La musique m’absorbe deux heures par jour : j’ai abandonné les quatuors pour me plonger tant dans Schönberg ou Bartók que dans Brahms, Debussy, etc. C’est très instructif. »
Lettre à sa sœur Rena, 1960
S’étant retrouvé isolé par hasard en Argentine en 1939 , quand son pays la Pologne est envahie par les nazis, Witold Gombrowicz, soudain en exil , quasiment sans ressources, a commencé à tenir son « Journal » en 1953 . Diable d’homme. (1904-1969) qui lutte contre tout ce qui est insincère, discours culturel fabriqué, déformé, unanime ,moutonnier, vaseux, timide. Il bataille contre l’éducation, et la domestication de la jeunesse, qu’elle soit catholique ou marxiste.

»Ferdydurke », son maitre-livre reste une attaque toujours aussi cinglante contre tous les conformismes . Régulièrement, je me replonge dans les deux volumes de son « Journal-(Tome 1 1953-1958 et Tome II 1959-1969), pour retrouver son indépendance farouche, sa verdeur, mauvaise foi, ses coups de gueule, ses admirations, ses portraits (celui de Sartre ou celui de Le Clézio sont magnifiques) ses eclairs de lucidité, ses querelles avec ses anciens amis, écrivains polonais soumis à la censure communiste, alors que lui qui est interdit de publication dans sa Pologne natale ( son » Journal « n’a été autorisé de publication en Pologne qu’en 1986 !..) Donc ce journal est vivifiant, jubilatoire dans son combat contre les unanimisme et les fausses valeurs culturelles mondaines. Il veut débusquer chez les artistes ce qui est la fausse marionnette de gloriole toute cousue de clichés et d’idées plaquées et insincères… Chaque page apporte du neuf, du vrai, du paradoxal, de l’intime aussi et du tragique (sa peur de vieillir..) . C’est toujours excitant, philosophique, indompté et bouffon, personnel, original, sarcastique, endiablé. Dans cette périodeannées 50-60 défendre l’individu contre les Communistes qui modèlent le paysage culturel européen, c’est courageux… Notre aristocrate polonais n’hésite pas à faire table rase de toutes ses illusions, découvrant son ennemi : la Forme,les clichés qui défigurent et cachent l’homme vrai. Il parle de sa vie en Argentine, de ses lectures, de Sartre à à Proust, des musiciens qu’il aime, de ses vacances à Tandil, de sa vie dans les cafés de Buenos aires, de ses amis peintres ou écrivains, tout ceci avec drôlerie, spontanéité, cocasserie, vérité aussi. C’est aussi un grand descriptif pour chanter les bords de mer les jours d’orage ou une matinée au soleil, ou la pampa. Il explique et justifie son œuvre si mal comprise (oui, elle est difficile..) depuis son œuvre capitale « Ferdydurke ». C’est un étonnant oiseau moqueur solitaire en pleine Guerre Froide. Et quand il revient en Europe en avril 1963, passant par Paris, puis gagnant Berlin, il n’épargne ni les parisiens ni les berlinois : « pour moi Paris sent le négligé. Je respire cette odeur de l’heure où nous faisons la toilette matinale, l’heure des crèmes, des poudres, de l’eau de Cologne, des robes de chambre et des pyjamas. Cela serait supportable à la rigueur. Mais derrière cette laideur s’en cache une autre encore, beaucoup plus pénible, qui repose sur la gaieté. Cette fois c’est vraiment désagréable ! Je leur avais pardonné la tristesse et le désespoir, mais ce que je ne peux pardonner à leur laideur, c’est qu’elle est gaie, agrémentée d’humour, d’esprit et de blague.
Là, au coin de la rue, un type décati lorgne avec satisfaction les cuisses d’une petite fille qui monte dans l’autobus. C’est tout Paris qui glousse dans sa malice attendrie. »

