Vivons 2022 !

Oh, mes sœurs, mes chéries, notre vie n’est pas encore terminée. Vivons !
Olga, Acte IV.Les trois soeurs de Anton Tchekhov

Meilleurs vœux à mes fidèles.

A propos des « gestes barrière » .

Je suis absolument et résolument  pour les « gestes barrière ».

Je vais les appliquer impitoyablement contre les éditorialistes qui postillonnent du Zemmour  à la télévision chaque soir , contre les talibans de l’écologie, les chauffeurs de taxi qui ne répondent rien quand on leur dit bonjour en pénétrant dans leur véhicule .Gestes barrière  contre les écrivains qui mettent » leurs tripes  sur la table » dans leurs écrits   , transformant la littérature en  boucherie-charcuterie,  contre les chefs  politiques qui veulent faire péter la planète, gestes-barrière  aussi contre  les non-vaccinés complotistes qui sont prêts à en venir aux coups,  contre    les restaurateurs malouins qui versent une bouillie blanche farineuse sur des moules en  appelant ça de la crème normande, gestes barrière contre ceux qui programment chaque année Ben Hur à la tv, contre   la banquière qui veut à chaque rendez-vous me   vendre un crédit-obsèques, ou contre   les médecins qui vous donnent un rendez-vous et vous laissent trois quart d’heure dans une salle d’attente avec un vieux numéro dépenaillé de Paris-Match .Enfin ,dans la foulée, je ‘en prends aux objets, j’en veux  aux tables de bistrots qu’il faut toujours caler avec un bout de carton. La  table bancale de bistrot  exerce alors une influence hégémonique désastreuse sur le cours de mes pensées et perturbe l’ensemble de mon petit champ culturel. Vous voyez que philosophiquement je m’élève d’un cran.  Enfin je voudrais réussir un geste barrière définitif, violent, étincelant, contre les mauvais souvenirs de mon enfance en pension dans l’Orne mais ils reviennent sous forme de cauchemar. Les salauds.

« Vers l’abîme » un roman d’Erich Kästner, le  Berlin  volcanique des années 30

 Voici un roman époustouflant, brûlé par les nazis.

Dans un café de Berlin Jakob Fabian, journaliste,32 ans, lit les gros titres des journaux du soir. Nous sommes dans les années 20-30, Berlin ville électrique, sillonnée de tramways, sorte de Babylone chaotique, grouillante de riches à gros cigares immortalisés par les dessins de Grosz ou les peintures d’Otto Dix, qui achètent tout, femmes, immeubles, cabarets, journaux. Ils marchandent tout, et dans une marée d’innombrables pauvres et d’infirmes, ville barbouillée de lumières, avec ses cafés enfumés, ses hôtels de passe, ses pensions de famille avec logeuses méfiantes, ses ateliers d’artiste pour petites orgies entre amis, ses cabarets avec un public chahuteur, ses masses d’ouvriers qui manifestent, cernés par des policiers à cheval.

Grosz

A la manière des scènes crues, façon Brecht, le personnage de Jakob Fabian, journaliste et publicitaire devenu chômeur, sillonne les quartiers, de jour comme de nuit, vaguement compatissant aux malheurs d’un vieil homme, mais le plus souvent, voyeur , sarcastique, voire cynique, en profitant des femmes , tantôt  écoutant,   tantôt  sermonnant. On comprend qu’il est vaguement de Gauche mais surtout pacifiste, croisant sur les trottoirs tant de gueules cassées, d’infirmes laissés à l’abandon, anciens de 14-18.

Erich Kastner (1899-1974), l’auteur fut jeune journaliste dans un quotidien berlinois.  Comme son héros Jakob Fabian il déambula dans tous les quartiers de Berlin. Il inclut dans sa prose des faits divers, des itinéraires de trams, des poèmes, des chansons populaires, des dialogues entendus dans toutes les couches sociales. Il réussit un portrait d’une bourgeoise affamée de sexe Irene Moll (qui serait un portrait de la chanteuse de variétés Rosa Valetti), ou des liaisons lesbiennes chasses-croisés sexuels, ballet d’entremetteurs et de voyeurs, tout ça forme une danse « Vers l’abime », avec patrons qui ne cessent « d’allonger les secrétaires sur leur bureau » et opéra de 4 sous dans les rues : drogue, alcool, prostitution, bagarres de rues entre communistes et ceux qui deviendront les chemises brunes.

