L’air sent la neige avec Sarah Kirsch

Sarah Kirsch est une poétesse allemande hélas assez peu traduite en France. Née Ingrid Bernstein le 16 avril 1935 à Limlingerode, elle est  morte le 5 mai 2013 à Heide, titulaire de très nombreuses distinctions littéraires dont le prix Heinrich Heine, le Prix Pétrarque, le prix Hölderlin, le prix Georg Büchner. Malgré sa célébrité en Allemagne, elle est peu traduite en France.  Ayant publié ses premiers recueils lyriques en RDA où elle vit alors, elle est exclue de l’Union des Ecrivains en 1977 pour avoir soutenu Wolf Biermann et protesté contre son expulsion de la RDA. Elle passe alors en Allemagne de l’Ouest, voyage en France, séjourne longtemps à Rome, et finit par s’installer dans le Schleswig-Holstein, ce pays plat du nord de l’Allemagne qui a été célébré par le peintre Emil Nolde.   Son premier recueil lyrique puise son inspiration dans une sorte de romantisme dont les spécialistes disent qu’il est marqué par Novalis et Eichendorff, mais aussi Ingeborg Bachmann-qui est de sa génération, et qui elle aussi s’est longtemps installée à Rome

  • Il faut saluer les passionnés  qui ont traduit et  publié  une partie de son œuvre en français, sans avoir été suivis par les grands éditeurs.
  •  Terre / Erdreich, poèmes traduits et présentés par Jean-Paul Barbe, éd. le Dé bleu, 1988.
  • Chaleur de la neige / Schneewärme, poèmes traduits et présentés par Jean-Paul Barbe, éd. le Dé bleu, 1993.
  • amour de terre / erdenliebe, anthologie de poésie, trad. Marga Wolf-Gentile, Aix en Provence, l’Atelier des livres, 2020.
  • En revue: Pays de Géants, traduit de l’allemand par Marga Wolf-Gentile, Po&sie 2008/4 (N° 126), p. 42-46.
  • Amour de cygnes, lignes et merveilles, trad. Marga Wolf-Gentile, Po&sie 2018/3-4 (N° 165-166), p.

 Voici quelques poèmes de la dernière période de sa vie, traduits par Marga  Wolf-Gentille

« De l’enthousiasme m’assaille soudain dans le wagon-restaurant à la vue de mon plat pays familier. À partir de Glückstadt je suis toujours heureuse. Sur le plan vide ne se trouve rien hormis des pieux d’enclos et des taupinières. Les cônes sont nombreux dans cet hiver humide et d’une taille considérable. Du côté nord chacun est pourvu d’une poignée de neige. Cela confère à cette contrée un aspect bizarre précieux. Dans le patois du plat pays les travailleurs de la patte s’appellent Winnewup.

«  Pour comprendre quelque chose à la tempête ou pouvoir même en transmettre on doit être implanté à la frontière entre l’eau et la terre, là où elle se jette sur le monde, fraîche et dispose, venue tout droit de l’éther enfant céleste, chatouillée par de petites forêts – comme elle hurle de rire et me coupe d’emblée les pieds. »

« C’est le premier février et la glace sur l’Eider bruisse sous un de ces vents plus délicats une série d’ouragans brutes venant déjà de passer. La nuit a été claire, l’Orion l’épée pendu au ciel, la lune se lève à six heures cinquante-trois maintenant, alors depuis déjà un moment l’enfant se trouve dans le bus pour bien atteindre de façon ou d’autre l’école. Quelques heures plus tard le soleil consume le givre des prés, les moutons se tiennent debout dans un paysage d’argent et broutent l’herbe hivernale feutrée. »

« Sur la route c’est le paradis des neiges, congères, langues de neige avancées sur l’asphalte et des fossés comblés avec des roseaux fauves encore dedans, des traces de vélos de pas d’hommes et de lièvres coulées en bleu d’une façon différente selon la profondeur de l’empreinte la position du soleil bas. Des grives trop grandes gonflées dans l’allée noire inclinée vers le nord-est jusqu’à ce que plus tard que d’habitude le ramasseur de lait commence son voyage et que le bruit du tracteur se fasse entendre pendant longtemps n’arrivant pas à s’apaiser toujours encore suspendu dans l’air qui resplendit oscillant d’une ferme isolée à l’autre et redoublant à midi lorsque le tracteur revient avec des pots à lait qui sifflotent insouciants. »

