Le Hölderlin violent de Jacques Teboul

PARMI les romans de la rentrée1979 la critique littéraire fut intriguée, intéressée, passionnée ou perplexe par une fiction de l’écrivain Jacques Teboul, » Cours, Hölderlin ! » (Éditions du Seuil)  Cet auteur né en 1940 avait déjà été remarqué par son écriture ample, souvent très musicale,  puissante, inspirée, chargée d’ images violentes avec un « Vermeer » publié en 1977 .

 « Cours, Hölderlin « fait bien sûr référence au poète Hölderlin (1770-1843) cette météorite qui est l’égal de Heine ou de Schiller (qui le reconnut et le publia) ce Hölderlin qui fut l’ami de Schelling et de Hegel dans le séminaire de l’école protestante du « Stift » à Tübingen, sur les bords du Neckar, dans la belle Souabe vallonnée, forestière et fruitière. Ils étaient tous trois destinés à être pasteurs. Mais la Révolution française éclata.

Hölderlin eut 19 ans en 1789 et cette Révolution française l’enthousiasma, comme beaucoup de ses condisciples. Ce qui intéresse Jacques Teboul, c’est la brisure de sa vie quand le si prolixe et imaginatif Hölderlin est frappé de folie à trente-six ans. Il passe alors -hébergé par le fidèle menuiser Zimmer dans une tour qu’on peut visiter aujourd’hui- les trente-sept autres années de sa vie. De 1806 à 1843 il devient inaccessible, sans vrai contact raisonnable, et passe son temps à marmonner des choses incompréhensibles, à taper sur une épinette, à jouer de la flûte des mélodies ou des rythmes endiablés, à gribouiller des textes dont la plus grande partie nous manque. Il reçoit quelques visiteurs qui n’ont pas oublié son œuvre mais selon son humeur les accable de signes de politesse ou de déférence ou les ignore. Ses anciens amis repartent effondrés après avoir constaté   le délabrement de ce prodigieux météore, cette intelligence qui dialoguait avec les Dieux Grecs et dont on peut lire les poèmes complets ou inachevés et  la correspondance  en volume « Pléiade » .

Ce qui intéresse Teboul, c’est la silhouette solitaire, douloureuse, les soliloques d’un grand esprit qui se retranche du monde des humains. Imprécations, longs monologues éjaculatoires, visions intérieures éclatées, abattements, cris contre la société, contre sa mère et les soudains mutismes du poète mal peigné, fiévreux, qui contemple de sa fenêtre les eaux du Neckar et la plaine.

L’auteur divise le livre en chapitres avec dés alternance. D’un côté, des morceaux de texte objectifs   et de l’autre, morceaux subjectifs qui nous plongent dans les imprécations frénétiques, les agitations d’un corps pantin désarticulé, l’univers poétique déréglé (cycle des saisons, thèmes patriotiques, importances des fleuves, présence des dieux grecs dans la Nature, etc..) pour former   l’itinéraire du fou, cette course immobile.

 Les textes « objectifs » et descriptifs   précisent les lieux où Jacques Teboul s’est rendu, notamment la ville de Tübingen en Souabe. Il présente

aussi l’  arrivée de Hölderlin à Francfort  quand il apprend que Suzette Gontard, sa bien-aimée( pour qui il a rédigé ses lettres à Diotima )est morte, ou bien son voyage en France, quand il cherche vers Lyon, à rencontrer Bonaparte…Bref les moments clé  avant l’effondrement et   la déraison.

 Le livre balance donc entre un « il » narratif documenté et sobrement écrit dans un style distant, soigné, précis, et soudain brusques passages paroxystiques au « Je ». Ce sont alors des morceaux emportés, une prose lyrique qui nous jette littéralement dans une pensée qui   flambe. Hölderlin déglingué, Hölderlin inspiré ! Il se construit-détruit devant nous dans un parfait exhibitionnisme mental. Oui, cet Hölderlin court après la flèche du temps dans une immobilité hors d’haleine. Le plus étonnant c’est que Teboul est parfaitement à l’aise dans cette invention Re-création évocatoire, divinatoire pour nous faire partager   le mental déréglé du poète. On est soumis aux scansions d’une voix intérieure inspirée qui lance du vitriol au monde des humains. C’est la partie la plus originale, la plus forte, la plus secouante du livre Elle nous permet d’entrer par effraction, dans les fissures et les fulgurances de cet esprit malade. Teboul parvient à ce que le lecteur se sente aspiré et compréhensif    par cette curieuse machine célibataire d’un esprit d’un homme qui crie en boucle aux hommes des vérités tragiques sur les limites du Moi du fond de sa prison mentale.

