PARMI les romans de la rentrée1979 la critique littéraire fut intriguée, intéressée, passionnée ou perplexe par une fiction de l’écrivain Jacques Teboul, » Cours, Hölderlin ! » (Éditions du Seuil) Cet auteur né en 1940 avait déjà été remarqué par son écriture ample, souvent très musicale, puissante, inspirée, chargée d’ images violentes avec un « Vermeer » publié en 1977 .
« Cours, Hölderlin « fait bien sûr référence au poète Hölderlin (1770-1843) cette météorite qui est l’égal de Heine ou de Schiller (qui le reconnut et le publia) ce Hölderlin qui fut l’ami de Schelling et de Hegel dans le séminaire de l’école protestante du « Stift » à Tübingen, sur les bords du Neckar, dans la belle Souabe vallonnée, forestière et fruitière. Ils étaient tous trois destinés à être pasteurs. Mais la Révolution française éclata.

Hölderlin eut 19 ans en 1789 et cette Révolution française l’enthousiasma, comme beaucoup de ses condisciples. Ce qui intéresse Jacques Teboul, c’est la brisure de sa vie quand le si prolixe et imaginatif Hölderlin est frappé de folie à trente-six ans. Il passe alors -hébergé par le fidèle menuiser Zimmer dans une tour qu’on peut visiter aujourd’hui- les trente-sept autres années de sa vie. De 1806 à 1843 il devient inaccessible, sans vrai contact raisonnable, et passe son temps à marmonner des choses incompréhensibles, à taper sur une épinette, à jouer de la flûte des mélodies ou des rythmes endiablés, à gribouiller des textes dont la plus grande partie nous manque. Il reçoit quelques visiteurs qui n’ont pas oublié son œuvre mais selon son humeur les accable de signes de politesse ou de déférence ou les ignore. Ses anciens amis repartent effondrés après avoir constaté le délabrement de ce prodigieux météore, cette intelligence qui dialoguait avec les Dieux Grecs et dont on peut lire les poèmes complets ou inachevés et la correspondance en volume « Pléiade » .

Ce qui intéresse Teboul, c’est la silhouette solitaire, douloureuse, les soliloques d’un grand esprit qui se retranche du monde des humains. Imprécations, longs monologues éjaculatoires, visions intérieures éclatées, abattements, cris contre la société, contre sa mère et les soudains mutismes du poète mal peigné, fiévreux, qui contemple de sa fenêtre les eaux du Neckar et la plaine.
L’auteur divise le livre en chapitres avec dés alternance. D’un côté, des morceaux de texte objectifs et de l’autre, morceaux subjectifs qui nous plongent dans les imprécations frénétiques, les agitations d’un corps pantin désarticulé, l’univers poétique déréglé (cycle des saisons, thèmes patriotiques, importances des fleuves, présence des dieux grecs dans la Nature, etc..) pour former l’itinéraire du fou, cette course immobile.
Les textes « objectifs » et descriptifs précisent les lieux où Jacques Teboul s’est rendu, notamment la ville de Tübingen en Souabe. Il présente
aussi l’ arrivée de Hölderlin à Francfort quand il apprend que Suzette Gontard, sa bien-aimée( pour qui il a rédigé ses lettres à Diotima )est morte, ou bien son voyage en France, quand il cherche vers Lyon, à rencontrer Bonaparte…Bref les moments clé avant l’effondrement et la déraison.

Le livre balance donc entre un « il » narratif documenté et sobrement écrit dans un style distant, soigné, précis, et soudain brusques passages paroxystiques au « Je ». Ce sont alors des morceaux emportés, une prose lyrique qui nous jette littéralement dans une pensée qui flambe. Hölderlin déglingué, Hölderlin inspiré ! Il se construit-détruit devant nous dans un parfait exhibitionnisme mental. Oui, cet Hölderlin court après la flèche du temps dans une immobilité hors d’haleine. Le plus étonnant c’est que Teboul est parfaitement à l’aise dans cette invention Re-création évocatoire, divinatoire pour nous faire partager le mental déréglé du poète. On est soumis aux scansions d’une voix intérieure inspirée qui lance du vitriol au monde des humains. C’est la partie la plus originale, la plus forte, la plus secouante du livre Elle nous permet d’entrer par effraction, dans les fissures et les fulgurances de cet esprit malade. Teboul parvient à ce que le lecteur se sente aspiré et compréhensif par cette curieuse machine célibataire d’un esprit d’un homme qui crie en boucle aux hommes des vérités tragiques sur les limites du Moi du fond de sa prison mentale.

C’est le paradoxe de l’auteur de se sentir parfaitement à l’aise pour exprimer les états limites. La prose devient alors hypnotique.

