Chaque été, je pousse la petite barrière de bois devant chez moi et je contemple la perspective de cette petite route droite, toujours un peu humide et bordée de fougères ; elle traverse la forêt et rejoint la départementale qui va de Combourg à Miniac-Morvan.
Chaque été, j’attends. J’attends mes vieux amis. Cette attente me plait. Je savoure tout ce qu’il y a d’obscur, de dormant, dans cette forêt de chênes. La stagnation de l’air, les lumières filtrées verticales rendent le sous-bois protecteur ; c’est une île et un refuge ,une église avec ses voûtes vertes, et ses futaies.
Parfois un bruit furtif de gibier rompt le silence. Parfois j’entends un camion sur la grand route. J’attends donc mes amis près la barrière en finissant mon café .Bien sûr, quand j’ai quitté Paris il y a dix ans mes amis avaient tous promis de venir me voir dans cette Bretagne bocagère. Mais les promesses furent oubliées. Les uns passent leurs vacances à retaper une masure vers Carcassonne , d’autres crapahutent dans les Hautes Pyrénées, d’autres jouent aux cartes dans une pinède vers le bassin d’Arcachon. Mes amis préférés, les Peyreire, restent eux tapis dans la pénombre et la fraicheur de leur demeure dans le Tarn. C’est surtout eux que j’attends et qui me manquent. .
Pendant les heures où la campagne brûle, je sais qu’ils sont là, elle à repriser du linge dans l’embrasure d’une fenêtre, lui traquant une mystérieuse souris entre les guéridons, les canapés, des commodes pleines de linge brodé. Lui, je l’ai connu dans une salle de réaction parisienne. Aujourd’hui il lit comme un fou toute la la presse locale et la déguste sous le magnolia .

Les Peyreire ,il y a bien longtemps, m’avaient recueilli un été entier avec mes deux enfants C’était une période difficile pour moi après une rupture. .Moi et les filles nous campions, valises ouvertes, dans une vaste chambre aux murs nus. Dans cette pièce vide du rez-de-chaussée, aux dimensions assez démesurées, il y avait posé sur le parquet un énorme lustre avec des reflets de cristal et un prie-Dieu avec ses rembourrages de velours rouge pelé.. Dans un meuble, toute une argenterie s’entassait avec aussi des partitions de cantiques et des tapettes à souris. Vers six heures du soir ,nous alliions les Peyreire et moi chercher à l’autre bout du village ,dans une remise, un vin qui coulait épais dans des bouteilles mal rincées .Nous le savourions le soir dans le jardin en parlant peu. La fumée de nos cigares stagnait en nappes sous le magnolia.
La nuit une lumière faible éclairait le clocher qui égrenait solennellement les heures, les demis, les quarts, avec une lenteur qui creusait l’obscurité et donnait le sentiment d’atteindre le grand large. L’obscurité jusqu’à l’Atlantique, pensais-je. Cette vie de léthargie, je la savourais comme une sorte de demi-rêve éveillé. Je me sentais happé par des fantômes, notamment ces ancêtres Peyreire qui avaient habité ici au XIX° siècle, une famille de juristes devenus célèbres entre Carcassonne et Toulouse. Il y avait des bibliothèques à colonnes que j’inspectais, ne trouvant que des traités de Droit, et une Histoire des religions en vingt volumes. Sur les murs nus, en courbe, de la cage d’escalier, il y a un crucifix parmi les fissures plâtreuses dans le papier peint.
Cette demeure nous enferme dans le passé d’autant que les repas sont pris autour d’une nappe d’un blanc immaculé, avec argenterie, soupières en vieux Limoges, carafes et verres à pied à filets d’or. Les bougies allumées dans les chandeliers, projettent des petites taches oscillantes sur le plafond.
Je me souviens, les enfants s’enroulaient dans des grands peignoirs blancs d’adulte pour s’endormir. Quand j’allais les embrasser, ils me demandaient pourquoi il y avait une photographie ancienne qui représentait une pêcheuse de crevettes. Je me sentais obligé d’inventer un destin fabuleux -ou tragique- chaque soir, à cette jeune beauté 1900 qui poussait une épuisette dans les vagues.