 C’est le paradoxe de l’auteur de se sentir parfaitement à l’aise pour exprimer les états limites. La prose devient alors hypnotique.

L’étonnant aussi c’est que ce lyrisme fait écho à la révolte de la jeunesse post soixante-huitarde. Révolte radicale et détresse intime se mélangent contre tout : les parents, la société, les amours, la littérature. Teboul se bat contre une société sclérosée en   multipliant les références et les allusions volontairement anachroniques. Hölderlin nous parle et Teboul fait allusion l’Allemagne soumise à la Bande à Baader, cette organisation terroriste d’extrême Gauche qui installa une guérilla urbaine dans l’Allemagne de l’Ouest. Le vertige psychique et la révolte du poète percute la jeunesse révoltée des années 70 qui veut « changer le monde ».

La psychanalyse aussi bien freudienne que lacanienne fait aussi son entrée. Un poète souabe permet donc une catharsis tonitruante très personnelle, presque sauvage, à l’écrivain de 39 ans Jacques Teboul.

Oui, ce livre secoue toujours autant qu’en 1979, aussi vif, aigu, inquiétant, mordant, cassé, libéré avec l’immense tressaillement narcissique qui le parcourt.  

 Des philosophes (de Heidegger à Derrida) et des écrivains (de Peter Härtling à Rilke, Peter Weiss ou René Char) ont été fascinés par cette figure brisée ; ils ont tous interprété, émis des hypothèses  sur ce reclus brisé, et ils ont   sondé ses « Hymnes », ses « Odes » ses grandes Elégies, son « Hyperion » , son « Œdipe-roi », son « Antigone » .  Jacques Teboul lui a inspiré- ce sont ses propres termes –  » une fiction violente et sérieusement documentée qui met en jeu la vérité du poète et là [sienne] « .  Ce texte étrange résonne, agressif et musical aujourd’hui. C’est une faute des jurés de 1979 de n’avoir pas donné un grand prix d’automne à ce texte percutant.

Extrait (c’est Hölderlin qui parle) :

« Hiver 1939

Il n’y a rien, strictement rien, à Tübingen que des alignements de façades, presque toutes identiques, que des entassements et des épaulements de façades, que des surfaces régulièrement trouées de fenêtres petites et presque carrées, il n’y a rien que ces surfaces alignées, dressées les unes sur les autres, avec parfois des arbres noirs, de hauts sapins sinistres, et des saules bordant la surface plane et comme immobile du Neckar. Il n’y a rien que cela et l’étendue vide du ciel, inerte, et ça ne change pas, parce qu’il ne m’arrive rien. Si j’entre dans une salle de travail*, comme autrefois, rien d’autre que les séries mortelles des cuirs reliant les livres, que la surface brillante des bois des tables, si j’entre dans une taverne, et la peau des gens, la peau des enfants et cette surface spéciale de l’Allemand qui se parle, des voix, le grain de cette surface ordinaire. Il n’y a rien d’autre à Tübingen. J’y vis encore, avec un grand trou sombre, là, dans ma tête, dans ce que je pourrais croire pensée, si je n’en savais aujourd’hui l’illusion. Foutaise. Il n’y a rien d’autre à Tübingen que l’immobilité des surfaces, une crispation, parce qu’il me semble que l’Homme enfermé dans sa tour a définitivement tout arrêté :ne plus bouger, ne plus respirer, il ne m’arrive rien. »

*Allusion au « Stift », le séminaire où Hölderlin passa ses années de théologie avec Schelling et Hegel

Ceux qui voudraient en savoir davantage sur la vie, l’œuvre et l’influence considérable de Hölderlin après la seconde guerre mondiale, notamment en France, peuvent se reporter à la fiche Wikipédia, bien faite, très fiable.  A propos de la nature même de la poésie de Hölderlin, je le résume en reprenant ce qu’en dit Pierre Grappin dans une « Histoire de la littérature allemande » (Aubier).

« Hölderlin qui avait étudié soigneusement le grec au « Stift » de Tübingen, vivait dans la familiarité de Pindare. Les divinités grecques, figurations des grandes forces naturelles, devinrent pour lui des compagnons proches, même dans les premières années de maladie, à partir de 1802, et de son voyage à Bordeaux. (..)