« C’est une sensation agréable si tôt le matin de sortir loin devant sa maison quand les alouettes se trouvent dans l’air glacé occupées à chanter. Les fermes avec leurs lumières d’étable comme des bateaux amarrés elles gisent au loin dans la plaine et les portes en baillant en font sortir à tout instant des paysans charriant du fumier et on dirait déjà que les gelées ne vont plus durer maintenant. Si l’on possédait un petit cheval on pourrait le monter sans hésiter et sur la croupe de la digue suivre le cours du fleuve des jours durant sans penser au retour. Or, on va s’en retourner à pied à travers le brouillard troué accomplir ses devoirs. »

« C’est le moment où l’on taille les haies vives. Visibles de loin des blessures partout dans les différents arbustes les arbres rabattus et des tas légers de rameaux de branches s’assemblent dans les fossés. Les paysans ces brigands font une coupe grossière mais les bougres noirs écorchés le leur rendent encore toujours en printemps par une triple croissance ils se transforment en peignes à vent sur lesquels on peut de nouveau compter pendant un an. Lorsque les petites tronçonneuses de campagne font rage et crient leur passage se dessine clair éclatant en période sans neige et il faut qu’il gèle pour que ceux qui les actionnent aient le pied léger ne s’enfoncent, alors les journées s’allongent déjà d’un cri de coq et par-dessus les maisons des oies s’envolent loin dans les marais. « 

François-Régis Bastide ou la symphonie inachevée

 François-Régis Bastide…Ce nom vous dit quelque chose? Bastide mourut le 17 avril 1996, à 69 ans. Dans le milieu littéraire parisien des années 60-70, c’était   un notable  comme  François Nourrisier, ou Yves Berger. Aux  éditions du Seuil, il dénichait et soutenait de jeunes  auteurs,   dirigeait la collection «  Solfège »  avec brio; et surtout , il anima   pendant un quart de siècle l’émission « Le masque et la plume »  chaque dimanche, sur France Inter ; il fut aussi  aussi  militant socialiste, fidèle ami de Mitterrand pendant les années lointaines  de  la conquête du pouvoir et de l’élaboration du Programme Commun..

C’est étrange la critique littéraire, un métier qui ressemble à celui du sourcier et de sa baguette pour dénicher quelques jeunes auteurs passionnants  dans  une avalanche pénible  de livres d’automne, tout ça dans la hâte, écris moi trente lignes sur Machin, coco ,les modes, les emballements médiatiques, les coups de fil inutiles; ou les petits mots laconiques des attachées de presse,  sans oublier  tant   d’heures de lectures en pure perte.

Quarante ans plus tard, on confie  ses remords au papier  au moment de la nécrologie. C’est souvent, la Critique, au fil des ans, une manière de revivre  les moments enchantés de la première lecture, des constater hélas ses échecs, ses erreurs .Les horloges qui sonnent permettent aussi  d’évaluer combien    les gloires appréciées du grand public ont définitivement déserté le box-office. Enfin, il reste les jugements en appel, en rouvrir   les vieilles éditions tant aimées et retrouver les pages noircies d’annotations  comme si les œuvres étaient devenues les lettres d’un ami cher trop tôt disparu. C’est ce qui m’arrive en feuilletant à nouveau les éditions brochées de François-Régis Bastide.

Je suis  donc parti avec l’idée de redonner envie de lire  Bastide. Je gardais le souvenir ébloui de deux grands « romans » autobiographiques de François-Régis Bastide, « La vie rêvée » (1961) et « La fantaisie du voyageur » (1976). Ces lectures à l’époque m’avaient enchanté, car j’avais vécu,comme l’auteur  dans cette Allemagne en ruines de l’après-guerre.Ca faisait résonance avec mon expérience.  Et je trouvais injuste qu’on ne ré-édite pas  ces deux romans qui ont un talent pétaradant, un ton  d’écorché nonchalant, impudique et chatoyant,  pas si loin que ça de Nimier   .Car Bastide a eu une vie étonnante : adolescent remarqué, fils de notable de Biarritz , pianiste doué, soldat précoce jeté dans la bataille   en qualité de spahi,  enrôlé dans la 2° DB à la Libération à l’âge de 19 ans , blessé au genou en pénétrant  en Foret Noire (c’est très hussard  tout ça !) , animateur des Rencontres de Royaumont,   manitou au Seuil, juré du prix Médicis, puis  ambassadeur de France à Copenhague, puis  à Vienne,  enfin grand connaisseur de Saint-Simon, ce qui classe un homme… Bref, un sacré parcours. Un vrai beau personnage flamboyant, romantique,  fou d’une Allemagne qui va de Heine à Gieseking, et de  Schumann aux concerts  forestiers de Baden-Baden. Jérôme Garcin, qui succéda au « Masque et la plume »   lui consacra un petit livre de ferveur «L’  irréprochable ami »(Gallimard) .

