Relire « Guerre et paix », c’est pas mal du tout…

   Je ne vais pas m’extasier devant cette fresque dont la clarté   des phrases m’enchante toujours comme si sa prose puisait dans on ne sait quel oxygène. Une espèce de transparence de la vie comme elle va…  Mais le grand  Tolstoï a un avantage sur  pas mal d’autres écrivains(sauf Hugo ?)    c’est qu’il aime et fait aimer  le Bien ,la Bonté, la compassion, et qu’il adore tous ses personnages et escalade l’échelle sociale  dans une rapidité de récit  tonique.. Or, le Bien   est beaucoup plus difficile à appréhender et à traduire en mots, que de collectionner tous les thèmes freudiens avant Freud comme le fait son ainé Dostoïevski.

Revenons brièvement aux circonstances de « Guerre et paix » . .. C’est pour sortir de l’accablement où l’a plongé la mort de son frère Nicolas, tuberculeux, en septembre 1860 que Léon Tolstoï, 32 ans, s’enfouit dans le travail . Il choisit d’abord comme sujet, les Décembristes, des jeunes nobles qui tentèrent un coup d’état le 14 décembre 1825. Il en écrit trois chapitres qui sont le germe de « Guerre et Paix », mais en s’intéressant à ces jeunes gens, il remonte à leur jeunesse et se passionne pour les années 1805-1812.. En automne 1865 il a écrit la moitié du roman. Et là il publie en feuilleton cette première moitié tout en continuant à écrire entre 1865 et 1869 la suite dans « Le Messager Russe « 

L’action s’étale de 1805 à 1820, bien que l’essentiel du récit se concentre sur quelques moments clés : la guerre de la troisième coalition (1805), la paix de Tilsitt (1807) et enfin la campagne de Russie (1812). Ce qui  est admirable en relisant,  c’est la capacité du jeune Tolstoï à poursuivre  techniquement la composition de cette immense fresque  sans faiblir, avec un aplomb absolu, sans fatigue apparemment ni baisse de régime  alors  que  les brouillons sont pourtant énormes, avec ratures et chapitres composés jusqu’à 5 ou 6 fois. Et il mène son chantier sans faiblir, faisant se chevaucher des prédications et des opinions personnelles au milieu de l’action.  Bref, Tolstoï fonce tête baissée en voulant refléter une époque,  dans un bouillonnement d’images, de situations qui ne nuit jamais à l’architecture de l’ensemble. Il étale  ses problèmes personnels sur un ton d’historien (on sait aujourd’hui que la part autobiographique est considérable et qu’on peut mettre des noms de son entourage sur  de nombreux personages)   sonder les mystères du Temps, du Destin des peuples,  mais aussi de l’agriculture, du servage, des querelles  dans les états-majors, de la liberté sexuelle, et etc.  Il englobe a peu près  tout ce qu’on peut exprimer    de  l’étrangeté de notre présence-au-monde. Et au final  propose

un  fil direct, de la connaissance de soi à l’affirmation de Dieu.

Son ambition est démesurée, titanesque  et  paradoxe, ses personnages nous restent  familiers comme des amis fréquentés dés l’école. Avec lui les scènes                                                                                                                                                                                             mondaines, les amours privés, les secrets du cœur, les jeux des enfants, la fatigue ou la tyrannie des vieillards (admirable le vieux Bolkonski  se trimballant avec ses draps d’une pièce à l’autre  pour trouver le sommeil) tout sonne vrai alors  qu’il vire de bord sans cesse. A telle page il jubile en décrivant  les épaules d’Hélène   puis  quelques chapitres plus loin  il il    lui reproche cette beauté  si éclatante  quand  elle  s’éprend d’un autre. ….Rien n’arrête cet écrivain.   Son écriture  rend tout est facile, vivant, emporté, vrai !

Cette splendeur de l’imagination apporte à la fois un brillant des couleurs, et une pénétration psychologique qui nous jette dans  une étonnante proximité de chaque personnage(on connait mieux Pierre Bezoukhov ou Natacha, ou le Prince André que son voisin de palier).Mais avec la même rapidité, revirement, Tolstoï nous jette dans des abimes  d’étrangeté. Ces revirement  et carambolages psychologiques  sont stupéfiants de vitesse et de surprise.  Le prince André agonise, c’est terrible, mais soudain le narrateur nous glisse dans l’âme d de l’agonisant pour affirmer  que   ce qu’il ressent c’est « la légèreté de l’être » ,la délivrance ! Enfin débarrassé de ce corps encombrant en train de refroidir ,le prince André jubile.

