-Ce soir, tu travailles sur Brecht ?
-Oui Gabrielle.
Je me conseille souvent avant de dessiner :Il faut que ta journée soit utile, pleine, radieuse, chantante. Tu oublies ton divorce avec Marcia,mais le portable sonne d’Italie, c’est une amie traductrice qui me supplie d’ouvrir les yeux sur un monde saturé de belles femmes, bourré de créatures chatoyantes.
Je remercie du conseil puis vais boire un café.Le temps passe en pure perte depuis un moment.. Quelques libellules sont de minuscules flèches d’or dans le jardin … Elles traversent la nappe feuillue des saules. Mystère d’être là… vivant, caché, avec le sentiment que je suis dans le moment de la vie où chacun s’enfonce dans son propre dénuement, attaches desserrées. Voilier en dérive. J’observe la danse des moucherons. Ce qui s’épuise là-bas, sur les plages proches, volleyeurs et surfeurs, la marmaille et les ballons, les crocodiles gonflables qui sautillent entre des vagues trop vertes.. Des courants profonds, violets, traînent vers l’estuaire à midi. Une femme passe et emmène son secret.
Donc, tu travailles sur Brecht. Tu ouvres le bloc de papier. Odeur légèrement moisie de la pièce. Gabrielle, ta fille, va lire sous le cerisier et gratte l’écorce résineuse tombée sur la tôle de la table.

Tu déplies tes lunettes et tu pénètres dan la photographie de Brecht. 1934. Svendborg. Il vit dans une maison danoise à toit de chaume. Début de son exil. Un cliché montre une ferme à colombages avec des fenêtres à carreaux étroits. Une échelle de jardin est posée contre un mur pour atteindre une lucarne, des poiriers et des cerisiers. Les enfants de Brecht jouent aux osselets sur des marches de bois. Un vieux poêle rouille dans les pâquerettes…Tu retrouves la paix d’une longue pièce rustique avec une odeur de cire.. Le plafond laqué blanc, la table de ferme, si épaisse et cirée sur laquelle Brecht a posé une Bible de Luther ouverte au Deutéronome. Reliures rouge cuir de Hegel, traductions de poèmes chinois, classeurs de toile rugueux et effrangés qui contiennent des ébauches du « Cercle de craie caucasien… » Brecht est là. Il pose son cigarillo, sourire dédaigneux . Quand il touche une épaule ou les genoux de Ruth Berlau ,la douceur du poli d’une statue. C’est à travers le corps des femmes que les hommes mènent un combat perdu d’avance. Et pourtant sa présence joyeuse, énergique, le protège . Les heures de sa vie, dans le sablier, coulent alors plus lentement.. Quand il parle à Hélène Weigel, il a l’impression que c’est Ruth qui comprend ce qu’il dit.

Dans les branches du cerisier il surprend la généalogie possible de leurs futurs enfants,mais aussi tous les mensonges du vieux théâtre bourgeois qu’il combat.Ce qu’elle lui souffle de sa voix rauque dans son oreille….
Tu sors un fusain de la petite boite de carton grise ,tu poses une feuille blanche épaisse sur la table,la lampe de bureau en tôle, allumée, l’odeur d’étable venant du plancher, tu ajoutes un miroir et tu te dessines Brecht. Tu plaques tes cheveux courts,raides, vers l’avant, tu ajoutes une frange sur le front, tu gonfles un peu les joues, tu dessines deux plis qui donnent un d’amertume entre son nez et les coins de ta bouche. Tu relèves un peu la lèvre inférieure dans une légère moue dubitative,voilà tu y es presque, il terrien ,inconvenant, bien vivant, Ah oui,tu as oublié la toute petite moustache curieusement proche de celle d’Hitler. Enfin, tu esquisses sa chemisette kaki à col mou,qui semble venir d’un surplus de l’armée. Le bord supérieur de la monture métallique des lunettes ne cache pas les sourcils .Finalement il exhibe une tête ronde, un peu empâtée, le regard inquisiteur,il jette des éclairs sur monde.
Voilà. Dans ce portrait retouché on sent qu’il est attentif aux bruits nouveaux du monde, aux femmes légères, aux actions diaboliques de Faust. La maison danoise au toit de chaume de Svendborg le protège dans sa blancheur rustique.
