Sir John Le Carré

John Le Carré depuis « L’espion qui venait du froid » en 1963 construit une oeuvre d’un parfait classicisme romanesque. Alors que le Nouveau Roman apparaissait en France,et bousculait les formes traditionnelles du roman, Le Carré ,comme pas mal de romanciers anglais , restait fidèle au modèle classique et ne jetait pas la boite à outils ,comme Robbe Grillet ou Caude Simon.. Ce qui étonne c’est qu’ il fut même davantage l’heritier de Dickens par de multiples facettes: son humour , la simultaneité pour faire démarrer des actions,une aisance siderante pour suggerer le touffu de la vie et explorer les recoins solitaires de ses personnages.Et comme Dickens, Le Carré n’est pas un réaliste. Ses pesonnages sont suspendus à un mystère,cernés d’ombres , aspirés vers une forme de solitude qui garde souvent une intensité sinistre. Les relations humaines sont corrompues pr une situation historique qui dépasse tout le monde, la Guerre Froide. Enfin et surtout, chez luin,comme chez Dickens, les lieux subissent une legère déformation et prennent l’aspect d’un rêve inquietant.Le nocturne l’emporte sur le diurne. Comme Dickens il décrit les rouages d’une institution (ici « Le cirque » dépendant du Foreign Office et c’est une aristoratie décadente avec ses chevaliers de la Table Ronde idéalistes condamnés décimés par la brutalité soviétique et les méthodes de Karla, et méprisés par les services américains.
Chez lui l’irréel et le fantastique rodent. On le constate dans son amour des descriptions . Les lieux, de Hambourg à Athènes, de Zurich à certains quartiers de Londres précipitent le lecteur vers une inquiétante étrangeté de par la banalité même: ç ‘est un boulevard excentrique, un terrain vague sous le tamis d’une pluie fine, la somnolence d’une résidence à volets fermés dans un Berlin soviétisé, une jetée en planches dans le miroir d’un lac, ou les maisons ténébreuses d’une avenue résidentielle dans Hambourg.
en voici un exemple , tiré des « gens de Smiley »
« Les routes étaient aussi désertes que le paysage. Par des percées dans le brouillard, il apercevait tantôt in coin de champ de blé, tantôt une ferme rouge tapie au ras du sol contre le vent. Un panneau bleu annonçait « KAI ».Il vira brusquement pour s’engager sur une rampe qui descendait vers la mer, et il aperçut, devant lui, l’embarcadère, un ensemble de baraquements bas et gris tout petits auprès des ponts des cargos .Une barrière rouge et blanche barrait l’accès, il y avait un avis des douanes en plusieurs langues, le bouton rouge qu’il fallait pousser était large comme une soucoupe. Il le pressa et la sonnerie perçante fit s’envoler dans la brume blanche un couple de hérons. A sa gauche, une tour de contrôle se dressait sur un châssis tubulaire.il entendit une porte claquer, du métal qui résonnait et il vit une silhouette barbue, en uniforme bleu, descendre lourdement l’escalier de fer jusqu’en bas. L’homme lui cria: »Qu’est-ce que vous voulez? » Sans attendre de réponse, il fit basculer la barrière en faisant signe à Smiley de passer.
La zone portuaire avait l’air d’un vaste secteur bombardé, entouré de plaques cimentées, bordé de grues et écrasé sous le ciel blanc et brumeux. Plus loin, la mer semblait trop fragile pour supporter une telle navigation. Il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur et vit les clochers d’une ville portuaire se dessiner comme une vieille gravure au format allongé. Il jeta un coup d’œil vers la mer et distingua à travers la brume la ligne des bouées et des balises clignotantes qui marquaient la frontière maritime avec l’Allemagne de l’Est et le début des douze mille kilomètres d’empire soviétique. C’est là que sont allés les héros, songea-t-il. »(Les gens de Smiley »,1979 traduction de Jean Rosenthal)
.

Paradoxe de Le Carré :ce n’est pas l’action, mais l’absence d’action , qui caractérise le meilleur de ses romans d’espionnage. C’est un artiste de l’attente, de l’inquiétude soudaine et irrationnelle ,ou du malaise diffus. Celui qui enseigna la littérature allemande à Eton use d’un véritable courant alternatif entre dévoilement des sources et obscurcissement.. Ce n’est pas l’audace, et l’exploit sportif qui caractérisent -comme James Bond- ses espions ,mais l’attente suspendue. On sent la vigilance obstinée mais cachée de Smiley, une vigilance austère, presque luthérienne, avec des échos du passé qui sonnent de résonances douloureuses à propos de vies privées ratées dont on porte le deuil dans une lointaine vallée intérieure. Le charme vient du climat nordique, d ‘un vent hivernal dont un club et ses fauteuils usés protège.
George Smiley en reste l’emblème. Il apparait somnolent, presque distrait, nostalgique silhouette bonhomme et ordinaire, une courtoisie faite pour tenir à distance, une réserve, une manière d’avancer dans des coulées de décombres d’agents perdus et d ‘occasions ratées.» L’ex-patron du MI6 qui démasqua la Taupe des soviétiques devient au fil des romans une silhouette qui se glisse dans les couloirs comme une ombre, comme une mémoire du Service .Sois ses allures de rond de cuir est le symbole de la Loyauté personnifiée. Autre paradoxe, bien que tenu pour un personnage important , le Foreign Office se méfie de lui, de son silence et de son ironie . On l’a même viré du service avant de le rappeler. dans « les gens de Smiley » .

