Un clown contre les catholiques rhénans

Récemment, une commentatrice, Margotte, a parlé d’un roman de Heinrich Böll, prix Nobel (1917-1985), » La grimace » qu’elle venait de lire.

 Dans ce roman publié en 1963, qui obtint un immense succès à l’époque en Allemagne, et  créa des polémiques, Böll intervenait directement dans un débat politique capital. Il mettait un scène un clown de 27 ans, athée, Hans Schnier, qui y trouvait « l’air catholique » irrespirable en Rhénanie, entre Bonn et Cologne, sa ville natale.

 Aujourd’hui, quand on lit ce roman ironique, voltairien, grinçant on a du mal à comprendre les enjeux et la question brulante que le roman posait au début des années soixante, dans la République Fédérale allemande du Chancelier Adenauer, dont la capitale politique était justement dans cette paisible ville au bord du Rhin, Bonn..

  Il y avait, depuis la fin des années 50, des querelles violentes opposant   la Socialistes (pour une laïcité ouverte) et les Chrétiens-démocrates-au pouvoir- (la CDU associée à la CSU bavaroise en protégeant les écoles confessionnelles) qui regroupait les deux grandes « Länder » catholiques, à savoir, la région de Rhénanie, et la région de la Bavière. Ces deux citadelles du catholicisme allemand dirigeaient le pays. Or, les socialistes du SPD, menaient une bataille pour réformer l’éducation qu’elle se démocratise, s’ouvre à tous et ne reste pas un privilège réservé à un élite dominée par l’enseignement catholique C’est donc sur fonds de cette querelle    que Böll construit son roman. En qualité d’homme de Gauche humaniste, toujours du côté des classes populaires Böll se bat évidemment pour une   université et des ouverte à tous. Il veut casser cet entre-soi catholique d’une grande bourgeoisie qui se réserve et s’adjuge les meilleures filières.

Ne pas tenir compte de ce contexte nous prive d’apprécier   le ton persifleur si réussi   de ce roman polémique.

Ce qu’il faut aussi savoir c’est que, à cette époque comme dans la nôtre, un catholique allemand est obligé par la loi à régler un impôt à son Länder. Il y a encore aujourd’hui un pouvoir fiscal de l’Eglise, ce qui nous semble à nous français, stupéfiant. Dans ces Länder catholiques, donc, l’Eglise lève un impôt auprès du fidèle. Cet argent versé contribue à hauteur de 7à 9% au fonctionnement global des Länder.  Une large partie est   destinée à  entretenir et développer  les écoles confessionnelles, les comités  caritatifs, etc.,

 Mais ce que vise Böll c’est une ambiance générale, un climat de privilège,une domination morale  de la CDU adenauerienne qui  s’acharne à reconstruire  des valeurs  et des normes qu’il juge, lui, l’écrivain,  asphyxiantes pour les jeunes générations.  Et en particulier l’encadrement strict de la sexualité des femmes (pas de sexualité hors mariage, interdiction de l’avortement, condamnation de l’homosexualité, surveillance des mouvements de jeunesse etc. etc.)  C’est donc quelque chose de bien concret, cette intrusion du catholicisme dans la vie de chaque citoyen, cette imbrication du religieux et du politique, cet « air catholique » qu’on respire partout dans cette région, le long du Rhin entre les notables, les dirigeants politiques, et qui est  selon Böll une tartufferie.

Entrons dans les détails de cette « grimace » .

