Mon frère Berti

Chaque matin, hiver comme été , après le petit-déjeuner Berti monte sur le toit terrasse de notre Ehpad Résidence d’automne . Il reste là ,jambes pendantes, à dessiner. Il savoure l’immobilité grise du quartier et la vague rumeur profonde qui monte de la circulation dans les rues comme si c’était le meilleur contrepoint du silence.

Sous des nuages bas, au loin , la gare de triage, son tracé géométrique et les lignes des convois d’un brun rouille . Quand le vent souffle de l’ouest on entend le lent crissement des trains qui ralentissent. En ce mois de mars,dans la rue, six étages plus bas, quelques baraques foraines et l’une d’elles -celle qui vend des gaufres- présente une haute façade ornée d’un gigantesque pharaon.

Ce matin, il dessine avec une précision photographique le quadrilatère formé par le Collège voisin. Je sais que cette activité lui permet d’oublier qu’il est malheureux depuis six ans car il n’a pu s’habituer à l’absence de la chaleur du corps de sa femme.

Depuis quelque temps, son dos s’arrondit, et quand il ne se rase pas, il a vraiment l’air d’un petit vieux, surtout quand il allume une cigarette de sa main tremblante. Ses crises d’asthme et ses insomnies le fatiguent.

-Pourquoi est-ce que tu vas toujours t’installer à la table de cette femme qui ne cesse de se plaindre de tout?

-Irina . Elle a un nom.

-Elle te plaît ?

-Elle a une voix rauque que j’aime bien. Et puis elle est désemparée par cette ambiance de clinique, avec ces infirmières qu’on croise.Alors je la distrais

-Elle radote .

– Son visage est très beau ,comme protégé du temps.

Une pluie légère brillait vers de la gare de triage.

-Elle se maquille,c’est tout.

-Elle a une manière de traîner sur les fins de phrase qui me plaît.

-Tu es amoureux ?

-Non.

– Vous parlez religion,évidemment.

– Tous les deux nous aimons Rome et le Vatican, et tout particulièrement l’église Santa Maria Aracoeli. Elle m’a fait remarquer qu’on marche sur des dalles qui sont en fait des tombeaux. Ce sont des gisants endormis.

-Tu as trouvé quelqu’un d’aussi morbide que toi.

Santa Maria Aracoeli à Rome

– Tu as tort de dire ça. On parle aussi des fontaines et de la Contre Réforme. Elle a été prof de latin . Tu vois,parler des fontaines de Rome au petit-déjeuner avec elle, j’aime .

Il ajouta :

-Elle sait qu’elle va bientôt s’endormir. Elle est malade.

Ce que j’aime en elle, c’est qu’elle a une beauté paisible, presque une indifférence.

-Quand tu parles d’elle tu as les oreilles qui rougissent.

J’ajoutai :

-Nous aussi, on va bientôt s’endormir.

-Ce matin, elle m’a parlé de la parousie.

-Je ne sais pas ce que c’est la parousie.Je ne suis pas aussi cultivé que toi.

-Regarde sur ton portable.

Je sortis mon portable et tapai « Parousie » .

Je lus :

-Second avènement du Christ glorieux. 

Je fermai mon portable d’un coup sec .

-Pourquoi ils écrivent « glorieux » ?

Berti se pencha dangereusement pour regarder sept étages plus bas, une camionnette blanche qui manœuvrait mal pour se garer.

-Voilà le linge. Livraison de notre linge. Ah oui, c’est lundi.

-La parousie..Vraiment, dans ton église catholique, on échappe à toutes les lois physiques et naturelles. La parousie ! Elle a de l’imagination ta religion catholique.

Il me coupa :

-Il faut être un vrai croyant pour comprendre ça.Tais toi. Ça te concerne pas.

Je sortis mon paquet de Benson et fumai.

-Ce que je comprends c’est que ton Dieu ,Berti, tolère mal que nous soyons heureux.

Berti clignait des paupières, absorbé dans son dessin de plus en plus charbonneux.

J’eus une bouffée de tendresse pour lui. Il me parut soudain si vulnérable avec une épaule plus haute que l’autre et sa manière d’incliner la tête quand je mettais en doute la fermeté de ses convictions religieuses. .Je le revoyais quand à douze ans, il essayait de m’inculquer avec tant de patience la position correcte des mains pour jouer du piano. Lui était excellent. Ses grandes mains virevoltaient sur le clavier d’ivoire jauni pour jouer si bien Liszt.

Depuis quarante ans , la religion nous sépare. Il me casse les pieds avec « la superbe liberté qui animait Notre Seigneur ». Sa certitude absolue que tous nos actes sont évalués et que nous demeurons sous les yeux de Dieu dans nos moindres actes-même cirer ses chaussures ?- franchement ça me dépasse.

Longtemps, Berti a essayé de me faire lire les Evangiles (surtout Saint Jean) pour me faire sentir le mélange de délicatesse et de fermeté quand Jésus s’adresse à ses apôtres. Je le taquinais sur le fait que les apôtres le sollicitaient avec une insistance déplacée pour que Jésus commençât par un ou deux miracles avant de haranguer les gens d’un village, un peu comme un bonimenteur de supermarché sort une colombe de sa manche pour ébahir l’assistance et mieux vendre un presse-purée.Je trouvai aussi que Jésus manifestait un intérêt bien ambigu pour les femmes pécheresses.

Je me demandais pourquoi et dans quelles circonstances s’était il mis à croire en Dieu ?

-Quand est-ce que tu t’es converti ? Tu as eu une illumination ? En regardant un match de basket ? Tu t’es senti abandonné  un soir ? Tu es tombé à genoux au milieu de la rue ? Tu t’es mis à pleurer de joie comme Pascal ? T’as rencontré un prêtre,une garce ?

-Regarde autour de toi, ce calme, cette ville, cette bande de nuages qui flotte et cache le soleil, et l’eau qui scintille dans cette citerne, c’est le terrain de Dieu. Il n’a aucune limite et les scientifiques sont bien embêtés.

-Tu plaisantes ?

–Je ne plaisante pas.

-Mais quand cette Foi t’es tombée dessus ?

-En 1956,quand nos parents ont vendu le pavillon de l’avenue Paul Doumer pour se mettre dans un appartement au centre-ville.

Il soupira :

-Nos parents ont péché contre Dieu ce jour là.

-Comment peux tu dire des trucs pareils ?Il n’y a rien de logique en toi.

– La Foi n’est pas raisonnable. Tu le sais, tu es malheureux . Le parfum de nos vies a changé quand nous avons déménagé. Tu le sais très bien mon petit frère.Ton arrogance ironique n’arrive pas à cacher ta faiblesse.

-Comment peux tu croire Berti ? Sérieusement ? Dis lmoi une seule fois que tu as un doute..

-Parlons d’autre chose.

Berti reprit :

-Regarde ce que deviennent nos corps. Le mien se délabre plus vite que le tien. Mais regarde ton cou qui pendouille. Tu vas mourir. Je prie pour toi.La proximité de la mort ne te fait pas réfléchir ? Notre corps,depuis le berceau, oscille entre deux abîmes et ça ne t’interroge pas ?
-Non Berti. je sais que je finirai poignée de cendres.

J’ajoutai :

-Je veux qu’on m’incinère.Et qu’on disperse mes cendres.

– De la cendre ?Comme un mégot.Tu ne te considères pas plus qu’un mégot ?

-Je t’en prie.

-Je dis la vérité. Tu ne te sens pas plus qu’un mégot ? Tu ne crois pas à la Résurrection des corps ?Ça ne te pose pas de question ,les motifs de notre présence sur Terre?Tu ne réfléchis pas à ça ? Ça ne te fait rien de nager en plein vide spirituel ? Tu ne crois même pas en toi. Comment tu arrives à vivre comme ça ? Ça te suffit d’aller te poivrer chaque matin à onze heures avec du mauvais rosé en parlant du prix de l’essence avec un employé de mairie et un prof de gym à la retraite qui fait son tiercé ? Au fond d’un bistro crasseux ? Ça te suffit ?

-Oui.

-Je crois en Jésus Christ.

-Ça ne t’a pas empêché d’abandonner ta famille pendant plusieurs mois pour une retraite religieuse qui a foiré..

-Paul aussi fut un grand pécheur.

Il ajouta :

-Dieu ne nous aime pas parce que nous sommes bien et que nous faisons tout bien , mais pour que nous devenions meilleurs. Il nous sait pécheurs. Il nous aime comme ça.

-Mon pauvre Berti,épargne moi ton baratin. Comme si tu étais l’entraîneur d’une équipe gagnante. Et, en plus, tu me méprises.Mégot.Je ne sus pas un mégot.

Il me semblait que la Foi de Berti lui donnait un sentiment hypertrophié de son ego. Bien que nous partagions la même chambre et le même lavabo il se sentait meilleur que moi.

La pluie commença à nous atteindre. Berti fut pris d’une quinte de toux et descendit dans le salon Myosotis, là où les pensionnaires jouent au scrabble en écoutant Jean Sablon.

Berti ayant quitté le toit terrasse, je regardai l’endroit où il s’était assis, avec le Ouest-France froissé ayant gardé la forme incurvée de ses fesses. Je notai que le rebord de ciment humide et moussu gardait un minuscule bouton de nacre, sans doute de son col de chemise . Tout en bas ,dans le vertige de l’air limpide, la vie du quartier poursuivait son irréelle familiarité. J’étais surpris tout à coup du calme de la matinée , comme un terrain de foot soudain vide après un match enfiévré.

Mon cœur battit à la pensée qu’un jour , Berti sera seul, ou bien ce sera moi. Je n’arrive pas à voir cette Terre promise qui lui donne parfois un air béat d’intimité radieuse. Moi je n’ aperçois que le froid des étoiles chaque soir. Parfois m’effleure la pensée qu’une sagesse divine existe quelque part, qui sait.

Mon frère Berti mourut dans son sommeil, sans le moindre soupir, à mes côtés ,le 6 janvier dernier. Je lui ai posé sa Bible sur l’oreiller. Irina l’embrassa sur le front.

Je reviens souvent me réfugier sur le toit-terrasse, là où nous discutions. Je lui parle. A onze heures tapantes je vais dans mon bistro crade boire u mauvais rosé avec le prof de gym à la retraite.Il est devenu obsédé par les appareils ménagers qui tombent en panne. Je me dis que la foi de mon frère ressemblait à une belle charpente de bois ,odoriférante et robuste, sentant encore la foret, et que l’usure du temps n’attaque pas. Et cette charpente l’a protégé . Quelle chance. Elle lui a caché le vide abyssal et noir dans lequel patauge notre humanité oublieuse, assaillie de brutalité à chaque génération.

Au fond, je l’envie.

Dans le maquis surréaliste des blogs

Le Net propose des centaines de blogs et des milliers de commentaires. Chaque jour, comme les marées d’équinoxe, l’intelligence éphémère de l’humain s’y répand et s’y étale en mille réseaux d’opinions, de conseils, de revendications. Désordre d’une conversation surréaliste qui dérive loin du sujet principal proposé par le taulier.

Le blog littéraire- déversoir de jugements à l’emporte-pièce, ou savant plaidoyers pour jugements nuancé- publie presque tout, accueille presque tout .Il peut être chambre d’enregistrement de débats, ou nettoyage par le vide, salon mondain ou assommoir, bistrot de quartier ou buffet de gare pour romans du même nom… Les blogs littéraires défient le bon gout et la politessede la Culture académique. Il se métamorphose en une foire d’empoigne, en piste de clowns, en débats d’érudits hargneux, vire acte d’accusation, se fait ring pour mauvais coucheurs , ou serre pour Narcisses. La République de Livres de Pierre Assouline est excellent dans cette catégorie, car il y mêle aussi de fins lettrés, des universitaires vivant à l’étranger, des journalistes historiens, des ombrageux orageux, des solitaires, des dingos du passé,desinfatigables fournisseurs d’anecdotes oubliées dans les sables du temps, des vrais cinéphiles,des Fouquier-Tinville, des Savonarole, des batifoleuses du dimanche , des déchireurs d’illusions,des abbés, quelques modérés sympas, et même des érudits calmes.

Un vrai bon blog se doit d’encourager de vrais forbans qui prennent les romans à l’abordage, de militants de Gauche ou de Droite de mauvaise foi. Il doit attirer des exilés du bout du monde, des érudits qui connaissent leur Laurent Sterne sur le bout des doigts. Il faut des dialecticiens ,des blagueurs du fond de court, un cocktail de mélancoliques et de furieux, d’anonymes et de célèbres., de laconiques et de bavards, des manichéens et quelques Diafoirus, beaucoup d’enthousiastes et quelques culs serrés.

Un vrai blog vit avec des roueries, des exaltations, des redites, des prêcheurs et prêcheuses, une bonne dose de nihilisme clair et net, réunions de nocturnes et des diurnes,de dames de cœur et d’as de pique; il y a ceux qui mordent à pleins crocs et de souples félins qui griffent avec affabilité. Le machiste rencontre la pétroleuse féministe et tout ça fait d’excellents blogueurs.. Si votre blog devient plan plancomme une Mer de tranquillité pour rares initiés (ce qui guetteparfois le mien) c’est foutu.

Donc réjouissons nous que dans ce déversoir des exaltés côtoient des incrédules ou des forçats de Wikipedia remplissent toutes les cases des savoirs et techniques sans rien y comprendre. Blog carrefour avec des timides qui heurtent des fanfarons, des enthousiastes qui percutent des blasés, des astrologues et prophètes de malheur qui ne découragent pas les éternels optimistes. On se réjouit des commérages, de ceux qui trahissent la confiance d’un autre blogueur, tandis que la manie de railler se propage comme un virus sur des pages entières de commentaires et gangrènent pendant des semaines, les meilleurs blogs. De la féministe furieuse au paillard, du diariste glacial au charlatan philosophique, de l’épistolier sentimental, à l’obsédé de l’endive,  du latiniste sourcilleux ou au blablateur cynique, du thésard obsédé par la part d’occultisme dans les poèmes de Nerval au dernier marxiste léniniste tous forment une danse ,une sarabande, une foire de bonimenteurs exaltés ,une réunion de pédagogues anonymes, on tient en la grande parlerie surréaliste , halluciné, comique, qui emplit de joie et de fracas l’ennui des matinées d’hiver.

Si de grands fréquenteurs de bibliothèques passent de la poésie chinoise à la Bible du roi Jacques ou des stèles de Segalen au Satires de Juvénal ou aux « Choses vues » de Victor Hugo, c’est le paradis! Si c’est un auteur frustré qui refile ses pages refusées, la rigolade n’est pas loin. Bénissons là mes frères. Le blogueur, obsessionnel avec ses questions inattendues , déréglant et désorientant les bavardages familiers est aussi à préserver, sorte de stylite dans son désert.

Le bon blog charrie tout . On déterre souvent des ensevelis, promenade au clair des lune parmi les oubliés des dictionnaires…Que certains prennent un blog pour une abbaye et prient à genoux, sur des dalles froides c’est momentanément fascinant. Enfin .Torrent certains jours, ruisseaux en plein asséchements à d’autres jours. Blog carnet de voyage, blog déclarations d’amour, substitut du divan de psychanalyste, recettes de cuisine ou blog cinéphilique, blog brèves de comptoir, tout se mêle, se tisse, s’enchevêtre, se chevauche pour produire quelque chose de curieusement irréel dans ce mouvement brownien de construction destruction. Le robinet à opinions coule jour et nuit. Tribune pour accusateurs publics, tour de Babel, Samu social, parking de solitaires, bureau des légendes, comité de lecture improvisé ,salon des refusés, catharsis, debriefing, intuitions soudaines, blagues idiotes, délivrance libidinale, confessionnal ouvert de nuit comme de jour, c’est aussi un trottoir roulant où se croisent rationalistes et lyriques, mystiques ou ironistes, universitaires imbus de leur savoir et naïfs sympas, mondains ou rustiques, misanthropes ou charmeurs, sarcastiques ou crédules, féroces ou compatissants. Des milliers de « moi-je » forment une cacophonie burlesque, un laboratoire d’ invectives, un miroir de notre époque brisé en mille morceaux qui forme illuminations, escapades, et reflets si étonnants de ce que nous sommes vraiment. En tout cas , prions mes frères, pour que les blogs littéraires survivent.