Smiley reste pourtant un maitre l qui guette sa proie et ne la lâche pas. Il décèle, avant les autres,les failles du Service, derrière son allure de retraité résigné, il est seul à noter ou enregistrer un détail incongru dans la comptabilité, une parole anodine d’un officier traitant qui l’avertit d’un danger. dans une rue apparemment vide, ce qui cloche un square ordinaire, ce qui traverse un visage au détour d’une conversation. Quand il pénètre dans une demeure, sans en avoir l’air, il fait sa ronde et il soumet couloirs, salons, salle d’eau, caves et greniers, vitrages et canalisations, à un balayage visuel et mental scrupuleux lent ,minutieux. Smiley et ses collègues du Cirque sont les rouages d’une administration où la solitude et la défiance persistent nuit et jour.
On a beau cloisonner le Service , chaque membre s’isole dans son paquet de questions et d’incertitudes. Et même si les réunions se déroulent dans une ambiance faussement juvénile d’anciens de collège, ou de salle des profs , avec une insouciance plus ou moins bien sur-jouée, il tressaille, épie, comprend.. Il réexamine le soir un jeu de questions et réponses d’un interrogatoire pour trouver la faille, ou passent des nuits à réviser des listes de coup de téléphone, des agendas, des dates, des noms de personnes rencontrées, des déplacements. Patriote de temps de guerre, il reste obsédé par la trahison d’un des leurs, comme le fut historiquement Philby,la Taupe historique.


La tentation de passer dans le camp en face, au temps de la Guerre Froide, a aiguisé sa vigilance, tandis que les « cousins américains » passent, eux, pour des lourdauds confortablement assis sur leurs certitudes, leur nombre, leurs avancées technologiques, dans leurs bureaux climatisés .Ils n’ont pas connu ces « cousins » un peu méprisants« cette horreur absolue de l’irréel » comme ceux de Londres qui sont allés sur le terrain en RDA, traqués et parfois torturés derrière le Rideau de fer. Son lot quotidien c’est la rumeur malveillante , les erreurs et directives qui viennent du Foreign Office, le gris déprimant d’une opération qui débute dans un brouillard total, une planque mal placée, une décision à prendre avec un manque de repères.
L’agent selon Le Carré s’engage dans la foret des soupçons comme le petit Poucet dans un conte de Grimm.mais aussi un bureaucrate tatillon fatigué par des vérifications, comptabilités épuisantes, sombrer dans le sommeil pendant une planque. Qu’il se déplace dans une ville étrangère, sur le continent, grouillante et animée: Berlin, Hambourg, Munich(souvent dans la trilogie de Karla) ) soit dans des pays plats, côtiers, brumeux, ou des lacs suisses , des tavernes munichoises, ou des ports de mer du Nord, là où les lignes d’horizon ne vont nulle part, il sait que sa réalité est en constante métamorphose et surtout un trompe-l’œil, tantôt décor urbain banal, tantôt lieu de vacances, mais toujours e décor le boit l’espion comme un buvard boit l’encre. Il l’absorbe, il devient un fantôme. L’inquiétude et l’irréalité morbide lui colle aux doigts.
C’est diffus, violent, collant, comme quelqu’un qui se sent fourvoyé, obligé d’avancer dans le couloir d ‘un rêve inquiétant. Sécurité nulle. Tout devient maléfique :une lumière allumée dans une villa consulaire, une voiture qui n’est pas couverte de poussière, une pelouse où jouent des enfants, un bateau-navette pour touristes sur un lac en été, une pension de famille zurichoise , ou le train train d’un collège anglais pour gosses de riches. tout devient louche, dangereux.
Chez Le Carré, ca s’exprime avec un fond crépusculaire et un syndrome d’abandon qui lui est venu, a-t-il confié, de son enfance.


