Récemment, une commentatrice, Margotte, a parlé d’un roman de Heinrich Böll, prix Nobel (1917-1985), » La grimace » qu’elle venait de lire.
Dans ce roman publié en 1963, qui obtint un immense succès à l’époque en Allemagne, et créa des polémiques, Böll intervenait directement dans un débat politique capital. Il mettait un scène un clown de 27 ans, athée, Hans Schnier, qui y trouvait « l’air catholique » irrespirable en Rhénanie, entre Bonn et Cologne, sa ville natale.

Aujourd’hui, quand on lit ce roman ironique, voltairien, grinçant on a du mal à comprendre les enjeux et la question brulante que le roman posait au début des années soixante, dans la République Fédérale allemande du Chancelier Adenauer, dont la capitale politique était justement dans cette paisible ville au bord du Rhin, Bonn..
Il y avait, depuis la fin des années 50, des querelles violentes opposant la Socialistes (pour une laïcité ouverte) et les Chrétiens-démocrates-au pouvoir- (la CDU associée à la CSU bavaroise en protégeant les écoles confessionnelles) qui regroupait les deux grandes « Länder » catholiques, à savoir, la région de Rhénanie, et la région de la Bavière. Ces deux citadelles du catholicisme allemand dirigeaient le pays. Or, les socialistes du SPD, menaient une bataille pour réformer l’éducation qu’elle se démocratise, s’ouvre à tous et ne reste pas un privilège réservé à un élite dominée par l’enseignement catholique C’est donc sur fonds de cette querelle que Böll construit son roman. En qualité d’homme de Gauche humaniste, toujours du côté des classes populaires Böll se bat évidemment pour une université et des ouverte à tous. Il veut casser cet entre-soi catholique d’une grande bourgeoisie qui se réserve et s’adjuge les meilleures filières.
Ne pas tenir compte de ce contexte nous prive d’apprécier le ton persifleur si réussi de ce roman polémique.
Ce qu’il faut aussi savoir c’est que, à cette époque comme dans la nôtre, un catholique allemand est obligé par la loi à régler un impôt à son Länder. Il y a encore aujourd’hui un pouvoir fiscal de l’Eglise, ce qui nous semble à nous français, stupéfiant. Dans ces Länder catholiques, donc, l’Eglise lève un impôt auprès du fidèle. Cet argent versé contribue à hauteur de 7à 9% au fonctionnement global des Länder. Une large partie est destinée à entretenir et développer les écoles confessionnelles, les comités caritatifs, etc.,
Mais ce que vise Böll c’est une ambiance générale, un climat de privilège,une domination morale de la CDU adenauerienne qui s’acharne à reconstruire des valeurs et des normes qu’il juge, lui, l’écrivain, asphyxiantes pour les jeunes générations. Et en particulier l’encadrement strict de la sexualité des femmes (pas de sexualité hors mariage, interdiction de l’avortement, condamnation de l’homosexualité, surveillance des mouvements de jeunesse etc. etc.) C’est donc quelque chose de bien concret, cette intrusion du catholicisme dans la vie de chaque citoyen, cette imbrication du religieux et du politique, cet « air catholique » qu’on respire partout dans cette région, le long du Rhin entre les notables, les dirigeants politiques, et qui est selon Böll une tartufferie.

Entrons dans les détails de cette « grimace » .
Il faut d’abord noter que le titre allemand « Ansichten eines clowns » est précis dans son orientation : « Opinions d’un clown » Le roman est un monologue. C’est uniquement la parole du seul personnage de Hans que le lecteur entend.. Le héros, clown, raconte ses malheurs conjugaux et sa solitude quotidienne, dans une Allemagne de l’ouest fière de son miracle économique et de son conformisme béat et son refus de liquider le passé nazi.. La bourgeoisie catholique rhénane impose sa bonne conscience. Le livre s’ouvre, avec ce Hans qui sort de la gare de Bonn. Il a un genou abimé (il est tombé ivre sur scène) des spectacles n’ont plus de succès, il ne fait plus rire ses publivs, il picole , il n’a plus d’argent. La cause ? Le départ de son unique grand amour, Marie la tendre, la catholique génereuse, qui s’est enfuie du domicile c pour vivre avec un autre catholique. Ce clown athée, fils dévoyé d’une haute bourgeoisie d’affaires catholique, richissime (la fameuse lignée Schnier qui exploite la lignite dans la région Rhénane) est donc un artiste « déclassé » aux yeux de ses parents car ils ont honte de son métier comique, de sa révolte athée, et aussi de son navrant « concubinage » qui a duré 6 ans .
Hans, dans sa déprime, a l’imagination fertile. Il voit déjà Marie à Rome, reçue pour une audience papale avec son nouveau mari, bon petit couple devenu puant de conformisme.
Hans rentre donc dans son triste appartement désert, claudiquant avec un genou mal en point, il s’enfile des verres de cognac sortis du frigo, se tasse dans des bains trop longs, rumine sa déchéance , ses échecs .Physiquement , il est mal ficelé dans un peignoir taché par le café qu’il renverse aussi sur ses chaussons .Un seul recours, le téléphone. Pour s’expliquer, se justifier, récriminer, aussi réclamer un peu d’argent, auprès de son imprésario, de son frère, de ses anciens amis de jeunesse qui « eux » ont réussi, plaider sa cause auprès de ses parents qui le méprisent et restent impitoyables. . Disons-le tout net : ce clown verse trop souvent dans l’auto-apitoiement, et c’est tout l’art nuancé de Böll de ne pas faire de son héros en pleine débine le représentant et l’imagerie d’Épinal du Bien contre le Mal du reste de l’humanité. L’alcoolisme, le narcissisme du Clown ne sont pas cachés
Mais son chagrin ne l’ empêche et ses plaintes ne l’empêchent nullement de balancer des vérités savoureuses, et de garder une lucidité su les travers de la haute bourgeoisie allemande, sur Bonn capitale politique et son « climat pour rentiers »
.Là, Böll est très fort pour montrer par des centaines de petits détails concrets le philistinisme de sa famille, de ses amis, et la médiocrité morale d’une bourgeoisie qui cache sous de belles paroles de charité un égoïsme absolu. Les morceaux d’anthologie sont constitués par une conversation téléphonique avec la mère, une visite du père dans l’appartement, des aperçus sur la jeunesse de Hans avec son frère Leo(excellentes scènes) , et surtout les souvenirs mélancoliques, fragiles, embués de tendresse, de sa rencontre et de sa vie passée avec Marie. Savoureuses aussi sont les évocations des réceptions mondaines de la Droite entre politiques, députés ,prélats, et généraux qui étalent finement une comédie de l’hypocrisie suave de ceux ayant sans cesse à la bouche des valeurs religieuses qu’ils veulent imposer au reste du pays.
Böll nous rappelle au passage qu’ une partie du gouvernement de cette société qui veut reconstruire spirituellement et culturellement le pays est aussi constituée d’anciens nazis recyclés, des « collabos » bien répertoriés recyclés désormais dans les valeurs cathos du jour .Ne sont épargnés ni les ministres, ni les rédacteurs, ni les comités centraux catholiques, ni les fédérations nationales .Les discussions théologico-sociologiques sont pleines de verve.