Prions pour que le foutoir continue et prospère.. Préservons ce bal masqué gigantesque, infini, enfiévré , coloré, endiablé , on peut s’y mêler sans carton d’invitation, s’inventer des passés, des avenirs, du présent, s’ entre-dévorer , se repérer, se réparer, se marrer, se délivrer, déclarer ses amours dans la clandestinité. Quel grand restaurant ,quelle cantine chahuteuse, à une époque ou les lourds médias font assaut de conformisme et de façonnement industriel des esprits, je savoure ma propre contribution car elle ressemble à un une virgule d’un rouge vif au sein de l’amer train, du monde , comme un dessin d’enfant coloré sur l’uniformité grise des malheurs de la planète. En tapant sur le clavier comme les paroles d’une chanson sifflée sur un chantier. Vite écrit, mais pas si vite oublié.

Pensionnat

Je suis de nouveau sur la plage de Langrune, seul devant la route noire, en face , les villas trouées de Juno Beach. Mer grise monotone.

Ton enfance ne passe pas. Sales souvenirs de pension . Des années à regarder un coin de préau sous l’averse, et derrière une mauvaise clôture, le jardin du proviseur en friche, en débâcle de terre boueuse, et sur la gauche, la cour goudronnée pour les leçons de gymnastique. Molle et coulante emprise de l’ennui à regarder la pluie dévaster les champs maigres qui cernent la ville d’Argentan.Impers mouillés, chahuts dans les escaliers, regarder les filles devient une humiliation,odeurs de Gauloises écrasées. Ça tousse beaucoup la nuit. Semelles de crêpes du pion , distraction dans la grammaire allemande avec le Faust de Goethe et son chapeau à plumes, et une partition de Liszt sur l’ivoire jauni d’un piano. Les vents assiègent tous les couloirs .Le dimanche interminable disloque le cœur. Quand les filles jouent au basket, les garçons ricanent devant ces cuisses d’un rose irrité  par le froid; l’épaule nue d’une collégienne entrevue te reste comme une fièvre qui ne te quittera jamais plus. Et cependant toutes les filles te semblent dolentes et gratteuses de copies effrénées.

Certains matins de printemps les moineaux pépient dans la gouttière, des amis. Tu dessines avec l’ongle des bites et des cœurs sur la couverture kaki de ton lit. Vue de l’infirmerie, au dernier étage, la ville entière et sa gare de triage forme comme une rade au soleil l’été.. L’eau tremble dans un verger. Même en pleine nuit, la porte cochère s’imbibe d’une sale lumière qui fait briller des tornades de pluie. La liberté est de l’autre côté du portail. Infranchissable , obsédante .De l’autre côté il doit y avoir des forêts avec des femmes fraîches lascives, prêtes à toutes les folies. Elles doivent être espagnoles. Les hommes puent dans leurs costumes croisés.

Les adultes dehors dans les rues ?Ils ont pas l’air de profiter de l’oxygène pur de leur liberté.., ont même souvent l’air de s’embêter en montant dans leur Aronde ou leur 4chevaux..Vus d’une salle de classe, ils passent et défilent par tous les temps  des silhouettes bizarres… un peu des automates… un peu Tartuffe qui se saluent sur les trottoirs d’un coup de chapeau .. C’est aussi stupéfiant que l’eau glaciale pour se laver chaque matin autour des vasques.

Au delà des hautes vitres du ciroir des toits fument. Dans le vide carrelé de la salle d’eau tu comptes ces années poisseuses :contingent,Guy Mollet, guerre d’Algérie, en examinant tes bras maigres et la curieuse petite étoile de peau froissée d’un vaccin.   Les filles s’appellent Danièle, c’est formidable, elles portent des jupes écossaises bien repassées et sont intouchables et si bien lavées,éduquées, souriantes. . Les mains collées entre tes genoux, tu regardes ton ombre dans la faïence du lavabo et tu ne te reconnais pas.

La gelée blanche le long des talus demeure ta compagne du jeudi. Dans les classes désertes , tu griffonnes sur un carnet, tu tires en douce sur ta Gauloise et écrases le mégot dans un couvercle de boite de cirage . Même le dictionnaire Gaffiot devient ton copain, sa couverture sent la toile de sac à pommes de terre. Tirelire rouge de vieux romans au cuir grenu. C’est à la lisière d’un bois, que tu feuillettes un album volé dans le bureau du proviseur avec des photos d’hommes-squelettes en pyjama rayé qui te fixent. Tu es adossé contre un arbre, tu ne comprends pas, tu n’y crois pas. .Le monde reste un secret. T’apprends le soir même que ton grand frère est fiancé à une bretonne, tu te demandes si elle a des taches de rousseur, ton rêve.

Toutes ces années humides dans un dortoir perdu, avec le vent, te construisent le sentiment de t’être trompé de pays, de famille, de siècle, et d’être ,jour après nuit, réduit à une matière sans âge, blême, un engrais humain. Tu t’abrites la nuit à bavarder dans le ciroir avec le grand Lannuzel, ton grand Meaulnes, nous restons au milieu de la nuit, à aligner sur un banc ces boites de cirage et à les chauffer jusqu’à ce que les flammes bleues montent le long des hauts murs lisses du dortoir. Tu rêves d’un brasier, d’une immense rigolade, d’un tas de cendres. Dans le Lagarde et Michard tu cherches « La gloire du soleil sur la mer violette

La gloire des cités dans le soleil couchant ».

Et tu te dis: les poètes sont de foutus menteurs.

Un ami revient des sports d’hiver et tu humes les manches de son blouson de daim comme si les paillettes et la poudre de neige pouvaient encore y scintiller.

Ne regarde plus jamais une photo de classe.

Une lettre de Flaubert pour le Nouvel An

D’abord, meilleurs vœux à mes fidèles lecteurs pour 2024.

Voici un extrait de lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet. Elle date du lundi 2 janvier 1854, fut rédigée à une heure du matin. Flaubert a 33 ans, mais il en parait dix de plus selon les témoins de l’époque Voilà deux ans qu’il a commencé à rédiger « Madame Bovary ».Il retrouve parfois sa maîtresse Louise Colet à Paris ou à Mantes. Liaison amoureuse difficile. 1854 sera l’année de sa rupture définitive avec Louise Colet. Flaubert achèvera Madame Bovary » en 1856. Louise se consolera avec Alfred de Vigny.

  • « …À propos des hommes, permets moi de te citer de suite, de peur que je ne les oublie, deux petites aimables anecdotes. Premier fait : on a exposé à la morgue, à Rouen, un homme qui s’est noyé avec ses deux enfants attachés à la ceinture. La misère ici est atroce, des bandes de pauvres commencent à courir la campagne, les nuits. On a tué à Saint-Georges, à une lieue d’ici, un gendarme. Les bons paysans commencent à trembler dans leur peau. S’ils sont un peu secoués, cela ne me fera pas pleurer. Cette caste ne mérite aucune pitié ; tous les vices et toutes les férocités l’emplissent. Mais passons.
  • 2e fait, et qui démontre comme quoi les hommes sont frères. On a exécuté ces jours-ci, à Provins, un jeune homme qui avait assassiné un bourgeois, et une bourgeoise, puis violé la servante sur place, et bu toute la cave. Or, pour voir guillotiner cet excentrique, il est arrivé dans Provins, dès la veille, plus de dix mille gens de la campagne. Comme les auberges n’étaient pas suffisantes, beaucoup ont passé la nuit dehors et ont couché dans la neige. L’affluence était telle que le pain a manqué. Ô suffrage universel ! Ô sophistes ! Ô charlatans ! Déclamez donc contre les gladiateurs et parlez-moi du Progrès ! Moralisez ! Faites des lois, des plans ! Réformez-moi la bête féroce. Quand même vous auriez arraché les canines du tigre, et qu’il ne pourrait plus manger que de la bouillie, il lui restera toujours son cœur de carnassier ! Et ainsi le cannibale perce sous le bourgeron populaire, comme le crâne du Caraïbe sous le bonnet de soie noire du bourgeois. Qu’est-ce que tout cela nous fout ? Faisons notre devoir, nous autres ; que la Providence fasse le sien ! Tu me dis que rien bientôt ne pourra plus t’arracher de larmes. Tant mieux, car rien n’en mérite, si ce n’est des larmes de rire, « pour ce que le rire est le propre de l’homme ».
  •  Bouilhet me paraît très content de la Sylphide. [Ils s’accouplent avec véhémence.] Il est du reste peu exalté, c’est comme ça qu’il faut être. Laissez l’exaltation à l’élément musculaire et charnel, afin que l’intellectuel soit toujours serein. Les passions, pour l’artiste, doivent être l’accompagnement de la vie. L’art en est le chant. Mais si les notes d’en bas montent sur la mélodie, tout s’embrouille.
  • Aussi moi, gardant chaque chose à sa place, je vis par casiers, j’ai des tiroirs, je suis plein de compartiments comme une bonne malle de voyage, et ficelé en dessus, sanglé à triple étrivière. –
  • Maintenant je pose ton doigt à une place secrète, ta pensée sur un coin caché, et qui est plein de toi-même, et je vais m’endormir avec ton image et en t’envoyant mille baisers.
  • À toi. Ton G.
Pages manuscrites de « Madame Bovary »

Retour à  » La Montagne Magique » de Thomas Mann

Pour la période de Noël, je propose qu’on retourne dans la neige, vers Davos, là où Thomas, Mann place son chef-d’œuvre « La Montagne magique ». Je republie donc mon travail sur ce roman . Je signale aussi la traduction revigorante de Claire de Oliveira publiée en 2016, chez Fayard ; sans renouveler complètement notre vision de Mann cette traduction a l’immense qualité d’être précise, pointue, serrant au plus prés la cadence de la phrase, ses intentions et ses nuances . Elle possède cette qualité  si particulière qui consiste -entre autres- à  nous faire sentir  la saveur et la brutalité des  grivoiseries des personnages, et leur vraie façon de parler, ce qui avait été parfois amorti ou très édulcoré   dans la précédente traduction de Maurice Betz datant de 1931.

Le sanatorium de Davos

Je signale aussi que cette année la publication du vaste roman biographique proposé par l’écrivain irlandais Colm Toibin, « Le Magicien, » est une excellente introduction à la vie familiale de Thomas Mann.. Comme l écrit le critique Pierre Deshusses dans son compte rendu du journal « Le Monde » , «  l’ambivalence d’une modernité écartelée entre progrès et barbarie, entre mondialisation et enracinement, se reflète d’ailleurs dans l’entreprise même de Toibin. »

Commencée en 1913, la rédaction de » la Montagne magique » s’achève en 1924.Ce qui est troublant dans cette œuvre (avec ce narrateur omniscient qui intervient à la première personne du pluriel) et si puissant,  tout au long de cette lecture c’est  qu’elle déploie un chant de l’ Ironie macabre sur paysage étincelant. Mort et pureté de neige. Des vivants en train de tous mourir dans le luxe.  Ce Sanatorium de Davos   est face à un ciel pur. Panorama sublime,  Nature splendide. Une lumière de cristal baigne des corps pourrissants. En haut, une aristocratie des malades, qui méprise  ceux d’en bas, avec ce   paradoxe si mannien dans son ironie que les gens de la plaine   sont vus par les tuberculeux  comme  des    malades qui s’ignorent…En haut, on médite en  s’empiffrant de rôtis  en sauce,  d’oies truffées  et de pâtisseries meringuées ; en bas, l’humanité ordinaire  se bat dans le brouillard d’évènements politiques troubles .En haut la philosophie  abstraite, la méditation, la vie horizontale scandée par des prises de température qui marquent autant les effets de l’amour que ceux  de la maladie. Dans ce faux roman nonchalant, presque mathématique dans son découpage du  Temps,  l’auteur note avec une précision clinique les conséquences de  l’oisiveté, du luxe, des jeux de société, les sinueuses sismographies du désir et   des  échanges érotiques,  les ragots, les promenades, l’inaction ; en bas on touille  la marmelade des vrais problèmes.

Dans ce sanatorium élégant, refuge quatre étoiles, phalanstère d’intellos,  domaine de la Mort  retardée  mais programmée pour de riches  grands bourgeois, un personnage central fait son éducation :  le jeune ingénieur Hans Castorp, à peine sorti de l’adolescence. Un malade qui ne va pas s’ignorer longtemps, lui qui  devait rester 7 jours pour une simple  visite à son cousin Joachim, et qui   y  séjournera  7 ans.

On  connaît l’origine du roman. Après la naissance de sa fille Monika vers 1910, Katia Mann, l’épouse de Thomas Mann, tombe malade – tuberculose selon le diagnostic de l’époque, mais que plusieurs études ultérieures des radiographies de l’époque permettent d’infirmer ce diagnostic . Katia souffrait  plutôt d’une maladie psychosomatique, dirions-nous aujourd’hui. Elle passe plusieurs mois  en sanatorium : l’atmosphère de cet établissement inspire à Thomas Mann  cette Montagne magique.et, pendant les années de rédaction, Mann n’a cessé d’interroger des médecins, de visiter des cliniques, et d’enquêter auprès de radiologues de l’époque.

Thomas Mann et une partie de sa famille

Le sanatorium est  à la fois une clinique, un couvent , hôtel de luxe , club intellectuel,  infusoire  de maladies psycho somatiques, et surtout une serre chaude où se développent les maladies pas seulement physiques . S’affrontent également les idéologies   de l’époque de la rédaction (la république de Weimar)n  les querelles théologiques. Mann  tricote aussi , avec son ironie à  facettes,  les plaisirs  et fantasmes des uns et des autres. Ainsi  prospèrent  dépravations de toutes sortes, plongée dans le bain irisé des mondes intérieurs blottis dans leurs préjugés,  satire des snobs dans leurs banalités et parfois leur évidente inculture.Il y a comme un trésor archéologique sur la haute bourgeoisie européenne, et un pessimismes impitoyable de toutes les observations sociologiques , et là Proust n’est pas loin, lui aussi, allongé dans ses fumigations.. Une  exception : Hans Castorp. Il échappe aux cancans, complexes de supériorité, gourmandises (on s’empiffre pendant  et entre les repas)   mépris  de classe dans cette forteresse en altitude pour « ceux de la plaine », ceux « d’en bas ». Il voit tout  avec intelligence.

Le  paradoxe, c’est que  les malades perchés sur leur montagne,   méprisent les bien-portants  .C’est la  Comédie des vanités examinée avec cette ironie que Settembrini  condamne  dans une page  anthologique et qui subsiste  sans doute des conversations entre Thomas Mann et son frère Heinrich..  La prolifération de détails physiques ou moraux offre une étonnante galerie bouffonne .Dialogues  faussement amicaux,  congratulations mutuelles hypocrites, piété dégoulinante  d’insincérité .Il y a quelque chose de psychiquement  pourrissant  dans cette micro- société.  Chaque semaine, une luge emporte  un ou deux cadavres vers le cimetière, dans un curieux climat de soulagement collectif  car, enfin, ceux qui restent veulent déguster les nouveaux arrivants, en insectes.

 Donc sentiment de décadence d’une haute bourgeoisie  douillette, narcissique, désœuvrée, ravie  d’être auscultée et infantilisée par le corps médical. Ce dernier,  lui,  prospère financièrement sur le dos de  cette  haute bourgeoisie européenne  en multipliant les diagnostics  médicaux alarmistes afin  de rallonger le séjour et   alourdir  la  note mensuelle. Ce qui frappe au premier abord c’est la continuité de Mann  sur ses  thématiques.

 En 1912 il publiait « Mort à Venise », réflexion  sur un écrivain célèbre, Aschenbach,  pris dans la bourrasque de l’érotisme face à un adolescent, dans le cadre d’une Venise atteinte  par le choléra. Dans cette Venise funèbre Mann  déconstruisait la Raison et l’image sociale  convenue   d’un écrivain grand bourgeois, face  la torture  du Désir devant un  adolescent blond  croisé dans un palace.

