Faites moi un bon papier d’ambiance !

Cet été-là, comme nous ne savions pas avec quoi remplir le journal, le rédacteur en chef nous convoqua, nous, les rares   journalistes encore présents à la rédaction pour nous demander   à chacun ce qu’il appelait « des papiers d’ambiance «.

 La règle  était   de  «  jeter des couleurs violentes » pour réveiller le lecteur et lui donner envie de partir. Chaque journaliste se voyait désigner une capitale européenne. Il avait 4 jours et deux billets d’avion pour voyager, noter, et  rédiger l’article

Sachant que j’avais vécu longtemps à Rome, on  me désigna  pour raconter » la Ville éternelle » sa Dolce Vita, ses fontaines, ses palais, ses nuits chaudes,  ses églises baroques, ses belles touristes lascives ,  ses pèlerins vaticanesques,  son farniente .L’ambiance quoi.

Le lendemain, après  atterrissage difficile  à Fiumicino  je  retrouvai cette chaleur moite qui annonce une journée orageuse orageuse et ce ciel gris qui peut planer sur la ville pendant quelques  heures.

  Je déposai mes bagages dans le petit hôtel vieillot près du Campo dei Fiori que j’avais fréquenté   si souvent .   Je demandai à la brune bouclée  à robe fleurie assise à la réception où était  le charmant couple âgé  qui  tenait l’établissement jadis .

-Mes parents sont morts.

 Elle ajouta :

-Vous les connaissiez ?  

Puis :

-Vous venez pour le tourisme ?

– Pour le travail. Je viens pour écrire  un article.

-Sur quoi ?

-Sur Rome. Ça s’appelle « un papier d’ambiance. »

-Ah.

Silence.

– Le problème ici, ce sont les sangliers.

-Les sangliers ?

-Oui, il y en a plus de cinq mille dans les environs de Rome et dans Rome. Ils renversent les poubelles.

 Elle ajouta :

-Les sangliers et les rats.

-Les rats ?

-Oui, le soir, vous les verrez courir sous les voitures surtout vers la Conca d’Oro.Vous devriez y faire un tour.
-Ah.

Puis elle me tendit la clé de la chambre en forme d’étoile.

-La 4, côté cour, au premier.

Elle ajouta :

-Oui, la mairie va faire construire des palissades anti-sangliers.

-Oui, dis-je les sangliers et les rats.

  Je me dirigeai vers l’escalier. Je retrouvai le même tapis marron avec les mêmes tringles de cuivre ternies Rien n’avait changé dans la chambre. Je reconnus la lourde armoire sombre avec une cale sous un des pieds,  et la robinetterie à l’ancienne qui surmontait la baignoire et ses pieds de griffon.  Les deux gravures de Piranèse étaient  toujours là entre les deux fenêtres et le  petit canapé  vert olive un peu défoncé. Une tristesse aigue s’empara de moi et je craignis de voir le jeune fringant homme que j’étais  en 1977 sortir de la salle de bain et se moquer de l’homme grisonnant qui venait de poser sa valise.

Quand je ressortis, un grand soleil était revenu sur le quartier  .J’avais oublié la splendeur baroque et l’échelle démesurée étincelantes des choses à Rome. Je retrouvais les murailles d’un brun orangé poudreux qui me rassuraient dans les ruelles .Au fond, je n’avais aucun angle d’attaque ni aucun plan bien précis pour mon article.. Je me fiais au hasard.  Je dérivais en humant la ville, avec mon carnet dans la poche gauche de mon blouson et  mon stylo dans la poche intérieure.  Au Colisée des enfants bouclés proposaient des bouteilles d’eau minérale, comme jadis. Des touristes  multipliaient les selfies  à coté   de faux gladiateurs romains. Ne reviens pas Cicéron.. Je retrouvais   le largo Torre Argentina, son animation, ses tramways brinquebalants et crissants. Et en contrebas il y avait toujours ces  ruines herbeuses où se faufilaient  des  chats .

