John Le Carré, à la recherche des espions perdus

John Le Carré depuis « L’espion qui venait du froid » (1963)  a construit une œuvre d’un parfait classicisme romanesque pour décrire  le  Renseignement anglais d’après-guerre , le  MI5  et MI6. Je l’ai vérifié ces jours-ci en relisant « le voyageur secret », roman paru en 1990 et qui est un peu le « A la recherche des espions perdus » de Le Carré, alors qu’il a 59 ans et fait un bilan de son œuvre qui culmine avec la trilogie  Karla, « La Taupe », Comme un collégien » et » les Gens de Smiley ».

Ce qui étonne c’est qu’il apparait comme   l’héritier de Dickens par de multiples facettes: son humour d’abord, sa passion des villes et des atmosphères brumeuses,  sa  virtuosité pour faire démarrer des actions ,une manière  de suggérer le touffu de la vie. Plus profondément, ses grands personnages combattent des humiliations venues de leur enfance. Cela   nimbe d’une sorte de tristesse et d’irréparable solitude les meilleures scènes et donne une impression de gâchis à la fin de chaque roman. Et comme Dickens, Le Carré n’est pas un réaliste.  Les relations humaines sont à peu près toutes corrompues, bizarres, tordues. Le soupçon, la défiance gangrènent les rapports humains. La trahison se révèle toujours à un moment de l’action entre ces hommes qui jouent leur vie. Les rapports avec les femmes ne sont pas mieux.

Enfin et surtout, chez lui, comme chez Dickens, les lieux subissent une  déformation subjective  et prennent l’aspect d’un rêve inquiétant, à la limite   du fantastique. Le malaise, l’angoisse, l’attente, le doute, brouillent tout objectivité. Le Carré est un artiste de l’anxiété, comme Hitchcock. Le MI5 apparait un Ministère du soupçon.

 Le nocturne l’emporte    sur le diurne, la défiance sur la confiance, la rumination sur le fait réel, l’échec l’emporte sur la réussite.  On oeut également faire un parallele entre le Ministère de la Justice vu par Dickens (un labyrinthe poussiéreux et inefficace) et la vieille bâtisse du MI5  vétuste ,anachronique, à Cambridge Circus. « Le Cirque »  repose sur des lambeaux de souvenirs glorieux et lointains,dans un culte du souvenirs des agents disparus à Berlin, plutôt que dans des projets franchement adoptés s par le « Foreign Office . « Le cirque » se sent incompris. Dans son éternelle partie d’échecs avec  Karla, le chef des services soviétiques à Berlin-Est se joue un curieux effet miroir. Le combat avec le régime soviétique, imprègne « le cirque » d’une mélancolie, d’un mal à l’âme slave ,comme si tant d’années de rivalités créé une complicité trouble.  George Smiley et ses hommes donnent le sentiment de vivre dans une Maison Mélancolie à l’écart de l’Angleterre officielle . « Le Cirque » est d’autant plus isolé qu’il est   méprisé par les services américains et régulièrement controlé et mis en doute par le  Foreign Office.

Sur le plan stylistique, Le Carré ressemble à un artiste-décorateur et éclairagiste de premier ordre pour métamorphoser  les lieux :Londres, Paris, Hambourg, Bonn, Athènes,  Zurich  et Berlin deviennent  des pièges. A la vie ordinaire des habitants se superpose un labyrinthe  et une topographie de l’angoisse.  On pénètre lentement, insidieusement dans une inquiétante étrangeté. Elle nait de la banalité même : ç ‘est un boulevard périphérique mal éclairé, un terrain vague avec une camionnette bizarrement garée, un appartement avec  un trousseau de clé qui ne se trouve  pas à la bonne place,  un chemin de halage trop tranquille, une navette fluviale avec  un couple de touristes qui ne sont sans doute pas des touristes .

Ce qui caractérise le Cirque, c’est que, à la manière du château d’Elseneur, quelque chose est pourri. Les relations humaines sont corrompues et maléfiques. Autour de George Smiley l’organigramme du cirque, remanié par Alleline, et longtemps  dirigé par Control comporte un premier cercle  :  Lacoon,  Toby Esterhase, Peter Guillam,Bill Haydon, Jim Prideaux, etc,etc.

 Ce cercle  devrait réunir la crème de la crème de ces Chevalier de la Table Ronde(souvent  venus des collèges aristocratiques) ,mais hélas Perceval a posé un micro  sous la table. Référence à l’affaire Philby ?..  Il y a toujours un traitre, une taupe dans le groupe. Loin d’être simplement   décimés par les services de renseignements   soviétiques et les méthodes de Karla, ils se surveillent entre eux, et toute la chaîne est contaminée :  officiers traitants, chefs d’agence, sentinelle, boites postales, relais à l’étranger, contacts dans les ambassades, tous en danger.

