Souvenirs du Tarn

Il y a plus de 15 ans, alors que j’étais  journaliste au Point,  j’avais rendez-vous  avec  l’écrivain José  Cabanis, dans sa demeure de   Nollet, près de Toulouse. Mais avant  de le rencontrer  je fis  un détour  par  le Tarn, au pied de la Montagne Noire, à  N…. C’est là que j’étais venu passer  deux étés   avec mes deux filles de dix et treize ans. J’aimais ce village  ancien au pied de la Montagne Noire où vivait mon meilleur ami et sa femme. Ils occupaient une belle demeure familiale de deux étages construite vers 1810,  avec un jardin clos. Le  versant Nord  de la Montagne noire et son immense masse forestière pèse sur  une partie de la ville et  rappelle les Vosges. Son versant Sud,  ensoleillé, presque brûlé l’été, avec ses vignobles roux  et ses champs d’herbe rase à moutons,  laisse ouvert  un ciel immense.

Je revenais donc  l’  humeur légère, tout empli de ces souvenirs d étés joyeux dans une  demeure si ancienne, avec ses bibliothèques, son grand escalier en spirale et son jardin avec magnolia

 J’arrivai par la route de  Castres. Ciel d’un bleu glacé. La départementale longeait   des champs nus,  terre ocre, lignes caillouteuses,  bâtiments agricoles, puis l’antique pont de pierre, l’écluse, enfin  le virage, et le clocher de N… massif.

Je remontai  les  ruelles  aux vieilles demeures serrées ,ses façades à colombages, ses encorbellements, son  mélange briquettes et  bois ,ses toits bas, ses successions d’épais  volets clos tout l’été ,ses boutiques à l’ancienne et son délicat parfum médiéval  avec cette  succession d’auvents, de balustres, de petites vitrines  étroites..

Le  silence  des rues est si épais au milieu de l’après-midi qu’on croit entendre la vague de chaleur brasiller sur les volets clos.

Avant d’atteindre la demeure  de mes amis, j’obliquai vers la place de la mairie  pour me garer  rue des jardiniers afin de retrouver un peu de notre passé    et de nos soirées si gaies, si insouciantes à l’époque    dans le jardinet et la serre ouverte  du  café «  Birlou » que tout le monde appelait « la véranda ».

 Ce café-restaurant  était formé d’un long couloir  brun, murs  constellés  des marques d’apéros et des sous-verres protégeant des vieilles photos pâlies  de matchs de rugby de l’équipe de Castres .Il y avait également deux larges affiches  pour des  corridas à Pampelune dans les années 6O.. Sol à tomettes roses,   percolateurs chromés à l’ancienne derrière un vieux bar mal vernis  d’un brun  brou de noix. Des rubans  tue-mouches  gluants pendaient d’un plafond roussi par les fumées. Le téléviseur haut perché près du plafond  diffusait des images un peu aquatiques du nouveau président Mitterrand et de sa cour.

