Vers le bocage

A midi la Manche reste froide ,nette, c’est en cette saison du plomb liquide, un silence couvre le ciel d’une imminence orageuse au long de la côte. Vers Saint-Coulomb la mer se découvre avec ses minces lignes blanches , des vagues régulières s’affaissent derrière les pins .De longues traînées d’ algues goudronneuses forment de curieux ourlets sur le sable humide . Entre quelques rochers,une lessive un vaste nettoyage frénétique à l’eau savonneuse. La digue dégage l’odeur si prégnante du varech mêlé de vase et de quelque oiseaux de mer en putréfaction , souvent des cormorans, leurs plumages couverts d’un bleu pétrole huileux .
Vers la pointe de la Varde , en prenant vers Cancale, le paysage marin, la côte se déchire  : dunes, lande, sable, ajoncs , débris pierreux chaumières, et des déclivités vaseuses surnagent parmi les prairies inondées. Soudain, dans un virage, des grêlons noircissent la lisière d’un bois, noient le pare-brise de taches floues, c’est une immensité humide, quelque chose d’indécis et de flottant qui fait venir la nuit plus vite. On aborde les grandes lignes plates de sable gris , le quadrillage des marais plus noirâtres avec ses saletés qui croupissent sous l’eau, avec de puissants murs d’ombres nuageuses dressés vers Dol.. Quelques chemins caillouteux mènent à une ferme ou à des bâtisses plates ,veilleuses vaguement éclairées ,puis on croise d’interminables fossés avec des trouées vers la mer. Il y a des geysers de poussière d’écume vers la pointe du Grouin et ses escarpements aux longues flétrissures calcaires de fiente d’ oiseaux.
Quand je reviens le soir dans le Bocage vers Dol  par le Biez du Milieu, se déploie une immensité plate de terre et d’eau tremblante, une vaste solitude de marais avec passages d’étourneaux ;c’est exaltant cette solitude de chemins étroits et canaux qui se croisent à angles droits avec quelques maisons basses signalant un vague hameau à l’horizon. Les pluies évoluent comme des voiles. Impression enivrante de solitude et de lointains avec quelques bouquets de saules. C’est un endroit fait pour la tempête, l’océan, l’abandon, les farfadets, le diable solitaire, les messes de minuit dans une humble chapelle, ,les nuits balayées par le faisceau d’un phare. La lumière rase stagne sur les fossés et annonce les tempêtes d’équinoxe vers Dol. Plus loin, côté Baguer-Morvan un manoir désert se dresse vers un rideau de chênes , c’est quelque chose de sépulcral, cette belle ordonnance de fenêtres cachée par les grands arbres.

Le bâtiment de l’évêché se dresse solennel et intact avec de rares bribes de ciel qui traînent au couchant des vitres, sans oublier les rousseurs de fer au creux des murailles. Un chemin inondé au milieu d’une prairie mène à une cour fermée d’un côté par une colonnade avec une galerie italienne qui semble garder de l’obscurité épaisse et qui court d’une tour décrépite au corps principal du bâtiment et son perron. On se sent absorbé puis enseveli dans le passé par cette cour et ses mauvaises herbes et ses brassées d’orties.

Je retrouve des fantômes. Je me souviens que je somnolais vers Noël dans cet immense bâtiment aux charpentes qui craquent, souvent un livre sur le nez, je rêvassai, parfois une horloge tintait, grêle, des pluies crépitaient sur les hauts carreaux , des souris trottaient à l’étage supérieur. Puis le silence, ou le vent. Un bruit de moteur me faisait sursauter puis je retombais dans la torpeur de l’attente. Je feuilletais Gogol, Bernanos, je me réchauffais auprès des livres que j’aimais depuis mes années de pensionnat, ceux, en général, qui m’offraient une famille de substitution. Les Russes sont formidables dans ces cas-là ; notamment Tolstoï et son  » Guerre et paix » mais aussi Tchekhov. Sans cesse, ses personnages gâchent leur vie, pleurent, aiment, parlent de se brûler la cervelle. Ils ont des sentiments trop vastes pour leur cœur étroit et ça me parlait tant. Je retrouve ici, dans cette cour pleine d’absences, ces nuits d’hiver aux candélabres éteints à grelotter sur un petit lit de fer avec une bougie qui fond et une flamme qui vacille dans les courants d’air venant des grands couloirs voûtés.

Sur les côtés de l’immense cheminée pourrissent encore des vieux magazines et des livres de poche moisis. Je retrouve le cabinet de toilette et son étroitesse qui faisait peur aux enfants, et sa lucarne colorée,et son maillage de plomb détérioré , et la ferraille d’un guéridon qui supporte toujours un essaim de fioles gluantes de poussière.Il parait que la vieille comtesse catholique faisait bouillonner les draps dans ses dernières fièvres.