 Il faut d’abord noter que le titre allemand « Ansichten eines clowns » est précis dans son orientation : « Opinions d’un clown » Le roman est un monologue. C’est uniquement la parole du seul personnage de Hans  que le lecteur entend.. Le héros, clown, raconte ses malheurs conjugaux et sa solitude quotidienne, dans une Allemagne de l’ouest fière de son miracle économique et de son conformisme béat et son refus de liquider le passé nazi.. La bourgeoisie catholique rhénane impose sa bonne conscience. Le livre s’ouvre, avec ce Hans qui sort de la gare de Bonn. Il a un genou abimé (il est tombé ivre  sur scène) des spectacles n’ont plus de succès, il ne fait plus rire ses publivs, il picole , il n’a plus d’argent. La cause ? Le départ de son unique grand amour, Marie la tendre, la catholique génereuse, qui s’est enfuie du domicile c pour vivre  avec un autre catholique. Ce clown athée, fils dévoyé d’une haute bourgeoisie d’affaires catholique, richissime (la fameuse lignée Schnier qui exploite   la lignite dans la région Rhénane) est   donc un  artiste « déclassé » aux yeux de ses parents car ils  ont honte de son métier comique, de sa révolte athée,  et aussi  de son navrant  « concubinage » qui a duré 6 ans .

Hans, dans sa déprime, a l’imagination fertile. Il  voit déjà Marie  à Rome, reçue pour une audience papale avec son nouveau mari, bon petit couple devenu  puant de  conformisme.

Hans rentre donc dans son triste appartement désert, claudiquant avec un genou mal en point, il  s’enfile des verres de  cognac sortis du frigo, se tasse dans  des bains trop longs, rumine sa déchéance ,  ses échecs .Physiquement , il est  mal ficelé dans un peignoir taché par le café qu’il renverse aussi sur ses chaussons .Un seul recours, le téléphone. Pour s’expliquer, se justifier, récriminer, aussi réclamer un peu d’argent, auprès de son imprésario, de son frère, de ses anciens amis de jeunesse qui « eux » ont réussi, plaider sa cause  auprès de  ses parents qui le méprisent et restent impitoyables. . Disons-le tout net : ce clown verse trop   souvent dans l’auto-apitoiement, et c’est tout l’art nuancé de Böll de ne pas faire de son héros en pleine débine le représentant et l’imagerie d’Épinal du Bien contre le Mal du reste de l’humanité. L’alcoolisme, le narcissisme du Clown ne sont pas cachés

 Mais son chagrin ne l’ empêche et ses plaintes ne l’empêchent   nullement de balancer des vérités  savoureuses, et de garder une lucidité su les travers   de la haute bourgeoisie allemande, sur Bonn capitale politique  et son « climat pour rentiers »

.Là, Böll est très fort pour  montrer par des centaines de petits détails concrets le philistinisme de sa famille, de ses amis, et la médiocrité morale  d’une bourgeoisie  qui  cache sous de belles paroles de charité un égoïsme absolu. Les morceaux d’anthologie sont constitués par une conversation téléphonique avec la mère, une visite du père dans l’appartement, des aperçus sur la jeunesse de Hans avec son frère Leo(excellentes scènes)  , et surtout  les souvenirs  mélancoliques,  fragiles,  embués de tendresse, de sa rencontre et de sa vie passée avec Marie. Savoureuses aussi sont les évocations des réceptions mondaines  de la Droite  entre politiques, députés ,prélats, et généraux qui étalent  finement une comédie de l’hypocrisie  suave   de ceux ayant sans cesse à la bouche  des valeurs religieuses qu’ils veulent imposer  au reste du pays.
Böll nous rappelle  au passage qu’ une partie du gouvernement  de cette société  qui veut reconstruire spirituellement et culturellement  le pays est aussi constituée d’anciens nazis recyclés,  des « collabos » bien répertoriés   recyclés désormais dans  les valeurs cathos du jour .Ne sont épargnés ni les ministres, ni les rédacteurs, ni les comités centraux catholiques, ni les fédérations nationales .Les discussions théologico-sociologiques sont pleines de verve.

La lucidité ironique de ce clown fait merveille dans la drôlerie amère, distillée par petites touches dans les dialogues.  En a un bon exemple quand le clown discute avec Kinkel, une éminence grise du catholicisme allemand, qui est soupçonné d’avoir placé chez lui en ornement de belles madones anciennes volées dans des églises baroques de Bavière.C’est  un homme pétillant de bonne humeur. Il demande au clown : « Qu’est-ce qui ne va pas ?

