La guerre en Ukraine implique de plus en plus l’Europe de l’Ouest, avec l’envoi d’un matériel militaire de plus en plus lourd et offensif pour stopper l’agression russe. Est-ce le début de la troisième guerre mondiale ? Il est bon de relire le roman « Le sursis » qui raconte l’imminence de la guerre sur un peuple. C’est un roman puissant, vorace, tendu, et formellement audacieux.
« Le sursis » de Jean-Paul Sartre est le deuxième volume de la trilogie des « Chemins de la liberté ». Ce second roman vient après « L’âge de raison ».Il est à mon sens le meilleur . Sartre traduit l’angoisse qui monte chez les français . L’histoire se concentre sur les trois jours de la conférence de Munich, entre Daladier, Chamberlain , Hitler et Mussolini.
C’est dans ce volume, que Sartre saisit le mieux cette angoissante incertitude qui plane sur le pays entier. Pour recréer l’atmosphère d’attente anxieuse Sartre reprend le « simultanéisme »,méthode qu’il admire chez Dos Passos et qui permet d’avoir une vie panoramique d’une population et de ses différentes couches sociales en imbriquant et juxtaposant( comme dans une mosaïque) les lieux ,les personnages, les moments.

Il faut bien avoir en tête que c’est dans les six premiers mois de 1939 que Sartre travaille dessus . Donc, il écrit « à chaud ». D’où cette atmosphère si bien rendue de ces journées de tension extrême. Sartre se révèle un excellent journaliste, cernant bien le faux soulagement d’une partie des français après les accords de Munich face à ceux, lucides qui ont certitude que la guerre devient inévitable.

L’urgence que ressent Sartre aboutit à une œuvre d’action, de travellings, de plans, qui doivent beaucoup, aussi, au cinéma.
D’abord le sujet : les réactions polyphoniques des Français devant l’imminence de la guerre, au moment des accords de Munich L’action se passe du 23 septembre 1938 au vendredi 30 septembre, date de l’accord imposant à la Tchécoslovaquie la cession du territoire des Sudètes.
Le roman de Sartre se clôt au Bourget, sur l’atterrissage de l’avion de Daladier, et ce dernier stupéfait de voir accourir vers lui une foule enthousiaste des français vers lui, alors qu’il sait qu’il a perdu l’honneur et la partie face à Hitler, et qu’il murmure « les cons ! »
Le traitement simultanéiste de la narration s’équilibre en superposant les paroles des français. Il n’analyse pas la peur, ou rarement par le personnage central de Mathieu, ,mais par une attitude, un objet, un geste, une réplique qui suffisent. Il y a aussi un génie de la topographie. On passe d’un train de mobilisés inquiets face à une nuée d’avions peu identifiables à un raisonnement précis d’une conscience politique » malheureuse » dans un café. On glisse d’une histoire d’amour sordide dans un hôtel de passe, à une scène courtelinesque dans un commissariat de police. On passe d’une plage Juan- les- pins à une brasserie de Montparnasse, d’un bateau en Méditerranée à des affiches de mobilisation placardées place Maubert, d’une gare aux terrasses des grands boulevards, d’une discussion d’ouvriers à un bar pour mondains.
Mathieu Delarue est le fil rouge et le porte-parole de Sartre.. Nous suivons ses tribulations, ses réactions et émotions et surtout son drame d’une conscience déchirée .. Comme Sartre il est professeur de philosophie encore dans la trentaine, mais déjà passablement désenchanté (« comme un prêtre qui a perdu la foi ») et comme le Roquentin de « la Nausée », Mathieu a du mal à être avec les autres.il se sent séparé de la masse par sa formation d’intellectuel. (« il se sentait dans la certitude qu’il a d’être « condamné à être libre ». Autour de Mathieu il y aura Daniel, Ivich, Boris, Charles, Sarah, Jacques : c’est le premier cercle. Un second cercle, avec des couples souvent proletaires, comme Maurice et Zezette donne un fond plus naturaliste. . Chaque personnage est suivi dans sa propre trajectoire. Les dialogues sont succulents de diversité, de l’argot popu jusqu’au catéchisme militant,sans oublier le chœur antique fait de nouvelles diffusées par la radio ou par les manchettes des journaux. Apparait aussi le dégout de Sartre, répété, pour la sexualité et le viscéral. des milliers de gens saisis dans la tourmente historique.
Le paradoxe de la narration tient au fait que Sartre ne signale jamais les transitions d’un lieu à un autre, d’un personnage à un autre, mais l’ensemble reste étonnamment clair.
Ironie de l’histoire :en 1938 , dans un article retentissant,(on le trouve est dans « Situation I » je crois) Sartre reprochait à Mauriac d’être omniscient dans ses romans et de se prendre pour Dieu. Sartre fait exactement la même chose avec constance .Il fait parler chacun dans ses contradictions, ses chagrins, ses remords, ses pressentiments, ses petites ou grandes lâchetés. Il y a également le puissant excitant des emboitages métaphoriques très d ’époque , genre « la Tchécoslovaquie violée par le mâle allemand ». Et aussi la volonté de montrer comment ,à la manière de somnambules, les personnages sont pris dans les déterminismes sociaux qui les conditionnent. Il y a ainsi une galerie de victimes. Les embrigadés, les ulcérés, le dégoutés, les lyriques aveugles, ils sont tous un peu victimes dociles de leur milieu social .Comme dans une tragédie antique tout est arrivé avant que l’action ne commence, ce qui est curieux venant de la part d’un philosophe de la liberté. C’est un énorme flot qui emplit le livre, durement . ». Enfin on retrouve la phénoménologie du regard. les regards jugent, pèsent, condamnent, oppressent. Ce qu’il exposera dans sa pièce « Huis clos ». Oui, dans ce livre aussi, « l’enfer c’est les autres » qui s’affrontent d’une manière épaisse, soutenue, acharnée, hantée aussi bien entre hommes , mobilisés ou non , entre intellos et prolos, que entre hommes et femmes