Via del Vantaggio, un concierge à cheveux gris impeccables, avec un long tablier vert lavait au tuyau d’arrosage le marbre d’un couloir d’un palazzo. Au fond, on distinguait   une cour  avec un palmier et une Alfa Romeo étincelante . Je ne sais pas pourquoi cette image me plut et je décidai d’ouvrir mon papier là-dessus…

Je déjeunai dans une vaste brasserie. C’était une haute salle voutée avec des familles nombreuses italiennes qui occupaient de longues tables en bois .On parlait et riait fort. Des enfants couraient entre les tables.  Je repensai à  ma propre famille, quand mes trois filles étaient petites et couraient  derrière le bar  d’une pizzeria de la Place d’Italie.  Je  bus   quelques verres de Barolo pour faire fondre ces   images si anciennes qu’elles me semblaient celles d’un autre et d’une autre époque..  

L’après-midi je montai et   descendis des escaliers qui menaient au Forum, à la Villa Medici puis je  fis  un tour Piazza Navone noire de monde .L ‘eau pâle dansotait  toujours dans les bassins avec  ses  colosses  de pierre  à gros mollets.

Quand le soir le soir tomba je me suis calé sur les marches face à la Basilica Santa Maria Maggiore. A l’intérieur les dalles de marbre m’intéressèrent davantage que les Christ, les Madones. Je notais surtout la multiplication des longues files d’attente devant les confessionnaux énormes. J’essayai d’imaginer la montagne de péchés qui devaient se murmurer dans la pénombre. Je me demandai si les prêtres, en fin de journée se sentaient contaminés et souillés parce qu’ils entendaient. Une infinie lassitude les envahissait-elle  devant  la monotonie de ce qu’ils entendaient ?  Je m’imaginai menant une autre vie, avec un col romain, une soutane impeccable, des chaussures noires à semelle épaisse, la tête penchée pour l’écoute , le cœur  compatissant, prenant  vraiment en pitié ces âmes  en peine qui devaient bredouiller  tout  bas avec ces hésitations. Les prêtres soulageaient, consolaient, rassuraient eux ! Il suffisait de regarder ces files d’attente dans la basilique. Moi Je soulageais, je consolais, je rassurais qui avec mes articles ?

 J’étais un las d’avoir tant sillonné des quartiers pour pas grand-chose.  Pour me réconforter je pris un bus et me rendis via della Consolazione . A chacun de mes voyages je venais je me réfugier   dans une petite place peu fréquentée. J’avais découvert cet endroit par hasard avec Constance, au tout début de notre amour. Il y avait toujours les mêmes trois tables sous des arbres, avec des carafes de vin blanc légèrement pétillant et des gressins. Il n’y avait plus les bras blancs de Constance.

 Je commandai des spaghetti vongole. Je relus les rares notes prises dans l’après-midi et dus me rendre à l’évidence : elles étaient sans intérêt. Je décidai donc de parler de ce   qui m’avait toujours fasciné au cours de mes fréquents séjours  : le ciel romain .Surtout  les   premières heures de la matinée, à l’heure des arroseuses municipales qui éclaboussent les trottoirs  et les kiosques à journaux.  Comment décrire cette lumière si vaste, si fraiche, diaphane, cette légèreté gazeuse    qui forme ouverture immense au-dessus des toits comme une grâce répandue sur nous tous et qui recommence chaque jour à nous bénir. C’était   comme si le ciel et la terre venaient juste de se séparer. J’imaginais que les camions -bennes   des services municipaux emportaient chaque matin toute la luxure de nuits érotiques romaines  qui devaient bien avoir lieu quelque part dans un quartier auquel  je n’avais pas accès. 

Le vin blanc  dans la carafe-un gout sec d’Orvieto-  m’égara vers des rêveries des jardins et de nymphes plantureuses. Cythère n’était pas loin.

 – Scusi Signore !

Je relevais le nez de mes spaghetti.  C’était la haute   serveuse souriante scandinave   qui me signalait que mon blouson avait glissé de la chaise.  Je ramassais   les allumettes qui s’étaient répandus sur les petits pavés noirs brillants ,incrustés de mica, comme polis par l’usage.