Kästner a travers le regard du jeune Fabian dresse un bilan terrible de cette époque : l’échec de la République et la montée du nazisme.  Fabian, et son ami Labude (qui serait selon certains critiques un portrait de Walter Benjamin) assistent aux bagarres qui opposent ouvriers et partisans d’Hitler. Ils voient s’installer et grandir colère haine et désespoir dans les classes populaires. peu de compassion, pas de se sentimentalisme seulement une belle lettre  digne de la mère de Fabian rompt la sarabande . 

« Vers l’abîme », publié en 1931, avec des coupes, a fait scandale. Sa liberté de ton pour parler de sexualité, a choqué une partie de la presse bourgeoise.

 Cette vue d’une Sodome et Gomorrhe ressemble à un tourbillon bruyant, expressionniste, décadré et répond assez exactement au futurisme allemand tel qu’il est pratiqué par Alfred Döblin dans « Berlin Alexanderplatz » de 1929. Rien n’est statique, vision brute qui soumet l’art à la vie grouillante. Il y a un art du montage cinématographique accéléré du Tiergarten à Grünewald, apparait une ville Moloch qui absorbe et dévore chaque existence et la rend anonyme, dérisoire, éphémère. Seul le mouvement compte d’où perce une idée du chaos du monde avec grandes gares, trains de nuit, ruelles tordues, filles perdues, ricanements de fêtards au bord d’un canal pour suicidés. L’eau noire de la Spree métamorphose les personnages en ombres vacillantes qui ne sont plus que reflets.

 Magie d’une écriture mobile. Malgré une vision misogyne de Kästner le roman dresse un bilan terrible de cette époque : l’échec de la République et la montée du nazisme. Dès l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933, Kästner fut interdit, considéré comme décadent. Son roman fut brulé avec ceux de Heinrich et Thomas Mann, de Zweig, de Freud, etc…

Otto Dix

Il raconte cet épisode :  » En l’an 1933 mes livres furent brûlés en grande pompe funèbre sur la place de Berlin près de l’opéra, par un certain monsieur Goebbels . Le nom de 24 écrivains allemands, qui devaient être à jamais symboliquement effacés, furent par lui triomphalement proclamés. J’étais le seul des 24 écrivains qui me déplaçai pour assister à cette mise en scène éhontée d’un bûcher pour livres. Je me trouvais près de l’université, coincé entre des étudiants en uniforme de SA , la fleur de la nation , et là , je vis nos ouvrages s’envoler vers les flammes étincelantes et j’entendis des tirades prétentieuses du nabot hypocrite et menteur(Goebbels)  . Un temps d’enterrement régnait sur la ville. La tête brisée d’un buste de Magnus Hirschfeld avait été fichée sur une longue perche qui se balançait de droite et de gauche dans les airs, au-dessus de la foule muette. C’était écœurant. Soudain, une voix de femme retentit :  » Mais c’est Kästner !  il est là !  » c’était une jeune artiste de cabaret qui en se faufilant dans la foule avec un collègue et en m’apercevant là, n’avait pu retenir cette expression de surprise. Je me sentis extrêmement mal à l’aise ; mais il ne se passa rien (et pourtant à cette époque, il s’en passait des choses). Les livres continuaient à voler vers les flammes. Les tirades du nabot hypocrite et menteur résonnaient toujours. Et les visages de la garde brune des étudiants, avec leur jugulaire sous le menton, ne s’étaient pas détournés. Ils regardaient toujours en direction des flammes et du petit démon gesticulant et psalmodiant. Au cours des années suivantes, je ne vis plus mes livres en public, que les rares fois où je me trouvais à l’étranger. A Copenhague, à Zurich, à Londres. C’est un sentiment extraordinaire que d’être un auteur interdit et de ne plus voir ses livres sur les étagères des bibliothèques où dans les vitrines des librairies. Dans aucune ville de mon pays natal. Pas même dans la ville où j’étais né. Pas même à Noël, lorsque les allemands courent les rues enneigées à la recherche de cadeaux. »

Les dictionnaires précisent qu’interdit en 1933, Kästner -émigré de l’intérieur- reçoit cependant une autorisation spéciale pour travailler sous pseudo à des scénarios de films dont « Münchhausen » (1943). Il a été arrêté deux fois par la Gestapo et a été exclu de l’Union des écrivains. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, Erich Kästner s’installe à Munich, où il dirige le supplément culturel du « Neue Zeitung » ainsi que la collection Pinguin pour enfants et adolescents.

