Avec Dominique Rolin, deux femmes un soir

J’ai longtemps vécu à cent mètres de l’appartement de Dominique Rolin, rue de Verneuil. C’était une femme charmeuse, distinguée, souveraine, avec  un regard d’une beauté cristalline, et un rire qui montait très vite, spontané, vers les aigus, à se faire retourner tous les passants du quartier.

  Je savais, par une attachée de presse indiscrète, que Dominique avait une longue liaison avec l’écrivain Philippe Sollers, et que tous deux avaient l’habitude de partir, au milieu de l’hiver, pour Venise. La présence de cette romancière était si enjouée, si savoureuse que lorsque j’appris sa mort, à 98 ans, le 15 mai 2012, j’ai eu un mal fou à y croire. Il y a des gens dont la personnalité est si forte, qu’ils poursuivent leur musique vitale en nous bien au-delà de leur disparition.

Bref, Dominique me manque. Sa tête penchée, son rire, ses questions drôles, sa familiarité somptueuse, son éclat.

J’avais lu d’elle -bien avant de la connaitre – « Les marais », roman paru en 1942. C’est un livre coupant, amer, secouant, sensuel, un règlement de comptes familial. Et le portrait d’un père qui dévaste son entourage.  

La cellule familiale était décrite comme un champ de bataille, le terrain de toutes les menaces et de  tous les affrontements et déchirements. J’ai su plus tard combien ce livre comportait d’autobiographie. Il ramenait à l’enfance bruxelloise de l’auteur.

 Ensuite j’avais aimé « Le gâteau des morts ». Ecrit en 1982, dans ce texte pugnace, audacieux, Dominique Rolin inventait   sa propre mort, le 5 août 2000. Elle imaginait son agonie avec une rudesse qui rappelait les  danses macabres du Moyen-Age.  Elle traitait ce thème   avec un éclat insolent, une vigueur colorée à la manière flamande. Ce n’est pas pour rien que son peintre préféré était Breughel l’Ancien. L’auteure, délirante, heurtée, méthodique, pythique, sautait par-dessus le mur des Lamentations et du bon gout pour affirmer une curieuse   exaltation. Il y avait à la fois de la jubilation et de la sauvagerie. Le thème amoureux était tenu par Jim, ce personnage masculin était Sollers.

Ce qui m’avait le plus frappé, c’était la lumière impitoyable sur le corps humain,   dans une  cette prose qui mêlait  présent et passé dans un pur mouvement de conscience, dans un flux qui se détachait du réalisme  et parfois de la vraisemblance. Dominique Rolin appuie toute son œuvre sur des rêves, des phantasmes et des obsessions pour sonder son espace du dedans.  Elle   ne se limite jamais, ne se censure ni ne mutile son imagination. Elle plaide pour « la folle du logis » vie libre, divagante, personnelle, reconstituée, détachée du rationnel, et d’une sincérité aux embardées stupéfiantes.  Le surréalisme n’est jamais loin. Elle vous jette  dans des  fulgurances, des paradoxes,  des alliances insolites et des sensations cénesthésiques.  Son expérience métaphysique   se fonde sur la dialectique entre la vie et la mort. La vaillance du style possède  un  tranchant, un  coté charnel, des décalages et  des rythmes brisés qu’on ne trouve nulle part ailleurs.

Je viens de lire  « deux femmes un soir » , publié en 1992, donc cinquante ans  après « Les marais »  et je retrouve le même dynamisme de sa prose,  des phrases pleines d’aventures, de singularités, de chamailleries avec soi-même, de soudaines perspectives d’outre-tombe paradoxales, avec  rebonds, dérapages, paradoxes.

 Une mère et sa fille s’affrontent violemment le temps d’un soir.

Nous sommes un jeudi de l’Ascension. Constance, invite sa fille Shadow à diner dans un restaurant qui ressemble à la brasserie du Lutetia. C’est un rituel  ,entre elles,  tous les deux mois.  Les chapitres font alterner méthodiquement la voix de la mère et celle de la fille. Stéréophonie à deux voix opposées.  Constance est imposante, sûre d’elle, égoïste, impériale, jouisseuse, collectionneuse d’amants, orgueilleuse, battante, d’une coquetterie théâtrale qui prend d’innombrables aspects, mais elle est aussi terrorisée par la vieillesse et la décrépitude, et l’effacement progressif de sa beauté.  Constance   célèbre la vie avec l’ emphase   d’une femme que la mort épouvante.

Shadow, elle, est introvertie, austère, un peu vieille fille, mais apporte une redoutable intelligence blessée.  C’est la voix de l’humiliation subie depuis l’enfance. Sous son air frileux, elle radiographie bien  sa mère, dénonce ses comédies et ses obsession physiologiques. 