Davos, le sanatorium

En 1924  -donc 12 ans plus tard, après une première  guerre mondiale-  Mann reprend le thème en l’inversant. L’écrivain  bourgeois célèbré Aschenbach, à Venise,   est remplacé par  un jeune bourgeois Hans Castorp, ingénieur, venu rendre visite  son cousin, le malade Joachim dans un sanatorium. Mais  c’est le même cadre d’un hôtel de luxe mais avec cette nuance capitale, c’est que -tous les clients  ici, simplement menacé de choléra à Venise, ici, à Davos, sont clmairementvoués à la mort. Le choléra vénitien devient ici tuberculose suisse exterminatrice. Aschenbach se  défaisait sous nos yeux  à Venise ; ici  Hans Castorp,  se construit sous nos yeux,  à Davos. Donc, roman de formation.

 Il s’édifie notamment grâce à deux professeurs, Settembrini et Naphta .Tous deux  veulent convertir Hans à leur idéologie. Settembrini   est le lumineux démocrate, l’humaniste voltairien, amoureux du progrès, de l’émancipation des peuples, des droits de l’homme, qui rêve d’une république universelle .Il est inspiré en partie par le frère de Thomas Mann, l’écrivain Heinrich (l’auteur  de « l’ange bleu » et d’une biographie magnifique d’Henry IV), démocrate, homme de Gauche ,défenseur d’une Europe de progrès social.

 Leo  Naphta, lui,  est le philosophe  sombre, le pessimiste schopenhauerien, le religieux, l’homme des tentations extrêmes en politique,    corps francs prussiens d’extrême droite, ou Spartakistes d’extrême gauche. Naphta représente les forces de décomposition,  les enragés des deux camps, de Gauche et de Droite,  qui  diviseront  et anéantiront   la  République de Weimar. Ces deux camps se livrant à des batailles  dans les rues de Berlin ou de  Munich, pas loin de la villa où Mann  écrit. Naphta, dans sa radicalité, aspire  à un régime totalitaire. Son idéologie combine des morceaux hétérogènes venus de toutes sortes de radicalités, avec une vision collectiviste. Naphta incarne un mode de pensée anti-humain et opposé aux Lumières. Ce qui pourrait apparaitre comme un roman à thèse dépassé, se révèle au contraire, aujourd’hui un roman profond, urgent à redécouvrir , examinant   la crise de notre Europe  contemporaine , tiraillée entre des Settembrini et des Naphta. Les populismes politiques  qui montent  dans les sondages  de nos journaux  sont déjà traités par Mann  comme des périls (voir aussi « Mario et le magicien » ciblant Mussolini) , avec  ce mélange d’ironie, de pessimisme lucide, et surtout une  souveraine liberté d’esprit.

Thomas Mann et Katia son épouse

                                            

Dans ce roman où l’action est rare, ce qui importe, c’est l’expérience intérieure. La plus surprenante, la plus exaltante  et la plus profondement  analysée  est celle de Hans Castorp et sa fascination   érotique pour Madame Chauchat. L’évènement qui le bouleverse n’est pas son début de tuberculose, mais la présence foudroyante, explosante-fixe,  de cette femme slave. Qui est  Clawdia Chauchat ?  Une belle russe aux  yeux en amande -de kirghize- à la nuque  troublante, aux gestes relâchés et surtout elle  ne porte pas de corset comme les autres ce qui lui permet des poses alanguies. Le corps vit et tressaille chez elle comme chez aucune autre.    Elle porte  nom français étrange (un Chaud chat ?)  et symbolise  la séduction érotique dans tout son vertige  et sa pente fatale (sommes-nous si loin de « l  ‘ange bleu » du frère Heinrich ?). La Chauchat  distille un parfum, une séduction féline, c’est la parfaite Fleur du mal baudelairienne. Exotique, câline, ensorceleuse, griffue, libre, souveraine.  Et c’est bien ce qui attire Castorp. Il est bouleversé, transformé, irradié, exalté, essoré  et illuminé par cette présence Cauchat. Mais il en est aussi malade puisque sa vue fait monter sa fièvre.  Castorp  ne vit que pour croiser le regard de Clavdia. Au milieu des jacasseries de l’insupportable madame Stohr, jacasseuse stupide, et son « exaltation d’une pitoyable inculture », et la pondération un peu fade du cousin  Joachim, Castor vit dans une  fièvre érotique de plus en plus intense. Castorp guette, surveille, rêve, rumine, s’exalte d’elle  pendant ses songeries et   ses siestes. La sensualité  devient un tourment, une obsession maladive .L’envoutement a quelque chose de wagnérien, Tristan et Isolde ne sont jamais loin.  

Tout ce qui avait été dans l’enfance, pulsions sexuelle refoulées (voir l’épisode Hippe si important) ,  grandit et s’étale ici grâce à cette femme mi-Circé, mi sirène. Là Mann se montre un maître. Il y a un équilibre assez bluffant entre ce que la Chauchat inhibe et désinhibe chez Castorp. Elle l’émancipe et l’emprisonne, C’est celle belle malade  qui introduit la féerie, le Venusberg , ouvre un infini  de vitalité dans  ce lieu clos, disons-le :ce mouroir. « C’était oppressant d’avoir cette main si près des yeux :bon gré malgré, on était bien obligé de la contempler, d’étudier comme à travers une loupe toutes les imperfections  et les caractéristiques humaines qu’elle comportait. Non elle n’était nullement aristocratique, cette courtaude main d’écolière aux ongles taillés à la va-vite –on était même en droit de se demander si le bout des phalanges était vraiment propre ; les cuticules étaient rongées, à  n’en point douter. Hans fit la grimace mais sans détacher ses yeux de cette main et il repensa vaguement à ce que le docteur venait de dire sur les résistances bourgeoises qui s’opposaient à l’amour…Le bras était plus beau, ce bras mollement plié sous la nuque et à peine vêtu, car le tissu  des manches, cette gaze aérienne, était plus fin  que la blouse et sublimait d’un simple nuage vaporeux le bras qui, sans aucun voile, eût sans doute été moins gracieux. Il était à la fois délicat, plein, et on le supposait bien frais.Il excluait toute espèce de résistance bourgeoise. »

On voit dans cet extrait que Castorp se défait du statut moral qui le corsetait et de sa nature  haute bourgeoise qui l étouffait. L’armure des convenances  s’évanouit. Et ce n’est pas un hasard si le mythe du Docteur Faust revient sans cesse, leitmotiv  comme si  il y avait un pacte diabolique entre l’Eros  et le jeune personnage bourgeois. Hans est  soumis, hypnotisé, transformé  par    l’ébouriffante initiation à l’ivresse sensuelle de la Chauchat.  C’est la partie superbe de cette Montagne que le vernis d’une prose d’une miraculeuse précision rend dans sa diversité et sa bousculade d’émotions.

Enfin et surtout,  on remarquons ce « on » !… du narrateur qui associe Thomas Man a son héros et forme , tout au long du roman, un fond de tendresse détachée. Les jeux de couleurs, les tournures délicates qui ne cessent de qualifier la Chauchat se retrouveront sans doute, filtrées par un autre sensuel, le Nabokov de « Lolita ».

Thomas Mann en 1939

Thomas Mann, avec son ironie diaprée, ciselée, qui bat régulièrement la mesure dans ses paragraphes , toujours omniprésente là où on ne l’attend pas, et virant parfois à la bouffonnerie masquée, nous chuchote cette vérité : l’Art est à la fois vision d’une comédie humaine , et son  commentaire érotique, critique, narquois, posé sur tout , aussi bien les êtres humains comme les paysages et notre Temps intérieur et nos rêves profonds. Le macabre lui aussi, participe de cette danse qui devient avec ce roman la fresque macabre d’une Europe malade.

Une fois le roman, refermé, on a le sentiment puissant d’avoir vécu une expérience hors-norme. Le lecteur a navigué à travers 800 pages dans un monde de malades, qui est aussi une classe bourgeoisie européenne sans volonté , symbole d’une époque en glissement vers la guerre 14. Le paradoxe de Thomas Mann est d’avoir placé un jeune homme sain dans un monde à l’agonie dans ce sanatorium-Titanic placé au milieu de glaces étincelantes cerné de massifs neigeux et forestiers dans un climat qui n’a plus les repères habituels. … Mann place un garçon sensible qui cherche à se construire dans une société qui se déconstruit. Un héros en formation dans un monde en destruction. Un individu en quête de repères est jeté dans un univers qui les perd, les repères, moraux, les uns après les autres .L’auteur, implacable, fait la minutieuse comptabilité des pathologies de ce milieu en désagrégation. Doublement mouvement. Distorsion géniale d’un personnage en quête de sagesse et d’équilibre dans un monde de fous. D’où ce côté d’humour noir cet aspect grinçant, cette séduction ironique si particulière ,cette acidité grivoise qui va jusqu’au malaise dans ce bal des tuberculeux. livre diagnostic, livre parodique, livre avertissement. Bal avec figures de cire, et marionnettes folles. Et comme pour en rajouter dans les distorsions, Man choisit de chanter n paysage si immaculé, son harmonie si magnifique, ce décor grandiose des Alpes suisses, avec ses journées d’ensoleillement. Panorama et décor en scope de luxe pour une comédie grinçante, avec personnages grotesques, triviaux, médiocres, burlesques, souvent touchants, mais avec un drame amoureux wagnérien qui se réduit vers la fin à une histoire petite bourgeoise vaudevillesque ,avec l’irruption de Peeperkorn. Certains personnages guidés,comme Naphta par de sombres fantasmes une passion morbide antihumaniste, annoncent les membres des gouvernements totalitaires . . Les médecins eux-même demeurent d’inquiétantes blouses blanches avide de pouvoir qui entretiennent certains malades dans une trompeuse progression de leur mal, doublée d’une escroquerie financière. Hans Castorp, au fond, n’avait qu’une grosse bronchite chronique, rien de plus. Sans cesse, sous un récit chronologique faussement linaire, Thomas Mann nous enfonce dans un monde noir où l’on entend sans cesse le glissement métallique du bobsleigh qui emporte des cadavres vers la vallée .Cette société d’oisiveté, de malades en glissement continu vers l’inertie douceâtre cède à n tourbillon d’immoralité devenue banalité et innocence. femmes vieillissantes, ou jeunes vierges anémiées, l’analyse de Mann, offre l’image d’ un enfer froid. La surprise c est que écriture ,avec une fausse objectivité documentaire , suspend en définitive les jugements.les fourberies, les mensonges, les situations équivoques, les lassitudes, la farandole des égoïsmes, finalement, multiplient les interrogation sans réponse. Grande leçon mannienne dans un monde actuel qui n’aime que le manichéisme médiatique et les jugements expéditifs/La montagne magique est un chef-d’oeuvr d’intentions cachées, un peu comme la gravure allégorique de Dürer , « Melencolia » .

Thomas et Katia Mann à Zurich

Comme « Melencolia » , cette « montagne magique »(de magie noire faustienne) intègre, de manière synthétique, une multiplicité d’éléments symboliques. Ces objets symboliques se parent également d’éléments affectifs qui renforcent les contrastes destinés à susciter notre fascination. l’auteur n’annonce-t-il pas aussi toutes les maladies qui seront attachées à une société de loisirs  qui va se s’auto dévorer dans une sorte de pente dionysiaque?

Le Temps est le thème principal, affirme Mann, dans une conférence à Princeton. Ce temps s’émiette, se dilue tellement que, hors des montres et des calendriers, de telle sorte que chaque instant abrite une éternité. C’est Philippe Lançon dans « Libération » qui a le mieux résumé : » On plonge avec eux tous dans la maladie comme en enfance, dans la littérature comme en maladie, dans l’amour comme dans un rêve interdit et dans l’Histoire comme dans un cauchemar autorisé. C’est un manège en altitude qui enchante l’univers de ce patient si particulier, prenant tout à corps et à cœur, qu’est le lecteur. Il le fait baigner dans une matière fluide, collante et incertaine, une matière à laquelle échappent par leurs activités et leurs agendas les bien portants, les actifs, ceux qui croient toujours qu’un «retour à la normale» est possible, ceux qui ne lisent pas. Cette matière – cette lymphe – est au cœur du livre. Elle fait l’objet de réflexions volontairement répétées. C’est le temps. »

« Combien de fois Hans Castorp s’était-il entretenu avec feu Joachim de cette grande confusion qui mélangeait les saisons, qui les confondait, qui privait l’année de ses divisions et la faisait paraître brève avec lenteur, ou longue dans sa rapidité, de sorte que selon une parole de Joachim avait prononcé voici fort longtemps avec dégoût, il ne pouvait plus du tout être question de Temps. Ce qui en réalité était mélangé et confondu dans cette grande confusion, c’étaient les impressions ou les consciences successives d’un « encore » ou d’un « déjà nouveau » , et cette expérience compliquée était une véritable sorcellerie par laquelle Castorp ait été séduit … »

Mais la nuit ?
« La nuit était la partie la plus difficile de la journée, comme Hans se réveillait souvent ; il lui arrivait de rester des heures sans pouvoir s’endormir, soit que sa température corporelle excessive lui donnât de l’entrain, soit que ce mode de vie entièrement horizontal altérât son envie et sa capacité de sommeil. En revanche, les heures de demi-sommeil étaient animées de rêveries pleines de vie et de variété auxquelles il pouvait repenser, une fois éveillé. Et si, le jour, le fractionnement et la diversité du programme faisaient passer le temps, la nuit, l‘uniformité diffuse des heures qui s’écoulaient avaient le même effet. ».Plus loin Mann écrit : »

« A l’approche du matin, il était toutefois distrayant de voir la chambre s’éclaircir et réapparaître peu à peu, les choses ressurgir et se dévoiler, et le jour s’embraser, dehors, dans un sombre rougeoiement ou une joyeuse flambée ; c‘était alors le retour inopiné de l’instant où le masseur frappait énergiquement à la porte, annonçant l’entrée en vigueur du programme de la journée. »

Est-ce un roman de formation dans la tradition germanique classique ? oui dans la mesure où Hans Castorp est constitué sur le modèle du roman « Aus dem Leben eines Taugenichts ,cette célèbre »Vie d’un propre à rien » du classique Joseph von Eichendorff.

Autre thème faustien puissant  : la lutte pour posséder une âme d’écolier vierge par deux pédagogues. Le jeune Hans Castorp,qui ne connait rien que de la technique(il est ingénieur promis aux chantiers navals de Hambourg ) est vierge philosophiquement ,c’est pourquoi il est l’objet de toutes les manœuvres de séduction par le méridional et Franc-Maçon Settembrini, et ce Naphta à odeur de soufre lui aussi , tant il représente cette notion germanique de « Unform » « absence de forme » , de néo-romantisme , mélange de volonté de puissance nietzschéenne, de jésuitisme retors et fanatique, de désespoir schopenhauerien, auquel s’ajoute un évident sadisme tiré de la « généalogie de la morale ». Donc, les soubassements philosophiques et idéologiques du roman sont typiquement germaniques et reflètent les aspirations contradictoires de cette Allemagne post bismarckienne qui marqua le jeune Thomas Mann… Mais le personnage assez tardif de Pepeerkon, despote, hâbleur, alcoolique fascinant tous ses auditeurs, prets à les entrainer dans une beuverie infernale et à les soumettre à ses caprices par son charisme brutal est sans doute une autre principale figure faustienne la plus inquiétante puisqu’il a conquis et soumis la Chauchat.

