Lecture agitée de « L’ idiot » de Dostoïevski

« Traîner l’intimité de mon âme et une jolie description de mes sentiments sur leur marché littéraire serait à mes yeux une inconvenance et une bassesse. Je prévois cependant, non sans déplaisir, qu’il sera probablement impossible d’éviter complétement les descriptions des sentiments et les réflexions (peut-être même vulgaires) tant tout travail littéraire démoralise l’homme, même entrepris uniquement pour soi. »

Extrait de » L’adolescent » de Dostoïevski, cité en exergue par Claude Simon (bon lecteur de cet auteur) dans son roman « Le jardin des Plantes ».

Je viens de relire « l’idiot » de Dostoïevski. Je dois avouer qu’il y a plus de trente ans, j’avais laissé tomber le roman au beau milieu. Et j’en avais gardé une mauvaise conscience face au jugement quasi universel qui tient ce texte pour un des sommets de cet auteur.   Je ne dois pas cacher combien de difficultés et d’agacements j’ai éprouvé pendant cette lecture : des pages mélodramatiques, des tartines idéologiques et théologiques assommantes pour nous  inciter  à penser qu’il n’y a de salut que dans l’église orthodoxe russe surtout  celle des « vieux croyants »  contre les catholiques de cet affreux Occident à vomir,  plein de libéraux, auquel s’ajoute  le Vatican et sa volonté politique de pure domination.

 Au milieu du roman je me suis dit: que de scènes d’exaltation soudaines, de retournements de situation fiévreux, d’accès de paranoïa,  de lettres calomnieuses tombées au bon moment, de rumeurs qui se croisent et si peu convaincantes. Ajoutez   un climat général d’hystérie, des  personnages masculins invraisemblables de contradictions, comme ce Lebedev, parasite grivois, sans scrupule qui soudain devient un type plein de compassion  et qui change de conduite comme on change de chemise Ou ce Rogojine  si fascinant dans la grande scène de l’argent jeté au feu par  Nastasia Filipovna ,Rogojine, même âge que le Prince, qui balance  entre la franche  crapule cynique pour devenir  un type bourrelé de remords , qui peut y   croire ?   Et puis, au milieu de cette farandole de déséquilibrés, de fiancés opportunistes, de vrais cyniques, de gentils mondains fades ,  apparait ce prince Mychkine et son auréole de bonté. C’est lui le pivot du roman l’apparition,   l’homme radicalement différent. Cet épileptique( comme Dostoïevski) a des visions et des extases soudaines grâce à sa maladie.   Revenu de Suisse à Saint-Pétersbourg, on le dit « guéri ».Il déconcerte     par sa  douceur,  sa serviabilité,  son   amour sans limite, sa franchise, sa sincérité,  écoute des autres .Cependant  il aime en même temps  d’amour Aglaïa et Nastasia mais visiblement sans pulsions sexuelles. Timidité, changements d’humeur brusques, indécisions, distraction soudaine, et surtout il est saisi par  un sentiment émerveillé de la vie qui le fait prendre pour un simple d’esprit, un « idiot » au sens fort.

 Au milieu des égoïsmes rivaux qui se cristallisent autour de la famille Epantchine,  il y a un autre pôle d’attraction :Nastassia Philipovna, vraiment le plus grand personnage féminin imaginé par Dostoïevski !Ce personnage sauve le roman de ses facilités et ses sermons-tunnel.  Je trouve même qu’il règne sur tout le roman davantage que ce maladroit et bafouilleux  Prince Mychkine qui provoque des catastrophes par ses indécisions et ses revirements.

 Nastassia   fut une orpheline violée à 16 ans par Tostki qui l’élève loin du monde ; c’est une femme « déchue » aux yeux de certains, mais l’auteur, dans les meilleures scènes, la présente plus forte, plus courageuse, plus libre, exigeante que les autres. La soif de compassion de l’idiot pèse peu face à la conquête de liberté si  dynamique  de Nastassia. C’est l’intérêt du roman ces portraits féminins. Pratiquement tous réussis, complexes, dans ce monde où le plaisir d’humilier, de rabaisser devient un manège masculin mécanique 

 La jeune Aglaïa aussi, fascine . Elle cherche à échapper au petit confort d’un bon parti bourgeois prévu par ses parents ? . elle est traversée par une inquiétude, des  tourments,  et en elle  s’exprime  une secrète angoisse très bien suggérée. Quel beau personnage. Les hardiesses des personnages féminins contrastent   au milieu de tant de personnages masculins grotesques ou falots.