 Hölderlin n’avait pas vraiment besoin de cette mythologie grecque pour ressentir un attrait mystique envers les eaux, l’éther, la puissance du soleil. Mais à mesure que la maladie lui fit perdre le contact avec la vie ordinaire, il s’enferma dans une langue difficile qui finit par n’être plus compréhensible que par lui-même. Il s’était toujours senti en communion avec les forces de la Nature, plus proche des Grecs anciens que de ses contemporains. Ses grands Hymnes, tels que « Le pain et le vin » ou « Patmos » prennent pour décor une Grèce mythologique, avec une figure centrale, celle de Dionysos, mais ce Dionysos exprime également un message venu de l’Orient et reste une préfiguration du Christ, et là, on voit l’influence de ses études théologiques.  Ce qui frappe également chez lui, c’est son culte des grands fleuves de son pays : le Neckar, le Rhin, le Main, le Danube, qu’il voit comme des puissances supraterrestres, il les divinise tous.  Ce qui rattache Hölderlin à l’école de Weimar (Goethe et Schiller) c’est qu’il chante la Grèce Antique et qu’il exprime une longue plainte sur la disparition des Dieux qui vivaient en quelque sorte au milieu des hommes. Cette séparation est une des sources es de son désespoir. Pour lui désormais il vit la tragédie d’un monde déserté par le divin.il ne peut plus désormais, après cette séparation irrémédiable, ne dialoguer qu’avec le vent, l’eau, les arbres. « 

Quelques romans de guerre…

La guerre en Ukraine et ses images de destruction nous ont envahi. On la voit chaque jour. Je me pose donc la question : quels sont les  romans de guerre qui m’ont laissé une forte  impression pour mieux comprendre  comment fonctionne une armée. Les textes dont je parle    n’ont aucun rapport avec une recension,et rien d’objectif, ce  sont quelques souvenirs de lectures  marquantes.

 La catégorie la plus répandue   reste celle des   romans rédigés   par ceux qui ont participé à une guerre. Ils sont rarement militaristes…Et en second viennent les récits de journalistes ou correspondants de guerre. Les premiers     restent au plus près  des émotions que ressentent les jeunes appelés .Les seconds racontent aussi bien  les Etats majors que  qui se passe de concret sur le terrain,  et, dans le meilleur des cas,  démontent les propagandes , bourrages de crane, et « versions officielles »

 Rappelons que les guerres jettent au combat et broient des milliers de jeunes appelés  sans beaucoup de formation, et  qui n’ont parfois même pas vingt ans. Ils en ressortent traumatisés. La peur est  le grand sujet.  On le voit bien avec Céline et son Bardamu  du « Voyage.. » ou Drieu la Rochelle avec « La comédie de Charleroi ».

Avec Drieu  un jeune bourgeois   accompagne la mère d’un soldat tué   sur les lieux  du combat. On y découvre alors ce que vécut Drieu : le baptême du feu pour la jeune recrue qu’il était, le découragement, la tentation du suicide, l’exaltation – et surtout et toujours   la peur. Cette peur dominée ou triomphante est au centre de toutes les nouvelles du recueil. Elle est en quelque sorte l’étalon auquel se mesure la valeur de l’homme jeté dans la bataille à Charleroi, Verdun ou dans les Dardanelles.

Ces romans  expriment la surprise, puis le  désarroi, l’incrédulité, l’attente, l’anxiété permanente, parfois l’absolu désespoir, l’imminence du choc, puis la terreur dans l’action. C’est à chaque fois la fin de l’innocence, la jeunesse irrémédiablement perdue, une perte de confiance dans l’humanité.  Beaucoup de ces  jeunes soldats survivants n’échapperont pas au traumatisme et resteront des sortes d’infirmes  se trainant dans la vie civile.

Le roman d’Erich Maria Remarque avec « A L’ouest rien de nouveau « est un peu le modèle -étalon. Il nous fait franchir toutes les étapes et tous les sentiments  d’une jeune appelé ,Paul, qui monte au front avec  un mélange de fierté et d’inquiétude puis qui subit l’enfer. Un des plus beaux passages raconte sa permission, et le fossé qui s’est installé entre lui et ceux qui l’aiment au village. Il est devenu un autre dans les tranchées.

Le jeune lycéen enthousiaste du début du roman est devenu un être hébété par la boucherie et la mort de ses camarades.  Rappelons que l’auteur a été déchu de sa nationalité en 1939, que sa sœur fut condamnée à mort par l’Allemagne nazie pour “atteinte au moral de l’armée” et a été décapitée en 1943. Le roman » A l’ouest rien de nouveau » a été brûlé en place publique.