L’autre grand thème est faustien,( non pas parce que Thomas Mann multiplie les références directes ou indirecte au texte de Goethe) c’est la conduite de la belle russe Clawdia Chauchat qui signe un pacte de chair diabolique, tyrannique, pour envouter le héros et enfermer dans l’Eros. La Chauchat à la fois l’émancipe et l’emprisonne. Hans est hypnotisé, subjugué, totalement livré à l’initiation érotique .c’est bien plus important que les leçons de Settembrini et Naphta. Tout ce qui avait été dans l’enfance, pulsions sexuelle refoulées (voir l’épisode ave l’écolier Hippe si important) , grandit et s’étale ici grâce à cette femme -Circé. Dans l’extrait suivant nous découvrons cette femme tout contre Hans quand sa main soutient son chignon tressé: «Non, elle n’était nullement aristocratique, cette courtaude main d’écolière aux ongles taillés à la va-vite – on était même en droit de se demander si le bout des phalanges était vraiment propre ; les cuticules étaient rongées, à n’en point douter. Hans fit la grimace, mais sans détacher les yeux de cette main, et il repensa vaguement à ce que le docteur venait de dire sur les résistances bourgeoises de l’amour… Le bras était plus beau, ce bras mollement plié sous la nuque et à peine vêtu, car le tissu des manches, cette gaze aérienne, était plus fin que la blouse et sublimait d’un simple nuage vaporeux le bras qui, sans aucun voile, eut sans doute été moins gracieux. Il était à la fois délicat, plein, et on le supposait bien frais. Il excluait toute espèce de résistance. » Admirable pacte. Vertige à la fois de l’éros et de la mort, exactement comme dans « la mort à Venise ».La beauté fatale, un être androgyne et étranger, tel un Ange du mal , entraîne le héros vers l’abîme. On remarquera aussi que ce héros, dans les deux textes, est entouré de bavards pompeux,de personnages grotesques,vulgaires, ou pitoyables que l‘atmosphère maladive déforme et rend trouble.

Tout au long du roman , on admire aussi le fin paysagiste et l’écrivain qui, avec une forme si apparemment si sereine aborde des ambiances troubles avec le subtil trait de fusain du morbide. Et aussi l’ondoyante et féconde suggestion d’une gémellité impossible qui nous renvoie aux éternelles confrontations idéologiques des frères Mann. Extrait : »Hans Castorp et Joachim Ziemssen, en pantalons blancs et en vareuses bleues, étaient, après le dîner, assis au jardin. C’était encore une de ces journées d’octobre tant vantées, une journée à la fois chaude et légère, joyeuse et amère, avec un bleu d’une profondeur méridionale au-dessus de la vallée dont les pacages, sillonnés de chemins et habités, verdoyaient encore gaiement dans le fond, et dont les pentes couvertes de forêts rugueuses renvoyaient le son des clarines, ce pacifique tintement de fer-blanc, ingénument musical, flottait, clair et paisible, à travers les airs calmes, rares et vides, approfondissant l’atmosphère de fête qui domine ces hautes contrées. Les cousins étaient assis sur un banc, au bout du jardin, devant un rond-point de petits sapins. L’endroit était situé au bord nord-ouest de la plate-forme enclose, qui, surélevée de cinquante mètres au-dessus de la vallée, formait le piédestal de la propriété du Berghof. Ils se taisaient. Hans Castorp fumait. Il en voulait secrètement à Joachim parce que celui-ci, après le dîner, n’avait pas voulu prendre part à la réunion dans la véranda, et, contre son gré, l’avait obligé à venir dans le calme du jardin, en attendant qu’ils reprissent leur cure de repos. C’était tyrannique de la part de Joachim. En somme, ils n’étaient pas des frères siamois. Ils pouvaient se séparer si leurs penchants n’étaient pas les mêmes ! Hans Castorp, après tout, n’était pas ici pour tenir compagnie à Joachim, il était lui-même un malade. »

Ce qui étonne le plus dans la fin du livre, c’est l’accélération du malaise qui s’empare du sanatorium et du héros Castorp.

Le docteur Behrens: »Castorp mon vieux, vous vous ennuyez !.Vous faites la gueule, je le vois tous les jours, et la morosité se lit sur votre front. Vous ‘êtes qu’un gamin blasé, submergé d’impressions sensationnelles, et si l’on ne vous offre pas tous les jours une nouveauté de première, vous râlez en permanence. Est-ce que je me trompe ? » Hans garde le silence « tant l’obscurité régnait en lui » précise le narrateur.

Deux pages plus loin : »A en croire les impressions de Hans Castorp,il n’était pas le seul à rester au point mort, il en allait ainsi du monde entier, de « toutes choses » ; autant dire qu’en l’occurrence il avait du mal à distinguer le particulier du général ». depuis la fin excentrique de sa relation avec une personnalité et la deuxième disparition de Clavdia Chauchat, Castorp est démuni. «  Le jeune homme avait le sentiment de ne plus être très à l’aise dans ce monde et cette vie qui, d’une certaine façon ,l’angoissaient de plus en plus et allaient de travers ;il lui semblait qu’un démon avait ris le pouvoir, un démon mauvais et bouffon qui, après avoir longtemps exercé une influence considérable, usait de son empire avec un aplomb énorme, fort susceptible de vous inspirer un effroi mystérieux et de vous insuffler des idées de fuite :ce démon avait pour nom l’inertie. » le narrateur ^lisus tard insiste sur le caractère démoniaque, et l’horreur au sens mystique. «  Castorp regardait autour de lui… Il voyait des choses fort inquiétantes et pernicieuses, et il savait que ce qu’il voyait là : c’était la vie hors du temps, la vie sans souci ni espoir, le dévergondage à l’activité stagnante la vie morte ». le suicide si inattendu de naphta, les paroles séances assez halucinées de spiritisme, ,la vulgarité des pensionnaires et leurs disputes grandissantes annoncent une « ère de la masse » et des mouvements politiques menant à des déferlements d’énergies inquiétants par leur brutalité . L’antisémitisme est déjà en évidence dans un chapitre prophétique. C’est une de grades leçons de »la Montagne magique », achevé en 1922 :au lieu de décrire si admirablement un monde sur le déclin, comme Proust, T.Mann montre à la fois un déclin de la haute bourgeoisie européenne avant 1914 mais il annonce des « temps déraisonnables » , des fanatismes à venir et l’antisémitisme déjà présente dans l’Allemagne de 1920… Il expose aussi des préoccupations psychanalytiques, et surtout surtout met au centre de tout, le corps !!

Le corps et les relations avec l’esprit, dans ce qu’on appelle aujourd’hui le psychosomatique, si bien que chaque malade se promène avec dans un de ses poches une « photo d’identité », miniature, réplique d’une radio des poumons. Humour parfait.

Richard Wagner en compagnie de Liszt

Enfin ,la musique ! On la trouve , -on le mesure mieux en allemand- dans une prose fluide,souple, avec de délicieuses remarques narquoises enchâssées dans une certaine solennité, ou une soutenue précision clinique(Mann aurait voulu être médecin) .Les jeux de langage et allusions à tant de maitres allemands sont très difficiles à traduire : ses envolées lyriques symphoniques (voir « la tempête de neige »)ses allitérations, ses métaphores (le chapitre « la nuit de Walpurgis ») et toutes les références au Venusberg, au Tannhäuser, dans l’épilogue. La traductrice Claire de Oliveria a raison de souligner « le dernier chapitre comporte plusieurs allusions à cet opéra Wagnérien dont le héros, toujours subjugué par la déesse et désespérant d’obtenir l’absolution de ses péchés, meurt alors qu’il tentait de regagner « le mont de Venus ».C’est le résumé des tentatives de Castorp approchant les cuisses de la Chauchat. Enfin un des plus beau moments, c’est dans le chapitre «  ampleur de l’harmonie » quand Castorp découvre un superbe coffret de bois d’un phonographe avec des multiples disques qui l’accompagnent. C’est la Révélation des révélations au milieu d’une oisiveté et d’une vulgarigté de plus en plus destructrice. Mann déploie un prodigieux savoir sur les fonds de l’âme allemande et de la musique. Castorp s’immerge et s’abandonne comme un bain d’harmonies et d’écoute solitaires .Il écoute tout, de l’opera bouffe aux lieds , et de « Carmen » de Bizet au « Tilleul » de Schubert. même temps fascination, vertige, révélation d’un outre-monde morbide et enchanté, bois sacré et ultime refuge d’un héros que la musique ré-enchante au bord de l’illimité et de la souffrance solitaire .

Les historiens et critiques littéraires ont mis des noms sur certains personnages :de la Chauchat à ce camarade d’école, Hippe, qui symbolise les tentations homosexuelles de Mann.A cet égard , il semblerait que c’est le peintre Paul Ehrenberg,i de longue date, fut « la » tentation homosexuelle. Et dans une lettre à son frère Heinrich, Thomas nous livre un clé à propos de la la frémissante et ambivalente profondeur de son œuvre : »Il ne s’agit pas d’une histoire d’amour, pas du moins dans un sens ordinaire, mais d’une amitié, une amitié-ô surprise- comprise, partagée, récompensée, qui, je le confesse, revêt à certaines heures, surtout dans les moments de dépression et de solitude, n caractère un peu trop douloureux (..) Mais pour l‘essentiel, c’est une surprise joyeuse qui domine devant une rencontre telle que je n’en attendais plus dans cette vie ».

Katia Mann mit Frido Mann, Thomas Mann mit Toni Mann.

Claire de Oliveira à qui l’on doit une nouvelle et superbe traduction de la Montagne Magique en 2016, avec des notes et une post-face indispensable.

Extrait du roman. C’est Hans Castorp qui parle :

 »Je suis ici, depuis assez longtemps, depuis des jours et des années, je ne sais pas exactement depuis quand, mais depuis des années de vie, c’est pourquoi j’ai parlé de « vie » et je reviendrai tout à l’heure sur le destin. Mon cousin, auquel je voulais rendre une petite visite, un militaire plein de braves et de loyales intentions, ce qui ne lui a servi de rien, est mort, m’a été enlevé, et moi, je suis toujours ici. Je n’étais pas militaire, j’avais une profession civile, une profession solide et raisonnable qui contribue, paraît-il, à la solidarité internationale, mais je n’y ai jamais été particulièrement attaché, je vous le confie, et cela pour des raisons dont je ne peux rien dire, sauf qu’elles demeurent obscures. Elles touchent aux origines de mes sentiments (…) pour Clawdia Chauchat (…) depuis que j’ai rencontré pour la première fois ses yeux et qu’ils ont eu (…) déraisonnablement raison de moi. C’est pour l’amour d’elle et en défiant Settembrini, que je me suis soumis au principe de la déraison, au principe génial de la maladie auquel j’étais, il est vrai, assujetti depuis toujours, et je suis demeuré ici, je ne sais plus exactement depuis quand. Car j’ai tout oublié, et rompu avec tout, avec mes parents et ma profession en pays plat et avec toutes mes espérances, (…) de sorte que, je suis définitivement perdu pour le pays plat et qu’aux yeux de ses habitants je suis autant dire mort. »

Traduction de Caire de Oliveira

Rimbaud et la Commune?…

Jazzi, à propos de Rimbaud et la Commune , question posée sur la RDL , on peut affirmer avec  Jean Jacques Lefrère, biographe de Rimbaud qui fait désormais vraiment autorité dans sa biographie de 1200 pages parue chez Fayard en 2001, il n’y a aucune preuve que Rimbaud f it le coup de feu avec les Communards. Ni sa sœur Isabelle ni le récit de Delahaye sur le 4èeme voyage à Paris de Rimbaud au moment de la Commune -avec séjour à la Caserne Babylone ne font état d’une quelconque participation du poète à l’insurrection. Ce qui est le plus convaincant c’est que Rimbaud , dans sa correspondance de l’époque avec Izambard et Demeny en mai et Juin 1871 n’en dit pas un mot. Ceux qui tiennent à ce que Rimbaud ait fait partie des Communards s’appuient sur Paterne Berrichon, , qui a beaucoup trafiqué la vie de Rimbaud, et surtout le rapport d’un mouchard de la police française de 26 juin 1873, adressé de Londres à Paris, qui présente Rimbaud comme se vantant d’avoir appartenu aux communards dans une réunion d’un groupe de communards exilés. Selon Lefrère au cours de sa quatrième fugue parisienne, Rimbaud avait rejoint Paris non pour faire le coup de feu mais pour visiter les salles de rédaction et les librairies et les maisons d’édition pour faire publier ses poèmes.

En revanche qu’il y ait eu une « adhésion » intellectuelle enthousiaste de Rimbaud à ce mouvement , c’est une évidence notamment dans le poème « Chant de guerre parisien » et aussi « Les mains de Jeanne » , hommage aux pétroleuses arrêtées par les Versaillais.

« Elles ont pâli ,merveilleuses,

Au grand soleil d’amour chargé

Sur le bronze des mitrailleuses

A travers Paris insurgé ! « 

On note aussi que dans « Bateau ivre » « attaqué par des Peaux rouges, il y des allusions à ces pontons où les Communards avait été déportés dans d’horribles conditions. Donc, oui, Rimbaud est clairement du coté de la Commune puisqu’il se rendait régulièrement aux réunions londoniennes des Communards exilés. Là où le mouchard de la police française l’a remarqué.

Dans le Palatino vers Rome

J’ai retrouvé un vieux carnet de 1998.Voici ce que j’y ai noté.

« Dans valise ,emporté l’« Éducation sentimentale » de Flaubert. Lu dans le wagon-lit sous une ampoule faible. Le roman donne l’impression de visiter une crypte d’un siècle disparu avec des personnages découpés dans du carton. Dans l’aéroport de Fiumicino, je me suis précipité à la cafeteria et demandé un ristretto. Enfin, le goût de l’Italie dans la bouche. Du caramel, du jus de café et goût tabac macéré. Des chiens policiers reniflent des bagages le long des tapis roulants .Une femme grande, brune, attend sa valise à roulettes ,elle porte un boléro de velours pailleté rouge avec des rayures noires sur les manches. Non, impossible de vivre avec une femme qui porte ça. Je roule taxi vers le centre de Rome entre les murs d’immeubles avec façades ocres, orange sableux, les rues s’emplissent de foule à la sortie de la Stazione Termini, des bâtisses vieux rouge écaillé. On tourne à un vaste carrefour avec la pyramide blanche dans le bain lustral de la matinée devant la gare Ostia; puis l’agitation populeuse et les embouteillages de la Piazza Argentina. Constance déplie un plan de Rome : tournent obélisques, cascades, tritons, jets d’eau, éclaboussures, feux, platanes, piazza del Popolo

Le Tibre et ses remous verdâtres lents glissant sous les arches de travertin..

Après une courte halte à l’hôtel Flavia, nous gagnons la Via du Tor Pignattara. Je retrouve la plaque qui signale que Domenico Bovone et Angelo Pellegrino avaient tenté de tuer le Duce le 17 juin 1932. Tandis que je note ça, une jeune femme à la peau laiteuse , les cheveux noirs mouillés, tirés en chignon s’installe à une table proche et ouvre son ordinateur. Constance note sur le papier gaufré de la table quelques adresses puis déchire le morceau de papier et me regarde avec insistance. La voisine mâchonne du chewing-gum :belles épaules et poitrine qui emplissent dans un chemisier blanc au décolleté ouvert. Quand elle plonge la main dans un grand sac de toile pour y prendre des feuillets la brillance soudaine d’un pendentif lance un éclat d’or :la matinée romaine s’étale, blanche et bleu avec quelque chose de poussiéreux en altitude Des halos solaires sur des fantômes de voyageurs creusent les vitres sales des tramways qui passent en grinçant. Églises, chapelles, petits bars ombreux fuient docilement sous les feuillages de platanes. Nous pénétrons dans la basilique San Pietro-in-Vicoli et dans la nef droite, le tombeau de Jules II ,ce grand Moïse , athlète de marbre aux luisances usées.

Vide des travées, chuchotements dans un confessionnal , et je m’empêtre moi aussi à plier ce plan de Rome. Vers la gauche un groupe de personnages vêtus de clair écoute le murmure d’ un prêtre chauve qui bénit un amas de dentelles blanches et roses .On baptise un enfant et dans la douce fermeté monotone et blasée de la voix du prêtre, la culpabilité, et la honte vont-elles quitter ce baptisé pour enfin laisser la place à un univers doux, transparent, ensoleillé ? Les étoiles vont-elles protéger cet enfant, même s’il va aux sports d’hiver pour s’y casser la jambe ? Va-t-il attendre la Résurrection en vieillissant ? Plus loin une femme assez âgée, la tête couverte d’un fichu noir prie devant un autel illuminé de cierges et dont les flammes vacillent. Je me dis que nous sommes là, peut-être dans une histoire éteinte qui nous laisse démuni devant ces croyances ,ces saints, ces martyrs, ces madones, qui nous veulent du bien.