  Il est évident que le défi de Dostoïevski était presque impossible à tenir : présenter le portrait d’un homme « « positivement beau », et comparable au Christ. Le Christ est un homme décidé, en mission. Et le prince   parait faible   distrait, inadapté, à côté de la plaque. Je comprends assez l’aveu de Dostoïevski :

«Je suis mécontent de mon roman jusqu’au dégoût, écrit-il lorsqu’il travaille à l’Idiot. Je me suis terriblement efforcé de travailler, mais je n’ai pas pu : j’ai le cœur malade. A présent, je fais un dernier effort pour la troisième partie. Si je parviens à arranger le roman, je me remettrai ; sinon je suis perdu. » Ce qui frappe le plus dans ce roman, c’est que Mychkine se comporte avec une absurdité incroyable face à deux femmes qu’il aime. Il finit par déclencher la catastrophe finale et l’assassinat   dans une succession de retournements invraisemblables et pas expliqués, car les trous, les ombres, sont indissociables de cet art.  Honnêtement, je trouve que cet homme « bon » ne fait pas grand-chose de bon autour de lui.

Enfin, Dostoïevski a souvent répété qu’il avait été influencé par Balzac. Exact. Pour le pire et le meilleur. On  trouve chez lui  évidemment  les ficelle du feuilletoniste Balzac : les retournements de situations artificiels, l’introduction d’un nouveau personnage quand l’intérêt faiblit,  une relance de l’intrigue par de nouveaux personnages sans grand intérêt,   des intrigues secondaires inabouties, des effets de contraste systématiques avec le bon contre le méchant, la vertueuse contre le cynique,  etc.. Une surchauffe énergétique des passions qui devient pénible dans son systématisme, des amants interchangeables et insipides Il a donc   pris aussi à Balzac une présentation  des faiblesses des hommes face aux femmes victorieuses .Enfin la multiplication des coups de théâtre  « pour le suspense »  au détriment  de  la vraisemblance, et  le recours à   d’innombrables  digressions(chez Balzac ce  sont les  descriptions, et chez D.  ce sont des tirades sur les nihilistes, sur la peine de mort,  sur des faits divers découpés dans les journaux), enfin un gout du pathétique et du mélo qui s’exprime dans de multiples  « crises » où tous les personnages s’agitent comme des pantins pour  former une danse  lugubre et loufoque.. Vraiment, je préfère les  œuvres  courtes comme » l’éternel mari » ou « le joueur » .

66 réflexions sur “Lecture agitée de « L’ idiot » de Dostoïevski

  1. Riche iconographie du billet (même si Dostoïevski n’est pas vraiment avantagé sur la photo). J’arrive bien tard pour proposer un complément (nullement indispensable, mais lié à un souvenir personnel de ma lecture de L’Idiot) :

    (J’aurais aimé trouver une illustration d’Ivan Bilibine, il y a un hérisson ds le conte Les oies sauvages, mais j’ai fait chou blanc.)

    Je me demande si le lien qu’A. Pizarnik établit entre l’étirement des scènes, avec la possibilité de tout dire & le « suspens extraordinaire » (suspense, je suppose) qui en résulte ne se vérifierait pas chez d’autres — effet « retrouvé », recherché librement & délibérément, pour lui-même (& non plus conséquence heureuse d’une contrainte spécifique, la publication en feuilletons) : je pense à Laurent Mauvignier, notamment Histoires de la nuit.

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  2. Par association d’idées (ça parle de la Russie…) : Paul Edel, avez-vs des nouvelles d’Olga ?
    (J’espère qu’aucune commentatrice n’est restée en rade sur l’ancien site, où j’avais pourtant déposé des petits cailloux blancs pour mener jusqu’ici.)