Sa subversion vient du fait qu’il décrit en phrases simples le dressage imposé aux jeunes recrues par des gradés sadiques-    ce qui se retrouve dans toutes les armées du monde.

E.M.  Remarque est d’une précision rare pour nous faire partager  le calvaire d’un soldat, dans ses moindres   actes :depuis les latrines communes, l’épouillage partagé, la  chasse aux rats qui convoitent les rations, les trocs bouffe et cigarettes, les combines pour améliorer les repas déplorables, la faim, la soif, la douleur, et un progressif  un rétrécissement mental épouvantable suivi d’un chagrin incurable. Une sorte de gel intérieur saisit chaque homme de troupe.



Paul, comme ses amis d’enfance (dont  si peu reviendront vivants)   insiste bien sur le fait  que lui et ses camarades  ont  a  été trompés par l’un de leurs professeurs, patriotard grotesque,   en qui ils avaient  confiance. le passage difficile  d’une génération à l’autre, avec les valeurs de chacune, est finement suggéré.

Pour 14-18, du côté français il y a bien sur le magnifique « les croix de bois » de Roland Dorgelès,  « la peur » de Gabriel Chevallier. On néglige souvent le Giono du «  Grand troupeau », réquisitoire  d’une violence  absolue contre la guerre. Giono a comme toujours des séries d’images stupéfiantes. Les soldats sont comparés au grand troupeau de moutons du premier chapitre, celui  qui descend de la montagne. Les soldats comme « l’assemblée des moutons ». Giono le paiera cher en 1939 et connaitra la prison pour son pacifisme. 

Sur l’interminable attente du combat par le soldat de base, un des modèles reste « Le balcon en forêt » de Julien Gracq, expérience sur l‘attente  du choc en mai 40 face à l’armée nazie et ses blindés  dans les Ardennes..

Ces livres-témoignages de survivants   dévoilent souvent l’incohérence des ordres et contre- ordres ,les décisions  tragiques  de certains généraux, la bêtise ,l’aveuglement et la morgue  de certains officiers,  les rivalités entre les différentes armes, les querelles et tensions d’état- major( voir Montgomery contre Eisenhower ou Patton dans « Bastogne » de John Toland).

On passe alors aux correspondants de guerre et à leur résistance au rôle de simple propagandiste qu’on veut leur faire jouer. C’est le témoignage du jeune journaliste Lucien Bodard sur La guerre d’Indochine avec sa trilogie « L’enlisement », »L’humiliation » et » L’aventure ». Mille pages serrées d’après ses notes de l’époque. Il démonte   les rouages d’un échec. Il témoigne quasiment au jour le jour des chaines de désolantes décisions prises à Hanoi ou à Saigon, avec la bénédiction du Gouvernement français. Il témoigne  de l’aveuglement  et du trompe-l’œil dans lequel se complait l’état-major face à ses murs de cartes, du général Carpentier avec  ses certitudes obtuses   au général De Lattre avec   sa cour fastueuse  de beaux jeunes officiers.

Bodard suit  la tragédie des sans-grade anéantis systématiquement par le Vietminh dans leurs misérables fortins isolés. On voit comment   un corps expéditionnaire se disperse, s’évanouit et meurt dans la jungle, par des séries d’erreurs tactiques ou stratégiques, jusqu’à la fin tragique dans la cuvette de Dien Bien Phu

Bodard   réussit les portraits des   militaires de carrière, façon Suétone, avec une cruauté précieuse.  Gradés, officiers, notables, peureux, « fortes gueules », vieilles peaux et bravaches burinés, animent l’histoire  d’une série d’échecs . Un état-major flotte en pleine illusion sur fond de trafic de piastres

 Enfin quelques textes prennent uniquement le point de vue des officiers qui cherchent dans le combat une philosophie ultime, un dépassement aristocratique  souvent  à connotation nietzschéenne. Le plus évident est bien sûr Ernst Jünger qui raconte sa formation et sa jubilation guerrière dans  « Orages d’acier »,ou dans ses « Journaux de guerre », publiés en Pléiade, et dont Jonathan Littell s’est beaucoup servi.

  *

En ce qui concerne la guerre du Viet Nam, je signale le roman époustouflant d’un ancien lieutenant des marines, Karl Marlantes et son  « Retour à Matterhorn ».C‘est  l’enlisement américain au  Viet Nam vu dans l’étouffante jungle, les marches de nuit, la boue, les pluies, l’épuisement, et le moral qui décline. Comment un petit groupe de soldats se délabre.