 Il y a chez lui à la fois une jubilation sensuelle, une soif de vivre, et, au paragraphe suivant, surprise,   la révélation   un monde désaccordé , grinçant . le sublime et le  pitoyable se côtoient . Malgré ses bals rutilants, ses belles robes, des conversations fleuries, des uniformes chamarrés (qui enivrent  tant les cinéastes)  le narrateur   dévoile  le tissu des calomnies, les rumeurs, la versatilité, les petits intérêts  les flatteries,  et montre  que la superficialité règne partout à la Cour de l’empereur Alexandre .C’est clairement exposé dès les premières pages. Ce sont ces passages brutaux du chaud au froid, du joyeux à l’angoissé, qui m’ont le plus frappé dans cette relecture.  On en a deux exemples remarquables. André  Bolkonsky blessé à Austerlitz, est  étendu sur le champ de bataille. Il souffre. On croit que ça va être une scène pathétique. Pas du tout.  « Comment se fait-il que je ne voyais pas ce haut ciel, avant ? oui ! tout est vanité, tout est mensonge excepté ce ciel infini. Il n’y a rien, rien que cela. Mais même ce ciel n’existe pas, il n’y a rien que le silence et la paix ; Dieu merci ! »

Autre exemple. Pierre Bézoukhov   est prisonnier des français, obsédé par l’idée de tuer lui-même Napoléon. Il est ,  affamé, épuisé par le froid, les marches, traumatisé   pour avoir assisté à  des exécutions .Le lecteur croit donc  que Pierre n’a plus de ressort, c’est alors que  Tolstoï nous surprend  :»Pierre regardait le ciel et les étoiles qui étincelaient dans ses lointains abîmes. « Et cela, c’est moi, et tout cela est au-dedans de moi, et tout cela est moi ! » se dit Pierre » et ils(les français ) attrapent tout cela et ils le mettent dans un enclos fermé de planches ! Il sourit et alla s’étendre pour dormir auprès de ses camarades. »

 A chaque fois, Tolstoï nous prend à contrepied : la proximité de la mort chez le Prince André  recèle une révélation joyeuse. Les privations et souffrances de Pierre l’amènent à une morale de pureté. A  chaque fois,  la réalité extérieure ,les paysages  immenses, cosmiques, pénètrent dans une conscience  par une fissure et la bouleverse 

 On découvre que soudain le petit « moi » individuel » s’est transformé en immensité cosmique, et cette transformation positive de ses valeurs tient du miracle. Evidemment le lecteur se demande : bon ! l’âme est devenue un univers immense, et alors ?   En quoi cela accomplit une transformation des valeurs vers la Bonté, le Bien, la générosité, la compréhension de tout ? là, Tolstoï reste court. Il faut kle croire sur parole. Il affirme, il faut le croire.et comme son art est  si concret est  épatant,  si vrai (la vraisemblance chez lui est parfois  secondaire) on  aime  le croire.  Croire.La Foi.  Le roman baigne dans le religieux.

Une autre forte impression qu’on reçoit à la lecture est que le  roman entier  repose sur  un robuste plancher réaliste. Toute l’agitation effrénée qui saisit les moscovites qui évacuent leur ville dans la panique explose en détails magiques. C’est  l’obsession de Natacha pour sauver des tapisseries des Gobelins, ou la fatigue des domestiques devant les maitres qui changent d’avis sans cesse.   Tout est toujours concret, net, mis en perspective, cadré, avec des précisions subtiles dans   la description ( « Tout, les objets proches et les lointains, brillait de cet éclat cristallin et magique que l’on ne voit qu’à cette période de l’automne »), qu’il s’agisse  des   dialogues et de la subtilité pour définir  les classes sociales, de l’observation des gestes dans un diner,  des divers mouvements d’anxiété  la   veille d’une  bataille. Les moindres détails  d’une physionomie, d’un habit, d’un mobilier, nous  semblent  vrais parce qu’auréolés par quelque chose d’insolite et d’inattendu qui semble irréfutable. Dans les scènes de bataille, les zones de feu restent étonnamment claires dans les proportions et ce délicat passage  de l’observation des masses à celle de l’individu.

S’ il ne  ne nous épargne pas les cruautés,  les petitesses, Tolstoï compense  par des  notations  drôles et  inattendues  qui enchantent.  Quand la timide princesse Marie  est émue devant le jeune Rostov, Tolstoï compare le  charmant visage de la jeune fille  aux vitres d’une lanterne  qu’on allume le soir.  Autre trait d’humour inattendu dans les métaphores. Nous sommes au bal :« Les clochettes sonnent, les maitres d’hôtel se précipitent et-comme des grains de seigle secoués dans un tamis- les invités éparpillés se rassemblent en foule dans le grand salon, près de la porte de la salle de bal ». Comparer la noblesse à des « grains de seigle secoués dans un tamis » c’est jubilatoire. Quand le prince André est reçu en grande pompe, à Vienne, par l’empereur d’Autriche, il découvre qu’il est devant un niais qui ne sait pas quoi dire ; la scène est bouffonne et rappelle des épisodes de « La chartreuse de parme » que Tolstoï a lu de très prés..