Les critiques de l’époque, (en octobre et novembre 1945) , ont d’abord remarqué ça : les effets physiques de la peur, vomissements et suées, tremblements et fièvres… On retrouve la nausée sartrienne puissance dix..« je préviens le lecteur qu’il s’agit d’un livre écœurant (..) Une immonde odeur de latrine.. » écrit Henriot dans « le Monde ». On avait déjà dit la même chose quand Zola survint dans le roman français, puis quand Céline publia « Voyage au bout de la nuit ». D’ailleurs, Sartre naturaliste se place clairement dans cette lignée.
Le roman ne fut publié qu’en 1945.Il arrivait à contretemps , en pleine euphorie de la victoire. Il a fait l’effet d’une douche froide dans un moment d’union nationale et d’enthousiasme. Ce qui frappe aujourd’hui en 2023, c’est que Sartre décrit les tiraillements d’une société de 1939 en train de se défaire dans un monde en péril.
Reste que les Mouches furent le denier succès mondain de l’Occupation Allemande façon Abetz, et la conduite de Sartre, plus qu’ambiguë. C’est plus tard qu’on aura « après tout nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’Occupation Allemande. » Alors ce qu’il peut écrire après….on me dira que Georges Blond a bien écrit une Histoire du Débarquement, et sur les Tharaud figurent des 1944 dans une anthologie de la Résistance. On veut bien-être bon, mais là, non. Et ce style si Sartrien avec des personnages qui ne sont rien d’autre que des allégories ( Roquentin, Delarue!) Non, mille fois non.
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bien sûr,la conduite morale de Sartre tres ambigue, il a dit bcp de bêtises aussi pendant son rapprochement avec les communistes.. mais un bon roman reste un bon roman.
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