 « Je ne suis qu’un petit-bourgeois du Sud-Ouest qui a cru s’élever à la hauteur des grands Allemands incompréhensibles », écrivait-il, dans ce roman confession. « Un visage fin d’éternel romantique, un nez d’inquisiteur, des yeux bridés, une bouche sans lèvres, un port altier de connétable espagnol », écrit Garcin.  » Une sorte de Cocteau de gauche. »

Et là au cours de ma relecture-expertise  je  me sens divisé, perplexe ,tantôt enthousiaste, sous le charme, devant  des chapitres superbes de lyrisme vrai,  tantôt déçu par  des répétitions,  une chronologie  emberlificotée à plaisir,  des poses, des faiblesses narcissiques, de soudains effritements de la narration après  des  morceaux d’anthologie.  J’ai admiré des pages d’un beau romantisme « tremblé » sur des amours, puis regretté des embardées foutraques, savouré des passages secouants d’aveux, vraiment rares et  réussis,  mêlés à des préciosités et attendrissements  enfantins

Donc, on voit l’ancien spahi se démener pour monter la Radio de la Sarre, attirer des talents de Paris, faire des programmes de musique franco-allemande avec l’aide des généraux français et de pianistes germaniques mal vus des autorités d’occupation. En un mot le jeune Bastide doit faire aimer   la Culture au milieu des décombres. A 20 ans, pour ce pianiste fou de Ravel  il y a pire…

Oui, c’est une étrange vie « rêvée »  et paradoxale   pour un post-adolescent placé dans une période aussi trouble qui cumule  la chasse aux nazis avec une opération de séduction  des américains en  jeep.   Comment ne pas être à la fois, enthousiaste, naïf  et sentimental comme il le fut dans un pays qui manquait de tout, avec des  gens dans la rue  qui   mendient des cigarettes américaines, du charbon et des pommes de terre, et un peu de considération.

Mais visiblement, ce qui passionne notre moderne Lucien Leuwen  dans ce curieux « « duché » de Sarre récupéré par l’armée française,  ce sont les sentiments  pour cette   belle allemande aux yeux sombres  qui rappelle à Bastide le    romantisme rhénan tragique façon  Schumann et  Clara. Dans le genre romantique insondable, les correspondances mystérieuses sont si nombreuses qu’elles forment une musique du vertige d’aimer  sans toutefois  en faire résonner  l’insondable. On a , avec ces amours au bord du Rhin, un sentiment d’éclatement,  ou de maladresses dans l’extase.  Curieux comme dans cette œuvre les moments enchanteurs s’épanouissent sur dix pages pour se rétrécir dans les chapitres suivants.

 On suit sur une carte routière d’ Europe centrale  les  voyages   d’un couple amoureux, redoublé vingt ans plus tard par un couple presque semblable. Bastide fut-il l’amant de la mère et ensuite  de la fille ?   Une abondance de détails sur la vie en commune, les lits partagés, l’amour courtois dans les  auberges à édredons,   les dialogues qui sonnent bien, nous feraient croire qu’il y a même de l’inceste dans l’air… Beaucoup de références littéraires ponctuent ce livre situé dans la lignée du Giraudoux de « Siegfried et le Limousin » .  Si la fatalité et l’ absurdité de la guerre sont bien présents  ,  les  images culturelles foisonnantes  ne dissipent pas  le malaise face au   tragique de l’époque.

Le meilleur vient des portraits, celui du grand pianiste Walter Gieseking (surveillé  par la police militaire)  ou  celui de l’organiste aveugle André Marchal, spécialistes de Bach.. Là, purs moments jubilatoires. 

Enfin   l’ambition si évidente de l’auteur de libérer un lyrisme dans un mélange d’incandescence, d’amertume, et de nostalgie façon Aragon ,celui de « Blanche ou l’oubli » n’est réussie réussit qu’à demi. Des éclats, mais pas de fresque.