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  3. Puck. Le texte de Nietzsche est un des derniers, et rien ne permet de déduire qu’il incrimine une certaine sécularité, d’ autant qu’à la même époque il tombe à bras raccourcis sur la pseudo mystique operaticowagnerolisztienne «  si Wagner est évangéliste, liszt est Père de l’Eglise…l’adhesion à Wagner se paie cher » et que conjointement ou à peu près, il encense Bizet. Et meme la Mascotte d’ Audran dans les lettres à Peter Gast. Alors reprocher à Flaubert d’aller trop loin dans ce sens, je n’y crois pas. Pour la même raison, et malgré, où à cause du « Zarathoustra », je ne crois pas à un philosophe de la transcendance. Ça me paraît de la récupération de la part de Chestov. Et la « Genealogie de la Morale » est ininsérable si on veut soutenir ce Nietzsche la. Je conçois que ce monument de notre culture soit passé d’un raisonnement logique à un raisonnement fondé sur le mythe de type « vox clamentis in deserto », ou même l’aphorisme, mais de là à en faire un philosophe de la transcendance, non,. En tous cas pas selon ces textes là. Bemol: je n’ai pas Aurore en tête. Bien à vous. MC

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  4. M Court merci pour votre réponse, vous (et aussi une autre personne que vous ne connaissez pas) m’inciteriez à rouvrir des livres et me remettre à lire pour trouver les réponses à vos questions.
    Nietzsche découvre (par hasard comme il trouve Schopenhauer) Dostoïevski assez tardivement, vers 1887 je crois, la quasi totalité de son oeuvre est déjà écrite, il doit lui rester l’Antéchrist, Ecce Homo et son Wagner. Cette découverte est une révélation, la joie que lui procure la lecture de D. dépasse celle de Stendhal, ce dernier il le louait pour ses talents de psychologue, il dira de D. qu’il est encore un meilleur psychologue. Nietzsche adore l’homme du sous-sol, il y voit une charge contre Socrate et le mythe de la Caverne, surtout il adore les portraits de criminels, ceux de la maison des morts bien sûr (dont D. écrit à son frère qu’il aura vraiment découvert les gens dans ce qu’ils ont de plus beau etc…), de l’Idiot il comprend le parallèle avec le Christ : D. montre avec le Prince que le Christ n’est ni génial ni exceptionnel, mais juste un idiot, Nietzsche aime aussi Raskolnikov, parce que D. montre la façon dont la culpabilité peut ronger un homme etc… Ensuite virement total : il dit de D. qu’il n’est qu’un chrétien qui défend la morale des esclaves etc… Dans Ecce Homo N. écrit qu’il est le premier et le seul grand psychologue.
    Dostoïevski est un auteur de combat(s), combat chez ses personnages toujours tiraillés entre des positions extrêmes, et combat entre lui et ses personnages, dans les Démons il fait dire à un personnage (je sais plus lequel) que les hommes voulent et doivent s’affranchir de ce qui plus grand qu’eux, mais si cette chose plus grande qu’eux disparait alors leur vie ne sert plus à rien. Là où Dostoïevski est un grand philosophe c’est qu’il invente une nouvelle dialectique de la liberté qui ne passe pas par le libre arbitre parce qu’il considère que la liberté n’est pas un concept « mécanique » auquel on parvient par le biais de l’émancipation, c’est un « anti-Lumière » il considère que l’homme n’est par nature pas « émancipable », d’où ce paradoxe : pour aimer Dieu il faut être libre, mais cet amour entrave sa liberté etc… omniprésent chez D.
    Il faudrait relire Chestov, et aussi Berdaïev, je crois qu’ils analysent le sens de ce revirement dans le fait que Nietzsche et Dostoïevski sont tous deux des auteurs « tragiques », et très proches, il y a un livre de Nietzsche (l’Antéchrsit ?) qui commence exactement comme l’homme du sous-sol, à savoir un homme dont la lucidité le pousse à se révolter contre sa condition, Nietzche a écrit que la lecture de l’homme du sous sol l’a plongé dans une joie telle que qu’il n’en avait jamais connue auparavant.
    Désolé je suis encore en train de faire trop long, mais si on part dans ces histoires ça peut vite devenir interminable, je n’ai jamais cru à ce revirement de N. pour la bonne raison que quand Overbeck vient chercher son ami à Turin qu’est-ce qu’il trouve au chevet de son lit ? Crime et Chatiment, il continuait de le lire, et vous savez pourquoi ? parce que ce combat qui torune souvent au bras de fer chez Dostoïevski il n’est pas que dans ses personnages, ou qu’entre lui et les revirements de ses personnages, il est aussi entre lui et ses lecteurs, au moins qui entrent dans son jeu, à savoir comme vous le disiez les « torturés d’esprit », et s’il y a bien un type qui était torturé c’était Nietzsche, c’est plus qu’un torturé c’est un type dont la lucidité l’a mené au comble du désespoir. C’est ce que dit Chestov, je pense qu’il faut être russe pour pas tomber dans le panneau du type qui joue les fiers à bras pour voir que ces excès de frimes ne font que cacher une immense souffrance, et cette souffrance elle est forcément liée à cette chose que l’on appelle la transcendance sans laquelle la tragédie n’existe pas plus que Dieu ! et ça M Court vous pourrez tourner le problème dans tous les sens, à moins de ne pas comprendre ce dont il s’agit, ce que je ne crois pas parce que vous êtes une personne intelligente, vous ne pourrez pas le contredire.