-Les catholiques me rendent nerveux, dis-je. Parce qu’ils ne jouent pas le jeu.

-Et les protestants ? demanda-t-il en riant.

–Ils me rendent malade avec l’étalage de leurs éternels problèmes de conscience.

-Et les athées ?

-Ils m’ennuient parce qu’ils ne parlent jamais que du bon Dieu.

–Et vous alors, qu’êtes-vous au juste ?

-Je suis un clown, dis-je, et pour l’instant meilleur que sa réputation. Mais il existe une créature catholique dont j’ai terriblement besoin : Marie, et c’est précisément elle que vous m’avez enlevée.

-Absurde Schnier ! Renoncez une bonne fois à cette idée de rapt. Nous vivons au vingtième siècle que diable ! »
Böll met aussi  en évidence ses  jeunes années  sous le nazisme avec des  épisodes traumatisants d’une enfance stricte, austère, répressive, avec des parents   tournés vers l’argent et le culte du « chef »,  image d’une bourgeoisie   que Sartre décrivait impitoyablement dans « l’enfance d’un chef ». 

Ce qui intéresse chez Böll c’est qu’il est lui-même t proche d un catholicisme de Gauche, très marqué par   le français  Bernanos- sa grande découverte. C’est donc  un bernanosien plein de colère qui tient la plume  contre ce qu’il appelle les « catholiques sociologiques » pour qui l’église est une machine de guerre  contre le revendications populaire, oublieuse du sort  des pauvres .Le catholicisme qu’il combat  est celui d’opportunistes et d’affairistes    qui se servent de l’Eglise et de la complicité active  du haut clergé  pour se placer au sommet de l’Etat .Chaque roman de Böll attaquait ainsi  une partie de l’establishment de Droite de la RFA.

Le grand critique littéraire Reich Ranicki(lui qui tantôt admirait un de ses livres, puis détestait le suivant)  s’est demandé si on lira encore Böll  dans le siècle prochain, tant ses écrits et ses  combats politiques sont liés à une actualité qui a disparu. Bonne question.

 On se souvient du   combat de Böll contre la presse à scandale Springer dans » l’honneur perdu de Katharina Blum », devenu un beau film de Schlöndorff. Ce récit et ce film sont étudiés aujourd’hui dans tous les lycées du pays comme exemplaires d’une dénonciation des ravages d’une certaine presse.  

Böll, prix Nobel- comme l’autre écrivain de Gauche Günter Grass- est-il si éloigné de nous ? Je n’en suis pas sûr. Pour preuve : quand j’ouvre cette semaine le journal « Le monde », j’apprends par le correspondant en Allemagne, et précisément à Cologne, qu’un grand nombre de catholiques allemands fervents se rendent dans les tribunaux pour notifier leur « sortie » officielle de l’église ; c’est une obligation administrative de nature fiscale. Ces cathos  refusent désormais de payer leur impôt à l’Eglise, à cause des scandales d’abus sexuels couverts depuis des années(comme en France)   par la hiérarchie catholique, notamment à Cologne ,par le cardinal Woelki. En Bavière, même chose. Cela remonte jusqu’à Rome, car le pape émérite Benoit XVI , Ratzinger, , bavarois,   aurait  dissimulé des  cas de  la pédocriminalité  dans l’archidiocèse de Munich.

Böll prophétique ? Il avait déjà, avait déjà diagnostiqué en son temps(1963)  les  germes des maladies morales souterraines   du catholicisme dans sa région.