D’autres livres proposent une fresque ; ils développent une vraie philosophie sur le fonctionnement des    armées modernes, avec quelques personnages emblématiques.  Le modèle indépassé reste « Les nus et les morts » de l’américain Norman Mailer . Une escouade d’hommes de l’armée US dans une île en plein Pacifique lors de la seconde guerre mondiale. Mailer réussit la totale immersion du lecteur dans le naufrage de ces jeunes soldats isolés.

Mailer avait moins de 3O ans quand il publia ce chef d’œuvre de 9OO pages, en 1948…. Le jeune Norman Mailer, qui était au départ affecté   au service cartographie, avait demandé à être en première ligne .Il  fut intégré dans le pire du pire,  dans une patrouille de reconnaissance derrière les lignes japonaises.

Libéré en 1946, après avoir occupé le Japon, Mailer  étudie dans le moindre détail la psychologie militaire. Son général Cummings, personnage-clé, annonce la hiérarchie qui va triompher dans les grandes entreprises de la nouvelle société civile américaine.

C’est aussi un roman qui annonce génialement le climat de tension «   guerre froide » et son idéologie fasciste. C’est donc un roman à relire pour mieux comprendre la psychologie d’une armée russe et les calculs actuels   du Pentagone. Cette longue marche dans la jungle d’une patrouille en terrain hostile et miné, est également une d’épopée de la survie morale et biologique d’un petit groupe.  Je recommande de lire l’analyse du roman par    Pierre -Yves Pétillon dans son « Histoire de la littérature américaine » pour comprendre les multiples facettes de ce roman et sa grandeur.  Norman Mailer met en évidence les composantes totalitaires des nouvelles sociétés qui naissent de la guerre.

 Je pourrais aussi parler de Malraux, de Malaparte, d’Hemingway, de Heinrich Böll, de « La route des Flandres » ce  prodigieux texte de Claude Simon.. C’est pour une autre fois.

Un extrait des « Croix de bois » de Roland Dorgelès:

« C’est vrai, on oubliera. Oh ! je sais bien, c’est odieux, c’est cruel, mais pourquoi s’indigner : c’est humain… Oui, il y aura du bonheur, il y aura de la joie sans vous, car, tout pareil aux étangs transparents dont l’eau limpide dort sur un lit de bourbe, le cœur de l’homme filtre les souvenirs et ne garde que ceux des beaux jours. La douleur, les haines, les regrets éternels, tout cela est trop lourd, tout cela tombe au fond…
On oubliera. Les voiles de deuil, comme des feuilles mortes, tomberont. L’image du soldat disparu s’effacera lentement dans le sœur consolé de ceux qu’ils aimaient tant. Et tous les morts mourront pour la deuxième fois.
Non, votre martyre n’est pas fini, mes camarades, et le fer vous blessera encore, quand la bêche du paysan fouillera votre tombe. »

L’été 2016 à Quiberon

Le matin, vent, soleil, plage. Espadrilles qui s’enfoncent dans le sable La fraicheur de l’air . Babillages d’oiseaux dans les feuillages. L’uniformité calme de la mer s’élargit dans le ciel.  Quelques nuages isolés au large vers la mince ligne de terre de  La Trinité.  Passage d’une mariée bretonne toute gonflée d’un voile blanc entre des voitures du parking. Dégradés marins : cela va du vert cul- de- bouteille à l’indigo profond avec des espaces d’un violet qui s’assombrit.

Je prends mon vélo cadenassé.

Je traverse assez tôt la petite ville de Saint- Pierre de Quiberon, ses villas mignonnes, jardinets proprets, barrières repeintes, appentis chaulés, bords de mer calmes, un décor d’opérette, avec un seul petit hôtel ouvert. On se croirait dans « les vacances de Monsieur Hulot » de Jacques Tati. Les couverts brillent sur les nappes dans les avancées vitrées des restaurants à l’heure où on passe l’aspirateur. Je file vers Port- Maria, ses mouettes qui tourbillonnent, sa longue jetée de murailles verdies, et coup de sirène   du   ferry blanc qui pénètre dans le port. Donc je roule. Serviettes de bain qui sèchent aux balcons , pavillons alignés, crépis refaits, quelques tags. Marquises à glycine et des portes à verres dépolis et rosaces en fer forgé qui assurent que l’entre-deux guerres a  bien existé .