Au fond, après l’escalier étroit  tournant  un rayon de soleil traversait    une serre garnie de plantes exotiques desséchée. De cageots  et des fûts à bière s’empilaient jusqu’à la porte vitrée qui donnait sur  le jardin. Le patron  avait  installé  une longue table de ferme. Il y avait, je ne sais pourquoi, un carré d’herbe non coupé au fond du jardin et quelques enjoliveurs empilés  contre un banc de pierre, aussi un monticule de  fleurs fanées, celles que le patron offrait à sa femme. J’avais  l’habitude  de réserver la table « de la véranda » quand on voulait diner d’une salade au magret de canard. La patronne, une espagnole assez maigre  prenait la commande. Avec son   ample chevelure aux  reflets  d’un bleu gras, torsadée, elle faisait partie de ces femmes dont on dit qu’ »elles ont du chien ».Elle posait un carton « réservé »   après avoir  aligné  avec soin des larges assiettes  décorées  de tulipes . Elle ajoutait  deux bols  emplis  de chips pour mes filles et deux carafes    d’un vin   épais et violacé. Quelques pieds de parasols  rouillaient là, entre des pots cassés. c’est là que dans ces lointaines  années avions passé des soirées douces dans cet endroit où la lumière du soir clapotait comme la surface d’une eau.. Mes  filles partaient cajoler  derrière le bar  une espèce de chien à poil dur couleur paillasson nommé « Tony » ..  Souvent, à partir de six heures du soir     deux  ou trois  forestiers   aux bérets  délavés et à l’accent rocailleux étaient accoudés au bar devant des pastis. Entre deux longs silences, ils plaisantaient brièvement  la patronne et son mari, un costaud   à rouflaquettes, arborant des  bretelles fleuries sur un embonpoint à la Falstaff .Il avait le pas trainant et  un éternel cigarillo éteint aux lèvres. Pourquoi  ces soirées sont-elles restées pour moi l’image d’étés  tranquilles et parfaits, comme je n’en ai plus  connus depuis ?  Jamais  je  ne m’étais senti si bien dans mon rôle  de  père, d’ami fidèle, choyé par ce couple, à l’écart du monde tourbillonnant et clinquant ,ici  entre montagnes mauves le soir, lacs forestiers  entraperçus, jardins clos  pour des siestes qui s’éternisent.

Les soirs plus frais  étaient le meilleur  moment,  dégustant  de simples salades de tomates  face à mes deux amis, lui avec  ses chemises froissées, sa nonchalance narquoise,  elle avec sa petite robe rose satinée  à bretelles, dont l’une tombait toujours sur son bras. Elle se poudrait trop le visage,ses lèvres luisaient  d’un ocre pâle bizarre ;elle  parlait des  guerres de Religion et du rôle des protestants dans la région,  car c’était  le sujet de son  roman ,un immense tas de feuillets roses qu’elle tapait chaque matin sur une petite Olivetti .

  Je sortis de  ma voiture  rempli de ces images heureuses et marchai jusqu’à ce » Birlou ».

  Je découvris que la devanture vieillotte à la peinture grise écaillée  avait disparu .Il y avait à sa place  une supérette anonyme annonçant des rabais monstres. L’intérieur baignait dans une lumière froide de bloc opératoire   hyper éclairé  faisait tomber  une pâleur  vibrante  sur une allée de  bacs de surgelés. La caissière  vêtue d’une blouse blanche à col officier   dodelinait de la tête, le portable collé à l’oreille.

 Je me dirigeais  vers un homme à cheveux gris emmêlés, en veston d’intérieur, penché  pour rabattre  ses volets dans la maison voisine  et lui demandai depuis quand « le Birlou » avait  disparu. Il écarquilla les yeux et mit du temps à répondre en me scrutant :

-oh…plus de dix ans…pas moins…peut-être plus. ..oui peut-être plus.. ça se peut..

Il gardait le visage levé vers le sommet de ma tête .

-Ca  a mal fini…. Ils se sont séparé.. Elle je sais qu’elle  est partie soudain…on dit  vers Tourcoing.. et lui s’est pendu.. un an plus tard…. Il faudrait  demander au quincailler de la route de Castres.. il était  leur ami… Il doit en savoir davantage…bonsoir..

Le volet claqua.

  Je restai hébété, comme si tout ce qu’il y a de luxuriant dans le monde avait disparu d’un coup. Une partie de ma vie s’effaçait . Je revis ce même ciel merveilleux quand nous sortions le matin dans les ruelles pour acheter les journaux. Et pourtant, quelquechose avait sombré ,les murs des maisons ne reflétaient plus que de l’absence comme si elles étaient l’absence même au cœur de ma vie.

 Pour me rassurer,  je marchai jusqu’à la route large  en direction de  Castres mais dans le virage, à la sortie du village  on avait abattu les platanes, sans doute pour   élargir la chaussée. Je revins  à la voiture, et restai un moment  les bras appuyés sur le volant, face à cette rue vide, morte, étroite, Une camionnette me dépassa dans un souffle,  puis une légère averse commença à tacher le pare-brise et je  rêvai que la pluie m’aimait.

3 réflexions sur “Souvenirs du Tarn

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s