Le deuxième jour , je me rendis à  Ostia Antica .Mauvaise pioche Des hectares d’herbes, un vent  fort, une espèce d’amphithéâtre, des flaques d’eau trouble  et des groupes touristiques errants  pour se retrouver devant une cafeteria  en travaux. Nul,n nul nul.

 Le matin suivant apporta le miracle. J’avais pris au hasard un tram qui remontait la large  et bruyante Via Nomentana ,puis je marchai  le long d’immenses villas blanches  jusqu’à la Piazza Galeno. Mon regard fut attiré par un pompiste d’une station- service. Il était assis sur un fauteuil camping de toile , appuyé contre  une cage de verre  sale qui abritait des bidons d’huileetg des produits lave-glace L’homme  âgé portait une casquette plate et une combinaison graisseuse. Il lisait avec une loupe la Gazetta del sport. A ses pieds, un seau à champagne contenait   une botte de minces cierges. Un chien-loup était assoupi sur un vieux morceau de moquette  huileux. Je m’approchai et lui demandai s’ il connaissait bien le quartier .

-Quarante-sept ans que je suis ici.

– C’est un beau quartier, dis-je, il y a des ambassades.

 Il se roulait délicatement une cigarette sans  se presser .

 -Si on veut.  

Il alluma sa cigarette  à la flamme molle et fumeuse d’un Zippo .

– Oui. Quarante sept ans. J’ai connu Aldo Moro.il venait souvent le lundi  faire le plein  avec son  chauffeur. Il m’offrait des cigarettes américaines . Un type si gentil. C’est le Destin. J’ai mis une rose rouge là où on l’a trouvé dans le coffre d’une voiture.

Il s’interrompit pour servir une fluette conductrice qui avait klaxonné et se maquillait.

 Ensuite il me parla d’un tramway qui avait brulé là, et qu’il avait eu la peur de sa vie à cause de l’essence. Et il enchaina sur tous ces romains  complètemetns cons qui téléphonaient en faisant le plein ce qui était dangereux car les ondes électriques des portables  pouvaient  provoquer un incendie et faire sauter la citerne.

Je crois qu’il était flatté que je note ce qu’il disait.

  Puis, voyant que je regardais une grande villa style Mauresque, avec des  volutes  de plâtre  encadrant les fenêtres  il me dit :

-C’est là qu’il y avait un des plus beaux bordels avant-guerre.  Tout le gratin, autour de Mussolini venait là.

Il ralluma sa cigarette.
-Ah, on a beau dire, mais ils savaient s’amuser à cette époque-là. Gros silence. Soucieux de garder le contact, je dis lâchement :

-C’est certain, c’est certain.

-aujourd’hui je ne me plains pas, mais c’est plus pareil. il  reflechit longtelops en grattant  le crane de son chien.  

– L’hiver dernier un élagueur d’arbre est tombé dans le jardin de l’ambassade du Brésil. Et si vous saviez  le  nombre de jeunes qui  se tuent Via Nomentana  à cause des trous dans la chaussée. C’est le Destin.  

J’essayai de le ramener vers l’histoire du bordel.

.-Et maintenant, qu’est-ce qui habite dans cette villa ?

-Tout un tas de vieux friqués. Ils sont bichonnés par des jeunes religieuses hollandaises.

-Oui, une congrégation, reprit-il, des religieuses toutes proprettes, jolies, en gris avec un petit bonnet blanc.

Je continuai à écrire tout ce qu’il me racontait, plein d’entrain dans ce soleil.  Je sentis enfin comme une tiédeur et une douceur m’envahir, ça devait être parce que je tenais enfin le cœur mon article.  Je me débrouillerai bien avec ça et l’histoire du bordel du temps de Mussolini, le rédacteur, qui aime les films érotiques, va adorer ça. Par quels chemins le cœur d’un journaliste, pensai-je, goute une si parfaite plénitude qu’elle finit par se diffuser dans tout son être ?   

