Le Manoir

Il faisait froid dans les pièces malgré les bûches que j’empilais dans la cheminée et les broussailles qui crépitaient. Aucun mouvement dans les miroirs sinon quelques lueurs mourantes . Le rouge des braises vers minuit.

Je somnolais souvent un livre sur le nez,parfois une horloge tintait, des pluies tambourinaient sur les hauts carreaux , des souris trottaient à l’étage supérieur. Puis le silence, ou le vent. Un bruit de moteur me faisait sursauter puis je retombais dans la torpeur de l’attente. Je feuilletais la Bible, je me réchauffais auprès des livres que j’aimais depuis mes années de pensionnait, ceux, en général, qui m’offraient une famille de substitution. Les Russes sont formidables dans ces cas-là ; notamment Tolstoï et son  » Guerre et paix » mais aussi Tchekhov. Sans cesse, ses personnages gâchent leur vie, pleurent, aiment, parlent de se brûler la cervelle. Ils ont des sentiments trop vastes pour leur cœur étroit…

Je me levais très tôt, et je trouvais que le ciel était plus puissant, étendu, plus vertical qu’ailleurs. Je prenais la grasse allée bordée de chênes pour chercher le courrier qui n’était que des séries de prospectus pour des hypermarchés, ou de l’outillage agricole. Depuis quelques mois des nouveaux bungalows s’étaient construits, alignés en pleine boue le long des champs et ils me donnaient l’impression que l’humanité  s’était mise en rang pour faire le vide sur les générations passées. Je me promenais dans la brume matinale ,mon visage trop blanc .Deux chats efflanqués m’attendaient derrière un carreau. Etrange impression de vide dans ces pièces qui avaient connu une indéniable splendeur .une odeur de cendres flottait dans l’escalier. Les placards vides, les cintres suspendus, les supports chromés dépouillés de leur serviette-éponge, les casseroles et poêles poussiéreuses me chantonnaient la chanson de l’absence. Je me faisais des reproches qui fondaient après deux verres de vin blanc. Les lits du premier, avec leurs affaissements, leurs creux, dans des chambres ténébreuses, me parlaient de l’énigme de deux corps qui s ‘entre-dévoraient l’un l’autre pour finir dans un tourbillon de cendres ou la naissance d’un embryon. Le soir la faible lueur qui tombait des volets fendillés donnait une impression d’évoluer dans un musée du Temps Gelé.. J’en étais le gardien… La perspective des journées vides entre les arcades et la cour nue où sautillaient des corneilles ne me désolait pas. Le ciel apparaissait avec une étonnante noblesse entre deux déchirures de nuages, dont la force résidait dans la ressemblance avec ces éclaircies que je percevais dans certaines sonates de Beethoven, ce vieil ami qui marmonnait prés de moi grâce au clavier d’Yves Nat. Enregistrements crachotés de ce ce Temps énigmatique qui se développait sans évocations réductrices ou blasphématoires . Dans l’étroite cuisine avec son tapis de mouches mortes dans les placards, je contemplais un brin de lilas desséché dans un pot de moutarde Amora, et dans l’évier ce cloaque d’eau graisseuse avec dedans des poêles encroûtées. L’eau ne formait jamais aucune ride et c’était comme un paysage côtier que personne jamais n’habite. Des morceaux de savon devenus transparents reposaient sur une étagère couverte d’un morceau de toile cirée imitant un tissu écossais .Les sporadiques rafales de la nuit secouaient le châssis des fenêtres privées de mastic. J’entendais les rires des filles, la voix de Jason : qu’ils aillent tous se faire foutre !!!…Y comprennent même pas que pour se suicider faut encore se sentir un peu vivant ! Quelle bande de C… !!

Je revoyais toutes ces chambres avec des losanges colorés en verre dépoli, et sur les commodes des batteries de fioles et des piles de boites de médicaments qui attiraient de minuscules araignées . Je ne sais quel voisin me parla d’une interminable agonie de cette comtesse Mordreuc qui jardinait l’été entourée de nuées d’ éphémères.

Toute l’agitation d’un monde disparu de menuets de pendules, de blancs décolletés, de sucriers en Saxe, de phrases railleuses, , de formes anciennes, d’amours, de fragments de paysages écaillés, apparaissait dans un calendrier entre deux guerres ou se dessinaient ces filles appétissantes de la campagne sur une route déserte, ou des servantes poursuivies par des bourgeois apoplectiques . Je cochais les jours de janvier 1933 d’un vieux calendrier en ne songeant même pas à un quelconque décalage chronologique car je n’avais aucun témoin pour me lancer une remarque. Ma haute chambre aux fauteuils et meubles éparpillés ne semblait avoir aucun centre. Jason, Morel, leurs proches se réduisaient à un univers de marionnettes qui se levaient, se lavaient , travaillaient ,mangeaient, copulaient et s’enterraient en rigolant dans les flux des villes où le travail n’était qu’une suite d’innombrables petits sabotages.