Il écoute le fond du ciel : que du silence, un peu de brise, aucun ronronnement de bombardiers.Derrière la palissade , un jardin à l’abandon des herbes folles mouillées, quelques vaches qui broutent ,les pommiers rabougris en ligne, avec leurs branches couvertes de croûtes de lichen qui ressemblent à de la cendre, troncs inclinés avec des mouchetures d’or qu’on a envie de soulever avec l’ongle, taches d’un bleu doux eau -de-lessive sur le mur d’une grange. Il y a aussi la maigre végétation de pissenlits entre les dalles .Un chemin s’achève par une nappe d’eau argileuse que le vent fait frissonner. Sous les châssis vitrés étincellent des laitues , et quelques plantes grasses, aux feuilles larges, épaisses, exotiques, presque africaines.
Le seau à glace, le verre ballon sale empli d’eau de pluie, le cahier de notes qui jaunit sur la table.Je range le dessin dans un tiroir.
Je pense à mon frère Joachim, en poste au Vatican,dureté minérale du ciel bleu sur les dômes et toits terrasses à lauriers roses, lui et son, col romain et cette manière de parler de l’Ascension ou de l’Évangile selon Saint Marc comme s’il s’agissait de souvenirs personnels.

… Rome… Les couloirs et leurs voûtes de cloître traversés en oblique de poussière lumineuse, les madones de plâtre, les chevelures noires à reflets bleus, les mères de famille décolletées, à épaules radieuses, que confesse mon frère. Je me souviens de toi, Joachim,tu es la partie cachée de mon chagrin familial . Je me souviens, souvent, nous étions endormis dans un bus qui nous ramenait de la périphérie de Rome… des roseaux… des barres de béton… des ruisseaux…, des terrains poussiéreux… des visages…Aujourd’hui tu es pris dans tes travaux administratifs dans ton service de la Propagation de la Foi . Tes recherches en bibliothèque, heures lentes proches du sommeil. Nous nous sommes quittés il y a si longtemps Piazza Navona.
Je t’écoute parler du Mal et du Bien avec tant de sûreté , de confiance et de brutalité que je t’envie. Le monde entier disparaîtra mais pas toi dans ta cellule fraîche derrière San Gregorio, La Ville Éternelle danse, blanche, dans la chaleur torride de l’été, un pays pur et minéral.
C’est à travers le corps des femmes que les hommes mènent un combat perdu d’avance.
Moi, j’aurais dit la tête, puisque vous ne savez rien de ce qui nous traverse.
Mais, bon, nous avons chacun nos sensations et nos convictions.
Un jour, en cours de route, l’amour ne passera plus par l’annexion, ni par la possession.
Alors, nous serons sur des horizons nouveaux : Jacques m’a dit » ce sont tu rêves, cela n’existe pas ». Je ne lui ai pas répondu « pas encore », mais je le crois immensément.
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Ce dont tu rêves avait dit Jacques
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Et puis Joachim. L’essentiel du sujet de ce qui est dit là.
Quelle part autofictive et/ou réelle, nous ne le savons pas.
Cette dureté de la séparation Piazza Navona, il y a de nombreuses années, avec le frère, sans se reparler, sans se dire l’essentiel, qu’est ce qui suscite de telles ruptures constituant le chagrin familial ?
Pas la différence de foi.
Nous ne le savons pas, et je ne peux poser quelconque hypothèse.
Finalement, qu’avons-nous partagé d’autre que lové dans le même utérus ? Même les conditions in situ ont été fondamentalement différentes ; qu’en avons-nous fait ?
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Le narrateur, Rose, envie la Foi inébranlable de son frère Joachim .Ce frère a trouvé sa voie .C’est le seul de la famille .Il vit avec l’Invisible dans cette Rome aux fontaines qui renouvellent la fraicheur de la vie .Un jour, il a surpris son frère, à la fin d’un repas dans une humble trattoria de la Piazza Cairoli dans un reflet de sous-verre, oui son frère le bénissait en douce alors qu’il se rendait aux toilettes.
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Alors, votre réponse est assez inouïe Paul, en ce qu’elle brise toutes convictions acquises.
« oui son frère le bénissait en douce alors qu’il se rendait aux toilettes ».
C’est dire combien de frère, mortel et combien imparfait il est devenu Frère capable de venir un mécréant en le remettant entre les mains de d.ieu.
Que la route est longue et parsemée d’embûches !
Superbe récit !
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capable de bénir, même si en douce.
Ce qui me touche infiniment c’est l’amour infini et inaliénable qui habite Joachim.
Vais apprendre à me relire,
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Allez savoir pourquoi, mais ayant relu la première partie de l’Empreinte d’Edouard Estaunié, tout ceci me parle vraiment…
MC
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)Pour la seconde, c’est très different!). MC
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@ rose, Robert ANTELME, svp !