En me dirigeant vers la sortie, parmi les piliers j’essaie en vain de retrouver les pliures de cet infernal plan de Rome au papier rigide et trop vaste. J’attends Constance sur le parvis dans la foule flâneuse , et le soleil du plein midi qui flambe.Je revois les deux genoux neigeux de Constance qui dépassent de sa jupe en lin rugueuse. Cette nuit, dans l’incroyable compartimentent surchauffé du Palatino, dans le grondement de ferraille et de secousses régulières, je regardais les tas enchevêtrés de voyageurs endormis sur des banquettes étroites, le bras nus et souple d’une femme sorti d’un manteau de laine, contre les paillettes de quartz de la pluie qui balafrent la vitre. Tas d’humains nageant dans les profondeurs du sommeil , tous emportés dans le raffut monotone du long train glissant dans la nuit à travers les Alpes. .

Ces deux genoux si clairs, si ronds qui rayonnent la pénombre du compartiment, deux astres dans la nuit, parfaits de blancheur ,leur luminescence jumelle me fascine au milieu de ce fouillis des voyageurs assoupis, certains sous les couvertures feutrées.

Le Palatino ralentit et aborde une longue courbe , crissements métalliques. Le voyageur corpulent en face de moi ,remonte son imper de nylon bleu froissé vers sa tête comme pour se couvrir dans ce geste qui me rappelle celui des sénateurs romains quand on leur esclave préféré les tuait d’un coup de glaive .Souvenirs de versions latines. Je suis alors sorti dans le couloir pour retrouver et voir grandir dans la vitre obscure mon double, mon visage en reflet dans les gouttes de pluie. Le point d’une cigarette, minuscule braise, rougit et s’éteint dans le marbre noir du verre, cette femme seule , en tailleur brun tabac , au fond du couloir, avant-bras appuyés sur la barre .Je remarque les dentelles de son chemisier, en jabot, et la douce protubérance de ses seins. C’est étrange comme les femmes entrevues dans les trains de nuit éveillent le désir, il suffit d’un chignon flou, d’une épaule nue, d’ un pied vaguement sorti d’un haut talon , de lèvres dont le modelé est parfait pour que les fonds marins de la Libido se lèvent de leur couche de sable sous-marine. .Une brèche surgit, vive comme une blessure, et soudain quelque chose naît et flambe sur la silhouette de cette inconnue. Le Désir à l’état pur, inéluctable, faim sexuelle renouvelée à chaque saison.

Même en plein soleil, devant la foule et les bruits de l’esplanade et sa réverbération si intense, la forme pâle des deux genoux de Constance me revient ,lancinante, en pleine ville, avec son morceau de nuit comme ces bribes de rêves inquiétants qui reviennent nous perturber dans le travail de la journée.

Constance. Elle dort ou fait semblant. La chaleur moite du compartiment, les odeurs lourdes et âpres des corps, le grelot de gares inconnues qui fuient, toutes le proportions faussées de ces voyageurs en manteaux enfoncés dans le sommeil, lavés de leurs expressions ordinaires, gisants de pierre recroquevillés dans leurs miraculeuses imperfections. Luisance des fils et courbes des lampadaires. Parfois le rubans brumeux mal éclairé d’un quai de gare s’étire et disparait dans les broussailles, la veilleuse bleue au fond du couloir.

Neuf ans ans que tu n’es pas revenu à Rome. La même lumière aérienne sur les bâtiments o u dans les pins. . Et la nuit dernière dans le clair obscur du compartiment deux genoux ronds te révèlent une inconnue, ,celle que tu appelles Constance par distraction. Au creux de cette nuit toute familiarité a disparu, tu découvres une femme sans nom, une statue de silence, une épaisseur charnelle qui s’offre extasiée au monde charnel et aérien de Rome, avec sa paire de lunettes ovale qui la transforme en star anonyme . Tu découvres une passante inconnue, légère, une femme qui sort seule, conquérante, une démarche légère, insolente, que tu ne connais pas et qui frôle les hommes avec suavité.

Oui, pendant ton séjour, elle se promènera seule, ne sera plus la grise présence familière de Paris quand on s’endort chaque soir dans le même lit, mais une absence fantasque, inquiétante, inconnue, en fuite, délivrée. Constance devient une silhouette inaccessible, légère, narquoise, une redoutable marcheuse, l’inconnue brûlante, une touriste dans la foule et qui disparaîtra au bout de la rue, ou s’ évanouira dans un grand magasin. »

Vers le bocage

A midi la Manche reste froide ,nette, c’est en cette saison du plomb liquide, un silence couvre le ciel d’une imminence orageuse au long de la côte. Vers Saint-Coulomb la mer se découvre avec ses minces lignes blanches , des vagues régulières s’affaissent derrière les pins .De longues traînées d’ algues goudronneuses forment de curieux ourlets sur le sable humide . Entre quelques rochers,une lessive un vaste nettoyage frénétique à l’eau savonneuse. La digue dégage l’odeur si prégnante du varech mêlé de vase et de quelque oiseaux de mer en putréfaction , souvent des cormorans, leurs plumages couverts d’un bleu pétrole huileux .
Vers la pointe de la Varde , en prenant vers Cancale, le paysage marin, la côte se déchire  : dunes, lande, sable, ajoncs , débris pierreux chaumières, et des déclivités vaseuses surnagent parmi les prairies inondées. Soudain, dans un virage, des grêlons noircissent la lisière d’un bois, noient le pare-brise de taches floues, c’est une immensité humide, quelque chose d’indécis et de flottant qui fait venir la nuit plus vite. On aborde les grandes lignes plates de sable gris , le quadrillage des marais plus noirâtres avec ses saletés qui croupissent sous l’eau, avec de puissants murs d’ombres nuageuses dressés vers Dol.. Quelques chemins caillouteux mènent à une ferme ou à des bâtisses plates ,veilleuses vaguement éclairées ,puis on croise d’interminables fossés avec des trouées vers la mer. Il y a des geysers de poussière d’écume vers la pointe du Grouin et ses escarpements aux longues flétrissures calcaires de fiente d’ oiseaux.
Quand je reviens le soir dans le Bocage vers Dol  par le Biez du Milieu, se déploie une immensité plate de terre et d’eau tremblante, une vaste solitude de marais avec passages d’étourneaux ;c’est exaltant cette solitude de chemins étroits et canaux qui se croisent à angles droits avec quelques maisons basses signalant un vague hameau à l’horizon. Les pluies évoluent comme des voiles. Impression enivrante de solitude et de lointains avec quelques bouquets de saules. C’est un endroit fait pour la tempête, l’océan, l’abandon, les farfadets, le diable solitaire, les messes de minuit dans une humble chapelle, ,les nuits balayées par le faisceau d’un phare. La lumière rase stagne sur les fossés et annonce les tempêtes d’équinoxe vers Dol. Plus loin, côté Baguer-Morvan un manoir désert se dresse vers un rideau de chênes , c’est quelque chose de sépulcral, cette belle ordonnance de fenêtres cachée par les grands arbres.

Le bâtiment de l’évêché se dresse solennel et intact avec de rares bribes de ciel qui traînent au couchant des vitres, sans oublier les rousseurs de fer au creux des murailles. Un chemin inondé au milieu d’une prairie mène à une cour fermée d’un côté par une colonnade avec une galerie italienne qui semble garder de l’obscurité épaisse et qui court d’une tour décrépite au corps principal du bâtiment et son perron. On se sent absorbé puis enseveli dans le passé par cette cour et ses mauvaises herbes et ses brassées d’orties.

Je retrouve des fantômes. Je me souviens que je somnolais vers Noël dans cet immense bâtiment aux charpentes qui craquent, souvent un livre sur le nez, je rêvassai, parfois une horloge tintait, grêle, des pluies crépitaient sur les hauts carreaux , des souris trottaient à l’étage supérieur. Puis le silence, ou le vent. Un bruit de moteur me faisait sursauter puis je retombais dans la torpeur de l’attente. Je feuilletais Gogol, Bernanos, je me réchauffais auprès des livres que j’aimais depuis mes années de pensionnat, ceux, en général, qui m’offraient une famille de substitution. Les Russes sont formidables dans ces cas-là ; notamment Tolstoï et son  » Guerre et paix » mais aussi Tchekhov. Sans cesse, ses personnages gâchent leur vie, pleurent, aiment, parlent de se brûler la cervelle. Ils ont des sentiments trop vastes pour leur cœur étroit et ça me parlait tant. Je retrouve ici, dans cette cour pleine d’absences, ces nuits d’hiver aux candélabres éteints à grelotter sur un petit lit de fer avec une bougie qui fond et une flamme qui vacille dans les courants d’air venant des grands couloirs voûtés.

Sur les côtés de l’immense cheminée pourrissent encore des vieux magazines et des livres de poche moisis. Je retrouve le cabinet de toilette et son étroitesse qui faisait peur aux enfants, et sa lucarne colorée,et son maillage de plomb détérioré , et la ferraille d’un guéridon qui supporte toujours un essaim de fioles gluantes de poussière.Il parait que la vieille comtesse catholique faisait bouillonner les draps dans ses dernières fièvres.

Une dernière robe aux lueurs d’un vieil or vénitien a été jetée au fond de l’alcôve dans la chambre ultime. Ce qui est caché sous l’apparence s’ entrouvre , et j’ accède aux révélations oniriques les plis sauvages du sommeil. J’ imagine dans l’hospice des complots derrière ces bâtisses aux couloirs si haut, nets, nus, salles condamnées, sinueuses allées d’herbes envahies de poules qui mènent au puits , affolement de cornettes dans la salle des grands gisants, et nonnes jetées au fond du puits sous la Révolution, qu’aucun aucun drap ne recouvrira . On croit entendre des pas de religieuses apportant un bassin, ou du linge souillé après le lavement d’un cadavre nu .

Audiberti et la Place Saint-Sulpice

Jazzi, comme mon commentaire sur la place Saint Sulpice ne passe pas sur la RDL, voici, sur mon blog, ce que j’écrivais pour toi. Au cours de ses nombreuses ses promenades dans Paris, alors qu’il savait qu’il ne lui restait que peu de mois à vivre, donc dans ce « Dimanche m’attend »(1965) , Jacques Audiberti ,niçois fils de maçon, arpente la Rive gauche aussi bien que la Rive Droite. Il a les poches de son pardessus bourrées de carnets noircis de notes. Souvent il file vers la place Saint-Sulpice. Il aime cet endroit et précisément le tableau de Delacroix, perché dans l’église, ce Jacob qui lutte avec l’ange avec des mollets de footballeur. Il est placé pas loin de l’entrée. Mais il ne l’aime ce tableau que dans la pénombre. Les éclairages l’insupportent . Il écrit donc page 174 :

« En présence de Jacob et de son ange je griffonne.Deux jeunes godelureaux viennent d’entrer. Décidément on n’est jamais tranquille. Oh ! Ils touchent le mur à un mètre de moi.Désastre ! Aussitôt, en haut et à gauche de la fresque, juste à frôler les frondaisons bleu-vert des gros arbres du fond, des ampoules brillent. Sur le couple dansant-lutteur se répand une électricité qui, quoique assez douce, gâte notre triple intimité.
Les godelureaux partis, je m’emploie à remédier à cet éclairage intempestif. A mon tour, je presse sur le bouton.La lumière persiste.Même, je me risque à abaisser, près du confessionnal, une manette. Au lieu d’éteindre, j’amorce une nouvelle lampe(..) Miracle ! La minuterie, d’elle-même, consent que retourne la douce pénombre. Jacob et l’Ange, après s’être, ironiques, penchés sur mon désarroi, reprennent leur pose. 

Le froid me gagne. L’église se vide . Dehors la pluie lustre la place. « 

Tout est à lire dans ce « Dimanche m’attend. Un de mes rares livres de chevet avec Stendhal. Je regrette que la plupart des œuvres d’Audiberti ne soient pas vraiment disponibles. Que fait Gallimard? Jacques Audiberti devrait être en pléiade depuis longtemps.

Les draps

J’ouvre ce matin les fenêtres sur la terrasse .Journée radieuse, splendeur bleue de la baie de Paimpol qui scintille comme la Méditerranée. Impression que le temps ne bouge plus. Sur la table de jardin à la peinture écaillée une mouette se dandine entre le cendrier empli par l’eau de pluie de la nuit, et la soucoupe dans laquelle barbote un mégot.

Je monte au premier voir si la chambre d’amis est prête à recevoir mon couple préféré.

Gwenaëlle a tiré les draps du lit et agrémenté une table de chevet d’un bouquet de roses trémières .

Mon portable grésille. L’ ami André m’apprend qu’il reste finalement sur la cote normande, Jeanne est « patraque »..quel mot !Donc personne ne viendra ce week-end. Je remonte au premier. Les draps vont rester lisses, intacts, pour l’instant ils absorbent l’ombre d’un nuage qui passe .

Je me souviens être resté médusé , enfant, devant d’immenses draps étendus dans une cour de ferme, prés de Falaise, un matin d’été. Le soleil passait à travers et c’était comme si ces draps suspendus, immobiles, possédaient une faculté d’absorption de ce qu’il y a de plus franc dans la lumière matinale, comme si ces grands linges en train de sécher effaçaient leurs impuretés et leurs plis dans leur immobilité suspendue,pour revenir à une fascinante virginité. Ils retenaient les changements de lumière de la matinée mais effaçaient aussi les empreintes des corps qui s’étaient roulés dedans.Il y avait aussi quelques draps tendus au fond du verger ,entre les pommiers, taillés dans des toiles si grossières (du lin?) qu’en les longeant on avait l’impression de frôler des murs de chaux.

Les oreillers,le matin, affaissés, retiennent le creux des nuques.

Le peignoir de bain, avec ses manches vides et pelucheuses , suspendu contre la porte , ressemble à des alluvions de sable qui sèche.

Ma mère me demandait parfois de venir avec elle dans le jardin . Elle portait un large panier plein de linge et je devais l’aider à déplier les draps , à tirer dessus chacun à une extrémité, puis à les plier soigneusement en tendant bien le tissu. et j’avais vu un jour un grillon sauter dans cette cuvette de tissu blanc. Cet exercice des draps « tirés » ,c’était un étrange trait d’union entre elle et moi comme si, en l’assistant pour plier et ranger les draps j’atteignais enfin une égalité, une complicité , avec elle .En les lissant de la paume de la main, s’établissait une entente muette entre ma mère et moi, nous partagions les cristaux de silence qui glissaient entre le tissus plus ou moins rêches et nos doigts. .

Les matinées de grande lessive naissait alors dans le jardin une procession éclatante d’étendards craquelés sur fonds d’herbes d’un vert cru. Les draps ondulaient et parfois se gonflaient sous la brise. Le rideau de bouleaux frémissait argenté. . Le verger lui même prenait une profondeur de neige printanière suspendue.Je voyais derrière les branches une génération ancestrale heureuse et à table dans des costumes blancs, en train de lever de minuscules verres du trou normand.

Oui, je reviens donc dans la chambre d’amis pour ôter le bouquet de fleurs des champs que Gwenaëlle avait déposé sur une des tables de chevet et le placer sur la toile cirée de la usine.

Je me souviens être entré, vers douze ans, dans l’enceinte sacrée de la chambre de mes parents. La porte souvent fermée à clé, était ouverte ce jour là. J’approchai du cœur sombre de la maison. Le lit était lit ouvert, et ses draps bleu lavande .le couvre-lit de satin or était roulé sur le fauteuil . Je restai médusé devant ces draps tire-bouchonnés et quelques miettes de croissant dans le pli du milieu ; j’eus la sensation de humer quelque chose de torride et d’un peu dégoûtant, leurs ébats nocturnes ayant abouti à la naissance de ma sœur et à la mienne. J’étais là, déconcerté.Dans le cabinet de toilette ça sentait la poudre de riz . Sur la tablette de verre on avait disposé de vieilles cartes de Noël derrière un gobelet rose avec des coulées plâtreuses de pâte dentifrice.il y avait aussi un étrange objet chromé compliqué et assez rond qui ressemblait à une pince à escargot.Revenant dans la chambre, je tirai les stores et restai encore un instant devant tous cette multitude de plis désordonnés, comme si je voyais les décombres d’un brasier à peine refroidi. C’est donc ici que nous avions sans doute été conçus. Etait-ce dans la routine conjugale la plus morne ou dans des convulsions d’une haute intensité érotique ?