Lecture agitée de « L’ idiot » de Dostoïevski

« Traîner l’intimité de mon âme et une jolie description de mes sentiments sur leur marché littéraire serait à mes yeux une inconvenance et une bassesse. Je prévois cependant, non sans déplaisir, qu’il sera probablement impossible d’éviter complétement les descriptions des sentiments et les réflexions (peut-être même vulgaires) tant tout travail littéraire démoralise l’homme, même entrepris uniquement pour soi. »

Extrait de » L’adolescent » de Dostoïevski, cité en exergue par Claude Simon (bon lecteur de cet auteur) dans son roman « Le jardin des Plantes ».

Je viens de relire « l’idiot » de Dostoïevski. Je dois avouer qu’il y a plus de trente ans, j’avais laissé tomber le roman au beau milieu. Et j’en avais gardé une mauvaise conscience face au jugement quasi universel qui tient ce texte pour un des sommets de cet auteur.   Je ne dois pas cacher combien de difficultés et d’agacements j’ai éprouvé pendant cette lecture : des pages mélodramatiques, des tartines idéologiques et théologiques assommantes pour nous  inciter  à penser qu’il n’y a de salut que dans l’église orthodoxe russe surtout  celle des « vieux croyants »  contre les catholiques de cet affreux Occident à vomir,  plein de libéraux, auquel s’ajoute  le Vatican et sa volonté politique de pure domination.

 Au milieu du roman je me suis dit: que de scènes d’exaltation soudaines, de retournements de situation fiévreux, d’accès de paranoïa,  de lettres calomnieuses tombées au bon moment, de rumeurs qui se croisent et si peu convaincantes. Ajoutez   un climat général d’hystérie, des  personnages masculins invraisemblables de contradictions, comme ce Lebedev, parasite grivois, sans scrupule qui soudain devient un type plein de compassion  et qui change de conduite comme on change de chemise Ou ce Rogojine  si fascinant dans la grande scène de l’argent jeté au feu par  Nastasia Filipovna ,Rogojine, même âge que le Prince, qui balance  entre la franche  crapule cynique pour devenir  un type bourrelé de remords , qui peut y   croire ?   Et puis, au milieu de cette farandole de déséquilibrés, de fiancés opportunistes, de vrais cyniques, de gentils mondains fades ,  apparait ce prince Mychkine et son auréole de bonté. C’est lui le pivot du roman l’apparition,   l’homme radicalement différent. Cet épileptique( comme Dostoïevski) a des visions et des extases soudaines grâce à sa maladie.   Revenu de Suisse à Saint-Pétersbourg, on le dit « guéri ».Il déconcerte     par sa  douceur,  sa serviabilité,  son   amour sans limite, sa franchise, sa sincérité,  écoute des autres .Cependant  il aime en même temps  d’amour Aglaïa et Nastasia mais visiblement sans pulsions sexuelles. Timidité, changements d’humeur brusques, indécisions, distraction soudaine, et surtout il est saisi par  un sentiment émerveillé de la vie qui le fait prendre pour un simple d’esprit, un « idiot » au sens fort.

 Au milieu des égoïsmes rivaux qui se cristallisent autour de la famille Epantchine,  il y a un autre pôle d’attraction :Nastassia Philipovna, vraiment le plus grand personnage féminin imaginé par Dostoïevski !Ce personnage sauve le roman de ses facilités et ses sermons-tunnel.  Je trouve même qu’il règne sur tout le roman davantage que ce maladroit et bafouilleux  Prince Mychkine qui provoque des catastrophes par ses indécisions et ses revirements.

 Nastassia   fut une orpheline violée à 16 ans par Tostki qui l’élève loin du monde ; c’est une femme « déchue » aux yeux de certains, mais l’auteur, dans les meilleures scènes, la présente plus forte, plus courageuse, plus libre, exigeante que les autres. La soif de compassion de l’idiot pèse peu face à la conquête de liberté si  dynamique  de Nastassia. C’est l’intérêt du roman ces portraits féminins. Pratiquement tous réussis, complexes, dans ce monde où le plaisir d’humilier, de rabaisser devient un manège masculin mécanique 

 La jeune Aglaïa aussi, fascine . Elle cherche à échapper au petit confort d’un bon parti bourgeois prévu par ses parents ? . elle est traversée par une inquiétude, des  tourments,  et en elle  s’exprime  une secrète angoisse très bien suggérée. Quel beau personnage. Les hardiesses des personnages féminins contrastent   au milieu de tant de personnages masculins grotesques ou falots.