Parfois deux pages d’humour : le récit de sa rencontre avec Borges ou une soirée mondaine à Buenos Aires ou à Paris, par exemple, est un moment parfaitement hilarant.
Mais là où il me bluffe toujours c’est quand il parle des musiciens et de ses disques préférés .
Bref extrait.
« Enigme de la « lumière » chez Mozart. Comme Gide a raison lorsqu’il dit que, dans la musique, le drame, éclairé de l’intérieur par l’intelligence, par l’esprit, cesse d’être dramatique. Une merveille dans le genre du premier allegro de la symphonie « Jupiter » est le couronnement de ce processus intérieur : c’est le triomphe de l’éclat, qui règne sans partage. Mais, chez Mozart, comme chez Léonard de Vinci, j’aperçois un élément de perversion, quelque chose comme une dérobade illicite devant la vie- le sourire de Léonard(surtout dans ses dessins) et le sourire de Mozart ont ceci de commun :c’est comme s’ils aspiraient à un jeu interdit, comme s’ils désiraient s’amuser et trouver du plaisir dans ce qui n’est pas permis, même dans ce qui fait mal…un jeu subtil et coquin, malin, une sensualité hyperintelligente…mais cette combinaison même, « sensualité intelligente », est déjà un péché…La gamme ascendante et descendante dans Don Giovanni n’est-elle pas une plaisanterie bizarre, un pied de nez à l’enfer ? Dans les hauts registres, Mozart a parfois un petit parfum d’interdit, de péché.
Le contraire de Mozart serait Chopin-chez lui la faiblesse, la délicatesse, affirmées avec une fermeté et une ténacité peu commune, se tournent en force, en courage de regarder la vie en face. Il s’enferre tellement en lui-même, met tant d’obstination à être ce qu’il est, que cela lui confère une réelle existence- quelque chose d’inflexible, d’invincible. Par ce biais de l’auto-affirmation, le romantisme de Chopin, son désespoir, son égarement, son abandon aux puissances du monde, fétu de paille dans le vent, se mue en classicisme sévère, en domination. Que son héroïsme se révèle émouvant et sublime lorsqu’on examine sous cet angle, tandis qu’il parait si déclamatoire, si rhétorique, si mièvre, lorsqu’on, le considère sous l’angle « patriotique ».
« Je m’accrocherai avec la dernière énergie à ce qu’il y a de plus fragile en moi », semble proclamer toute son œuvre. »
« Quant à Beethoven, moi non plus je ne goute guère ses symphonies, son orchestration ne parvient pas à m’entrainer vraiment, à me posséder ; mais les quatuors de la dernière période, dont le langage est le plus difficile, les sonorités déjà à la limite de l’harmonie, transgressant même cette limite.. Ah, ce quatorzième quatuor !..

Si je t’écoute avec une telle émotion, c’est aussi sans doute parce que tu es riche du plaisir sensuel de la forme en même temps que de la violence faite à cette forme au nom de…j’allais dire au nom de L’Esprit, mais je dirai au nom du créateur. Car lorsque tes quatre instruments jouant à l’unisson- sommet et couronnement des quatuors !- atteignent à chaque instant les plus enivrantes harmonies et serpentent en modulations voluptueuses, soudain une main sévère, brutale, impitoyable même, fait violence à cette volupté et te force à des notes stridentes et aigues, à ses sauts inattendus et à une dure économie dans l’expression, à un ascétisme qui vise à la métaphysique ; à une tension entre les registres les plus bas et les plus hauts qui est aspiration à une réalisation plus lointaine, plus élevée. Soudain tout se tait. Le disque est terminé. Point. Point final.
J’ai besoin d’un café. »1960 .
« Un destin particulièrement odieux a été réservé au magnifique quatuor en la mineur opus 132.On l’a surnommé « le quatuor de la convalescence ». On a établi que le premier allegro c’était la maladie ; le scherzo : les forces qui commencent à revenir ; l’adagio molto andante : l’hymne de remerciement d’un homme guéri ; et l’allegro final :la santé et la joie. Ce quatuor si riche sur lequel pèse un ciel gris et désespéré, et dont le premier allegro me plonge personnellement dans un bouleversement profond, notamment l’amorce du second thème, après la modulation en fa majeur, on l’a accoutré d’une robe de chambre, de pantoufles, d’un bonnet de nuit, et on l’a bourré de pilules ! »

Traduction de Christophe Jezewski Collection Folio