L’étrange soirée en banlieue romaine

Pour ne pas rester dans une chambre vide, avec une armoire aux portes ouvertes avec des cintres qui pendaient et cliquetaient, je sortis de l’hôtel et attendis un bus Piazza Vescavio.
Longtemps, à l’arrêt du bus j’observais des paquets de moucherons qui formaient des nuées sous les lampadaires. Je montai dans un bus vide qui traversa le Tibre par un pont de fer. Je découvris, posée sur une eau d’un vert plomb une sorte de bâtisse en planches, arrimée au quai par des filins et je me souvins que dans ma jeunesse en Bretagne j’avais pris des cours d’aviron de mer .
Plus loin s’étendait une zone déserte, herbeuse, entourée de grillage. Enfin le bus s’arrêta dans une sorte de gare interurbaine avec des bus bien alignés, éteints. C’était le terminus. Je descendis. Il y avait des groupes d’hommes silencieux qui fumaient et attendaient. Ils avaient tous des tenues de chantier , certains portaient des gamelles ou des sacs à dos. Ils me fixèrent ou plutôt fixèrent surpris et désapprobateurs ma veste de lin et ma chemisette rouge bien repassée . Il me semblait déjà avoir vécu cette scène dans une autre vie. Je m’éloignai le long de la chaussée. Plus loin des routes à l’abandon s’achevaient en buissons et en lignes d’herbe sèche. Il y avait des piliers de béton, solitaires, avec des affichettes électorales pour le Parti communiste toutes déchirées,ou tagguées ou pâlies à cause des intempéries.

Sur la gauche, près d’un supermarché à toit plat, des voitures étaient disposées en demi cercle, et deux rangées de chaises pliantes étaient occupées par les personnes âgées devant un petite estrade. Les gens du quartier bavardaient ,les hommes en chemisettes ouvertes, tricots de peau, pantalons à bretelles, vieilles sandales, et aussi beaucoup de femmes rondelettes d’un certain âge avec des robes froissées, des châles, les jambes nues. Que de jambes,une forêt de jambes les unes épaisses, d’autres grêles, les unes bien droites, d’autres trop musclées, trop bronzées, ou d’autres trop blanches.
Un groupe de jeunes mères aux tenues voyantes , décolletées ,longues chevelures sur le dos, s’était regroupé prés d’un combi Volkswagen. Elles pouffaient de rire en dégustant des glaces.


Tout le monde attendait quelque chose. Un long type en combinaison blanche fendit la foule et brancha des fils .Deux projecteurs posés à même le sol diffusèrent des lumières rasantes qui donnèrent un éclat surnaturel à la foule. Ce faux jour dispensé par les projecteurs transformait le groupe en fantômes décolorés devant la superette aux vitres passées au blanc.
J’étais perdu, dans ce quartier périphérique de Rome et je consultais ma montre. Constance devait déjà être dans le Hall 2 de l’aéroport de Fiumicino à consulter le panneau des vols Easy Jet.
Je formai son numéro du portable et tombai sur le répondeur.C’est alors qu’un type bedonnant, chauve, en costume froissé monta prestement sur l’estrade, un mégaphone grésillant à la main. Il harangua son petit public avec un ton autoritaire ponctué de longs silences .Il jetait parfois des regards perçants sur le premier rang.
Je compris que l’orateur parlait de refuser un projet de périphérique qui obligerait la population du coin à vider les lieux. Quelqu’un me tapota le bras :
-C’est Viscardi! Il est bon..notre élu communiste ! me dit un vieil homme, le visage émacié et mal rasé.
Il me serra le bras comme à un vieil ami.
– Viscardi n’abandonne jamais !Mais il se croit à l’ère pré industrielle .Notre combat est foutu. Ils se disent sociaux démocrates mais ce sont de simples réformistes petit-bourgeois. .Le Parti a été trop indulgent. …
Il ajouta :
– Viscardi n’a jamais manqué de jus contre les fachos ! Il n’abandonne jamais contre les porcs qui nous gouvernent  ! Mais regardez, aujourd’hui combien de vrais communistes dans la foule ? …

Du haut de balcons pas mal de gens écoutaient l’homme au mégaphone avec son ton autoritaire et ses longs silences. des enfants couraient entre les pins.
-Et toi, tu votes pour qui ? Moi je suis Emilio Manotti.
Il n’attendit pas ma réponse et poursuivit
 :-Le monde bourgeois a tout infiltré !.. Repliement. Égoïsme. Télé Berlusconi…Foot, matchs truqués, fatalisme.. ….Je suis le dernier de ma génération dans ce quartier. Mes copains sont sous terre. Ils défilent sous terre. Ma génération était enthousiaste. Du temps de Togliatti et Berlinguer, les camarades étaient unis tous ensemble ! Mazzola, Botta.. Angelini..Ferranini .. tous unis..On était tous à chanter piazza Colonna !!des centaines avec drapeaux, pancartes, et aucune concession aux mœurs bourgeoises. !!!. Mais maintenant, même ceux qui ont gardé le cœur à gauche, ils ont la tête de réformistes, même pas de vrais sociaux-démocrates.. J’ai été trente ans magasinier dans une fabrique de chaussures prés de Turin. J’ai travaillé sur un programme prévoyance- accidents du travail avec mon député.. tous les dimanches on était au coude à coude. Manifs, apéros, grandes tablées.. tout a disparu.