Entre les amuse-gueules, les vins, la sole et le plateau de fromages, la mère provoque la fille, qui résiste ou contre-attaque.

Sous le regard impassible du maitre d’hôtel ces deux femmes, mélangent le vrai et le faux, les souvenirs et le présent, dans une traque pour dévoiler la substance intime de chacune d’elle.   Hardiesses, mauvaises pensées, séductions puis  dévoilement accablant ,  esquives et attaques : c’est une surprenante atmosphère électrique de deux femmes qui s’envoutent l’une l’autre.  Parfois jaillit la clarté d’une soudaine tendresse. C’est au théâtre ce soir, entre une femme somptueuse vieillissante qui a peur de la mort, et nargue sa fille qui, elle, a peur de la vie.  Quelques brèves notations, comme des didascalies, restituent  l’ambiance brasserie  jusqu’au moment  où la salle se vide , quand  les serveurs  disposent les chaises sur les tables pour balayer.

Avec beaucoup d’habileté, souvent de l’humour, on sent, au fil des heures, la fatigue saisir les deux lutteuses. Parfois   le passé tombe lourdement sur la table. Notamment le suicide  inexplicable d’un fils. Puis  apparaissent  des  souvenirs  précis,  des vacances  dans des dunes,  un   premier mariage désolant  suivi d’une  rencontre amoureuse en 1944  avec un soldat anglais devenu le fidèle compagnon de Constance.

 On apprend aussi, au passage que la fille s’acharne à essayer de   finir un roman. Des moments de tendresse et de réconciliation apparaissent au dessert, puis le long des rues du VI arrondissement et surtout sur un banc de la place Saint-Sulpice. Les décalages entre le dit et le non-dit sont parfaitement conduits.

La réussite du roman tient à ce mélange de flamboyance dans les pensées   maternelles et de crispations lucides d’une fille inhibée.

Un seul désagrément : les trente dernières pages sont de trop, piétinent, ce qui est dommage car la confidence nue, le cri, l’inquiétant de deux vies (les deux faces d’une même personne ?…) révèle l’étrangeté d’une vision absolument  subjective. Une âme orgueilleuse, pleine de défi, sèche, ardente, déchirée, implacable s’épanouit sous nos yeux.  Remarquable. De plus, la résonance métaphysique noire, loin de toute emphase, s’exprime dans une fascinante plénitude d’écriture.                                                                                                      

7 réflexions sur “Avec Dominique Rolin, deux femmes un soir

  1. J’aurais dit cinesthésique, mais cénesthésique existe et le sens est différent.
    Rue de Verneuil habitait Gainsbourg aussi.
    Sur le père tyran domestique.
    Ceux qui fuient le plus rapidement possible et le plus loin aussi sont les premiers à rappliquer pour se partager le pèze. Et en font un héros.
    À terme, et avec le temps et son usure, tout apparait très laid et ô combien dérisoire : reste prégnant comment sont traitées les personnes âgées ; cela est d’une grande tristesse.
    Quant au rapport mère fille. L’indulgence vient de la maternité si elle survient.
    La grande rigueur impitoyable du « hors de question de te ressembler » se pare alors d’un « ah, je comprends mieux les choses » lié à l’expérience des faits, devenir mère à son tour.
    Peut se renouer alors la complicité ou pas.

    In fine, c’est une longue et belle aventure que, pour ma part, j’ai le bonheur de partager, avec ma mère et mes deux filles.

    Merci de ce magnifique billet, Paul. Rien lu d’elle. Pas trop tard.

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  2. Rien lu d’elle non plus… Passé à côté… Un seul bouquin à lire pour voir…, Paul, ce serait lequel ?
    ***Il faut bien dire que les photos de cette romancière super embagousée ne plaident pas trop non plus pour elle, c dommage !… Les vraies écrivaines ne devraient pas apparaître ainsi sur les blogs littéraires. C’est vraiment leur rendre un très mauvais service… Ou alors, faire comme mme Angot s’en prenant aux bijoux de m. Fillon, la classe !
    ***Merci pour vos billets toujours enthousiastes, cela dit… Ils sont d’un esprit non chagrin, et ça nous change un brin des habitudes parisiennes. On a du réel plaisir à les fréquenter quand ils arrivent gratuitement de Saint Malooo,
    Bàv,

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  3. On ne connaît ici que « la Fille de Madame Àngot, «  et on a bien du mal à imaginer lia Christine , avec son air de sortir du Couvent des Oiseaux, d’avoir une quelconque classe, et même un quelconque talent, ou un talent autre que quelconque, si on aime mieux….

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  4. Je ne crois pas que Dominique Rolin soit l’auteure de la « fille de Madame Angot », cela dit 🙂
    Mais cela ne répond pas vraiment à la question posée à Paul E. Bàv,

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