journaliste économique plutôt clair d’un grand journal, jadis, devenu petit, naguère ?
    Jean Langoncet copie colle sur les deux chaines. Sûr que chez Paul, il faut remplir les cases pour rétablir le fléau.
    Bàv, les pauledéliens,

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  8. Il y a toujours cette impression d’unb closer veant nous enfoncer des portes ouvertes… C’est souvent le sentiment qu’on a avec les aroniens qui veulent nous instruire d’une histoire chaude qu’ils n’ont connue que refroidie. Ils devraient lire Ludivine Brantigny ou je sais pas moij, le témoignage d’un non renié, comme Jean-Pierre Le Goff, au hasard…
    Bàv, hommage aux C des 30 dernières piteuses !… Bon courage pour espérer !

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  9. Cela dit, le non dit du billet de Paul Edel en cet été 73 devait sans doute être bercé par les Kinks et les Stones et, entre autres, par Angie (et déjà la toile, en couverture)

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  10. Vous ne comprenez rien à la France,, Langoncet, au point de vous réfugier derrière philippe l’habilepour la caricaturer (( l’apologie de con- bandit, il faut l’oser!) et une musique qui a peut être bercé vos jeunes années mais qui a fait son temps. Ce n’est pas grave, la France nous survivra à tous deux. Quant aux philippoteries, dispensez -en-nous pareillement, et ne venez pas sur ce Blog si c’est pour le polluer. MC

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  11. C’est possible. Le « !caniche sur le blog d’un autre « à le mérite de monter , derriere votre hypocrisie ,l’estime dans laquelle vous tenez reellementPaul Edel….

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    • Il a le mérite de situer vos prétentions pour ce qu’elles sont : les manies d’une France moisie largement au goût du jour, hélas ; j’ai hésité, mais Cerbère triphasé plutôt que caniche aurait impliqué un caractère infernal inapproprié à ce blog et, vous concernant, totalement disproportionné

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  12. Enccore une émouvante carte postale du pays du passé à laquelle je ne saurais faire qu’un faible echo ..Vous avez vu juste avec la parabole des pendus de la ouate..

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  13. C’est la deuxième fois que, etre sans imagination, vous m’appliquez cet adjectif qui est pas de vous mais de plus habile que vous. Qui est d’un homme de reniements et de trahisons, de palinodies et de prétentions. Gardez cette appellation à votre image. Je vous rappelle qu’on a été bien content de tomber sur des ouïs entre 1940 et 1945, côté anglais et au pays. Mais sans doute auriez-vous appelé tels les résistants ! Il est vrai que vous n’en avez sans doute pas. Cordial mépris. Pour tout ce que vous représentez. Mc
    MC

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