Apportons une pièce au dossier. Voici ce que le critique Pierre-Henry Simon disait de « La vie rêvée » en 1962 dans le journal « Le Monde » et qui peut s’appliquer à cette schubertienne « Fantaisie du voyageur ».

« Ce livre a des défauts, mais on le lira ; il est irritant et charmant, multiple et plein, et chacun y pourra trouver ce qu’il aime : de la délicatesse, du cynisme, de la morale bourgeoise, de la pourriture mondaine, une ombre de religion, des pointes d’érotisme, des indiscrétions, des clefs, le tout, à mon goût, trop peu lié et mal pris, au sens où l’on dit qu’une sauce hollandaise ne prend pas. Mais un homme est là, et c’est l’essentiel. « 

PS. je viens d’apprendre la disparition d’un excellent critique littéraire qui a exercé au journal « Le monde », Patrick Kechichian . Pierre Assouline lui rend un bel hommage en republiant une réflexion de Kechichian sur son métier.

C’est l’automne…

C’est l’automne. La plage des Corbières est devenue déserte. Les voiliers  se balancent ,vides.
La mer est calme, lisse, elle endort. L’eau est un sommeil, les vagues monotones et régulières s’étalent  là où des  baigneurs jouaient avec leurs enfants. On a  enlevé  le préfabriqué qui abritait les maitres-nageurs. Le bar en rotonde  a rangé  ses parasols dans un appentis ,  posé des panneaux de bois devant ses ouvertures, en prévision des marées à gros coefficient .

L’eau brille  par moments, c’est tout. Le sommeil des vagues grises sur les plages désertes  est  sans commencement ni fin .Quelques pécheurs bottés retournent à la bèche des endroits vaseux pour récupérer des vers. Un homme en ciré et bonnet marin marche en balayant le sable avec un détecteur de métaux. Points brillants   sur le ciment de digue : ce sont les éclats de verre des bouteilles de bières fracassées par quelques jeunes fêtards du vendredi soir. Alignement de volets désormais clos des villas, mélancolie des outils de jardinage bien rangés.  Il n’y a pratiquement plus de goélands et mouettes qui tourbillonnent et piaillent dans le ciel , la grippe aviaire a frappé en trois  semaines  et les  poubelles ne sont plus renversées par les oiseaux. Quelques cormorans déploient   leurs plumes noires sur les balises.

La fenêtre de ma cuisine surplombe une impasse goudronnée. Avec les premières pluies stagnent d’immenses flaques d’eau frissonnantes qui forment miroir pour les nuages. La grosse femme gaie qui chantonne pour venir prendre son courrier à onze heures a remis son châle. Hier matin les brouillards ont escamoté les marronniers du parc voisin et  rendent  fantomatiques les murets des courettes. La nuit, quelques rafales balancent   les paquets de fils électriques.. Un bâtiment de moellons au toit de zinc ferme l’allée. On y installe un échafaudage. Une famille avec quatre enfants a déménagé. Local vide.  Plus de cris dans la ruelle, jeux de marelle  effacés.

 Deux maisons de granit bordent le côté gauche de cette ruelle. L’une, haute, massive offre de mon côté un  haut  mur aveugle de pierres aux tons rouille avec des coulures de suie. Quand le soleil frappe entre onze heures et midi cette  muraille  s’éclaire de marrons sableux  avec des nuances de terre cuite, de laque rouge ,   ou de  brillances bleu céramique  que l’on trouve dans certains tableaux de Paul Klee.

Je vais prendre mon café à la terrasse de l’Hortensia, sur le quai Solidor. Ciel bleu net, voiliers qui s’inclinent, dont un bleu et blanc qui brille, long , effilé. Vent frais, papier du sucre qui s’envole.

J’ouvre Libé et lis un beau papier de Philippe Lançon sur l’expo Edvard Munch, à Paris, et je lis : » Chez Munch, la chevelure(féminine) est un attribut sexuel de l’angoisse. Elle serpente autour de sa proie comme les algues autour de la Dame du Lac. » Les algues ? Ici elles parsèment la route car les marées actuelles sont de coefficient 100.

