Une soirée romaine

Sur un simple petit carnet à spirale, au milieu de l’après-midi je dessine la rive de l’Aniene ,ses brassées de roseaux  avec un crayon sec.

Ensuite, avec un crayon gras je renforce les contours d’une souche d’arbre dans l’eau qui clapote. Un coup de gomme sur l’arche du vieux pont aux briquettes noircies, j’esquisse le portail de fer   déglingué qui marque l’entrée de l’ancien dépôt de bus.  Page blanche déchirée puis une autre lentement, un simple trait noir s’étire, charbon sur du blanc poreux. Retour à l’hôtel et ses tapis rouges dans le haut couloir vouté blanc qui fait  penser à un monastère. Douche. Lit qui grince. Pile de journaux.

 En face :  un terrain vague d’herbe pelée, bordé de roseaux qui bruissent quand le soir vient avec la brise. Les ombres qui oscillent sur le mur de ma chambre me rassurent.  De l’autre fenêtre, j’aperçois le pont là-bas, sa voute et sa tour citadelle avec créneaux qui ressemble à une enluminure    de château fort. Sur la droite, le long de l’Aniene, il y a les haies et la pergola du Giardino avec ses petites ampoules multicolores qui s’allument. C’est là que je dinais avec Anne, il y a une vingtaine d’années.  Notre dernier diner eut lieu quand l’automne était à son milieu. Je me souviens du sinueux bavardage d’Anne à propos de son projet d’écrire sur Palestrina. Contre notre table il y avait un support métallique avec un seau à champagne transparent. Des glaçons fondaient autour de la bouteille d’Orvieto alors que j’écoutais vaguement  les précisions d’Anne  sur les clauses du contrat avec l’éditeur. J’essayais de goûter la sauce des spaghetti vongole avec une fourchette, mais le plat avait refroidi et cette sauce ressemblait à de l’eau salée avec des parcelles de gras.

Pas loin  de nous  il y avait un jeune couple dont la table était poussée contre  la  haie de buis . Je voyais leurs genoux   se toucher régulièrement. Parfois la légère brise dans les feuillages donnait une impression de pluie. Anne avait cessé de parler et me regardait avec un air interrogatif insistant .Sa prunelle noire. Le silence avait pris une curieuse consistance, le poids de la neige. Je ne savais pas quoi dire. Je bafouillais quelque chose à propos de ma lecture de Pavese dans l’après-midi sur un banc de la Villa Torlonia . Je ne parlais pas d’un verre pris au Campo dei Fiori avec un   ami journaliste qui était venu me voir dans la matinée. Il se souvenait d’un ancien reportage que nous avions fait jadis   à propos de la spéculation immobilière vers Ostie. Lui s’en souvenait parfaitement, moi pas du tout, j’avais en tête une petite boutique de mode dans une ruelle qui menait au    Campo dei fiori, et des hésitations d’Anne pour acheter une jupe en lin.  Pendant que tu essayais plusieurs modèles devant une glace j’examinais de l’autre côté de la rue des affiches déchirées pour le PCI. Tu étais ressortie de la boutique sans rien acheter, avec cet air morose que je connaissais par cœur et qui me manque.

Tu inclines la tête pour que je prête attention.  Le serveur nous propose la carte des desserts. C’est alors que j’eus envie de me couper en deux et qu’une moitié aille se perdre à l’autre bout de la terre, et que l’autre t’aide à porter ta valise et t’accompagne à la Stazione Termini en feignant la bonne humeur.

 Tandis que je me remémore ça, la nuit si douce en cette saison enrobe le quartier. Tout à l’heure, j’irai m’asseoir au Giardino, dans la même allée gravillonnée. Chaque soir j’ai ma table réservée.  Il y aura, bien sûr, des jeunes couples qui dineront, genoux contre genoux contre la haie de buis.  Je dinerai en feuilletant le Corriere della Sera jusqu’à ce que, derrière moi, j’entende la voix familière du serveur qui me demandera si j’ai terminé mes spaghetti vongole. J’irai boire une grappa dans un petit bar où les garçons et les filles ont des propos délurés puis je regagnerai l’hôtel.  

Je prendrai le chemin sinueux dans le parc parmi   les grands pins verticaux qui me donnent toujours envie de les dessiner au fusain .

Au loin   tout Rome en vagues de lumières légères,  blanches,  brule  dans les jardins .

10 réflexions sur “Une soirée romaine

  1. Avez-vous lu le dernier Philippe Bordas, Paul Edel?
    Le célibataire absolu, ou la poursuite littéraire de Carlo Emilio Gadda chez Gallimard.
    Une pépite!
    ( Je lis n ce moment l’affreuse embrouille de a via Merulana… Ainsi que : La connaissance de la douleur. C’est en poche et c’est pas cher!

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  2. Pas lu le dernier Bordas.Suis dans d’autres lectures… Envie de lire Gadda car je garde de bons souvenirs de « l’affreux pastis de la rue des merles ».

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  3. Ah, j’ai l’impression que le nouveau blogue est tout aussi allergique à la v.o. que l’ancien : mes deux « échantillons » se sont volatilisés.
    Dommage, je les avais proposés pour donner une idée de la saveur de ce Quer pasticciaccio brutto — sa langue très particulière m’ayant sans doute fourni une bonne part du plaisir de lecture de ce roman.

    Mais ce n’est pas une affaire d’état, d’autant que les principaux destinataires, qui lisent & parlent l’italien, ne m’ont sans doute pas attendue pour la découvrir — & ceux qui ne pratiquent pas cette langue ne pourraient guère, par définition, goûter « l’écart », la spécificité de cette écriture. Donc, à moins que certains lecteurs ici ne se situent dans un entre-deux, la perte n’est pas considérable. Vivent les traducteurs, héros de l’impossible auquel ils sont néanmoins tenus !

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  4. Pour moi, je suis dans les premières pages de la Bataille de Toulouse, m’ étant intéressé à cette époque, bataille comprise. Cela prend la forme d’un roman sur l’échec.créateur et peut-être amoureux….

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