La figure de  Smiley se distingue par une profession de foi totale envers la mission du Cirque. Il déploie une vigilance austère, presque luthérienne, auquel s’ajoutent des échos du passé qui gardent des   résonances douloureuses face aux manœuvres réussies des Soviétiques.  La vie privée de Smiley est une catastrophe due à la trahison de sa femme Ann pour un collègue qui se révèlera être la taupe.  On devine que derrière tous les gestes et toutes les ruminations de Smiley, il y a l’ombre portée de ce chagrin intime. Sous l’apparence douillette  d’un club discret de gentlemen avec ses codes,  ses mots de passe, son passé  mythique, ses vieilles photos de groupe, ses histoires grivoises,  ses séances d’entraînement à Sarratt  la confraternité n’est qu’un leurre. Le Carré a pulvérisé le mythe James Bond en créant un Smiley effacé,  bureaucrate tatillon, morose,  fatigué , greffier du service,  un obstiné , secret dans ses   vérifications, ses  comptabilités.il puise dans  sa « mémoire infaillible » sur laquelle il vit  depuis plus de trente ans. Son intuition suraiguë tourne à la paranoïa, mais il a un atout : il se sait plus intelligent que ses adversaires (que Karla en particulier, son homologue à Berlin-Est), et que ses collègues. George Smiley est un espion aussi redoutable qu’atypique. Son allure grise trompe son monde.    On le croit somnolent, presque distrait dans son retrait, mais c’est le seul vraiment vigilant. Sa manière d’avancer dans des montagnes de décombres d’agents perdus, de dossiers mis en sommeil, d ‘occasions ratées, d’opérations annulées, d’omissions coupables, d’agents peu sûrs, l’auréole d’un prestige gris qui inquiète.

Quand il se déplace, le décor le boit comme un buvard, l’absorbe, il devient un fantôme, mais un fantôme vigilant qui saisit la bonne information, exploite le détail capital avant les autres. Sa paranoïa se révèle une forme sophistiquée d’intelligence.

En inventant Smiley , John Le Carré  réussit un personnage qui deviendra aussi célèbre en Angleterre que Hercule Poirot ou Sherlock Holmes . Son travail est d’autant plus ingrat qu’il connait parfaitement les compétences de Karla.

On croyait cette époque de Guerre Froide achevée, et on découvre depuis un an, avec la Guerre en Ukraine que les méthodes de Poutine ressemblent à celles décrites par Le Carré dans la plupart de ses romans.

Quand il a construit la « trilogie Karla »  David Cornwell de son vrai  nom,   s’est appuyé  sur sa connaissance du Foreign Officie puis sur son bref passage – assure-t-il-  pour le MI5 et le MI6 du temps où c’était un immeuble vétuste à Cambridge Circus..  De cette expérience, Le Carré a tiré une fabuleuse masse d’informations qui n’a aucun équivalent dans la littérature d’espionnage. Il dévoile la fabrication des identités (« les légendes ») le recrutement, les entrainements, les intoxications psychologiques, les exfiltrations d’urgence, les intermédiaires, les codes, les courriers, les planques, les gadgets électroniques, les debriefings, mais aussi   les salaires, les implications de la vie privée et ses conséquences sur les missions.  C’est une telle référence, aujourd’hui encore, qu’Éric Rochant, qui est à l’origine des 5O épisodes de   la série télévisée « Le bureau des légendes » pour Canal +   a déclaré s’être inspiré de la trilogie « La taupe », » Comme un collégien » et « Les gens de Smiley ».

On retrouve dans la série française ce qui faisait l’originalité du travail romanesque de Le  Carré :le souci    de coller au vrai travail de cette bureaucratie, que ce soit à l’Est ou à l’Ouest, la lutte interne et les coups fourrés  dans un même camp occidental , la maitrise   parfaite entre la  masse et les  détails, la paranoïa de chaque service ,l ’importance du facteur humain dans l’élaboration d’une opération, l’obsession de la fuite, la « casse » humaine comme une donnée parfaitement intégrée, l’abomination psychique d’une vie d’espion. Ajoutez à cela désormais la guerre informatique à laquelle se livrent les services de Renseignement (sur laquelle Le Carré s’est exprimé dans les journaux britanniques peu de temps avant sa mort), et qui devient un enjeu essentiel pour paralyser le camp d’en face dans ces armées des ombres.

 Voici quelques lignes qui définissent Smiley en fin de carrière dans   « Les gens de Smiley » , qui reste, selon moi , son meilleur roman.