-Vous ne voulez pas m’acheter un cierge ? 

Je lui en pris un mais ne savais pas trop où le mettre.

-A propos de cierges, dit-il, vous voyez j’ai connu un type il travaillait dans un garage près d’ici.  Il se laissait enfermer le soir dans les plus belles églises   et la nuit, il raflait des ciboires, des candélabres, il découpait des petites toiles, qu’il enroulait et entreposait dans un confessionnal. Et le matin, il sortait en douce dès que le sacristain ouvrait les portes. Il a gagné un fric fou. Ça a duré un bout de temps mais une nuit, il a voulu   monter sur un autel, grimper et se tenir en équilibre sur le tabernacle, très haut, pour prendre une relique d’un saint, c’était un bout de doigt je crois, et il est tombé. Tué net sur les dalles.  C’est le Destin. Vous voyez, y’ a une justice. Pauvre type, il a laissé un gamin.

 Le reste de la journée, je restai sur un banc du parc de la Villa Torlonia, à relire mes notes et à les ordonner.

La lumière me semblait plus haute, plus radieuse, bienveillante,  superbe sur les  toits. Jamais Rome n’avait été aussi splendide pour s’embarquer vers le soir.Je voyais des nappes blanches s’étaler  partout .

Au crépuscule je m’enfonçai dans les ruelles tortueuses qui serpentent entre le Tibre et la Piazza del popolo. Je m’arrêtai devant une vitrine d’antiquaire. Sur des dessertes de marbre rose, il y avait deux angelots dorés qui souriaient, qui ME souriaient. Puis je croisai une bande d’adolescents qui revenaient sans doute de la mer. Ils plaisantaient, chahutaient entre eux et se repassaient le sac doré tressé d’une fille comme si c’était un ballon de rugby. Et je pensai bêtement que le Désir, à cet âge-là, est délivré de toute tragédie ce qui est sans doute faux, mais c’était agréable de le penser.   

12 réflexions sur “Faites moi un bon papier d’ambiance !

  1. 20 aux souvenirs du pompiste 20 aux curés liberateurs 20 aux éboueurs de la luxure 20 au desir tragique des adolescents 20 à l’âme préservée de cette ville 20 au petit carnet bleu si bien tenu..20;20;20 et 20!

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    • Pat V. je ne connais rien des relations de Romain Gary et de Paul Pavlowitch.. et puis chuttt mais je n’aime pas trop l’oeuvre de Gary.. Je n’accroche pas après multiples essais..

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  2. Si c’est le Decius auquel on pense, ce fut un des plus farouches persécuteurs du christianisme. «  Tigre altéré de sang, Decie impitoyable, Ce Dieu t’a trop longtemps abandonné les siens..,, » ( Polyeucte, me semble-t-il ) d’ou peut-être le traitement réservé à la statue,,,,

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  3. Moi non plus je n’aime pas trop Gary dont la destinée paraît plus romanesque que les œuvres. Tant mieux si Paul Pavlovitch peut faire son beurre avec ses souvenirs, mais on n’est pas tenu de les acheter! MC

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  4. Bien sûr, l’important dans le voyage, pas la destination mais le chemin. D’où ces moments d’instants présents, bulles temporelles.
    Qu’est-ce que cela ? Fausse sagesse de l’immobile, ataraxie de l’esprit marabouté par l’inaction ?

    Ou présent, passé au filtre des souvenirs, véritable richesse de vie ? Ce qui dans ce cas, oui, permet d’atteindre une certaine béatitude au cœur du temps suspendu. Mais n’est-ce pas une fausse félicité : au final, la nostalgie fait mal ?

    Content de vous revoir Paul Edel.

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  5. Hors sujet, mais une ou deux lettres sur Theobon Mari et femme dans la Correspondance de Bussy . Paul Edel pouvez-vous transmettre ça à qui de droit? Correspondance Tome 1, 1711, notamment. Pas vérifié si inclus dans Edition Ludovic Lalanne. Bien à vous. MC

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