François-Régis Bastide…Ce nom vous dit quelque chose? Bastide mourut le 17 avril 1996, à 69 ans. Dans le milieu littéraire parisien des années 60-70, c’était un notable comme François Nourrisier, ou Yves Berger. Aux éditions du Seuil, il dénichait et soutenait de jeunes auteurs, dirigeait la collection « Solfège » avec brio; et surtout , il anima pendant un quart de siècle l’émission « Le masque et la plume » chaque dimanche, sur France Inter ; il fut aussi aussi militant socialiste, fidèle ami de Mitterrand pendant les années lointaines de la conquête du pouvoir et de l’élaboration du Programme Commun..
C’est étrange la critique littéraire, un métier qui ressemble à celui du sourcier et de sa baguette pour dénicher quelques jeunes auteurs passionnants dans une avalanche pénible de livres d’automne, tout ça dans la hâte, écris moi trente lignes sur Machin, coco ,les modes, les emballements médiatiques, les coups de fil inutiles; ou les petits mots laconiques des attachées de presse, sans oublier tant d’heures de lectures en pure perte.
Quarante ans plus tard, on confie ses remords au papier au moment de la nécrologie. C’est souvent, la Critique, au fil des ans, une manière de revivre les moments enchantés de la première lecture, des constater hélas ses échecs, ses erreurs .Les horloges qui sonnent permettent aussi d’évaluer combien les gloires appréciées du grand public ont définitivement déserté le box-office. Enfin, il reste les jugements en appel, en rouvrir les vieilles éditions tant aimées et retrouver les pages noircies d’annotations comme si les œuvres étaient devenues les lettres d’un ami cher trop tôt disparu. C’est ce qui m’arrive en feuilletant à nouveau les éditions brochées de François-Régis Bastide.

Je suis donc parti avec l’idée de redonner envie de lire Bastide. Je gardais le souvenir ébloui de deux grands « romans » autobiographiques de François-Régis Bastide, « La vie rêvée » (1961) et « La fantaisie du voyageur » (1976). Ces lectures à l’époque m’avaient enchanté, car j’avais vécu,comme l’auteur dans cette Allemagne en ruines de l’après-guerre.Ca faisait résonance avec mon expérience. Et je trouvais injuste qu’on ne ré-édite pas ces deux romans qui ont un talent pétaradant, un ton d’écorché nonchalant, impudique et chatoyant, pas si loin que ça de Nimier .Car Bastide a eu une vie étonnante : adolescent remarqué, fils de notable de Biarritz , pianiste doué, soldat précoce jeté dans la bataille en qualité de spahi, enrôlé dans la 2° DB à la Libération à l’âge de 19 ans , blessé au genou en pénétrant en Foret Noire (c’est très hussard tout ça !) , animateur des Rencontres de Royaumont, manitou au Seuil, juré du prix Médicis, puis ambassadeur de France à Copenhague, puis à Vienne, enfin grand connaisseur de Saint-Simon, ce qui classe un homme… Bref, un sacré parcours. Un vrai beau personnage flamboyant, romantique, fou d’une Allemagne qui va de Heine à Gieseking, et de Schumann aux concerts forestiers de Baden-Baden. Jérôme Garcin, qui succéda au « Masque et la plume » lui consacra un petit livre de ferveur «L’ irréprochable ami »(Gallimard) .