La lucidité ironique de ce clown fait merveille dans la drôlerie amère, distillée par petites touches dans les dialogues. En a un bon exemple quand le clown discute avec Kinkel, une éminence grise du catholicisme allemand, qui est soupçonné d’avoir placé chez lui en ornement de belles madones anciennes volées dans des églises baroques de Bavière.C’est un homme pétillant de bonne humeur. Il demande au clown : « Qu’est-ce qui ne va pas ?
-Les catholiques me rendent nerveux, dis-je. Parce qu’ils ne jouent pas le jeu.
-Et les protestants ? demanda-t-il en riant.
–Ils me rendent malade avec l’étalage de leurs éternels problèmes de conscience.
-Et les athées ?
-Ils m’ennuient parce qu’ils ne parlent jamais que du bon Dieu.
–Et vous alors, qu’êtes-vous au juste ?
-Je suis un clown, dis-je, et pour l’instant meilleur que sa réputation. Mais il existe une créature catholique dont j’ai terriblement besoin : Marie, et c’est précisément elle que vous m’avez enlevée.
-Absurde Schnier ! Renoncez une bonne fois à cette idée de rapt. Nous vivons au vingtième siècle que diable ! »
Böll met aussi en évidence ses jeunes années sous le nazisme avec des épisodes traumatisants d’une enfance stricte, austère, répressive, avec des parents tournés vers l’argent et le culte du « chef », image d’une bourgeoisie que Sartre décrivait impitoyablement dans « l’enfance d’un chef ».

Ce qui intéresse chez Böll c’est qu’il est lui-même t proche d un catholicisme de Gauche, très marqué par le français Bernanos- sa grande découverte. C’est donc un bernanosien plein de colère qui tient la plume contre ce qu’il appelle les « catholiques sociologiques » pour qui l’église est une machine de guerre contre le revendications populaire, oublieuse du sort des pauvres .Le catholicisme qu’il combat est celui d’opportunistes et d’affairistes qui se servent de l’Eglise et de la complicité active du haut clergé pour se placer au sommet de l’Etat .Chaque roman de Böll attaquait ainsi une partie de l’establishment de Droite de la RFA.
Le grand critique littéraire Reich Ranicki(lui qui tantôt admirait un de ses livres, puis détestait le suivant) s’est demandé si on lira encore Böll dans le siècle prochain, tant ses écrits et ses combats politiques sont liés à une actualité qui a disparu. Bonne question.
On se souvient du combat de Böll contre la presse à scandale Springer dans » l’honneur perdu de Katharina Blum », devenu un beau film de Schlöndorff. Ce récit et ce film sont étudiés aujourd’hui dans tous les lycées du pays comme exemplaires d’une dénonciation des ravages d’une certaine presse.

Böll, prix Nobel- comme l’autre écrivain de Gauche Günter Grass- est-il si éloigné de nous ? Je n’en suis pas sûr. Pour preuve : quand j’ouvre cette semaine le journal « Le monde », j’apprends par le correspondant en Allemagne, et précisément à Cologne, qu’un grand nombre de catholiques allemands fervents se rendent dans les tribunaux pour notifier leur « sortie » officielle de l’église ; c’est une obligation administrative de nature fiscale. Ces cathos refusent désormais de payer leur impôt à l’Eglise, à cause des scandales d’abus sexuels couverts depuis des années(comme en France) par la hiérarchie catholique, notamment à Cologne ,par le cardinal Woelki. En Bavière, même chose. Cela remonte jusqu’à Rome, car le pape émérite Benoit XVI , Ratzinger, , bavarois, aurait dissimulé des cas de la pédocriminalité dans l’archidiocèse de Munich.
Böll prophétique ? Il avait déjà, avait déjà diagnostiqué en son temps(1963) les germes des maladies morales souterraines du catholicisme dans sa région.