Coups de pédale, ça grince. Cerisiers en fleurs dans les jardinets comme des petites explosions blanches figées. Un   retraité à chapeau de paille et salopette à bretelles est assis sur un pliant, il repeint une barrière ,  écoute  un jeu  sur son poste à transistors  rabiboché  d’un élastique. Les restaurants alignés le long de l’avenue proposent sur des ardoises de mirobolants de plateaux de fruits de mer, des sardines grillées, menus rédigés à la craie, kir offert ! Un avion de tourisme blanc et rouge surgit au ras des toits dans un rugissement de moteur qui vrille le quartier et disparait.

 Longue pente de  la côte sauvage  qui oblige à changer de pignon plusieurs fois. Le vent apporte de longues  vagues vertes  ,sensation de glissement dans la Pure Création de Dieu  dans l’immense frémissement et l’énergie de l’endroit : sans cesse du bleu, du vert, des couleurs disjointes étranges, des bouffées d’odeurs résineuses de landes et j’entre dans   l’envoutante, l’inexplicable, irréfutable  magie de la mer :elle   s’ouvre sur plusieurs côtés, sature la vision, avec ses récifs blanchissants, et c’est comme un souvenir d’enfance qui vous  revient                                                                                                                                                                                                                                                                                     aussi cru que la première fois que tu respires  l’odeur des rognures de crayon dans la salle de dessin…

 Larges échappées sur la mer dans un picotement d’air glacé , des volleyeuses crient   sur une plage,  des sentiers dévalent droit  dans les rochers , puis, soudain  la route , nue, noire, droite, mène au  rien ,l’uniformité, le vent par rafales  tout glisse dépressions de plantes dunaires dépressions de roches en lamelles, tu lèves la tête , le  mince trait crayeux d’un  long courrier  s’étire et divise le ciel bleu.. Parfois tout verdit, s’ombre au fil des nuages, se violace,  une  lumière grise surplombe   un parking avec des caravanes, des remorques,  tu croises une Volvo arrêtée sur le bas-côté  avec un couple transi qui téléphone., tu disparais, tu t’absentes, tu t’oublies , tu n’es plus nulle part et tu n’éprouves rien.  Dans ce désert raboté de rafales  tout ça t’essore dans  un bouillonnement  d’écume, comme si la Terre et la Mer ouvraient leurs cuisses blanches.

 Soudain à nouveau, au bas d’une pente, la cuvette large de la mer. Successions de plages vides que des barres d’écume blanchissent. L’air frais picote la peau des bras.  Certaines flaques d’eau semblent vivantes et neuves dans un léger frisson argenté. Il y a une curieuse effervescence vers un marécage à oiseaux, des pies, des goélands tournoient au-dessus  d’un chantier et d’une bétonneuse.

Vers Plouharnel des bancs de vases immenses qui brillent suggèrent des familles de cétacés endormies au large.

A vélo impression de filer   sur l’eau. A Penthièvre les étendues marines cernent la route des deux côtés et je me répète bêtement « la Grandeur »…  … « la Grandeur ». Je roule sur un sentier défoncé qui borde   la ligne de chemin de fer avec ses  maigres sillons herbeux . Puis je retrouve les pins, leurs troncs parallèles bien réguliers qui forment une grille floue dans le soleil. Plus tard, vers par la pointe du Percho, le pédalier grince dans la côte alors apparait une vaste lumière d’estuaire.  Je m’arrête : un fond de graviers clairs bouge flou , l’eau  clapote sur ses  reflets  .

Au sommet de la côte la mer se découvre à nouveau : une plaque d’argent. C’est vitrifié et il en émane une sensation de joie et de respiration ivre  

Je pédale longtemps dans les couches d’air tiède de la   lande roussie, avec ses chardons, ses odeurs fibreuses et résineuses. Voltigent de curieux petits papillons noirs autour d’une grange à l’abandon avec des rais de lumière qui filtrent entre la charpente. Une odeur de vieille paille pourrie chatouille les sinus. Massifs de bruyères, salicornes, et chardons se dessinent à la  line de plomb sous la lumière rase du sommet de la  colline .Châles et foulards de quelques pique niqueurs sur une aire de repos. Etendue muette de la mer, divinité, béatitude, silence, Nausicaa et ses servantes vont apparaître avec leurs paniers de linge, j’en suis sûr. Le regard se dilue dans la spirale du futur au fin fond du ciel . Alors j’entends dans mon dos une voix perçante   sur un parking :Bernard! Bernard ! Merde ! ! Dépêche-toi !! faut qu’j’aille à la BNP!

Saint-Pierre de Quiberon