« Je ne suis qu’un petit-bourgeois du Sud-Ouest qui a cru s’élever à la hauteur des grands Allemands incompréhensibles », écrivait-il, dans ce roman confession. « Un visage fin d’éternel romantique, un nez d’inquisiteur, des yeux bridés, une bouche sans lèvres, un port altier de connétable espagnol », écrit Garcin. » Une sorte de Cocteau de gauche. »

Et là au cours de ma relecture-expertise je me sens divisé, perplexe ,tantôt enthousiaste, sous le charme, devant des chapitres superbes de lyrisme vrai, tantôt déçu par des répétitions, une chronologie emberlificotée à plaisir, des poses, des faiblesses narcissiques, de soudains effritements de la narration après des morceaux d’anthologie. J’ai admiré des pages d’un beau romantisme « tremblé » sur des amours, puis regretté des embardées foutraques, savouré des passages secouants d’aveux, vraiment rares et réussis, mêlés à des préciosités et attendrissements enfantins
Donc, on voit l’ancien spahi se démener pour monter la Radio de la Sarre, attirer des talents de Paris, faire des programmes de musique franco-allemande avec l’aide des généraux français et de pianistes germaniques mal vus des autorités d’occupation. En un mot le jeune Bastide doit faire aimer la Culture au milieu des décombres. A 20 ans, pour ce pianiste fou de Ravel il y a pire…
Oui, c’est une étrange vie « rêvée » et paradoxale pour un post-adolescent placé dans une période aussi trouble qui cumule la chasse aux nazis avec une opération de séduction des américains en jeep. Comment ne pas être à la fois, enthousiaste, naïf et sentimental comme il le fut dans un pays qui manquait de tout, avec des gens dans la rue qui mendient des cigarettes américaines, du charbon et des pommes de terre, et un peu de considération.

Mais visiblement, ce qui passionne notre moderne Lucien Leuwen dans ce curieux « « duché » de Sarre récupéré par l’armée française, ce sont les sentiments pour cette belle allemande aux yeux sombres qui rappelle à Bastide le romantisme rhénan tragique façon Schumann et Clara. Dans le genre romantique insondable, les correspondances mystérieuses sont si nombreuses qu’elles forment une musique du vertige d’aimer sans toutefois en faire résonner l’insondable. On a , avec ces amours au bord du Rhin, un sentiment d’éclatement, ou de maladresses dans l’extase. Curieux comme dans cette œuvre les moments enchanteurs s’épanouissent sur dix pages pour se rétrécir dans les chapitres suivants.
On suit sur une carte routière d’ Europe centrale les voyages d’un couple amoureux, redoublé vingt ans plus tard par un couple presque semblable. Bastide fut-il l’amant de la mère et ensuite de la fille ? Une abondance de détails sur la vie en commune, les lits partagés, l’amour courtois dans les auberges à édredons, les dialogues qui sonnent bien, nous feraient croire qu’il y a même de l’inceste dans l’air… Beaucoup de références littéraires ponctuent ce livre situé dans la lignée du Giraudoux de « Siegfried et le Limousin » . Si la fatalité et l’ absurdité de la guerre sont bien présents , les images culturelles foisonnantes ne dissipent pas le malaise face au tragique de l’époque.
Le meilleur vient des portraits, celui du grand pianiste Walter Gieseking (surveillé par la police militaire) ou celui de l’organiste aveugle André Marchal, spécialistes de Bach.. Là, purs moments jubilatoires.

Enfin l’ambition si évidente de l’auteur de libérer un lyrisme dans un mélange d’incandescence, d’amertume, et de nostalgie façon Aragon ,celui de « Blanche ou l’oubli » n’est réussie réussit qu’à demi. Des éclats, mais pas de fresque.
Apportons une pièce au dossier. Voici ce que le critique Pierre-Henry Simon disait de « La vie rêvée » en 1962 dans le journal « Le Monde » et qui peut s’appliquer à cette schubertienne « Fantaisie du voyageur ».
« Ce livre a des défauts, mais on le lira ; il est irritant et charmant, multiple et plein, et chacun y pourra trouver ce qu’il aime : de la délicatesse, du cynisme, de la morale bourgeoise, de la pourriture mondaine, une ombre de religion, des pointes d’érotisme, des indiscrétions, des clefs, le tout, à mon goût, trop peu lié et mal pris, au sens où l’on dit qu’une sauce hollandaise ne prend pas. Mais un homme est là, et c’est l’essentiel. «
PS. je viens d’apprendre la disparition d’un excellent critique littéraire qui a exercé au journal « Le monde », Patrick Kechichian . Pierre Assouline lui rend un bel hommage en republiant une réflexion de Kechichian sur son métier.
Kechichian connaissait Ernest Hello, ce qui vous
Classe un homme. Qui plus est, il n’écrivait pas
mal dessus…. MC
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Décès : on connait le club des 27, moins celui des 69 (Bastide et maintenant Teulé).
Comme le gros du troupeau, j’ai surtout de beaux souvenirs du Masque et de la Plume avec JL Bory.