 Il a aussi un don particulier    pour mettre en scène les incohérences de ses plus beaux personnages. Pierre Bézoukhov n’y échappe pas. Par exemple, Pierre veut laver son honneur de mari en provoquant en duel l’amant de sa femme, mais il ne sait pas tirer au pistolet alors que son adversaire est excellent dans les armes.. Il tire donc au hasard et c’est lui qui blesse l’amant de sa femme. Mais, au lieu de se réjouir d’avoir évité une blessure grave, il est déprimé. Pourquoi ? parce qu’il découvre, qu’au fond, il n’a jamais été amoureux de sa femme et que c’est lui, le coupable, lui le mari, coupable  de la tristesse dépressive de sa femme et il admet  alors  qu’elle aille se consoler dans d’autres bras. ..C’est tout l’art comique et de dérision de Tolstoï .

  Ce que les cinéastes(si  nombreux) ont  en général oublié de filmer c’est  la   cruauté sournoise avec laquelle le romancier bouscule et égratigne    ses plus ravissantes  héroïnes. Dans une scène de bal ,il nous décrit avec soin   les nobles  en train de calomnier   à qui mieux mieux le voisin , tous en train   de se jalouser sous les flatteries ,  bref  un lieu mondain  insupportable où  tout est faux,  mais     ce milieu frelaté  enchante Natacha, qui vit dans un microclimat de naïveté. Pire : à la fin du roman  Tolstoï saccage nos illusions. Il  nous révèle  que Natacha, mariée avec Pierre, est devenue une grosse femme sans séduction « on ne voyait qu’une puissante femelle » . Il précise : « on ne retrouvait plus sur son visage cette flamme vivante qui, auparavant, brulait constamment en elle et faisait son charme. »  Et Pierre ? Il est éteint, devient une sorte de personnage falot, mari pantouflard soumis à son épouse jusqu’au ridicule. On comprend que les cinéastes ne montrent jamais ces effondrements ultimes .Curieux cette manière finale de fracasser les plus beaux personnages.

D’ailleurs l’épilogue s’emplit de prévisions sèches, de formules froides, d’une habileté désinvolte, de règlements de compte envers les puissants. C’est une volée de bois vert pour ceux qui conduisent les peuples.

Car ce qui apparait c’est la haine de la guerre que distille Tolstoï tout au long de sa fresque.  Et il insiste sur le fait que dans l’action historique, c’est l’élément irrationnel qui l’emporte sur le projet poursuivi. Il assure que le génie de Napoléon, c’est du vent, que les généraux autrichiens, prussiens et russes, ces états-majors emplumés, chamailleurs, vaniteux   sont des incompétents qui ne dirigent rien du tout. Les soi-disant génies de l’art des batailles   prétendent régenter la nature, au fond tout va à l’inverse de leurs prévisions, nous dit Tolstoï.

 « Et là sur le papier toutes ces colonnes arrivaient à l’endroit indiqué au moment voulu, et anéantissaient l’ennemi. Tout était admirablement combiné, comme dans tous les dispositifs, et comme cela se produit avec tous les dispositifs militaires, sur le papier, aucune colonne n’arrive à l’heure désigné ni à l’endroit voulu.   Le seul qui comprenne quelque chose, c’est évidemment Koutouzov. Il préfère ne pas dire grand-chose, laisser faire le Destin (« la mer démontées de l’ Histoire  européenne »)… Nous sommes dedans actuellement.. Lui, Koutouzov affalé entre deux assoupissements, reste à l’écart des pathétiques   querelles d’égos de son état-major. Il n’a qu’une seule obsession :  ne pas faire massacrer dans de vaines batailles cette partie vive du peuple russe, qu’on appelle l’armée.  

Enfin, dans l’épilogue-règlements de compte, Tolstoï réserve ses coups les plus durs aux historiens auprès desquels il a cependant abondamment  puisé, et notamment Thiers.  « Lorsque nous examinons le développement de la science historique, écrit-il, nous voyons que d’une année à l’autre les opinions sur le bonheur de l’humanité changent avec chaque nouvel historien ; de sorte que ce qui est jugé bon est dix ans plus tard jugé mauvais, et inversement. Mais cela ne suffit pas : nous constatons que des historiens écrivant à la même époque ont des vues diamétralement opposées sur ce qui était bien et ce qui était mal : les uns font un mérite à Alexandre de la constitution octroyée à la Pologne et de la conclusion de la Sainte Alliance, les autres lui en font grief. »

 A la    fin de de sa vie, Tolstoï ne cessera de condamner   le pouvoir tsariste et l’Eglise Orthodoxe.  Il compare le service militaire à un esclavage et affirme dans « Guerre et révolution » que l’enrôlement militaire ne fait qu’engendrer des « assassins professionnels ». En 1909, il est excommunié par le Saint-Synode pour avoir récusé le dogme de la Trinité. Bref, à la fin de sa vie, ce pamphlétaire qui vénère le peuple est devenu l’opposant obsessionnel par excellence.