il y a chez Le Carré un admirable « understatement » britannique et un prodigieux peintre pour décrire un ballet d’ombres, une voiture qui suit le jaune terreux d’une route droite finlandaise, la mer plate de la Baltique, ou ce qui s’échange de fausses confidences entre camarades qui s’enivrent pour évacuer la nuit, l’attente, la lassitude, l’embarras, la lâcheté intérieure .Parfois l’ivrognerie classieuse cache le désastre intime.
C’est ça la « touche » Le Carré. Touche de désastre élégant, assumé, à la Scott Fitzgerald.
Pour terminer je donne deux extrait des romans de Le Carré. Ils illustrent cet art des nuances, ce classicisme méticuleux du style qui possède la maitrise d’un grand maitre ,façon Thomas Mann(qu’il admire) et un art du suspense ralenti pas si loin que ça d’Hitchcock, mais avec une élégance oblique particulière.
extrait:
« La maison de Hampstead que Kurtz avait louée pour ses guetteurs était une grande demeure située dans un quartier extrêmement calme prisé par les moniteurs d’auto-école. Ses propriétaires, suivant la suggestion de leur bon ami Marty de Jérusalem, s’étaient retirés à Marlow, mais leur maison n’avait rien perdu de son élégance paisible et raffinée. On y trouvait des tableaux de Nolde dans le salon, une photographie de Thomas Mann signée dans la serre où trônait également un oiseau encagé qui se mettait à chanter quand on le remontait, une bibliothèque pourvue de fauteuils de cuir craquants et une salle de musique équipée d’un piano à queue Bechstein.Il y avait aussi une table de ping-pong à la cave, et derrière la maison, un jardin désordonné où se désagrégeait un court de tennis grisâtre, inutilisable, dont les enfants avaient fait un terrain d’un nouveau jeu, une sorte de golf-tennis qui tirait parti de toutes les bosses et crevasses. La façade était agrémentée d’une loge minuscule sur laquelle l’équipe avait posé ses pancartes indiquant « Groupe d’Etudes Humanistes et Hébraïques, entrée réservée aux étudiants et au personnel »,ce qui, à Hampstead, n’étonnait personne.


( » La petite fille au tambour »1983,traduction de Natalie Zimmermann et Lorris Murail)


8 réflexions sur “Sir John Le Carré

  1. Cela saute constamment. Je suggérais un parallèle Le Carré Kerr. Même goût de l’anti-héros, des villes blessées, d’une Allemagne blafarde, et d’un monde en grisaille…

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  2. Paul, les chroniques de vos anciens blogs vont disparaitre un jour (pas tout de suite). La perspective de ne plus relire vos billets sur Pavese ou Woolf me peine. Une suggestion : faites en un recueil et au besoin lancez un financement participatif.

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    • Soleil vert
      j’ai gardé les brouillons de mes textes après que hébergé par le journal « Le monde » ces gens du Monde aient supprimé ce que j’avais écrit sur une trentaine d’auteurs.. on ne m’y reprendra plus!.. je garde mes textes sur une clé USB.

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  3. Mais il manque à Kerr d’avoir vécu ce qu’il raconte, toute la différence avec Le Carre qui fait chuter le charme de la lecture drastiquement.
    Stimulante notule, dear Pauledel. Revoyant (et lisant) « l’espion qui venait du froid », surpris de la noirceur du personnage, Leamas (terrible patronyme en français..) qui l’empêchera de supplanter Bond dans les années 60. Toujours agacé par ces traductions maladroites, celle de « a small town in Germany », quatrième ligne première page ! nous parle d’un « pieux jeudi »…, ce que LeCarre ne signifie sûrement pas, a fortiori pour la protestante Bonn. Reste que je ne trouve pas de traduction satisfaisante ( mais ne suis pas payé pour)
    Sorry pour ce commentaire tardif qui sera vendangé sans public. Viens de découvrir votre prestigieux blog.

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  4. La dure loi des blogs ! Le précédent est fermé. Dommage, les avis contraires concernant la prestation des invités sur le plateau de LGL et en particulier celle de MHL m’avait incitée à écouter et observer cette émission en Replay. Oui, MHL dénote en surjouant ses impressions de lectrice (de prof) et en faisant une vérité. J’ai préféré et de loin les autres invités calmes, réfléchis, plus convaincants.
    Mais, il faut laisser Flaubert et Emma Bovary dans le passé et s’attacher avec plaisir à cet agent-double qui écrit magnifiquement et met dans ses romans, dits d’espionnage, des antihéros qui n’ont rien d’un James Bond ! et des actions si hasardeuses que le lecteur a le temps de savourer une belle écriture.
    Rencontre entre les personnalités proches de ceux qui se dédoublent jusqu’à ce que l’imaginaire devienne plus important que le fleuve tranquille de la vie.
    Smiley… Son monde est attachant.

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  5. Pas trop lu ses romans Guerre froide.
    J’aime le constant gardener. A cause du film, notamment : Ralph Fiennes est très émouvant en mari empli de chagrin, quittant ses fleurs pour la recherche des assassins de sa femme.

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