Donc, je remue ces souvenirs en flânant sur cette petite route de forêt. Je coupe une branche de noisetier pour fouetter les fougères. Je guette les éclaircies, ou bien un roulement lointain de l’orage, ou la camionnette de la Poste. Parfois je m’arrête , écoutant un gargouillis d’eau sous les couches de feuilles. Le silence effleure et caresse les tempes, il permet de reconstituer une identité stable après tant de dispersions, de remous, et d’années de bavardages culturels parisiens.
Journées désamarrées qui m’emportent vers les vieux courants du passé .Les heures bruissent de souvenirs plus ou moins faux parce que s’y mêle trop de photographies vues et revues en feuilletant des albums. Le mystère est qu’on s’éloigne de son expérience et qu’on avance en terre étrangère. Impossible de se retrouver dans le miroir chaque matin. Le flou l’emporte.
L’été passe donc avec ses journées moites, journées d’effarouchements d’oiseaux, journées de fièvre lente du passé qui remonte comme les bulles d’un étang , journées de ciel si léger qu’elles donnent l’impression que le temps se dissipe . Le globe grince sur son axe.
Je prends alors la voiture et file vers la mer et la grande clarté plate des plages. Je choisis un coin à l’abri. Quelques familles somnolent parmi les rochers, des jeunes femmes en maillot, bretelles du soutien-gorge tombées sur les bras, s’enduisent de crème solaire avec une indolente régularité, plus loin des enfants dessinent à la craie sur le ciment de la digue, queue devant le distributeur de glaces italiennes. Pays saisi dans une interminable léthargie de farniente, l’apéro, la liste des courses, deux employés municipaux noirs vident les poubelles, je parcours les journaux : coup gueule de Mélenchon à la tv, guerre en Ukraine, la routine quoi. Sentiment que la France est un bateau qui court sur son erre sur une eau insidieusement lisse. Alors je reviens vers mon sentier, mon chemin, ma route de silence, mon reposoir, mon allée avec sa lumière trouble d’aquarium qui vivifie mon passé comme s’il gardait un soupçon d’ivresse. Du vin éventé ?
Ce sous- bois que je parcours, avec ses reposées, ses taillis, forme un tapis de douceur où je revis et revois mieux cet été si particulier chez les Peyreire ; je retrouve ce village du sud avec ses ruelles engourdies de chaleur, sa charcuterie trop propre et blanche et sa porte à lanières de plastique, ses tilleuls figés autour du monument aux morts, son été immobile et blanc, son ciel de craie, ses arcades. Une brise gonfle un voilage. Je marche le long de ces alignement de persiennes brulantes, et pour finir j’atteins une remise à planches qui sent la sciure fraiche et borde la campagne ouverte.
Retour en bretagne. Une averse menace. La forêt me reprend. Je pousse la barrière. Est-ce que je souhaite que mes amis reviennent ? Pas sûr. Ils ont vieilli, moi aussi.
Il est six heures moins le quart. Une mouette se dandine sur la table écaillée du jardin entre le cendrier empli par l’eau de pluie et la tasse à café dans laquelle barbote un mégot. J’attends toujours ces couples sans y croire.
Je retrouve votre goût d’évoquer les Fantômes, observe dans l’un de vos romans, « La Peau du Monde. « Vous êtes très fort pour ces périodes indécises ou les spectres semblent se matérialiser dans le passé pour mieux se dérober dans le présent. Il y a de surcroit ici peut-être un côté bouteille à la mer, peut-être pas. Les noms sont peut être truqués , et ce que nous percevons comme nostalgie peut aussi s’appeler création Bien beau texte, en tout cas, et qui donne personnel. MC
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Et qui sonne personnel. ( correction intempestive !)
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Vos amis sont-ils une métaphore pour tous ces écrivains qui s’éloignent dans un oubli peut-être provisoire et que vous évoquez régulièrement ? Les derniers qui me viennent à l’esprit: Giraudoux, Montherlant…Mais il y en a eu tant d’autres.
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Non pas directement Closer
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