Tout à l’heure la femme de ménage viendra pour empoigner soudain ces draps, elle arrachera les taies aux oreillers comme on dépiaute un lapin , pour former un tas de roulé en boule sur un fauteuil Directoire .

Revenu dans cette chambre bretonne pimpante, dans le ciel clair et le bruit des cloches qui appellent à la messe, je contemple donc ce lit impeccablement fait la veille par Gwenaëlle.La perfection lisse de ce drap bien tiré au bord du traversin , aspire à l’horizontal des pensées frémissantes, presque hypnotiques sur l’absence des amis, qui se renouvelle chaque année. Bientôt la venue de l’automne et la baie qui perd toutes ses couleurs. Et l’impression de pureté et de calme qui se dégage alors de cette presqu’île. J’irai par le petit chemin et son sillon herbeux qui borde les rochers et regarderai le couple de chèvres d’un blanc sale, filandreuses, qui arrachent je ne sais quoi dans les broussailles.

En coupant les tiges vertes de quelques poireaux dans la cuisine je remonte vers mon enfance.J’entre avec mes parents dans la pénombre du couloir de la maison voisine. Une femme en noir nous fait accéder par un étroit escalier à une chambre étroite .Lueurs de bougies. Dans cette demi obscurité on ne distingue qu’ un drap immaculé sur un lit très haut. Il marque les reliefs d’une corps assez longs. Je devine les reliefs d’une ossature .Mon père m’explique tout bas que c’est une fillette morte d’une longue maladie. Dans cette endroit funèbre il émane une odeur de buis et d’« eau bénite, quelque chose de lourd, de sacré . Je voyais donc mon premier mort  sous un linceul et ,je me demande si le corps est nu ou habillé.Le drap ne laisse voir qu’une poignée de cheveux collés .Sueur, suaire.

Les draps, me dis-je, retiennent la journée, le soleil , les grands matins lumineux mais ils recouvrent et protègent aussi des personnes qui ont décidé de vivre autrement que nous.

Les draps restent dignement muets,intacts,patients, gardant des nuances qui nous échappent. Et hop ! On les jette en tas dans la machine à laver,cycle long 60°.  Ni vu ni connu.

Je me demande si mes parents ont été enveloppés dans un drap avant d’être déposés dans les cercueils de chêne, capitonnés comme s’ils devaient voyager en wagon Pullman.

Enfant, avec un copain de collège , en classe de quatrième, nous étions intrigués par l’énigme du Saint Suaire de Turin, ce morceau de linge qui avait gardé l’empreinte du visage du Christ alors, pour vérifier « scientifiquement » nous nous étions noirci le visage avec un morceau de bouchon brûlé puis nous avions soigneusement plaqué nos visages sur un torchon propre volé dans les cuisines, pour savoir si ça ressemblait au Saint Suaire de Turin.

Maintenant je déplie les persiennes de la chambre, la pièce devient obscure .Ils ne viendront pas, une fois de plus…Les pans des rideaux battent tristement. Est-ce une chambre paisible ou une chambre vide ? Quelques livres de Pierre Loti prennent la poussière sur un rayonnage. Pour me distraire, je feuillette un album de photos. Un calvaire, le lieu-dit « la croix des veuves » toujours en plein vent, qui domine la baie, puis en tournant les pages, des vieux gréements, des Terre -Neuvas enrobés de fleurs comme des rosières, pour un Pardon, et aussi un couple de mariés en costume traditionnel.. Cet album me parle d’un monde disparu que je regrette .

De l’autre coté des fenêtres ,je sais que le monde coule, bouge , scintille. Et je revois ma mère qui tend à l’extrême les draps au milieu de cette si belle journée et me crie, » Tu plies vers la gauche ,fais comme moi !! !  »

Hériter d’une maison dans le Tarn

J’avais connu Constance trois ans auparavant. Elle tenait un magasin de couteaux rue de la Grange-Batelière pas loin de chez moi. J’avais acheté deux couteaux de cuisine japonais et un couteau à huîtres. Son regard intense m’avait frappé.Elle était grande, belle, une taille mince et des hanches épanouies. Quand elle voulut ouvrir un tiroir coincé pour présenter les couteaux qui m’intéressaient , elle me demanda de l’aide et plaqua ses mains blanches sur les miennes.

Nous sommes d’abord sortis au cinéma, et je passais la séance en humant la négligente torsade de ses cheveux.Puis elle m’entraîna chez elle. Nous nous sommes aimés au milieu de vieux cendriers, et d’une montagne de collants , d’une paires de skis d’une longueur anormale, de photos d’équipes de base-ball.

Je sus plus tard que son frère et son ex-amant avaient pratiqué ces sports.

Ce qui m’avait séduit le plus, c’était son petit sourire penché quand je lui racontai mes cours de littérature et le fait qu’après l’amour elle m’ébouriffait les cheveux avec un grand rire.

La première fois qu’on fit l’amour, ce fut entre la baie vitrée et la paire de skis, de son amant , elle m’entraîna au soleil sur le parquet et me récita un vers de je ne sais quel poète (je me méfie des poètes comme si leur tonitruant amour des mots ressemblait à une forme d’inceste) donc un vers de douze pieds qui disait en gros que l’amour est une chose si magnifique qu’il ne faut jamais le faire dans l’obscurité. Puis elle inclina ma tête vers le plein soleil et me lécha l’oreille droite en desserrant mon col de chemise.

Quand je l’ai connue, je venais d’hériter d’une demeure datant de 1841 à Sorèze au pied de la Montagne Noire dans le Tarn. Je l’invitai donc à venir passer Noël dans cette grande demeure froide aux pièces nues.

Le tout premier jour de son arrivée dans le Tarn enneigé je sentis à sa manière de rester longtemps à errer dans les couloirs et dans le grand escalier en spirale éclairé par un dôme vitré, qu’elle était fascinée par l’endroit. Elle promenait ses doigts sur les vieux murs puis elle posa ses mains sur mon visage.

-.La maison sera bientôt à toi ?

-Elle est à moi.Constance, elle est à moi.

Un mystérieux orage grondait .Le vent d’autan faisant claquer un volet au premier.

Pendant notre dîner de celeri rémoulade pris dans la cuisine glaciale je lui parlai de l’immense foret qui couvrait cette Montagne Noire et qui avait enchanté mon enfance.Constance m’écoutait distraitement en piquant des cornichons dans le pot. Puis elle descendit vers le jardin , s’installa sous le magnolia et se mit à allumer une cigarette. Une balançoire pendait sous une des plus grosses branches de l’arbre et elle s’y installa en m’écoutant parler de mes grands parents qui avaient habité là et surtout de l’ancêtre juriste qui avait fait construire la maison qui était devenu un haut magistrat du temps de Louis Philippe. Tandis que je racontais elle fit le tour du jardin enneigé , essaya d’ouvrir la porte d’une espèce de remise à bois, puis elle racla un peu de neige laissé sur un appentis et me lança une boule qui s’écrasa sur mon manteau. Alors toute la délicatesse du monde enfoui de mon enfance me revint.Je retrouvai l’énorme sapin fuselé que mon père installait avec difficulté, en s’écorchant les mains, dans l’ancien salon pour l’entortiller des guirlandes électriques. Me revint aussi ce temps où ma mère m’entraînait joyeuse dans sa vieille 404 .Ma mère conduisait vite avec une précision un peu trop énergique à mon goût. Je me souvins d’un épisode particulier. La 404 filait dans le chaos hivernal de la Montagne Noire, pour atteindre une vue dégagée , là où les champs d’herbe rase plongeaient vers la vallée avec un panorama magnifique sur les Pyrénées. C’était là que la voiture avait calé et bien que le moteur toussât, ronflât,rugît il s’éteignit définitivement.

Nous sortîmes en plein vent. Des sapins bruissaient derrière nous.Je n’oublierai jamais la lumière si limpide de ce plateau enneigé. L’espace exaltant s’ouvrait vers la chaîne des Pyrénées. J’avais l’impression qu’ici la vie était pleine de promesse. Après avoir tourné autour de la 404 et soulevé le capot ,ma mère me montra une volute de fumée qui sortait d’une maisonnette grise sur la gauche, à la lisière de la foret.:

-Nous sommes sauvés, il y a quelqu’un dans cette maison.

Un vieil homme courtaud apparut, cheveux en tignasse, clignant des yeux dans la lumière si intense de cette fin de matinée. Il portait une couche de paletots et lainages sur le dos,un pantalon de velours de curieuses sandalettes d’été .Sans parler il glissa la tête sous le capot et examina les bougies et marmonna quelque chose. Ma mère répondit que ce genre de panne ne lui était jamais arrivé. L’homme resta longtemps courbé au dessus du carburateur , sortit un chiffon de sa poche et remua quelques pièces du moteur. Quand ma mère demanda ce qui se passait, il fit un geste qui voulait dire : »Chutt..  »

Dix minutes plus tard , après quelques toussotements, le moteur ronflait. L’homme dit en traînant sur la dernière syllabe :

«-Voilààààà.. »

Il nous fit signe de monter et demanda à ma mère d’essayer quelques accélérations. Sans mettre le starter. Le moteur toussa, puis ronfla ,il tournait bien. L’homme fit quelques pas en arrière comme pour contempler ce couple,une mère et son enfant dans une voiture , comme si nous étions un tableau . L’air tiède envahit de sa luxuriance l’habitacle et fit rétrécir les zones de buée de pare-brise tandis que ma mère vérifia que les essuie-glace fonctionnaient. L’homme avait disparu.Ma mère regretta de ne pas avoir eu le temps de le remercier.

La 404 dévala la route forestière ma mère semblait saisie d’une totale euphorie. D’où venait l’exaltation de ma mère ? Je ne le sus jamais. Cette panne en plein champ, en plein vent , avait-elle débloqué quelque chose chez elle, ou ramené un souvenir délicieux  ?

Quand nous atteignîmes la petite ville de Revel, elle ébouriffa mes cheveux en garant la voiture. Je confiai à Constance ce souvenir si précieux.

-Ah bon ? Dit-elle, d’un air vaguement distrait.

En faisant visiter les chambres du second étage à Constance je découvris charmé les vieux papiers peints décolorés ,j’examinai les écorchures dans le plâtre qui venaient des angles de meubles déplacés,une manie de ma mère. Dans le jardin, les feuilles du magnolia, larges, craquantes, entassées prés des cabanes à lapins ressemblaient à des ailes de papillons desséchées.

-C’est ici que je cachais mes billes,à la sortie de l’école dis-je en ouvrant la porte grillagée d’un clapier .

Je poussais du pied le tas de feuilles mortes et c’était un peu comme si je re- trouvais des moments disparus.

-Tu viens ? dit Constance.

Le passé me revenait comme une glace trouble qui se brise et laisse voir la cristalline chasteté d’un passé endormi .Ces émotions recelaient aussi une ambiguïté sournoise car il s’y mélangeait une longue culpabilité à l’égard de mes parents que de récentes bouffées de remords ne pouvaient effacer.

.La nuit était tombée. Nous sortîmes pour quelques courses vers la supérette de place du Marché. Des volets claquaient sous le vent d’autan. J’indiquai à Constance un salon de coiffure et sa publicité lumineuse pour des cosmétiques en lui précisant que c’était là que se situait jadis le magasin d’électro-ménager que tenait mon père. Je revoyais dans l’eau sombre de la vitrine sa blouse blanche impeccable comme on voit un saint dans un vitrail . Mais Constance avait disparu dans une rue adjacente pour admirer une maison à colombages .

Plus tard, sous la treille du jardin nous bûmes un bouteille de Chablis. Constance m’écoutait en regardant ses genoux.

Revenue dans ma grande demeure, elle après une longue douche, s’abattit dans le grand lit à colonnes pour étaler sa beauté svelte et tendue.. Tandis que j’écoutais les bruits de ruissellement de l’eau dans les gouttières, elle avait ouvert un vieux volume dépareillé tout jauni, une histoire des insectes du Languedoc par Monsieur Fabre. Elle me demanda si j’avais déjà vu des scorpions.

-Non.

Je fis le tour de toutes les pièces du rez-de-chaussée, découvris des murs couvert de salpêtre . En ouvrant une longue série de placards gris je tombai aussi sur quelques quelques objets religieux tels que Missels aux vouivertures rigides cartonnées, deux crucifix en ébène avec un christ en ivoire, des images de communion d’une de mes sœurs, et surtout dans une boite en fer une vingtaine de feuillets.On avait tapé à la machine un texte . Je lus une première phrase : «  « Nous sommes nus, dit Saint-Paul, si le Christ n’est pas ressuscité ; et pour nous, les vivants, combien est acceptable, scandaleusement acceptable la mort des morts. Quelle ingratitude, si nous ne sous souçions plus de nos morts…. » C’était un début de sermon.

Il devait s’agir de la prose de mon arrière grand oncle, celuiu qu’on appelait « le cardinal », qui s’était illustré pendant la guerre 14, car il avait menacé d’ex-communier les soldats du front des pires flammes de l’enfer, s’ils s’adonnaient « à la débauche » pendant leurs permissions.

Je redescendis les feuillets à la main et j’en parlais à Constance pendant le dîner. Et j’expliquai maladroitement à mon invitée que les précédents occupants de cette maison, en remontant les générations, avaient sans doute ,en bons cathos, sombré dans des comptabilités de leurs péchés, pour éviter d’être expédiés en enfer le jour même de leur mort. S’étaient -ils tous débattus, ces chers ancêtres, dans une poisseuse culpabilité ? Avaient-ils sombré dans un absolu respect des consignes d’un vieux catholicisme pour lequel les choses marrantes de la vie étaient le signe même de la luxure ou même de la pornographie ? Est-ce que mes ancêtres avaient pu manger du Pain et bu du Vin qui ne soit que des symboles  mais du bon vieux pain à croûte tiède et du Chablis qui ne soit pas du vin de messe? Je demandai à Constance :

-Est-ce que tu crois que ça aidait mes grands-parents à vivre ?

-Quoi ça ?

-La religion. Leur catholicisme.

-C’était du racket.

Elle déboucha une seconde bouteille de Chabis et s’en versa largement sans m’en offrir.

-Du racket pour attardés,dit-elle.

Moi j’étais en train de manipuler un vieux Missel noir avec des pages qui collées par l’humidité.

– Du racket.

-Au fond, dis-je , est-ce que ça les a vraiment aidé à vivre tout ce catholicisme ?

– Pas du les aider à baiser.

-Tu le crois vraiment ?

– Se sentir coupables toute leur vie ? Horrible. Dégueulasse.

Constance glissa dans la cuisine . Je la rejoignis et commençai à déboutonner son chemisier. Est-ce que j’avais établi un contact trop direct, toujours est-il que Constance entassa quelques soucoupes dans la bassine et fit couler de l’eau.

J’allongeai les bras pour oter les pans du chemisier et détacher le soutien gorge lorsque Constance s’écarta.

-Ecoute, l’ hétérosexualité m’emmerde de plus en plus… Vous nous draguez,vous les mecs, uniquement pour vous repaître de nous. Et on est obligé de hennir pour vous calmer…

Le reste de la soirée fut morne. Il y eut des longs silence et quand l’un glissait dans une pièce,l’autre la quittait.

Au lit, Constance éteignit la lampe de chevet, j’essayais de l’approcher.

Ma main caressa une partie de son dos et j’entendis dans le noir.

-Si tu veux me caresser, trouve au moins les parties froides de ma peau.

Ensuite, Constance tira mon oreiller vers elle et roula sur le ventre pour se vautrer dans le sommeil . J’écoutais dans l’obscurité le tumulte de ma digestion. Je sentais tout mon sang murmurer dans mon corps. Puis sombrai.
Le lendemain matin, des aboiements dans la rue me réveillèrent. Constance avait quitté le lit. L’oreiller avait été jeté sur le canapé. La valise ouverte sur la lingerie ne s’étalait plus sur le sol carrelé près de la porte. Les produits démaquillants n’encombraient plus la tablette de verre de la salle de bain,mais on avait placé en évidence mon verre à dents avec mon rasoir.