J’essayais de me garder d’une idéalisation saugrenue de notre passé ou d’une diabolisation qui consistait à tout noyer dans une grisaille de maussaderie. Mais si ! le Manoir avait été un refuge d’harmonie! une utopie heureuse! Mais si ! il y avait eu la forêt ! les vents clairs ! les cris d’enfants ! les heures ardentes ! les soirées d’hiver ! les flambées ! et Béa, cuisses écartée , et ses recueillements érotiques sur la terrasse du premier..

Je me souvenais, je me souviens : débouchez le cidre venez les enfants ! Je me souviens du soir où Jason avait déclaré que nous n’avions jamais « rien foutu ». Nous n’avions été ni lâches, ni courageux comme nos pères, nous n’avions pas été envoyés en Algérie comme la génération immédiatement précédente ; nous avons poussé des caddies dans les hypermarchés… et nous avions regardé les croyants, les catholiques et les communistes comme des attardés, des résidus d’un autre siècle… Nous avions eu notre révolution, elle était sexuelle, situationniste… bla-bla… simplement, nos cœurs se sentaient délivrés, mais délivrés de quoi ? Nous vivions à l’abri de la Grande Histoire, dans une petite caverne de Platon sympa, avec des jeunes filles délurées qui se roulaient des joints à la file, des filles qui nous taillaient des pipes comme si elles étaient des groupies de rock-star… ou bien qui relevaient leurs jupes dans un couloir… Entre deux portes… et nous distrayaient avec leurs criques rauques . Nos jeans ressemblaient à des pagnes troués

La Cité d’Aleth

Enfin, un matin de Mai ,je sortis du brouillard comme si j’avais enterré les cadavres de me amis derrière les arcades de la cour nue Je restai hébété en découvrant le port de Saint Malo. ses bassins, les têtes immobiles à l’envers dans l’eau, les toiles neuves semblables à un Cézanne, les bras caramel si fluides des lycéennes, le teuf teuf d’une navette fluviale, les lunettes de soleil enchevêtrées sur une table de bistrot. Je me rendis à la cité d’Aleth. Je traversai les couches d’air saturées d’odeurs résineuses. Le grondement régulier des vagues sur les rochers renaissait comme par miracle. Craquement des pies qui sautillaient parmi des branches mortes, quelque chose de gai, de frêle et de récréatif dans l’air –ce délicat sautillement mécanique d’oiseaux- alors qu’un énorme vent du large brassait trop de lumière vers Dinard, dans ce ciel débarrassé de nuages.

Un vieux couple marchait péniblement pénétrait dans un réseau d’ombres fines Cette cohue… Ce bonheur… Ce vent frais… Ces jeunes couples éclatants, ces tablées familiales devant des plateaux d’huîtres… J’avais le vertige… J’étais sauvé .

5 réflexions sur “Le Manoir

  1. et dans l’évier ce cloaque d’eau graisseuse avec dedans des poêles encroûtées. L’eau ne formait jamais aucune ride et c’était comme un paysage côtier que personne jamais n’habite

    ..tandis que j’agonise en playmobil couché dans l’évier je te jure que j’entends bruno lemaire dire des cochonneries en voix off sur béa dans la véranda.

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  2. . Ils ont des sentiments trop vastes pour leur cœur étroit…

    Des sentiments étroits dans un cœur trop vaste, ç’aurait été mortellement triste.
    D’où notre amour pour la littérature russe,

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  3. … J’avais le vertige… J’étais sauvé

    aller à un concert de tina turner dans sa robe tarzone au début des 70’s c’était plus pire que daller boire une bière en sortant de la gare du nord le dimanche soir pour mettre une thune dans le djuke pour le dernier djony: regards haineux..tina a ensuite fait des perfusions totales et est morte en suisse..jlui jette pas la pierre javais telment aimé « son énergie » comme ils disent..celle là cest elle qui la écrite
    https://www.youtube.com/watch?v=I07249JX8w4 ..les paroles sont biens..trés biens..et puis en même temps je lis ça https://www.theguardian.com/commentisfree/2023/may/25/bryan-johnson-800m-baby-food-mortality je sais pas si t’es au jus..le projet d’une vie aussi…peut être que des cogneurs de femmes comme ike turner et son phil spector auraient pu être -sauvés-?..je persifle polo

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