  Il est évident que le défi de Dostoïevski était presque impossible à tenir : présenter le portrait d’un homme « « positivement beau », et comparable au Christ. Le Christ est un homme décidé, en mission. Et le prince   parait faible   distrait, inadapté, à côté de la plaque. Je comprends assez l’aveu de Dostoïevski :

«Je suis mécontent de mon roman jusqu’au dégoût, écrit-il lorsqu’il travaille à l’Idiot. Je me suis terriblement efforcé de travailler, mais je n’ai pas pu : j’ai le cœur malade. A présent, je fais un dernier effort pour la troisième partie. Si je parviens à arranger le roman, je me remettrai ; sinon je suis perdu. » Ce qui frappe le plus dans ce roman, c’est que Mychkine se comporte avec une absurdité incroyable face à deux femmes qu’il aime. Il finit par déclencher la catastrophe finale et l’assassinat   dans une succession de retournements invraisemblables et pas expliqués, car les trous, les ombres, sont indissociables de cet art.  Honnêtement, je trouve que cet homme « bon » ne fait pas grand-chose de bon autour de lui.

Enfin, Dostoïevski a souvent répété qu’il avait été influencé par Balzac. Exact. Pour le pire et le meilleur. On  trouve chez lui  évidemment  les ficelle du feuilletoniste Balzac : les retournements de situations artificiels, l’introduction d’un nouveau personnage quand l’intérêt faiblit,  une relance de l’intrigue par de nouveaux personnages sans grand intérêt,   des intrigues secondaires inabouties, des effets de contraste systématiques avec le bon contre le méchant, la vertueuse contre le cynique,  etc.. Une surchauffe énergétique des passions qui devient pénible dans son systématisme, des amants interchangeables et insipides Il a donc   pris aussi à Balzac une présentation  des faiblesses des hommes face aux femmes victorieuses .Enfin la multiplication des coups de théâtre  « pour le suspense »  au détriment  de  la vraisemblance, et  le recours à   d’innombrables  digressions(chez Balzac ce  sont les  descriptions, et chez D.  ce sont des tirades sur les nihilistes, sur la peine de mort,  sur des faits divers découpés dans les journaux), enfin un gout du pathétique et du mélo qui s’exprime dans de multiples  « crises » où tous les personnages s’agitent comme des pantins pour  former une danse  lugubre et loufoque.. Vraiment, je préfère les  œuvres  courtes comme » l’éternel mari » ou « le joueur » .

La villa

J’aime les villas, surtout les villas bretonnes. Dans les années 90 j’en louais une différente chaque été, presque toujours en Bretagne nord. Simplement j’en changeais   pour humer des nouveaux ameublements, découvrir des vaisselles anciennes, des mauvaises peintures , de gros bahuts bretons  .


Je me souviens notamment d’une villa avec sous-sol habitable, frise de céramique, balcons vert bouteille et encorbellement en briques à Saint-Lunaire, avec un minuscule jardin aux buis taillés. Dans la cuisine immense, de hauts placards à grosses clés  protégeaient des  plats ovales  pour fruits de mer, des soupières en faïence, et aussi  de mystérieuses  graines dans des pots à moutarde .Dans  les tiroirs une collection d’ustensiles métalliques ressemblaient à des instruments chirurgicaux, pour décortiquer tourteaux bulots, araignées de mer  et bigorneaux .