Les années qu’il passa à Berlin de 1927 à la fin de la République de Weimar en 1933 sont littérairement les plus productives pour Kästner. En quelques années, il se hisse au rang des plus grandes figures intellectuelles de Berlin. Il publie ses poèmes, ses gloses, ses reportages et ses récits dans différents périodiques. Rédacteur du journal de la gauche démocrate « Neue Leipziger Zeitung », Erich Kästner collabore aux journaux « Weltbühne, » » Berliner Tageblatt » et « Frankfurter Zeitung. »

On lui doit notamment un grand nombre de poèmes contre le militarisme et des chansons pour les cabarets berlinois.

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Extrait:

 Fabian fit une promenade.il n’y avait   pas grand monde. Au coin des rues, quelques prostituées fumaient d’un air morose. Les tramways rentraient au dépôt. Il s’arrêta sur le pont et baissa les yeux vers le fleuve. Les lampes à arc s’y reflétaient en tremblant, on aurait dit une succession de petites lunes tombées dans l’eau. Le fleuve était large. Sur les collines qui entouraient la ville brillaient une multitude de lumières papillotantes. »

Aujourd’hui on peut lire ce roman en collection 10/18 avec des postfaces passionnantes.

Chère Virginia…

Virginia Woolf, dernière lumière d’été
« Entre les actes » roman de
Virginia Woolf
Le 26 février 1941 Virginia Woolf achève son roman « Ente les actes » , qu’elle donne à lire à son mari Léonard ..Le 28 mars suivant, elle pénètre dans la rivière Ouse, les poches remplies de cailloux.
Je viens d’achever la lecture de ce texte (qui longtemps s’appela « Point Hall », ou « La parade »).
Un éblouissement. Rendons hommage à cette oeuvre aquatique, fluide, lumineuse, et qui fait miroiter les sensations fugaces et les couches profondes de l’être.


Il fut commencé en 1938, V W rédigea une centaine de pages qui en reste la matrice… Elle y travaillait parallèlement avec une biographie de Roger Fry, son ami mort à l’automne 1934.
Elle reprit le manuscrit écrit par intermittences en janvier 4O, dans une ambiance d’immense anxiété après la défaite de la France et la possibilité d’une invasion de l’Angleterre par les troupes nazies. Elle achève une seconde version- proche de celle qu’on lit- du manuscrit en novembre 1940. Elle écrit dans son « journal »: »Je me sens quelque peu triomphante en ce qui concerne mon livre.Il touche, je crois, plus à la quintessence des choses que les précédents(..) J’ai eu plaisir à écrire chaque page ou presque ».
Ce plaisir « de la quintessence des choses » se retrouve intact à la lecture de la nouvelle traduction. Ce roman est vraiment un sommet de son art. perfection sur l’unité de lieu, et de temps dans une vraie homogénéité .Nous sommes plongés pendant 24 heures dans une magnifique demeure seigneuriale, un jour de juin 1939 (il est fait d’ailleurs allusion à Daladier qui va dévaluer le franc..).Nous sommes à environ 5O kilomètres de la mer, à Pointz Hal, sud-est de l’Angleterre… C’est là que va avoir lieu une représentation théâtrale amateur donnée à l’occasion d’une fête annuelle villageoise. Comme dans une pièce de Tchekhov (on pense beaucoup à « la Mouette » pour le théâtre amateur et les tensions familiales et à « La cerisaie » pour le passé d’une famille menacée d’expulsion ..
Les personnages ? ce sont d’abord des silhouettes et des voix, bien qu’ils soit finement dessinés socialement. Jeux d’ interférences complexes, de rivalités soudaines, de rapprochements et d’éloignement réguliers ..Comme des vagues. Il y a Oliver, retraité de son service en Inde, assez insupportable dans ses certitudes, sa sœur Lucy, sa belle- fille Isa, mère de deux jeunes enfants, et son mari Giles Oliver, intelligent et séduisant, qui travaille à Londres et rejoint sa famille chaque weekend; ajoutons Mr Haines, William Dogde ,Mrs Maresa qui drague Giles Oliver sous le nez de son épouse.
Virginia a entrelace dans le même flux de sa prose les vibrations de ce qui se passe entre les personnages, mêlant le dit, et le non-dit, la conversation apparemment banale et les ondes sous- jacentes. Dans un même courant de prose lumineuse et sensuelle, se révèlent les désirs des uns et des autres, leurs intérêts, leurs effrois, leurs instants de jubilation, leurs regrets amortis,les sinueuses arrière- pensées qui viennent hanter chacun, entre aveu muet, exorcisme, supplication retenue, fantasmes, remue- ménage affectif confus. Chacun se dérobe au voisin dans ses allées venues ou s’emmure dans son manège après quelques sarcasmes maladroits.