Je descendis à la cuisine. Elle était impeccablement rangée. Et sur la toile cirée de table, posée bien en évidence une page arrachée à un carnet à spirale . D’une écriture tout en boucles que je reconnus et mots tracés par un crayon feutre rouge, il était écrit :

« Je te laisse vivre dans ton bocal du Passé et y macérer comme un cornichon dans un vinaigre catho. Baise avec Saint Paul.

Moi je retourne dans le Présent. Inutile d’essayer de me revoir.

Constance. »

Le roi Marc

La nuit tombe sur la terrasse.A peine le temps de voir par les fenêtres du salon disparaître deux chalutiers  avec leurs feux fixes qui oscillent , ils ressemblent aux lumières d’arbres de Noël, ils se balancent sur l’eau sombre de la baie disparaissent entre les vagues ; déjà les amis arrivent.

Dans la chaleur de la terrasse Ariane allume les bougies posées sur la longue table . Les papillons de nuit viennent se brûler les ailes auprès des flammes . Le Roi Marc parle de son voilier de douze mètres devant nous, ses vieux amis. J’ajoute que les sourires de ces femmes autour de la table que le déclin du jour a rendu légèrement ténébreux et cuivré, me rassure car je les trouve belles, en vieillissant, comme des poteries étrusques. Tandis que Le Grand Peintre Marc nous explique combien un pilote automatique est fragile je regarde sa haute silhouette voûtée,ses cheveux qui se mettent à grisonner . Je me souviens de ses crayons gras ou fusains qui dépassaient de la poche de sa blouse blanche quand nous dessinions des nus rue de la Grande Chaumière.

Il m’en imposait. Maintenant je suis devenu plus célèbre que lui dans les galeries parisiennes ou new-yorkaises et il a du mal à réprimer un ton narquois quand il se tourne vers moi.

Je me souviens de ses grands formats du début des années 80 et 90 , les longues bandes d ‘un jaune acidulé qui crevaient ses toiles avant qu’il entame sa janséniste décennie gris acier qui me rappelait son passage dépressif après sa rupture avec Louise.

Et je me demande combien d’étés il nous reste. Combien  à nous tous réunis ?

Je revois l’ époque de nos vacances communes sur le bassin d’Arcachon, les odeurs pénétrantes et sèches des pins, nos soirées alcoolisées, nos révoltes, nos énergies piaffantes, nos insolentes critique des générations précédentes, notre goût pour des peintures toujours plus grandes et monochromes pour nous rapprocher des grands abstraits américains.

Et nous avions conscience de vivre quelque chose d’extraordinaire parce que nous utilisions de la couleur pure. C’était l’époque où, avec me fusains je charbonnais des dos et des nuques de nos amies communes, parfois un gras décolleté et sa médaille d’or.

Il y eut cette querelle à propos d’une bretelle tombante sur l’épaule de Louise, que je repris tant de fois, quand j’écorchais le papier pour tracer la torsade mouillée de ses cheveux d’un noir intense.Le Grand Peintre Marc était jaloux, il ne supportait pas ce qu’il devinait de concupiscence dans ce travail. Il n’avais pas tort.

Soirée lagunaire moite, lumières bleues sur la baie, ligne scintillante des hameaux sur la rive d’en face, fragile équilibre de ma propre vie confrontée à celle des autres autour de la table. Je glissais un œil vers sur la gauche ,l’infini champs de choux et de pommes de terre tandis que nous tous, étions pris dans la taxidermie d’une célébrité qui nous était tombée dessus trente ans auparavant . Elle s’étiolait notre célébrité.Agonie.Nous sommes désormais, autour de cette table, tous signalés par quelques lignes dans les récentes encyclopédies ou dans Wikipedia. Petite pierres tombales en corps Garamond 10 pour résumer nos vies en dix lignes.

Tout ce qu’on cache aux autres.

Mon Dieu.

Ma soudaine indifférence soudaine à la politique avait aussi choqué le Marc . C’était l’époque où je lançais des piques à mes amis devenus tous enthousiasmés par Les Grandes Idées Totalisantes Socialistes. Ni fièvre, ni ardeur chez moi pour l’homme de la Nièvre. J’étais donc malade ? Mitterrand- parait-il- nous ouvrait enfin les portes du Paradis.L’argent allait ruisseler sur les classes défavorisées. On avait beau me répéter que nous avions quitté la Vallée terrifiante du Capitalisme sauvage, je n’arrivais pas à partager la ferveur générale de mes amis peintres .

Marc s’approcha de moi, le jour où Laurent Fabius devint premier Ministre et me dit que ma tristesse avait tourné à l’amertume morbide , à la résignation, au ressentiment.Je ne comprenais rien à mon époque.

-Et tes foutus cocktails au rhum arrangé ne vont pas dissoudre ton putain d’individualisme . Ce n’est pas parce que tu as un alcoolisme concupiscent face à Louise que tu vas devenir Jackson Pollock !

Louise elle-même me confia un soir que si je ne brûlais pas de quelque chose d’intense sous le Mitterandisme, c’est que j’étais entré définitivement dans le racornissement de la vieillesse.

Mon vrai souci était ailleurs. Je comprenais que la cohésion de mon noyau familial était menacé par mes deux plus grandes filles ,entrées sur les terres ingrates de adolescence avec du hasch fumé avec délice devant une baignoire remplie de spaghetti à la tomate. Comment les protéger ? Les aider,les aimer, les comprendre ? Je me sentis fossile.Je n’ai jamais trouvé la réponse .

La chaleur moite de ce soir assiège notre petite forteresse humaine buveuse de champagne. . Louise accumule les mégots dans une brique de verre,Marc d’un air hautain me regarde en coin, Ariane avec son profil de Néfertiti a l’air désolée.Je me souviens de ses poils de pubis,lustrés, si doux dans une maison forestière des Landes.

Tandis qu’on ouvre de nouvelles bouteilles, en contrebas de petites fleurs blanches d’écume naissent et s’épanouissent le long des rochers .Est-ce que nous fûmes vraiment jeunes ?Ai-je rêvé ? Ou bien allons nous le devenir des silhouettes fragiles sous la flamme d’un briquet ?

Je songe à un retour de journées anciennes perdues, dans les herbes luxuriantes d’un vert invraisemblable de nos étés de jeunes peintres, la dernière chose que je cherche désormais dans mes toiles  en appuyant sur un tube de couleur.

Je ne sais quel secret oublié de ma génération subsiste dans le sombre clapot de la baie ce soir. Le mirage d’une obscurité argentée me parle d’autres rivages. Oui, peut-être que nos tendres ancêtres sont là quelque part cachés vers la zone de carénage du port et même dans la ferraille des chaluts.A nous attendre.

Louise écoute le Grand Peintre parler de cet art après-guerre américain, cet âge d’or si dynamique, passionné, parfois grandiose, avec Mark Rothko  comme si tout avait été créé un matin d’été limpide dans des marais.

Les lueurs vacillantes des bougies dansent de moins en moins sur ces visages venus des années 70 et 80, quand nous discutions passionnément de Peter Handke, de Wim Wenders. de Joseph Beuys ou de Liza Kreuzer car nous étions tous passés par Berlin.

Et cette épaule dénudée de Louise pour mieux garder un secret intérieur. Bouffée d’une tendresse si soudaine pour ce versant obscur d’une vie féminine qui m’échappe.

Au moment où je m’éloigne pour fumer un cigarillo, le roi Marc , comme on offre un cadeau de Noël, apporte un grand format d’une de ses toiles, écarte les verres et assiettes de la table, et l’enflamme avec un briquet spécial dont les flammes bleues ressemblent à un chalumeau. La toile commence à roussir, à cloquer, à être rongée puis les boursouflures brunes gagnent avec lenteur le reste de la toile.

Puis, d’un geste large, il balance la toile enflammée vers la noirceur des vagues en contrebas.L’eau de la baie, met un temps infini à engloutir le morceau qui brûle .D’un geste mélodramatique, le roi Marc dit :

– L’odeur des cadavres de marins en décomposition, des poissons, des méduses, va enfin sacraliser l’ imbécillité de mon œuvre !

Nous restons honteux, muets, sidérés, comme si nous avions reçu la première pelletée de terre sur notre cercueil à nous tous !

Depuis cet hiver la neige tombe avec son doux murmure sur la terrasse.

Sous l’évier

J’étais couché sous l’évier de la cuisine pour démonter le siphon. C’est alors que j’entendis de l’autre côté de la cloison une voix de femme :

-Épouse moi ! Épouse moi enfin !!!Norbert épouse moi!!!Merde.

Je reconnus la voix de Claudine,ma voisine qui travaille à la bibliothèque municipale du XIII° arrondissement. C’est une curieuse petite femme grassouillette avec un chignon trop haut. Elle porte des robes d’un jaune canari ou d’un vert cru avec un décolleté qui laisse voir ses seins. L’hiver elle enfile un manteau rose pelucheux qui ressemble plutôt à une robe de chambre. J’aime la rencontrer dans l’ascenseur:elle se tient de guingois et frotte une de ses jambes avec un pied délicieusement orné d’un minuscule tatouage. Elle pose sur moi un regard incandescent et me pose des questions sur mon métier d’écrivain -normal pour une bibliothécaire. J’ai rarement l ‘occasion de répondre car les portes de l’ascenseur s’ouvrent.

J’étais donc en train de démonter avec précaution ce maudit siphon lorsque à nouveau j’entendis  :

-Épouse moi !!! Merde c’est dans ton propre intérêt !

Elle ajouta :

-Je suis grasse et belle encore pour cinq ou six ans. Et tu as du pot car j’aurai toujours, en vieillissant, de belles mains blanches potelées et d’admirables paumes pour te faire jouir .

Il y eut un long silence. J’avais enfin trouvé la bonne pince pour dévisser le siphon. Je me demandai où était son mari :dans la pièce à coté ? Dans le couloir? Ou bien elle répétait seule une scène de ménage pour trouver la bonne intonation.

-Et puis merde ,c’est pas moi qui t’ai couru après !!!

J’entendis alors, assez désinvolte et traînante la voix de Norbert, qui travaille à Saclay ou un endroit dans ce genre . Je ne l’apprécie pas vraiment car il porte même en toute saison des pantalons blancs impeccables,une ceinture avec une boucle en forme de serpent et des mocassins blancs à glands.

-Je ne vois pas,dit-il pourquoi tu te condamnes a être malheureuse. Enfin chérie, oui, tu es mer-vei-ll-euse,détends toi, tu es indestructible.

-C’est pour ça que tu te fourres au lit avec ta serveuse le mardi et le jeudi depuis presque un an.

-Ce sont ses jours de marché.

-Il faut régler ça maintenant, tant pis si ça tue notre relation.Tant pis.

Claudine parlait en petites rafales saccadées.

Ma clé à mollette mordait mal sur le siphon.

-Norbert réfléchis je suis la seule à connaître ton anatomie et tes points sensibles. Je t’ai décortiqué comme aucune autre femme ne l’a fait..

-Je ne suis pas un crabe. Tu parles de moi comme si j’étais un crabe.Décortiquer !

-Je connais les points sensibles de ton dos, de t a colonne vertebrale et les zones de plaisir de ton crâne. … aussi bien que.. que..que… que.. la carte de l’Indochine que mon père avait dans son bureau.

Je m’aperçus en démontant le siphon, qu’il était plein de déchets de cheveux gras pris dans une curieuse gelée.

-IL faut régler ça maintenant. Tu m’épouses ou pas ?

-Écoute les enfants vont bientôt revenir…Et les voisins..parle moins fort..

-Dés ce soir tu ne couches plus dans mon lit.

-Notre lit ! Méfie toi des mesures radicales, on pourrait commencer par simplement changer de place. Je peux me mettre à ta gauche,rentrer mon bras, t’acheter un nouvel oreiller,ça facilite la levrette.

-Débarrasse moi d’abord de cette putain de serveuse aux yeux de sole frite.

-Mais pourquoi ? C’est un simple distraction.

-Si tu ne la quittes pas, si tu ne décides pas ce soir ce soir c’ est la valise. Ta valise ! TA valdoche ! Tout sur le palier.. Ton peignoir..tes jeux vidéos de gosse de dix ans.. et tes sculptures morbides en forme de clavicule ou de péroné. Tout sur le palier !Devant les enfants.

-Claudine t’emballe pas.

Il y eut un long silence qui me permit d’extraire d’autres bizarres paquets de déchets trouvés dans le siphon.

Lui :

-Ça fait des mois que je la vois comme une simple distraction,quelque chose d’hygiénique, de sportif, de cool, ni plus ni moins qu’une une partie de tennis ou de pétanque.

-Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi ?

-Elle a un corps agréable, oui un corps agréable sans plus , je suis agréable avec elle, elle dit des choses agréables.Son studio est agréable.

-Je ne suis pas agréable ?

Tristan et Yseult

-Non. Tu es ardente, voire parfois féerique, inattendue, plein de de cran, imaginative, « décortiqueuse », bouillonnante avec des caresses étranges.

-Tu l’aimes ?

–Elle a un seul défaut , elle est un peu lourde quand elle bascule sur moi, mais ça reste agréable .

-Quitte là ! Maintenant !! tout de suite, téléphone lui !! Téléphone lui ! Devant moi.

-Tu te fais des idées folles Claudine,mon amour. Si tu savais comme elle est agréable. Agréable c’est le mot. C’est le type même de la nana agréable auquel on ne s’attache pas mais qui ne fait pas peur.

– »A laquelle » on ne s’attache pas. Fais au moins des accords grammaticaux corrects Pauvre type.

-Non, elle est douce et calme, c’est ça que je veux dire. Rien de plus.

-Pour le moment je te trouve proprement dégueulasse.

– Faut savoir si je suis propre ou dégueulasse..Elle n’a qu’un défaut , elle ne sait pas bouger ses bras. Elle a de jolis bras mais inertes au moment du.. du… coït . Elle n’a pas d’initiative au moment suprême.

-Suprême ? Au moment « suprême » .C’est le mot qu’utilisait De Gaulle pour dire que les américains débarquaient en Normandie. »Suprême »…J’entends ton père parler.

– Elle ne sait pas où ses bras doivent aller.Mais elle est agréable, crois moi.

Elle est « agréable » comme verre de rosé de Provence, un abricot bien mûr ,un bouquin d’Amelie Nothomb, c’est pas pas une nana idiote.Elle lit beaucoup.

-Tu veux que je te confesse quelque chose ?

-Oui Claudine.

-Que vendredi dernier, je ne suis pas allé à Nanterre voir ma mère mais je suis venue sonner chez ta pétasse pour avoir une explication, la jauger.

-La juger et la condamner.

-Non, connaître ses intentions.

-Quel gâchis.

Il y eut un long silence que je mis à profit pour jeter un coup d’oeil sur le reste de la tuyauterie .

-Claudine laisse-moi un peu de temps, laisse moi encore coucher quelque deux trois fois .que je m’habitue ;;;

Il me sembla entendre quelque chose tomber lourdement sur le parquet , comme un fauteuil avec peut-être un type dedans.

J’étais sidéré par ce bruit si lourd puis des bruits d’efforts suivi d’une respiration pénible et une sorte de râle. Je cherchais un joint neuf dans ma boite à outils .

– J’ai affreusement mal au genou Claudine. Laisse moi m’habituer Claudine. Il y va même de notre équilibre conjugal. Tu vois je te dis tout.. Quand, au bureau je suis énervé,d’une humeur de chien, Lucile m’accueille.Et une heure sur son lit,ou sur la table de la cuisine, suffisent pour que je retrouve le sourire. avec pour finir un whisky et deux glaçons et alors je reviens vers toi détendu, de bonne humeur,frais, dispos, cool, et on baise magnifiquement. Tu vois, je te dis tout. .

Norbert reprit :

-Je te jure son appétit sexuel n’a rien avoir avec le tien. Il est même assez banal .

-Et alors ?

-Le tien est tout sauf banal.. avec des moments inattendus et sidérants avec plein de petits détails coquins.

-Quels moments ? Quels moments ?!!

– Tu as aussi des moments quelque chose de voyou et câlin dans l ‘action ,ou des moments galants. Avec une piété pour mon corps que je reconnais bien volontiers

-Quels moments ?!!