Sur la table  Formica  de la cuisine , nous aimions, les enfants et moi,  disposer ,sur une toile cirée écossaise , un assortiment d’assiettes anciennes à dessert,  décorées avec des gravures des fables de La Fontaine .Le  jardin minuscule et sa pelouse  desséchée ouvrait sur la mer. Dans la véranda, il y avait un téléviseur détraqué et poussiéreux et des sièges aluminium en nylon sur lesquelles ont avait empilé des revues de moto. Complicité chaleureuse des choses muettes.  Un amoncèlement de boites de jeux genre Monopoly ou jeu de l’oie occupait le dessus d’une commode en pin dont il manquait les tiroirs Il y avait également une armoires à pharmacie aux angles rouillés avec à l’intérieur des  flacons de crème solaire, des bâtonnets ouatés, et plusieurs  tubes racornis de nitrate d’éconazole.

-Il devaient avoir des mycoses ! dit ma femme.
 Mais ce qui m’attirait, c’était ce que je nommais des « indices » laissés par les familles qui avait nous avaient précédé., comme ces éraflures et traces de caoutchouc laissées sur les plinthes d’un couloir, ce qui suggérait qu’un enfant avait circulé comme un fou avec un tricycle. Ou bien les espaces jaunis dans un mur qui signalaient des déplacements de meubles, des cadres ôtés, une bibliothèque déplacée. Ou la tache grasse au-dessus d’un lit, sur le mur, car quelqu’un appuyé sa tête et ses cheveux en lisant avant de s’endormir.

 La voisine qui possédait les clés m’avait indiqué où se trouvait la bouteille de Butane de rechange dans le garage. Pendant que je manipulai des masques de plongée sous- marine au caoutchouc fendillé cette femme me déclara :

-Depuis le cancer affreux de son mari, il y a trois ans, Madame Legrelle ne vient plus, je ne vois même plus les deux grands enfants non plus, eux que j’ai connu tout petits . Je me demande ce qu’ils deviennent à Châteaudun.  Son mari était ingénieur » en quelque chose.Il était fou de son voilier ! 

Je ne sais pas pourquoi, cette information m’intrigua. Je n’en parlai pas à ma famille. Mais de retour dans le grand salon, devant la baie vitrée, je trouvai que la lumière sur la mer avait pris une qualité différente. C’était un peu comme si la voisine m’avait confié, avec le fantôme de cet homme ravagé par un cancer, un secret   qui ne devait appartenir qu’à moi et qui se collait à moi.

  Je scrutai donc trois   photos de vacances   posées sur le piano droit pour y déceler un signe du malheur On y voyait la famille entière, avec des pulls marins. Ils avaient tous un sourire de commande    sur le pont d’un voilier.  Sur une des photos, dans un cadre d’argent, un jeune garçon brandissait quelque chose de gluant qui ressemblait à un poulpe. La femme, mince, jeune, en maillot deux pièces à pois, allongée dans un transat, exhibait un ventre lisse et clair en tenant ses lunettes de soleil à bout de bras.il y avait des buis derrière elle. Son mari, lui, massif, poilu, âgé, en polo noir, un vrai taureau, avec bras musclés, cheveux en brosse, rouflaquettes, était penché vers elle pour lui montrer quelque chose qu’il tenait dans la main. J’étais surtout intrigué par les sourcils énormes de cet « ingénieur en quelque chose ». Il faisait songer à une créature de Neandertal habillée Ralph Lauren. Ce couple   ne paraissait pas du tout assorti. En passant, ma femme jeta un œil sur la photo et dit : – la jeune garce et le vieux salaud ! 

J’ajoutai :

-Je ne les vois pas baiser ensemble.