..ça me faisait bizarre d’être là, par hasard dans cette réunion,, alors qu’à quelques centaines de mètres, des ouvriers attendaient des bus en silence avec des visages dévastés de fatigue. Et ce vieillard réfugié dans son passé glorieux était retourné dans la blancheur vibrante de la fraternité et l ‘éclat ensoleillé de ses dimanches de manifs sous les platanes du Corso Vitorrio Emanuele II.
Je n’avais pas vécu une seule journée dans la foule d’une manif. ; à aucun moment de ma vie je ne me suis fondu dans une foule.. Je n’ai connu que l l’étude solitaire devant mon clavier des montagnes de partitions de Beethoven ou de Schumann .Les ouvriers ? J’en avais croisé parfois tôt le matin en allant enregistrer au studio de Joinville.
J’avais regardé les défilés du XIII° arrondissement en attendant, dans ma Fiat, rue bloquée, tandis qu’un cortège de personnel hospitalier ou d’enseignants défilait en direction de la Place d’Italie avec pancartes et banderoles .
Quand l’orateur eut terminé, le « camarade » Emilio m’entraîna dans un bar cave aux lumières pauvres et aux tables constituées de vieux fûts. Tout en regardant un minuscule jardin intérieur, j’écoutais cet homme me parler d’une revue qu’il avait fondé avec quelques amis imprimeurs. Il buvait à petites gorgées avec gratitude et précaution ce vin fort. Longtemps il chercha le nom de la revue qu’il avait fondé avec des camarades de sa section.
Je commençai à étouffer dans cette salle voûtée surchauffée et bruyante. J’avais un peu honte d’être choisi comme le confident alors que mon éducation bourgeoise si « convenable » m’avait isolé et retranché des foules et même de la simple camaraderie sportive. Il m’était arrivé de juger avec une sorte de condescendance ces cortèges ,leurs slogans, et leur chahut .
En apparence je restais un garçon flegmatique mais intimement j’éprouvais comme une infirmité l’incapacité à comprendre ces luttes sociales.
J’avais conscience de ma propre inutilité. Et ce vieux communiste rouvrait la plaie. Il détenait des réponses à des questions que je ne voulais pas me poser. Oui, je me sentis inutile, protégé mais aussi prisonnier dans ma bulle musicale et artistique.

Emilio continua à me parler du PCI et de la bascule du mouvement au moment de la mort d’Aldo Moro. Nous sortîmes quand le patron du café éteignit le néon du bar. Sans la nuit tiède les gens du quartier bavardaient tranquillement. Ils appartenaient à une communauté ,je les enviai. Des voitures démarraient dans des bruits de portières qui claquent . Emilio me serra le bras et prit un sentier que je n’avais pas aperçu.
J’allumai mon portable. Constance devait être arrivée à Paris.
Demain je savais qu’elle devait enregistrer la sonate pour violoncelle et piano N° 1 en ré mineur de Gabriel Fauré avec son nouveau compagnon.
Les derniers habitants du coin se dispersèrent entre les immeubles en lançant encore des blagues.

6 réflexions sur “L’étrange soirée en banlieue romaine

  1. En commençant votre texte, Paul, je me suis dit: « on se croirait dans une banlieue des premiers filme de Pasolini « Accatone » ou « Mama Roma »…Je ne croyais pas si bien dire! Sans parler des foules communistes des « Oiseaux… »

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  2. Oui, mais comme l’amour de Constance l’a quitté, il n’a plus qu’à se mettre sous la dent l’amour de l’humanité qu’il va mendier Dieu sait où, en découvrant un peu la vie.
    On l’imagine bien sous les traits du Trintignant du Fanfaron, plus ennuyé mais la fin tragique en moins. Seulement des bleus à l’âme. C’est triste Fiumicino le dimanche, avec ou sans Bécaud.

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  3. Ce qui est intéressant, c’est ce contrepoint entre passe et présent, bulle et manif qui ont en commun -quoique ce ne soit que suggère-d’être d’ un autre âge ou si l’on aime mieux, de renvoyer à un temps antérieur. Et puis c’est un beau texte, non? MC

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  4. Ha…l’intéressant commentaire de M. JC Barillon, rappelé ici à mon souvenir, est réapparu sous la notule précédente. Tout est bien Carré, vielen Dank, folks.
    Back to Roma qui ne décoit jamais. Méditez-vous la décadence de nos empires actuels en « terrassant » si souvent à Rome, dear Paul Edel ? Me souviens de mêmes impressions en contemplant les ruines du Largo ( di torre) Argentina, formidable nom de place à Rome.

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  5. Vous lisant, dans ce texte si beau, ai constaté que l’absence pour moi des regroupements formant groupe/famille/foule était dans le domaine de la musique/du concert/de la fête.
    Ai retrouvé Graeme Allwright, Didier Lockwood, dans un cadre très encadré, et Léo Ferré au stade Jean Bouin. C’est tout.
    Territoire inconnu.
    Ni nostalgie, ni tristesse. Constatation.

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