-Eh bien.. quand nous étions dans un hôtel prés de la gare de Perpignan.. tu étais en Perfecto et que tu t’es mise à faire le perroquet.

-Me rappelle pas.

-C’était bien, non ?

-Euh.. T’« es sûr que c’était moi ? Tu sais les amoureux font tous pareils. Faut pas m’la faire à mon âge !

Je crois que Claudine s ‘est mise à chuchoter pour une raison que j’ignore mais qui est sans doute dû au fait que j’ai déplacé ma lourde caisse et que des outils ont dû tinter. Elle a dit quelque chose du genre : « c’était si bon d’être enfant.. » ou « si bon d’être ensemble »je ne sais pas.

La fin de la phrase m’échappa car j’étais en plein effort pour vérifier l’étanchéité du siphon en faisant couler alternativement l’eau froide et l’eau chaude .

C’est à ce moment là que la voix de Norbert devint quasiment inaudible, comme s’il avait changé de pièce.Il me sembla qu’il répétait :

-A quoi bon ? ..à quoi bon..

-A quoi bon quoi ?

-Se marier. ..

-Pour la stabilité,pour les enfants, pour te consacrer à moi.

-Tu vas quand même pas me faire toute une histoire pour une petite voltige avec une serveuse qui m’émoustille. Et si je sortais avec un homme ? Avec un transsexuel  libre matin et soir tous les jours? Hein ?  

-….

-Il parait que tout se passe pas si merveilleusement bien entre eux. Quand je reviens auprès de toi, tu y gagnes,crois moi.Et puis elle a quelque chose de loyale.

-Epouse moi. J’ai les papiers du mariage.

-Non.

-Pourquoi?

-Les anniversaires de mariage furent si déprimants chez mes parents. Il y avait des bouchées à la reine infectes.

J’ouvris le robinet d’eau froide puis le robinet d’eau chaude (il faudra un jour que j’achète un beau mélangeur) pour voir s’il y avait une fuite . Un peu d’eau perlait au bord du joint.Misère. Immeuble maudit.

Il y eut un long silence , de l’eau perlait sur le siphon. Puis soudain la voix de Claudine,si chaude, si proche du mur que je crus qu’elle s’adressait à moi.

– Mon jugement est fait. C’est une espèce de pauvre connasse qui croit qu’elle aime parce qu’elle secoue son matelas chaque jeudi avec un type qui ne sait même pas se servir de sa bouche aux bons endroits. Mais si tu la quittes,on se marie.

Il y eut comme un gloussement et un froissement et j’imaginai qu’ils glissaient voluptueusement enlacés sur le parquet, près du fauteuil renversé,pour une réconciliation.

On chuchota, on marmonna, on pleura ,mais qui ?

-Tu as des bras merveilleusement souples.

Après un interminable et énigmatique moment de calme, je crus entendre Claudine chuchoter :

– Si nous étions mariés la porte étroite entre mes jambes deviendrait un arc de triomphe. Jamais tu ne te sentiras aussi bien protégé ni avec autant d’assurance. Mariés, nous serons tous les deux blottis définitivement dans un nid de lumière. J’entendis ensuite de longs halètements semblables à ceux de deux coureurs de dix mille mètres en fin de parcours.

Ensuite, alors que je me fatiguais à resserrer les joints du siphon, éclata une effroyable déluge sonore et des voix hystériques germaniques genre Wagner, « L’or du Rhin » ou « Le Vaisseau Fantôme »( je confonds les deux) suivi d’une brutale coupure publicitaire pour des lot de boites de thon au naturel pêché à la ligne chez Carrefour à un prix imbattable. Ils avaient branché la radio.

Donc, réconciliés, me dis-je. Je finis par ranger avec regret ma boîte à outils dans le placard de la salle de bain. Je vérifiai que l’eau s’évacuait bien dans la tuyauterie. J’étais content de mon travail et regrettais de n’avoir pas été bricoleur plus tôt. Quand je pense qu’il y a des gens qui se plaignent que notre immeuble est mal insonorisé.

« Sous le volcan » de Malcolm Lowry. Le vacillement de l’amour en train de se perdre dans le mescal

Difficile de parler de «  Sous le volcan «.C’est un roman exceptionnel qui divise les lecteurs en enthousiastes ou en détracteurs. Pas de milieu. On l’ouvre, on est séduit par une moiteur, quelque chose d’étouffant, d’ exotique, de prenant,  et on ne sait pas d’où ça vient. On est en même temps déconcerté, car le premier chapitre ne s’explique vraiment qu’avec la lecture du dernier chapitre.. Oui, le livre irrite et déconcerte à la première lecture .Un flux verbal qui charrie un baroquisme des images et des personnages comme vus travers du verre cathédrale ou des miroirs déformants, un jeu mental entrecoupé de petites scènes de bar, scènes de fêtes, dialogues comme suspendus entre le silence ou le ressassement d’un passé effondré par la bouche pâteuse d’un type au fond d’un bar, dialogues dans un jardin biblique , longs marmonnements intérieurs d’un type en pleine dérive alcoolique, fièvres dans un soir de chaleur, couple en délicat replâtrage sentimental sous un volcan. Un paysage déroutant, un jardin trop exubérant, des silhouettes de péons en blanc, des sentiers orageux, bestioles rampantes, imminence orageuse annonçant catastrophe, corrida burlesque , et surtout un type éméché qui marmonne quoi: des regrets? des remords? des espérances improbables? une quête mystique? une prière qui sauverait tout?  

Le lecteur naïf doit se dépendre d’une lecture facile, évidente. Il faut accepter un temps d’accommodement, comme on lit Musil , Joyce ou Proust. On est d’abord déconcerté  par une déconstruction de la chronologie (tout à fait voulue par l’auteur) dans cette unique journée coupée en 12 chapitres, ainsi qu’une modulation de la prose vraiment particulière , hérissées de références, qui fixe des vertiges et des délires, presque une musique atonale qui remue dans cette prose ductile, ce que rend admirablement bien la traduction de Jacques Charras.

La prose se surcharge d’ allusions mythologiques, littéraires, philosophiques, cabalistiques, Des allégories et des scènes renvoient à la Bible, à Dante, à des prières, à des chansons, à des épisodes autobiographiques :le bombardement de Saint-Malo ,la rencontre édénique avec Yvonne, ou un épisode tragique en Extrême Orient à bord d’un cargo. Parfois  des personnages sortis dont ne sait où voltigent et disparaissent. Reviennent des images obsédantes du paysage de Cuernavaca. Les premiers lecteurs professionnels du roman, chez l’éditeur Jonathan Cape ont été ,eux aussi, déconcertés devant de livre vertigineux. Malcolm Lowry a minutieusement répondu à leurs observations et à leurs perplexité dans une longue lettre . En résumé sommairement : 1) Malcolm Lowry plaide pour une structure baroque qui s’appuie sur des flash back.2) Le flou des personnages? « je n’ai pas cherché à créer des personnages au sens traditionnel du terme. »3) La couleur locale n’est pas voulue comme une vision touristique mais se fonde sur une exigence et un sentiment de la Nature très spécifique. 4) la dépression nerveuse à laquelle succombe Geoffrey Firmin ? l’auteur en utilise toutes les possibilités poétiques qu’offre la « fantasmagorie mescalienne ».

Il faut savoir que le roman fut écrit , réécrit, repris, le personnage d’Yvonne changea de statut. Inlassablement Lowry s’y consacra pendant dix ans, entre 1936 et 1946 (au moins quatre versions du manuscrit dans son intégralité verront le jour!) Enfin le roman fut sauvé in extremis d’un incendie qui avait ravagé le bungalow où Malcolm Lowry s’était réfugié avec sa compagne. Le texte fut refusé par plusieurs éditeurs, et la critique fut mitigée à la sortie , à l’exception de quelques enthousiastes dont Anthony Burgess, l’auteur d’Orange mécanique . Puis vinrent les traductions et les enthousiasmes se multiplièrent. En France ces « happy few » furent entraînés par Maurice Nadeau et Max-Pol Fouchet. . Aujourd’hui,  » Sous du volcan » est unanimement considéré comme un des cinq meilleurs romans publiés au XXème siècle.

Pour bien comprendre l’objectif de Lowry il faudrait citer les 15 pages serrées de justifications de Malcolm Lowry écrites de Cuernavaca, le 2 janvier 1946 à l’éditeur Jonathan Cape. On découvre alors que le roman est concerté, voulu, construit dans un effort continu et très conscient pour atteindre une vérité intérieure.il se fonde sur une sincérité absolue, une recherche morale avec des moyens littéraires amples et raffinés. Comme chez Proust, l’ œuvre devient alors un un acte de connaissance et une expérience sur la myriade d’instants sensoriels qui nous compose à chaque instant .Cette lettre de est reproduite, avec d’autres documents dans la belle édition de la Pochothèque « Romans, nouvelles et poèmes, présentation, notes , avec d’excellentes traductions dont celle, si exemplaire de Jacques Darras.

il faut au moins une seconde et une troisième lecture pour comprendre et aimer cette œuvre aussi révolutionnaire que celle d’un Joyce. Le Consul a quelques heures pour retenir et reconquérir Yvonne . « Aussi quand tu partis, Yvonne, j’allai à Oaxaca. Pas de plus triste mot. Te dirai-je, Yvonne, le terrible voyage à travers le désert, dans le chemin de fer à voie étroite, sur le chevalet de torture d’une banquette de troisième classe, l’enfant dont nous avons sauvé la vie, sa mère et moi, en lui frottant le ventre de la tequila de ma bouteille, ou comment, m’en allant dans ma chambre en l’hôtel où nous fûmes heureux, le bruit d’égorgement en bas dans la cuisine me chassa dans l’éblouissement de la rue, et plus tard, cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ?« *

Au départ, une intrigue simple.
Au-dessous du volcan  nous fait suivre la déambulation chaotique d’un Consul Geoffrey Firmin, démis des fonctions diplomatiques qu’il exerçait à Quauhnahua. C’est le jour des morts(fête ambivalente au Mexique, qui fête autant la séparation d’avec les défunts que la renaissance, dans un carnaval baroque) que revient sa femme, Yvonne, un an après leur séparation. A ce si difficile moment de retrouvailles avec la femme éperdument aimée et perdue, s’inscrit le départ probablement définitif de son frère, Hugh. Les trois personnages tentent – en vain – d’empêcher la rupture amoureuse et le naufrage définitif du Consul Firmin dans l’ivrognerie. Mais ceci se passe en 12 chapitres qui sont autant de stations d’un chemin de croix vers la mort et la solitude définitive. Et tout se passe de cantina en cantina, dans les brumes de l’alcool. le roman est donc sans cesse en balance entre remémorations d’instants de bonheur entre Yvonne et Firmin et analyses de l’échec, oscillation entre présent et passé, maturité et gamineries, débâcle et effort de reconstruction, souvenirs lumineux et présent torturant , ou parfois l’inverse, tandis que des images de la ville se superposent sans cesse: c’est une affiche de cinéma « Los manos de Orlac » ,les portes battantes d’une pulqueria, un jardin saturé de chaleur et d’insectes , et un voyage épuisant dans un autocar ferraillant sur une route dangereuse.

Il y a aussi des remémorations particulièrement douloureuses de Geoffroy Firmin.Il a a laissé enfourner des prisonniers allemands dans la chaudière du bateau. Sa conscience ,(marquée par le catholicisme? l’anglicanisme? )refuse de l’absoudre.c Souvent pendant la lecture, ,vous vient l’idée que ce roman repose sur le thème de l’expiation. Est-ce que la fuite et le retour d’ Yvonne, n’en est pas la métaphore?

Les alcooliques des » cantina  » qui cuvent , accoudés au bar, sont à la fois des trognes sorties d’un tableau de Breughel et des morts nageant dans l’Hadès. Des souvenirs d’autrefois se mélangent et des fantômes d’un temps futur inquiétant. Ils m’apparaissent parfois comme les figurants d’un film baroque, saturés de noirs et gris , sortis d’un mélo tel que les studios de cinéma du Mexique en ont produit dans l’immédiat après-guerre. Il y a parfois, des épisodes burlesques, comme celui où le Consul, ,au cours d’une corrida, quitte les gradins pour sauter dans l’arène et rejoindre le taureau.

Malcolm Lowry

Il y a ceux qui considèrent en France que c’est un des plus grands romans de tous les temps, de Maurice Blanchot à Maurice Nadeau, de Gilles Deleuze à Olivier Rolin. Excusez du peu.. ..Il y a également ceux qui avouent sur les sites littéraires leur extrême difficulté à plonger  dans ce fleuve verbal .Mais il y a des passages bouleversants. Exemple: »A présent le Consul faisait de cette Vierge-ci l’autre qui avait exaucé sa prière et, comme ils se tenaient en silence devant elle, il pria encore : « Rien n’est changé et malgré la miséricorde de Dieu je suis toujours seul. Bien que ma souffrance semble n’avoir aucun sens je suis toujours dans l’angoisse. Il n’y a pas d’explication à ma vie. » En effet il n’y en avait pas, et ce n’était pas là non plus ce qu’il avait voulu exprimer. « Je vous en prie, accordez à Yvonne son rêve – rêve ? – d’une vie nouvelle avec moi – je vous en prie laissez-moi croire que tout cela n’est pas une abominable duperie de moi-même », essaya-t-il… « Je vous en prie, laissez-moi la rendre heureuse, délivrez-moi de cette effrayante tyrannie de moi. Je suis tombé bas. Faites-moi tomber encore plus bas, que je puisse connaître la vérité. Apprennez-moi à aimer de nouveau, à aimer la vie. » Ça ne marchait pas non plus… « Où est l’amour ? Faites-moi vraiment souffrir. Rendez-moi ma pureté, la connaissance des Mystères, que j’ai trahis et perdus. Faites-moi vraiment solitaire, que je puisse honnêtement prier. Laissez-nous être heureux encore quelque part, pourvu que ce soit ensemble, pourvu que ce soit hors de ce monde terrible. Détruisez le monde ! » cria-t-il dans son coeur. Le regard de la Vierge était baissé comme pour bénir, mais peut-être n’avait-elle pas entendu. »

Maurice Nadeau qui introduisit Malcolm Lowry en France .

  

Le modèle d’Yvonne.

Second extrait. Le Consul Geoffroy Firmin flâne dans son jardin.

 « Quelque fût le chaos, voilà qui prêtait un charme de plus. Il aimait l’exubérance sans retouche de la proche végétation. Tandis que plus loin, les plataniers superbes, à la floraison si obscène et si péremptoire, les splendides jasmins de Virginie ainsi que les poiriers, braves et têtus, les papayers plantés autour de la piscine et, au-delà, le bungalow lui-même, blanc et bas couvert de bougainvillées, avec sa longue galerie semblable à un pont de navire, formaient positivement une petite vision d’ordre, vision qui, toutefois se fondit sans plus de logique, à l’instant où il se détournait par hasard, en une étrange vue subaquatique des plaines et des volcans avec énorme soleil indigo à flamboiement innombrables au sud-sud-est. Ou était nord-nord-ouest ?  Il nota le tout sans chagrin dans une certaine extase même, allumant une cigarette, une Ailas(mais répétant tout haut mécaniquement le mot « Ailas ») puis la suée de l’alcool lui coulant aux sourcils comme de l’eau,  il se mit à descendre vers la clôture séparant de sa propriété le nouveau petit jardin public qui la tronquait. »Traduction de Clarisse Francillon;

Troisième extrait:

« Aussi quand tu partis, Yvonne, j’allai à Oaxaca. Pas de plus triste mot. Te dirai-je, Yvonne, le terrible voyage à travers le désert, dans le chemin de fer à voie étroite, sur le chevalet de torture d’une banquette de troisième classe, l’enfant dont nous avons sauvé la vie, sa mère et moi, en lui frottant le ventre de la tequila de ma bouteille, ou comment, m’en allant dans ma chambre en l’hôtel où nous fûmes heureux, le bruit d’égorgement en bas dans la cuisine me chassa dans l’éblouissement de la rue, et plus tard, cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ?« 

Traduction de Jacques Darras