L’étonnant aussi c’est que ce lyrisme fait écho à la révolte de la jeunesse post soixante-huitarde. Révolte radicale et détresse intime se mélangent contre tout : les parents, la société, les amours, la littérature. Teboul se bat contre une société sclérosée en multipliant les références et les allusions volontairement anachroniques. Hölderlin nous parle et Teboul fait allusion l’Allemagne soumise à la Bande à Baader, cette organisation terroriste d’extrême Gauche qui installa une guérilla urbaine dans l’Allemagne de l’Ouest. Le vertige psychique et la révolte du poète percute la jeunesse révoltée des années 70 qui veut « changer le monde ».
La psychanalyse aussi bien freudienne que lacanienne fait aussi son entrée. Un poète souabe permet donc une catharsis tonitruante très personnelle, presque sauvage, à l’écrivain de 39 ans Jacques Teboul.
Oui, ce livre secoue toujours autant qu’en 1979, aussi vif, aigu, inquiétant, mordant, cassé, libéré avec l’immense tressaillement narcissique qui le parcourt.
Des philosophes (de Heidegger à Derrida) et des écrivains (de Peter Härtling à Rilke, Peter Weiss ou René Char) ont été fascinés par cette figure brisée ; ils ont tous interprété, émis des hypothèses sur ce reclus brisé, et ils ont sondé ses « Hymnes », ses « Odes » ses grandes Elégies, son « Hyperion » , son « Œdipe-roi », son « Antigone » . Jacques Teboul lui a inspiré- ce sont ses propres termes – » une fiction violente et sérieusement documentée qui met en jeu la vérité du poète et là [sienne] « . Ce texte étrange résonne, agressif et musical aujourd’hui. C’est une faute des jurés de 1979 de n’avoir pas donné un grand prix d’automne à ce texte percutant.

Extrait (c’est Hölderlin qui parle) :
« Hiver 1939
Il n’y a rien, strictement rien, à Tübingen que des alignements de façades, presque toutes identiques, que des entassements et des épaulements de façades, que des surfaces régulièrement trouées de fenêtres petites et presque carrées, il n’y a rien que ces surfaces alignées, dressées les unes sur les autres, avec parfois des arbres noirs, de hauts sapins sinistres, et des saules bordant la surface plane et comme immobile du Neckar. Il n’y a rien que cela et l’étendue vide du ciel, inerte, et ça ne change pas, parce qu’il ne m’arrive rien. Si j’entre dans une salle de travail*, comme autrefois, rien d’autre que les séries mortelles des cuirs reliant les livres, que la surface brillante des bois des tables, si j’entre dans une taverne, et la peau des gens, la peau des enfants et cette surface spéciale de l’Allemand qui se parle, des voix, le grain de cette surface ordinaire. Il n’y a rien d’autre à Tübingen. J’y vis encore, avec un grand trou sombre, là, dans ma tête, dans ce que je pourrais croire pensée, si je n’en savais aujourd’hui l’illusion. Foutaise. Il n’y a rien d’autre à Tübingen que l’immobilité des surfaces, une crispation, parce qu’il me semble que l’Homme enfermé dans sa tour a définitivement tout arrêté :ne plus bouger, ne plus respirer, il ne m’arrive rien. »
*Allusion au « Stift », le séminaire où Hölderlin passa ses années de théologie avec Schelling et Hegel

Ceux qui voudraient en savoir davantage sur la vie, l’œuvre et l’influence considérable de Hölderlin après la seconde guerre mondiale, notamment en France, peuvent se reporter à la fiche Wikipédia, bien faite, très fiable. A propos de la nature même de la poésie de Hölderlin, je le résume en reprenant ce qu’en dit Pierre Grappin dans une « Histoire de la littérature allemande » (Aubier).
« Hölderlin qui avait étudié soigneusement le grec au « Stift » de Tübingen, vivait dans la familiarité de Pindare. Les divinités grecques, figurations des grandes forces naturelles, devinrent pour lui des compagnons proches, même dans les premières années de maladie, à partir de 1802, et de son voyage à Bordeaux. (..)
Hölderlin n’avait pas vraiment besoin de cette mythologie grecque pour ressentir un attrait mystique envers les eaux, l’éther, la puissance du soleil. Mais à mesure que la maladie lui fit perdre le contact avec la vie ordinaire, il s’enferma dans une langue difficile qui finit par n’être plus compréhensible que par lui-même. Il s’était toujours senti en communion avec les forces de la Nature, plus proche des Grecs anciens que de ses contemporains. Ses grands Hymnes, tels que « Le pain et le vin » ou « Patmos » prennent pour décor une Grèce mythologique, avec une figure centrale, celle de Dionysos, mais ce Dionysos exprime également un message venu de l’Orient et reste une préfiguration du Christ, et là, on voit l’influence de ses études théologiques. Ce qui frappe également chez lui, c’est son culte des grands fleuves de son pays : le Neckar, le Rhin, le Main, le Danube, qu’il voit comme des puissances supraterrestres, il les divinise tous. Ce qui rattache Hölderlin à l’école de Weimar (Goethe et Schiller) c’est qu’il chante la Grèce Antique et qu’il exprime une longue plainte sur la disparition des Dieux qui vivaient en quelque sorte au milieu des hommes. Cette séparation est une des sources es de son désespoir. Pour lui désormais il vit la tragédie d’un monde déserté par le divin.il ne peut plus désormais, après cette séparation irrémédiable, ne dialoguer qu’avec le vent, l’eau, les arbres. «