  •  « George Smiley ne revint pas après cela, mais d’après une histoire que racontent les cerbères, un peu après onze heures ce soir-là, lorsqu’il eut rangé ses papiers, débarrassé le bureau qu’il occupait et mis à la poubelle, pour être détruites, quelques notes griffonnées, on le vit rester planté un long moment dans l’arrière-cour – un endroit sinistre… – à contempler l’immeuble qu’il allait quitter et la lumière qui brûlait faiblement dans son ancien bureau, un peu comme des vieillards vont contempler les maisons où ils sont nés, les écoles où ils fait leurs études et les églises où ils se sont mariés. »

6 réflexions sur “John Le Carré, à la recherche des espions perdus

  1. – un endroit sinistre…

    Le Carré est sinistre, indeed. Ses livres sentent la mort du début à la fin, aucun espoir, ne parlons pas de réjouissances, tous ses personnages ne sont que laideur, mensonges, trahisons pour finir, logiquement, en suicides. Trop négatif pour plaire aux spectateurs james bondés, ‘l’espion qui venait du froid » ne fera pas école au cinéma malgré l’excellent jeu de Burton, l’atmosphère berlinoise en diable et la fidélité de l’adaptation au livre. Greene et Fleming sont bien plus gais, probablement un reste ou zeste d’éducation catholique plutôt que protestante suffit pour tourner casaque et voir la vie en (plus) rose.
    Agréable critique, merci.

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    • Oui, Le Carré n’est pas gai,mais n’oublions pas non plus le charme qui se dégage de ses romans.C’ est un admirable dessinateur paysagiste, un « regardeur » inspiré qui sait poser un paysage vide, une soirée trouble entre amis,, une rencontre amoureuse prégnante et fatale. Il créé des ambiances réussies au millimètre. ou ces moments entre chien et loup, avec lumières nordiques.Il maîtrise l’art de transformer des endroits paisibles en souricières fascinantes. Il devine où se trouve le gibier introuvable.
      Voici un extrait (description d’un quartier de Londres) qui illustre son art d’observateur , art des nuances, d’un classicisme méticuleux :

      « La maison de Hampstead que Kurtz avait louée pour ses guetteurs était une grande demeure située dans un quartier extrêmement calme prisé par les moniteurs d’auto-école. Ses propriétaires, suivant la suggestion de leur bon ami Marty de Jérusalem, s’étaient retirés à Marlow, mais leur maison n’avait rien perdu de son élégance paisible et raffinée. On y trouvait des tableaux de Nolde dans le salon, une photographie de Thomas Mann signée dans la serre où trônait également un oiseau encagé qui se mettait à chanter quand on le remontait, une bibliothèque pourvue de fauteuils de cuir craquants et une salle de musique équipée d’un piano à queue Bechstein.Il y avait aussi une table de ping-pong à la cave, et derrière la maison, un jardin désordonné où se désagrégeait un court de tennis grisâtre, inutilisable, dont les enfants avaient fait un terrain d’un nouveau jeu, une sorte de golf-tennis qui tirait parti de toutes les bosses et crevasses. La façade était agrémentée d’une loge minuscule sur laquelle l’équipe avait posé ses pancartes indiquant « Groupe d’Etudes Humanistes et Hébraïques, entrée réservée aux étudiants et au personnel »,ce qui, à Hampstead, n’étonnait personne. »

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  2. En effet Paul Edel, vous aviez justement noté dans votre notule la justesse des atmosphères décrites par Le Carré, je n’avais voulu retenir que le pessimisme quasi séminal de ses livres.
    « Une petit ville en Allemagne » saisit parfaitement l’ambiance de Bonn au temps de la RFA. Plaisir de lire un écrivain anglais qui parlait allemand et connaissait l’Allemagne. Je lis Le Carré en anglais pour passer l’atmosphère allemande au tamis de la prose anglaise, le résultat est parfois fameux et fumant.
    A propos atmosphère, la première phrase de « la petite ville » n’est pas traduite en français correctement..Le Carré parle d’un « pious day »..

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  3. Espionnage… Rarement attiré par le genre même si j’en conviens, le conventionnel peut céder la place à la littérature quand la qualité littéraire est au rendez-vous et fait oublier les figures imposées. Et puis bien sûr la paranoïa étrille les psychologies, permet une dissection redoutable des humanités ou plutôt de ce qu’il en reste quand tout a coulé. Mais en définitive, non, toujours peu de goût pour les subtilités sadiques du genre.

    Alors bien sûr, la solution de facilité : le cinéma. Jeune adolescent, le choc d’avoir vu Burton dans L’espion qui venait du froid. Marqué pour toujours par cette scène ou Burton s’esclaffe devant la naïveté de cette jeune communiste sincère. « Don’t tell me you ‘re one of these bloody commies!” Et grince d’un rire amer, mais amer ! Désespéré. Ce rire résonne encore en moi. Il portait en lui tous les désenchantements futurs de la maturité que je pressentais. Il était comme un voile entrouvert sur le monde peu reluisant des adultes. En cela, ce film d’espionnage réussissait son pari : montrer l’envers du décor, de tous les décors.

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  4. Cela dit , le Dickens des Christmas Carol et du Conte des deux Villes n’est pas exactement superposable à Le. Carré. Celui de Bleak House, et alii , peut-être un peu plus. MC

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