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    • Brièvement je n’avais pas pensé à N lecteur de Dostoievski, mais à N non lecteur de Zola, suite à votre assertion sur Flaubert. En revanche, j’ai pensé à Berdaiev à propos de ce que vous disiez de Chestov. Il est fort possible qu’il y ait quelque chose là. Je ne suis pas étonné que FN ait été frappé par la Confession dans un Souterrain. Et oui, via Dostoievski, on peut concevoir N co un penseur du transcendant, mais je le crains, via D seul. La possibilité d’une transcendance hors ce dialogue dans les écrits assumés comme philosophiques m’apparaît comme problématique. Il y aurait tout de même une question à poser sur le surgissement du thème de l’ Antechrist, très présent en cette fin de siècle dans toute l’Europe, des prophètes du Grand Monarque à Alfred Jarry,et sur la portée e exacte que N lui donne. Contre Christ, très vraisemblablement ? Bien à vous. MC

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  5. « J’admets que deux fois deux quatre est une chose excellente, mais s’il faut tout louer, je vous dirais que deux fois deux cinq est aussi une chose charmante. »
    Les Carnets du sous-sol – Dostoïevski

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  6. Encore faut-il replacer cette phrase dans le contexte où elle est dite : ce rejet du « deux et deux font quatre » représente le refus de l’omnitude, du « on », ce que tout le monde pense, ces choses simples sur lesquelles ils s’accordent. On comprend pour Nietzsche a aimé ce genre de phrase : il se retrouve dans ce rejet de la raison, de la vérité et toutes ces certitudes que les hommes ont construit au fil des siècles et qui au final ne résolvent rien du tout ! « qu’importe ce qui arrive dans le monde si je peux boire mon thé tranquillement » ? Dostoïevski rejette toute la philosophie simplement parce qu’elle n’a servi à rien, et Nietzsche s’y retrouve comme chez lui. Tout comme d’ailleurs Kierkegaard sur lequel il faudrait discuter parce que ces trois ont en commun d’être des auteurs cruels et de la cruauté, parce qu’il faut être cruel pour aller voir ce qui tourne le moins rond dans ce monde, ce que les philosophes, ces amis de la sagesse ont su s’épargner pour garder les mains propres.
    Ce rejet du « deux et deux font quatre » est aussi à rapprocher de la phrase d’Ivan K. qui résume en quelques mots la pensée de ces auteurs Dostoïevski, Nietzsche et Kierkegaard quand il proclame : « à quoi sert cette satanée distinction entre le bien et le mal s’il faut la payer si cher ! ». Sauf que chacun des trois va interpréter cette sentence à sa manière, et pour moi la plus pertinente et la plus aboutie est celle de Dostoïevski, c’est pour ça que dans un ou 5 siècles des lecteurs se pencheront encore sur l’oeuvre de ce type qui a voulu s’élever contre toute la philosophie morale occidentale simplement parce qu’à ses yeux elle n’était pas suffisante pour expliquer les misères de la condition humaine que ce soit pour ceux qui la vivent ou ceux qui réussissent à vivre sans la vivre.

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  7. « ceux qui la vivent ou ceux qui réussissent à vivre sans la vivre » : qui pour Dostoïevski représente la pire des soumissions et du renoncement, il ne faut pas oublier la phrase qui lui a valu ses premiers problèmes avec les autorités : « on comprend que le plus misérable, le dernier des hommes est, lui aussi, ton frère ».
    Et le passage sur le thé dans les carnets du sous terrain : « Sais-tu ce que je veux en réalité ? C’est que vous alliez tous au diable. J’ai besoin de tranquillité. Je vendrais tout l’univers pour un sou, pourvu qu’on me laissât en paix. Que le monde entier périsse, ou que je boive mon thé ? Plutôt, que périsse le monde, pourvu que je boive mon thé ».
    Et celle d’Ivan : « à quoi bon cette satanée distinction du bien et du mal, s’il faut la payer si cher ? »

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