Le café tiédit. La mousse qui tournait dans la tasse a disparu. La fin de l’article de Lançon qui parle de Proust déçoit un peu. A deux tables de la mienne une jeune fille rousse étroite avec un pull-over rose tient sa tasse à la hauteur de ses lèvres et souffle délicatement, tandis que son voisin, au visage buriné, hâlé, cheveux gris coupés courts, pull marin avachi, pantalon vieux rose, penche la tête pour arriver à lire quelque chose sur son portable. Quand je referme le Libé   de lourds nuages ont assombri l’estuaire, le paysage a changé :   le voilier  effilé  a disparu, l’ étendue d’eau s’offre déserte, avec un triangle qui scintille. Le silence se creuse, vaguelettes à l’infini vers les villas de Dinard.

La guerre est revenue en Europe. Les cloches de l’Eglise Sainte-Croix commencent à sonner lourdement. Je me souviens d’un des derniers poèmes de Brecht. « Le premier regard par la fenêtre, le matin
Le vieux livre retrouvé
Des visages ardents
la neige, les saisons qui changent
Le journal
Le chien
La dialectique
Se doucher, nager
La musique ancienne
Des chaussures confortables
Comprendre
De la musique nouvelle
Écrire, planter
Voyager,
Chanter. »
Être amical »

Grégoire Bouillier met le feu à la Rentrée littéraire

Pierre Assouline et la presse littéraire ont raison, les 912 pages de « Le cœur ne cède pas » sont hors norme.

Vraiment. Une sacrée spirale pour sonder une vie. Un bloc littéraire capital tombé sur cette Rentrée littéraire.

 En reprenant un fait divers sur un ancien mannequin, Marcelle Pichon, de Jacques Fath qui s’est laissé volontairement mourir de faim en tenant le journal de son agonie, Grégoire Bouillier propose un OVNI littéraire. Ce qui est fascinant dans ce livre-enquête « Le cœur ne cède pas » (Flammarion) touffu, irradiant, bavard, c’est que l’auteur, et sa pétulante collaboratrice Penny se font détectives amateurs avec un acharnement insolite pour sortir cette femme du fleuve des morts. Bouillier et Penny    ne cessent de traquer, en cercles de plus en plus larges, le moindre indice concernant cette Marcelle Pichon si fantomatique, une sorte de Nadja jamais rencontrée mais qui aimante les fantasmes par sa vie à l’écart et  le masochisme  de sa mort. Cette   éternelle fugitive n’offre au départ que des zones aveugles à Bouillier. Sa   belle silhouette de mannequin est une substance radioactive pour un imaginatif. On ne sait pas si cette belle a  quitté les autres, ses deux maris, dans une misanthropie grandissante, dans des crises dépressives, dans une émancipation déjà féministe, dans une conquête de liberté pour parvenir à de hautes régions de solitude. Les autres l’ont-ils abandonné ou c’est elle qui a fait le grand écart ? Et pourquoi. L’enquête multiplie les questions. On découvre donc au fil des chapitres(les épigraphes sont excellentes)  les parents, l’enfance, le mariage, l’arbre généalogique, la tombe, un passage météorique  à la télé, des coupures de presse décevantes sauf un article , à France-soir signé de Brigouleix.  etc…Et plus on avance dans le livre, plus les fragments de cette personnalité, ses pans d’ombre, si vastes, renforcent la fascination. Il y a tout un mouvement pendulaire d’excitations et de découragements de l’auteur rythmant l’enquête, et la dynamisant.

 Autre séduction : au lieu de réduire cette femme à une petite cellule biographique refermée sur elle-même, Bouiller radiographie une époque et quelle époque !  car avoir 20 ans sous l’Occupation  irradie et se charge de curieuses effluves comme dans un récit de Modiano-cité. Marcelle Pichon a sans doute eu faim pendant 4 ans, et elle se tue par le supplice de la faim.. Le texte met bien en évidence les balbutiements de nos deux enquêteurs, leurs moments désorientés, et l’espèce de ravissement qui les saisit quand un indice leur tombe sous les yeux. Marcelle Pichon se dérobe, apparait, re-disparait, approche ou s’éloigne ; elle permet des associations très imaginatives à l’auteur. J’ai senti comme un remords caché de l’auteur dans sa recherche fiévreuse qui traverse le bouquin comme si cette femme  devenait  le  centre de gravité  d’un souci intime  l’auteur et  une    danse tragique pour ressusciter de cette France misérable de la guerre et de l’après-guerre.  