Un Marquet

Affleure le tissu diapré d’émotions fragiles. Toujours beaucoup de porcelaines et de blazers rayés chez Woolf. Hantises, naïvetés, sourires(intérieurs et extérieurs) vacheries obliques et crinolines, candeurs et aigreurs, brise sur des roseaux et bouilloire à thé, réminiscences qui se fanent dans l’instant,hésittions t tourment semés à chaque page. tout ce qui forme, le temps d ‘un week-end, les rituels du farniente mêlé de visions d’éclairs.Tout ceci avec l’assistance de quelques villageois.Les fragments du passé s’imbriquent dans le présent du récit. l’exaltation d’êtres sensibles à la beauté, aux divans profonds, aux tableaux de maitres, aux grandes tablées ajoute un parfum de fête douce, mais grignotée par l’infaillible grignotement du temps. La naissance d’un amour -et sa fin – charpentent discrètement le récit sans mettre au second plan les subtiles chassés croisés affectifs entre les autres personnages.. la toile de fonds historique (l’Angleterre entre en guerre) forme la grande ombre et la menace orageuse sur cette famille privilégiée qui se prélasse . Dans ce roman impressionniste, chaque scène, chaque heure, chaque personne (enfants compris) s’édifie par petite touches aussi cruelles que délicates sous leur urbanité. Non seulement les voix humaines, les destins individuels sont pris dans une sorte d’élan d’écriture, mais comme emportés par on ne sait quel vent métaphysique menaçant, et des flamboiements aussitôt éteints qu’allumés.. Virginia Woolf y associe l’air, les oiseaux, la nature, les vitraux et les étoiles,voluptueux mélange d’ondes aquatiques et de musique de chambre pour voix humaines.
On entend ces conversations entre personnages comme on entend des cris de joie de ceux qui jouent ,au ballon sur une plage sur une autre rive, dans une sorte de brume sonore.. Nous sommes en présence d’une chorale des femmes, avec répons de voix masculines, dans une liturgie du farniente.
Et le théâtre dans tout ça?…
Car dans le roman,la représentation villageoise domine.
Quel genre de pièce (proposée par la très impériale Miss La Trobe) regardent donc les personnages du roman ?et pourquoi ?
On remarquera que cette « pièce » n’est qu’un curieux assemblage de citations et d’emprunts assez parodiques voir loufoques, et carnavalesques.. de trois grands moments du théâtre anglais :le théâtre élisabéthain(tant aimé par Woolf) , avec notamment le Shakespeare patriote de Henry V et Richard III ; puis les stéréotypes des comédies de la Restauration dont Congreve est l’éminent représentant ; et enfin, le théâtre victorien et ses effusions sentimentales.
Mais on remarque que ,à chaque « moment » de ce théâtre, il est question de l’Angleterre menacée, du pays saisi dans temps de grand péril (pièce écrite rappelons le entre 1938 et 194I) avec le spectre de la dissolution de la nation.
Ce qui est à noter c’est que le contrepoint à ces épisodes « parodiques » et façonnés en plein amateurisme cocasse(la cape de la Reine Elisabeth possède e des parements argentés fabriqués avec des tampons à récurer les casseroles…) et en même temps emphatico-patriotique , s’achèvent par…. le meuglement répété des vaches derrière le décor dans le champ voisin!! Elles couvrent les grésillements du gramophone. Meuglements si incongrus que l‘auteur s’explique.
La romancière commente: »l’une après l’autre, les vaches lancèrent le même mugissement plaintif. Le monde entier s’emplit d’une supplication muette. C’était la voix primitive qui retentissait à l’oreille durement à l’oreille du présent (..) Les vaches comblaient la béance ; elles effaçaient la distance ; elles remplissaient le vide et soutenaient l’émotion. ».