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BORY ET CHarensol et Pierre Billard etc etc…
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Paul Edel, j’aime beaucoup tout ce tu partages avec nous sur ce blog, tu sais ?
Je lis des romans africains ou bien d’africains installés au USA ou en Angleterre.
A bientôt.
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Oui, les relectures apportent leur lot d’étonnements.
Seul(e)s les imbéciles ne changent jamais d’avis (ou du moins le laissent entendre). Seul(e)s les imbéciles sont persuadé(e)s qu’il serait honteux de se faire le champion d’un auteur que l’on n’a pas su ou pu apprécier autrefois. J’aurais bien là-dessus qq hypothèses, mais inutile d’y revenir plus longuement — les constats & analyses d’évolution des relecteurs honnêtes & « sensibles » (vertu sismographique), chez qui la « valeur d’usage » personnelle de chaque lecture, la relation aux œuvres, l’emporte sur leur « valeur d’échange » sont nettement plus intéressants.
Bien sûr, il faut aussi accepter le risque de la dépréciation (double : de certains textes ou auteurs, mais aussi, au moins un peu, de la lectrice ou du lecteur que l’on était. Mais là je parle pour moi.)
Je n’ai jamais lu F.-R. B. — peut-être (si j’ai bien compris) le candidat idéal pour les anthologies, florilèges, recueils de morceaux choisis ?
(Tt de même : rares sont les « hussards » avec un si respectable parcours de jeunesse (ceux nés suffisamment tôt, s’entend) — mais s. doute ne parlons-nous pas des mêmes !)
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Sur Hello, qui figurait encore avec honneur dans la Collection Le Cri de la France en 1946, Lequel Cri rassemblait aussi bien les Gnostiques de la Révolution, ou Louis Claude de St Martin, voir » les Usages de l’Eternité », de Kechichian. Voir aussi les Vies de Saints, aux Editions des Cendres…
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Hors-sujet, mais en prolongement du débat sur le fil « La Dolce Vita retrouvée dans un roman » à propos de Le dernier été en ville de Gianfranco Calligarich & plus précisément de notre désaccord quant à l' »acceptabilité » de faire parler un mort qui se trouve être le narrateur du récit à la 1ère personne.
Je vs propose un lien (l’ouvrira qui veut) vers « Impossible n’est pas fictionnel » de Fr. Wagner, comme « boîte à outils » pour la discussion.
Cet article ne porte pas seulement sur le problème particulier que posent différents types de narration posthume, il le replace ds un cadre plus large, parmi d’autres « narrations impossibles ». Même si on n’a pas le temps de tt approfondir, les exemples sont stimulants pour la réflexion !
Sont bien sûr évoqués la « suspension consentie de l’incrédulité » & la variabilité des conventions selon les genres littéraires — mais aussi selon les époques : il fut un temps (avant le XIXe s.) où l’omniscience du narrateur n’allait pas de soi. Alors que les lecteurs sont maintenant tellement habitués à cet accès direct à l’intériorité d’un tiers (qd ns devons ns contenter de suppositions ds « la vraie vie ») qu’ils ne le remarquent même plus ds les textes de fiction : c’est devenu une convention.
Autre « problème » lié (qui ne ns arrête pas, ne devient problème que si l’on se met à y réfléchir) : la narration simultanée au présent.
Il me semble que cela peut ns permettre d’affiner nos positions respectives.
http://www.vox-poetica.org/t/articles/Wagner2022.html#_ftn24
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Ce à côté de quoi les jurés du Goncourt sont passés :
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/10/26/dossier-pichon-bouillier/
« Penser le réel comme une fiction ne condamne pas pour autant l’auteur du dossier à une plate reproduction du réel. Au contraire. Une instance persiste et nous conduit tout au long des pages du Cœur ne cède pas : la voix du narrateur. […] Plutôt rare dans le paysage littéraire, cette oralité écrite convoque le spectre des origines comiques du roman (celui du Tristram Shandy de Laurence Sterne) et installe aussi des dispositifs d’avant-garde : montages, collages, dialectique du texte et de l’image. »
Bref.
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la disparition de Bouillier est si surpneante de la dernière liste du Goncourt que plus tard, on dira c’est l’année où les Goncourt ont raté Gregoire Bouillier.
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