Jean-Luc Godard est mort

Jehttps://youtu.be/OWGofFcM_dA

Moment suspendu de la matinée. Tables vides, terrasse déserte. Aucune voiture. En face, l’estuaire, immense, presque russe avec son miroitement glacé , des collines boisées l’entourent, avec quelques rares villas blanches. L’eau de l’estuaire coule pâle avec des remous. Un voilier hisse ses voiles. Le vin rosé tremble dans le verre. Je déplie le journal et j’apprends que Godard vient de mourir.Jean-Luc Godard est mort, mais comme un peintre, un Piero Della Francesca, un Matisse, un Paul Klee, je garde de lui des couleurs.  Dans « Le mépris » revu hier soir  par exemple, je garde dans l’œil  le blanc plâtre frais d’un appartement pas fini, le casque de cheveux noir mat  à la Louise Brooks de BB, le rouge Alfa d’une voiture, une secrétaire rousse  en peignoir jaune  contre un mur rouge-brun écaillé, l’ air  surchauffé  contre un  angle  d’immeuble , la  lumière de plein  midi sur un  jardin à cyprès, des  bustes antiques aux yeux rouges ou bleu Klein. Les personnages  se croisent sans se voir  devant la beauté du ciel   sur quoi pèse une absence : tout ça  raconte une vitalité désespérée en Agfacolor ,  Godard est bien le seul à réussir ça.

Les infirmières romaines

J’entre dans une étroite librairie de Rome, avec un entresol, partout sur les dalles des piles de  Camilleri, d’Elena Ferrante. Après avoir descendu quelques marches vers les voutes d’une cave accessible par une étroite porte vitrée à laquelle est accrochée une clochette de jardin(qui me fait penser à celle de la maison de Tante Léonie )je traverse   une seconde salle voutée  et je découvre les classiques :  Verga, Morselli, Manzoni, Dante, Carlo Levi, Tondelli, Pratolini, Pavese, Pontiggia, Pasolini, ou  Calvino. Volumes   serrés sur les étagères dans de jolies reliures. Je trouve derrière un poêle à bois, des rayons de  livres religieux,  tous d’occasion, écornés, parfois anciens .En les manipulant on respire cette odeur de vieux papier épais, avec des taches brunes,  aussi grisante que l’odeur  de poussière d’un grenier à la campagne.

 Enfin je pensais  à ça  en prenant debout un café ristretto  en fin de matinée, via Giovanni Lancisi, dans un petit bar avec son serveur  à veste blanche mal boutonnée  qui circule devant  des rayons de bouteilles d’apéritifs avec belles étiquettes  constellées  de médailles dorées. L’une d’elles   est ornée de  profil de chasseur avec  un chapeau planté de  longues plumes noires bleutées  de coq de bruyère  , caractéristique des Bersaglieri.

Je suis entouré, coincé, cerné par des  infirmières de la policlinique proche ; elles piapiatent en train de  s’échanger leurs lunettes de soleil en admirant  les montures tout en buvant  des minuscules cafés mousseux. Devant moi  un  granité de citron fond doucement dans la coupe en verre taillé et  ça devient  un amas de neige  fondue transparente.  Femmes entre elles, toutes t altières, joueuses, distraites, délivrées, les corps libres  chantant sous les blouses. Je me dis que j’ai la chance d’être terrien.

Devant la porte j’attrape une chaise pour profiter du soleil qui joue dans les ombrages des platanes.  La lumière du trottoir, fragile, oscillante tombe  sur  un vieux romain qui mâchonne et fume un cigarillo, à moitié   assoupi sur son banc , un journal posé sur ses cuisses .La perspective de la rue me semble soudain posséder  à la fois une splendeur panoramique dans les trouées des feuillages et résumer la limpidité minérale de cette matinée romaine. Une clarté un peu aquatique irrigue les silhouettes des infirmières dans le bar  et je découvre que l’une d’elles  déchausse son pied droit avec son pied gauche tout en  tenant une conversation qui fascine ses collègues..  Ce détail me les rend toutes plaisantes, attirantes dans leur nonchalance pleines d’éclats, d’autant que l’une des jeunes femmes , en sortant du bar, glisse dans la fluidité lumineuse de la rue, ce qui met en évidence   la courbe    ambrée  de son épaule  et le velouté de sa peau.  Ce début de matinée lui rend grâce..