Un jour de vent, de John Lavery
Ainsi Woolf répète ce qu’elle avait déjà affirmé dans d’autres romans , à savoir que l’art est impur, imparfait, boiteux, artificiel et ne rejoindra jamais le réel brut de la vie ..Entre cette « vie réelle »et nue et l’art théâtral, « reste ce vide « entre les actes »… Woolf ,avec ces vaches qui meuglent, jette l’opacité du mode à la tête du lecteur. Cette opacité brutale du monde que par ailleurs, elle chante d’une manière si chatoyante.. Mais il ne faut pas s’y tromper, Woolf nous indique l’énorme coupure entre « l’acte » d’écrire et « l ‘acte » de vivre .C’est l’irruption de ce que Woolf appelle souvent « la vie nue » .e Ce thème reviendra, dans le roman, avec le retour de la conversation sur la fosse d’aisance qu’il faut installer derrière la demeure.

Virginia Woolf

]

Cet échantillon à canotiers et vestes de cricket, de la petite tribu humaine, si éphémère, si instable, en sa demeure aristocratique rappelle le monde condamné du « Guépard » .
. Dans cette demeure patricienne à lierre et balcons , on goute une dernière fois une haute bourgeoisie qui s’ approprie le monde dans un moment de bascule :sentiment d’une fin d’ innocence paradisiaque.
.On joue à se maquiller, à se déguiser en rois et reines avec des torchons et des gros draps, on se donne la réplique dans la grange, on papote dans les coulisses, on écoute un fox- trot sur un appareil à manivelle à l’instant ultime, avant que les bombes ne tombent sur ces demeures à escaliers centenaires. Woolf nous incite à penser que ce songe d’une journée d’été, sera brulé comme un tableau de Seurat, ou poussé au bulldozer dans un hangar à accessoires… « Entre les actes « bourré de sensations éphémères « nous entraine dans le crépuscule d’un monde curieusement sans rivage.
Avec cette prose, s’élève une supplication muette .Une voix nue. Woolf parlait dans son journal de « nous tous, des spectres en errance ». Nous y sommes. Davantage peut-être que dans ses autres romans, on reconnait cet art que l’auteur définissait comme un « vaisseau poreux dans la sensation, une plaque sensible exposée à des rayons invisibles. »
Je recommande la traduction de Josiane Paccaud-Huguet, en Pléiade.

« Le feu follet » de Drieu La Rochelle

« Le Feu follet » est un roman de Pierre Drieu la Rochelle, publié en 1931, et dont le héros doit beaucoup à la personnalité et au destin de l’écrivain Jacques Rigaut, son ami dadaiste qui s’est suicidé le 6 novembre 1929: »je répands de l’encre sur la tombe d’un ami » écrit-il dans « l ‘adieu à Gonzague »( Drieu rédige la veille de l ‘enterrement de Rigaut). Il faut dire que Rigaut et lui étaient proches,passaient des vacances ensemble au Pays Basque , et que son suicide l’a bouleversé, comme s’il perdait un frère: « J’aurais pu te prendre contre mon sein et te réchauffer », va-t-il jusqu’à écrire dans son petit carnet noir 1929.
Après « La valise vide »(qui parle du suicide dès 1923) et « L’adieu à Gonzague », « Le feu follet » est donc l’ultime hommage à l’ami mort, une « libation d’encre » aux mânes de Rigaut.
Roman de la satire sociale d’époque(la déception des démobilisés de la grande guerre) il est aussi le récit d’une crise intime de queques heures . Précisons que vu sa puisance d’auto-analyse le texte doit beaucoup à Drieu lui-même, qui dés l’enfance a été fasciné par le suicide.
En 1963, le cineaste Louis Malle a réussi un film noir et blanc étonnant de secheresse, de sobriété et de fidelité, avec Maurice Ronet plus vrai que nature dans le rôle d’Alain Leroy.Louis Malle a simplement remplacé la drogue des années 30 par l’alcool des années 60 .
Résumé. Alain Leroy a quitté New York pour subir une cure de désintoxication alcoolique dans une clinique de Versailles. Le roman, comme le film, s’ouvre dans une chambre d’hotel, avec une scène d’amour ratée, le long chemin des humiliations a commencé.