J ’errais un moment d’une pièce à l’autre, passant de la cuisine lumineuse et océanique jusqu’à une pièce vide à l ‘autre bout du couloir, une ancienne chambre avec son papier peint fleuri. J’essayais de retrouver une villa de vacances, mais non, un voile la couvrait. Il y avait simplement trois ou quatre nounours dans un fauteuil de rotin et une vieille valise de tissu, fermée à clé et qui m’attirait.   J’examinai chaque pièce    comme si une pellicule de poussière et de néant avait rongé cette famille souriante habillée chère, prisonnière ad vitam aeternam des photos kodachrome sur le piano. Désormais, j’évoluais dans ce qui était devenu « la maison du malheur »

Quand le matin, ,j’entendais  les cris de mes enfants dans la cuisine, au milieu de bruits de vaisselle, quand je croisais ma femme sortant demie nue de la salle de bain, guillerette, embrasseuse, j’avais le sentiment que ma famille  avait le privilège  de vivre dans un versant ensoleillé  et innocent de la vie  qui m’était refusé .Je stagnai  dans les parages des vies qui s’effacent .Il était difficile d lutter contre ce sentiment qui nous affirme en secret que les photos  nous avertissent que nos vies sont   si éphémères   qu’elles s’estompent déjà au beau milieu de nos vacances. Il suffit de retourner le cliché et nous disparaissons même avant notre propre mort, au milieu d’une petite famille enjouée qui s’éclabousse dans les vaguelettes tandis que la temps s’annonce beau sur toute la zone côtière et qu’on achète des langoustines.

 Même les beaux yeux clairs de la jeune fille de l’Agence, qui est passée aujourd’hui, venue voir « si tout allait bien » dans ma nouvelle villa  , n’a pas complétement fait disparaitre    le rythme invisible mais lancinant  de mes appréhensions  cachées.


 

Surgissement de Houellebecq et « La Nausée » de Sartre

   Ce qui trouble dans Houellebecq c’est sa façon dont il bouscula le paysage littéraire français. Aujourd’hui l’Europe entière veut le lire et le questionner comme un maitre à penser notre époque.

  Je me souviens de ma lecture   du roman « Extension du domaine de la lutte », publié en 1994(aux éditions Nadeau ne l’oublions pas…)  C’est le choc, un vrai ! C’est   une agression absolue contre l’époque et son ronron littéraire, j’ai vécu ça comme un trou de cigarette dans la toile cirée littéraire, enfin un écrivain surgissait qui disait que la société française était en dépression et que cet homme seul, anonyme dans la foule (qui intéressait  tant Simenon) était en danger de mort sociale et ce diagnostic médico-sociologique s’accompagnait -étonnant-  d’un mépris absolu pour un   emballage stylistique  plaisant.  Aucune quelconque séduction : pas même d’écriture blanche, pas de couleur du tout.  Il écrit moche mais pratique.

Et ce qui trouble aujourd’hui, c’est quand je lis le dossier de presse de « La nausée » de Sartre. Il fait en 1938 le même effet que Houellebecq en 1994.  Écoutons Edmond Jaloux un des plus fins critiques de l’époque : « Aucun livre, me semble-t-il-, n’a versé à son lecteur une pareille somme de dégout. Cependant une lumière bizarre perce peu à peu dans les ténèbres de ce roman (..) Il faut lire « la Nausée » pour voir à quel degré d’angoisse et de douleur peut aboutir cette recherche éperdue de la notion d’être. Il s’y ajoute, je le répète, le monde moderne avec toutes ses failles et toutes ses déficiences, avec ce chaos général ù il est si difficile de s’orienter. » troublant constat, on pourrait dire la même chose du premier Houellebecq.

 Jaloux aurait pu en dire autant de deux premiers romans de Houellebecq. Phrases dissolvantes comme un flacon d’acide, brutales pour parler sexe et déprime, phrases nues et si exactes pour parler misère sociale de l’homme anonyme dans les grands ensembles, et ce marmonnement las d’un dépressif si surprenant pour dénoncer les duperies, mensonges, comédies que la société se donne du matin jusqu’au soir . Ni plainte ni auto compassion narcissique. Aucune fureur magistrale à la Thomas Bernhard, aucun effet lyrique argot  popu à la Céline, mais un diagnostic griffonné d’un naufragé social, sorte de gilet jaune seul à son carrefour en plein vent.  


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