La pression historique des années noires puis des années grises  recharge continuellement l’intérêt pour  cette femme et la rend emblématique. Les changements de monde, -avec l’explosion de Mai 68- sont notés et canalisent la tentation imaginative qui pourrait altérer le sens même de ce travail archéologique. On remarque, en outre, que cette période Covid parisienne   nous sensibilise à cette atmosphère, et à cette marche orageuse de l’Histoire.. Cela favorise la concentration mais aussi  un vagabondage onirique dans ce Paris  un peu modianesque de rues vides et de quartiers déserts comme si le Paris du  Covid rejoignait les heures de couvre-feu de l’Occupation. Un parfum de présences occultes émane de certaines pages et ce ne sont pas les moins intéressantes, comme si la l’agonie de cette femme devenait une hallucination, une hantise, un présage,  et nourrissait la ferveur tâtonnante  mais si tenace du romancier.

Ce qui m’a le plus séduit, c’est le ton de Bouillier :un style parlé     spontané, familier,  nerveux , vivifiant. Une manière de sans cesse faire des échappées spontanées, des digressions buissonnières, des télescopages de dates, des coïncidences qui persuadent que l’auteur a une mission, qui est de sauver de l’oubli cette vie-là, si énigmatique. Les éléments du train de vie de cette isolée forment alors un réseau pour trouver à la fois le sens profond d’une époque avec ce qu’elle dissimule derrière les clichés des livres d’histoire, les récits paresseux des journaux,  et les  clichés si   schématiques des journaux télévisés.  C’est ce qui m’a impressionné au cours de la lecture : cette volonté de jusqu’auboutisme, cette exigence si personnelle   de vouloir sauver une vie de l’anonymat ou des caricatures médiatiques. Le développement tentaculaire acharné de cette enquête joue comme un décapant et une sommation à se réveiller… Après avoir lu ce livre-document, on se dit que toute vie humaine est unique, mystérieuse, précieuse, contient un enchevêtrement de signes rares à déchiffrer et reste un défi perpétuel pour tout écrivain.  Le livre incite plus secrètement à un pardon pour notre inattention quotidienne envers ceux qui nous entourent..  Le scandale apparait que tout vie se volatilise dans la nuit. Une fois le livre refermé on regarde les gens qu’on croise dans la rue autrement. Il y a un étonnant bruit de feuilles mortes, de proches disparus, de portraits qui s’effacent. Des vagues d’humains  roulent dans la nuit.

 Il y a  donc de l’Antigone dans ce Grégoire  Bouillier. Il veut donner une sépulture littéraire à cette femme qui fut belle et s’infligea un terrible supplice.  Autre intérêt du livre :Bouiller procède comme André Breton dans « Nadja » en mêlant entre les pages  les photocopies et documents illustrés à la prose. Et comme André Breton-le-surréaliste, avec le plus petit détaille (par exemple que Marcelle Pichon adore les trains ou un certain type de vêtements blancs) Bouiller se fabrique tout un film, émet un faisceau d’hypothèses qui fendillent l’épaisse croûte de la banalité et de l’indifférence quotidienne. Il cherche une densité poétique derrière cette femme qui le hante et veut mettre à jour ce qui nous dépasse infiniment sur le plan rationnel.   Bouillier, par son talent   nous persuade qu’il n’y a rien de banal ni d’ordinaire dans une vie mais qu’elle est bordée de surnaturel de manière à la fois inquiétante, vertigineuse et électrisante.. Enfin l’humour, l’ironie, nous aident à suivre les découragements dans l’enquête, les doutes, les révoltes devant ce projet fou nous rendent l’auteur proche et sympathique. Il y a une  joie à découvrir avec l’auteur l’emplacement  où la femme est enterrée, découvrir qu’elle a eu un fils, deux mariages, etc. L’emploi des italiques est excellent, ainsi que les multiples références littéraires.

Le meilleur à mon sens est la manière dont Bouillier libère son énergie pour nous faire sortir du côté routinier d’une vie, et de retrouver le cœur du mystère d’un passage sur terre d’un individu. Là, c’est énergique,   finement  compassionnel, et ça  rappelle la ferveur de Truffaut dans « La chambre verte » quand il s’adresse à ses morts préférés. Je ne cache non pus de nombreux tunnels, des dialogues interminables et répétitifs avec sa collaboratrice féministe et vers la fin de pures pages de remplissage complètement inutiles.

Mais cette exploration enquête dégage une sacrée phosphorescence. Le livre secoue. Il mériterait un grand prix d’automne. Le Prix Décembre qui lui fut attribué en 2017 était d’un bon présage.