Essayons de résumer les étapes de ce récit linéaire si classique qu’on l’a comparé à » l’Adolphe » de Benjamin Constant. Lydia, une très jolie femme, amie de sa femme Dorothy, riche américaine qui souhaite le sauver, couche avec lui et veut le sortir de son addiction et de sa solitude grandissante. Mais Alain ne peut l’écouter et, après un ultime rendez-vous amoureux, la quitte. Le récit nous fait vivre ses dernières quarante-huit heures après avoir pris la décision de se suicider. Avant, il se rend à la banque toucher un chèque remis par Lydia, puis décide de retourner à Paris pour revoir une dernière fois ses anciens compagnons de débauche.
Chacune de ses rencontres est pour lui une déception. La nuit, les femmes, l’argent, les drogués, les dîners en ville, les fêtes galantes des années 1920,les virées dans les bars- ce monde fitzgeraldien- s’éloignent et lui sont devenues étrangers. Ses amis ont changé , surtout son plus proche, Dubourg- qui a quitté sa vie de dandy pour s’enfermer dans des études sur l’Egyptologie et un mariage bourgeois douillet. Ca renforce un peu plus Alain dans sa volonté de mourir.
Je sais que résumer un livre ne révèle pas grand chose, les mauvais livres se résument aussi bien que les bons. Celui là est une réussite singulière, par sa perfection de clarté, son souci de la règle des unités, sa réflexion tranchante sur le mal d’une génération perdue, son tragique sans aucune rhétorique. Ce récit brille comme une lame. Belle lucidité pour faire le portrait baudelairien d’un  » spleenetique » dandy. Drieu a toujours admiré Baudelaire.
Ce qui étonne, dans ce roman, c’est d’abord l ‘absence de la politique, cette passion de Drieu et qui le hanta , avec sa notion de Décadence . Zemmour n’est pas loin.. On sait que le recours au fascisme de Drieu joua un grand rôle dans son propre suicide le 15 Mars 1945, alors qu’un mandat d’amener est lancé contre lui pour faits de Collaboration avec l’ennemi. Précisons qu’il avala du Gardénal , arracha le tuyau du gaz, alors que son jeune héros de 1931, Alain, se tire une balle en plein cœur.
A peine dans le récit est-il fait allusion à la Chambre des Députés ..(« Qu’était-ce que cette façade de carton, avec son ridicule petit drapeau? »)

Mais revenons sur ce début du récit . Dans le roman comme dans le film ,voici un couple dans un lit , dans un hôtel de passe (assez chic) saisi au moment de la fin d’un orgasme décevant.c’est donc le roman qui s’ouvre dans tous les sens du mot par une  » débandade », celle de la chair et celle de l’esprit. On saisit vite que la religion ou la transcendance ne révèlent que du vide pour Alain.
»Pour lui, la sensation avait glissé, une fois de plus insaisissable, comme une couleuvre entre deux cailloux. » Mais ensuite les gestes et les mots sont tendres de la femme, Lydia, envers Alain :
 »Je suis content, Alain, de vous avoir revu, un instant, seul ».