(fiche) Robert Antelme est un écrivain, poète et résistant français. En 1939, il épouse Marguerite Duras qui travaille alors pour une maison d’édition. Leur premier enfant, un garçon, meurt à la naissance en 1942. La même année Marguerite Duras fait la connaissance de Dionys Mascolo qui devient son amant. Pendant l’Occupation, Marguerite Duras et Robert Antelme sont membres de la Résistance. Leur groupe tombe dans un guet-apens, Marguerite Duras réussit à s’échapper aidée par Jacques Morland (nom de guerre de François Mitterrand), mais Robert Antelme est arrêté et envoyé dans un camp le 1er juin 1944. Après un passage à Buchenwald, il est conduit à Gandersheim, un petit kommando dépendant de Buchenwald. À la fin de la guerre, François Mitterrand retrouve Robert Antelme dans le camp de Dachau, épuisé et miné par des mois de détention dans des conditions très dures (il souffrait du typhus), et organise son retour à Paris. Marguerite Duras a tiré de cette époque hors norme un récit intitulé La Douleur.
Robert Antelme a publié sur les camps un livre de grande portée, L’Espèce humaine, en 1947. Le livre fut peu lu et presque oublié. Il est dédié à Marie Louise, sa sœur morte en déportation. Robert Antelme y montre des déportés qui conservent leur conscience face aux « pires cruautés humaines ».
Robert Antelme fonda, en 1945, avec Marguerite Duras, une maison d’édition, “La cité universelle”. Le couple divorça en 1946, mais ils travaillèrent encore ensemble, comme en 1959 où, à la demande de Raymond Rouleau, il adapta, avec Marguerite Duras, “Les papiers d’Aspern”, pièce de Michael Redgrave, d’après une nouvelle de Henry James. Après la guerre, il continue donc un travail discret dans les milieux littéraires, collabore aux Les Temps modernes et milite au Parti communiste français, dont il est exclu en 1956, après la répression par les troupes du pacte de Varsovie de l’insurrection de Budapest.
Pendant la guerre d’Algérie, Robert Antelme est signataire du Manifeste des 121. Immobilisé à partir de 1983 par un accident cérébro-vasculaire, Robert Antelme meurt le 26 octobre 1990.
__________
NB / L’ouvrage de Duras date de 1985. Antelme n’était plus en état de faire quoi que ce soit. Chéreau et Blanc furent parfaitement au courant de leur histoire. Je ne vois pas trop où est le blême. Il vaudrait mieux expliquer l’objection ou le sens de cette remarque apparemment désobligeante à l’égard de Dominique Blanc, lcé. Merci par avance,
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Le correcteur A a rajouté le H à Antelme.
Dernière minute.
Et moi ne me relis toujours pas.
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Vous partez-comme d’habitude dans des considérations qui vous appartiennent.
Rien, strictement, à dire contre Mme Blanc.
Je répète que Robert Antelme n’était pas d’accord. Je pense blessé plus que choqué par cette publication, à moins que cela soit les deux.
Oui, son livre L’espèce humaine est un immense livre.
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Antelme n’était plus en état de faire quoi que ce soit.
Maintenant, se méfier de la phrase ci-dessus : les gens gardent un niveau de conscience pointu sur des points particuliers, au milieu d’un brouillard accentué. Un gériatre – dont c’est le métier – l’a formulé ainsi : « elle, elle le sait ».
Et je pense, moi, que Marguerite le savait aussi.
De mon petit côté ( me voilà obligée/ contrainte de rajouter petit pour libérer l’espace immense dont a besoin l’étranger) de grande observatrice, je pose deux hypothèses :
-Cela implique qu’elle n’avait pas d’autre choix que de dire dans une urgence absolue, écrire* sinon mourir.
* Ou parler, ita est, dire (en tournant autour invariablement).
– Cela souligne son parfait* egoïsme.
* Je dirai bien monstrueux, mais je n’ose pas.
Je le répète : Robert Antelme n’était pas d’accord.
Point un : cela se respecte.
Point deux : cela témoigne d’une immense dignité. Dignité mise en exergue tout au long de L’Espèce humaine.
Je n’irai pas rechercher où je l’ai lu. Mes livres sont en carton. J’ai tout Romain Gary et j’ai perdu Joseph Kessel.. Mais, comment en mon cœur il est ancré, in situ, il est présent. Mon bébé.
=> L’absence peut être une présence ; ne panique pas baby girl.
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Le blème c’est que l’une écrive son histoire si lui n’est pas d’accord
Nous ne sommes pas des punaises de lit.
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Nous ne sommes pas des punaises de lit
polo me censure..comme phélicie au vatican qu’il dirait lassouline..et halors sans déplier tes lunettes
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Aucune censure.
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ha trés bien..et qu’est ce que tu dessines polo ?..hors des bites qu’elle dirait bonne clopine
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