On remarque que tout au long du texte, les dialogues sont d’une parfaite concision avec un souci justesse et de sobriété. Aussi bien entre ce qui se dit de pudique entre un homme et une femme, mais entre amis. L’impuissance d’Alain est charnelle bien sûr, mais cette défaillance englobe une impuissance souveraine, ontologique. Les femmes du monde, généreuses mais mal prises ,ne suffisent pas à le retenir dans sa chute. «Il vous faut une femme qui ne vous quitte pas d’une semelle dit à Alain l’une de ses maîtresses, Lydia, sans cela vous êtes trop triste et vous êtes prêt à faire n’importe quoi» .Pourtant elles le quitteront pour d’autres hommes. Alain reste un adolescent mélancoliquement, et cyniquement léger, -c’est son charme et sa limite – en route vers le néant, comme un soldat, qui monte au Front ,car Alain est aussi le reflet d’une génération de soldats que le retour à la vie civile a dégouté. Alain traverse Paris en taxi, un peu comme les cercles d’un enfer mondain et les paradis artificiels. Il passe d’un point à l’autre sans trouver un point d’appui. Trop narcissique?
« Je ne connais que moi. La vie, c’est moi. Après ça, c’est la mort. Moi, ce n’est rien ; et la mort, c’est deux fois rien. ».
Jamais Drieu n’est aussi bon que dans la satire cruelle, satire tournée aussi contre lui-même. Drieu crache sa haine avec férocité : les gens du monde, les baroudeurs qui se la jouent, la comédie des postures des écrivains (Drieu a dirigé la NRF dans les années sombres ): Brancion est en partie Malraux , Urcel s’inspire de Cocteau; il montre comment les décadents ou insolents ont tourné petit-bourgeois popote ou marionnettes de salon… « Les gens du monde qui sont des demi-intellectuels à force d’être gavés de spectacles et de racontars, les intellectuels qui deviennent gens du monde à force d’irréflexion et de routine ».

En revanche, les femmes recoivent plus d’empathie de la part de l’auteur.Dans ce panorama cruel du monde parisien Lydia, Dorothy ou Solange ont des paroles tendres, ébauchent des reflexions intelligentes, apportent des attentions qui montrent qu’elles tiennent à lui. Elles savent que ses contradictions ne sont pas des postures mais le constat d’un vide intérieur.Toutes voudraient sauver ce charmeur fragile à la dérive. Elles le font avec une délicatesse evidente dans certains dialogues.
Même face à la littérature, Drieu exprime un désabusement , en témoigne cet extrait, quand Alain Leroy est mis en face d’un écrivain à succés , Urcel ,grand bavard de salon, qui « se disait chrétien depuis quelques mois: »

« Voilà ce qui les retient à la vie:leur oeuvre! » dit-il d’une voix méprisante. Il pense que tout peut advenir rapide, éphémère, sans lendemain, ce qu’il ramasse dans une formule: » une trace brillante qui s’efface dans le néant ».
On note quand même un moment troublant du récit, quand Alain reprend un stylo dans un tiroir, et trouve soudain, par la reprise d’un travail d’écriture à peine ébauché, une possibilité de vivre,mais, en même temps, son impitoyable lucidité repère ce qu’il y a d’inabouti danss les pages écrites..Là encore, exigence et défaillance.
L’on se dit, on espère, que c’est là un prélude et qu’Alain, lui, acheverait sa vie par le biais de l’écriture. Mais non. La nuit passe, au matin c’est fini.

Et pourtant, au début du récit, quand Drieu décrit la chambre d’Alain dans la clinique, il note quelque chose d’interessant, son fétichisme des objets ,comme certains surréalistes .
« A défaut des êtres qui s’effacaient aussitôt qu’il les quittait, et souvent bien plutot, les objets lui donnaient l ‘illusion de toucher encore quelque chose en dehors de lui-même.C’est ainsi qu’Alain était tombé dans l’idolatrie mesquine; de plus en plus, il était sous la dépendance immediate d’objets saugrenus que sa fantaisie courte, sardonique, élisait. Pour le primitif(et pour l’enfant) les objets palpitent; un arbre, une pierre sont plus suggestifs que le corps d’une amante et il les appelle dieux parce qu’ils troublent son sang(..) il s’extasiait devant une pile de boites d’allumettes.(..) Il tira se son portefeuille le chèque de Lydia, il s’assit à sa table et le posa devant lui à plat. Il s’absorba tout entier dans la contemplation de ce rectangle de papier. » Est-ce proche de la citation de Francis Ponge: « Le monde muet est notre seule patrie »…
Enfin, , il trouve l’objet ultime et rassurant dans les dernières phrases du récit: » Un revolver, c’est solide, c’ est en acier.C’est un objet.Se heurter enfin à l’objet. »

Par certains côtés Alain Leroy ressemble à ce Fréderic Moreau de » l’Education sentimentale » de Flaubert. Comme lui c’est un aboulique lucide, un désespéré au regard sec , au pauvre sourire ironique, un lucide paralysé, mis capable de s’auto-analyser davantage que Frederic Moreau. Il apparait souvent déchirant, laconique, et fraternel. A l’inverse de Frédé­ric Moreau, qui donne beaucoup de sa personne pendant les journées postrévolutionnaires, se prenant pour un héros, Alain ne s’est jamais pris pour un héros. Chez Frederic et Flaubert le vide politique du Second Empire correspond au contraire au vide de sa vie , chez Alain dans Drieu c’est le vide de la 4° république que Louis Malle transpose dans la cinquième République et la fin de la Guerre d’Algérie. Les vies d’Alain et les vies de Frédéric, désormais, n’ont plus d’« histoire ». Les voyages en paquebot que Flaubert évoque ressemblent aux navigations parisiennes d’Alain dans les bars et les salons de drogue.chez les deux tout finit dans uns parfum de passé évanoui et d ‘impalpable mélancolie .

Extrait:« Tu as raison Milou, je n’ai pas aimé les gens, je n’ai jamais pu les aimer que de loin ; c’est pourquoi, pour rendre le recul nécessaire, je les ai toujours quittés, ou je les ai amenés à me quitter.
-Mai non, je t’ai vu avec les femmes, et avec tes plus grand amis :tu es aux petits soins, tu les serres de très près.
-J’essaie de donner le change, mais ça ne prend pas … oui, tu vois il ne faut pas se bourrer le crâne, je regrette affreusement d’être seul, de n’avoir personne. Mais je n’ai que ce que je mérite. Je ne peux pas toucher, je ne peux pas prendre, et au fond, ça vient du cœur »


« Il y avait dans cet homme perdu un ancien désir d’exceller dans une certaine région de la vie, que l’applaudissement aurait pu redresser… »
« Sa chambre, comme toutes ses chambres d’hôtels « prison idéale qui se refaisait pour lui tous les soirs, n’importe où ». On vit ce paradoxe de gouter les réflexions si aigues de cet être de passage qui a le génie de se dévaloriser alors que ceux qu’il rencontre se souviennent de lui comme d’un personnage peu banal et même souvent très attachant..
On pense au dénuement d’un mystique dans sa cellule, le culte de quelques objets, sécheresse de cœur et ironie. « philosophie, art, politique ou morale, tout système lui paraissait un impossible rodomontade .Aussi, faute d’être soutenu par des idées, le monde était si inconstant qu’il ne oui offrait aucun appui ».

Drieu et la politique,,,,

Drieu était pathétique en politique. Il s ‘est montré versatile et incohérent. A partir de 1920,il fut séduit par Maurras puis le Surréalisme puis la politique de Briand ,mais déjà le thème de la décadence est bien là. C’est à partir de février 1934, trois ans après la publication du « Feu follet » que Drieu se déclare fasciste après avoir été séduit par le Communisme….Ses amis, d’Aragon à Berl et Malraux sont stupéfaits, effarés, et ne comprennent pas. C’est à cette époque qu’il publie Socialisme et fascisme(1934), qui regroupe des textes politiques. C’est dans « La comédie de Charleroi « qu’il exprime clairement son antisemitisme.Il y fait également un éloge de la force, une apologie de la puissance virile. Drieu s ‘engage dans le PPF au côté de Jacques Doriot. Puis il choisit la voie de la Collaboration avec l’occupant nazi, notamment dans sa désolante direction de la Nouvelle Revue française. C’est au fond ce qu’on ne lui pardonne guère : avoir fait reparaître la NRF sous la surveillance des services allemands, et d’Otto Abetz ,un de ses amis. Mais au moment où Drieu se rend compte que les Allemands ont perdu la guerre, que la défaite d’Hitler n’est qu’une question de temps il écrit dans son « journal », -très pénible à lire- (publié par Gallimard en 1992) qu’il a confiance dans Staline! Il prédit que l’Europe est amenée à devenir slave…
Je dois dire que ses romans comme Rêveuse Bourgeoisie (1937) et Gilles (1939) me tombent des mains avec sa bourgeoisie veule et sa vision des femmes.. En revanche son bref Récit secret, écrit en 1944-1945 est une confession à lire pour comprendre sa psychologie. Parfois, des passages intéressants dans cet ultime texte: « Les mémoires de Dirk Raspe » avec la figure centrale de Van Gogh, et une réflexion sur la peinture et sur Londres. N’oublions pas que Drieu, souvent anglophile, voulait ,au début de 1939 être interprète auprès de l’armée anglaise…