Une dernière robe aux lueurs d’un vieil or vénitien a été jetée au fond de l’alcôve dans la chambre ultime. Ce qui est caché sous l’apparence s’ entrouvre , et j’ accède aux révélations oniriques les plis sauvages du sommeil. J’ imagine dans l’hospice des complots derrière ces bâtisses aux couloirs si haut, nets, nus, salles condamnées, sinueuses allées d’herbes envahies de poules qui mènent au puits , affolement de cornettes dans la salle des grands gisants, et nonnes jetées au fond du puits sous la Révolution, qu’aucun aucun drap ne recouvrira . On croit entendre des pas de religieuses apportant un bassin, ou du linge souillé après le lavement d’un cadavre nu .

16 réflexions sur “Vers le bocage

  1. Toujours ému par vos textes tristes et mélancoliques suscités par le spectacle d’un océan qui dévoile son inconscient. Des textes qui nous invitent à nous préparer à mourir lentement, dans le calme de nos souvenirs évanescents, ceux de l’enfance inconsolée.
    Il y a ces belles évocations des romans russes où « des sentiments trop vastes pour leur cœur étroit ». Elles nous parlent, en nous unissant à vous par d’identiques émotions de lectures. Comment aurait-on pu imaginer cela, jadis ?… Que vous auriez su nous rejoindre dans le souvenir de draps ensanglantés, à l’exemple de la face de Jésus imprimée dans le saint suaire de Véronique ?

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  2. D’autant que, si le massacre des Nonnes m’a l’air inventé ( pas trouvé de référence) , Dol à bien souffert d’une bataille vendéenno-republicaine qui n’a pas fini de terroriser les enfants, et pas seulement eux! MC

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  3. Le manoir, le personnage de la Comtesse en deviennent plausibles, accrochés à on ne sait quelle mythologie historique. Et le site de Cancale, qui a servi de point de débarquement plusieurs fois.( Mais pas pour les Chouans)

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  4. Paul Edel, me permettez-vs de déposer ici un commentaire adressé à M. Court (à propos de Paul Valéry lecteur de Bossuet) ? Le procédé est un peu cavalier, vis-à-vis de vs & de ce blogue…

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      • Un double merci : comme vs pouvez le voir, j’ai mis à profit la possibilité (ponctuelle) d’intervenir & d’encombrer le fil avec une réaction à tt autre chose. (C’est assez drôle puisque pour une fois
        j’aborde un pbl littéraire sous un angle biographique !)
        Difficile de faire autrement sans donner l’impression de bouder — & pourtant le petit délai m’avait été bénéfique : il suffit de « laisser reposer » un peu pour s’apercevoir que son grain de sel n’apporte pas gd ch.

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  5. C’était à propos de « On se souviendra que Valéry prisait beaucoup Bossuet… » — transportée ici l’anecdote arrive comme un cheveu sur la soupe (réchauffée) : non seulement cela ne vs apprendra rien mais barbera ceux qui ne sont pas déjà intéressés par Valéry.
    Il me semble que la formule condensée, parfaitement juste sur le plan de l’influence stylistique (classicisme de l’écriture) que vs aviez sûrement seule en vue, pourrait prêter à confusion si on lui prête une autre portée. Par ailleurs, & même s’il n’y a aucune raison de penser que les goûts acquis soient moins agissants, celui de Valéry pour Bossuet ne serait peut-être jamais né sans son travail de secrétaire particulier & lecteur auprès d’Édouard Lebey (administrateur & actionnaire principal de Havas, atteint de la maladie de Parkinson). Valéry employait d’ailleurs le mot de « servitude » à propos de ce travail purement alimentaire. La lecture à voix haute des sermons de Bossuet (& de ceux de Bourdaloue) alternait avec celle des cours de la Bourse, reflétant les intérêts de son employeur plutôt que ses préférences personnelles originelles (lesquelles seront cependant petit à petit davantage prises en considération). Paradoxe plutôt piquant, le processus paraît reposer sur un malentendu puisque c’est à l’influence « énorme » de Valéry que son patron attribuait son propre retour à la religion (& donc son appétit pour l’éloquence sacrée) : « Il paraît que c’est le résultat de ma critique […] qui l’eût cru ? » (Valéry à Gide).

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  6. Oui, il me semble avoir lu quelque part sous sa plume -ou? c’est tout le problème- quelque chose comme « Dans l’ordre des écrivains, je ne vois pas de plus grand Maître que Bossuet, etc ». Maintenant, que ce texte en fasse partie, ( (ici un point d’interrogation au cas où) , je ne le jurerais pas. On peut remarquer , sans en faire un dévot , la phrase de sa Préface à Lucien Leuwen, je crois, ou il dit sans ambages que « les prêtres d’ex Beyle n’ont pas été les siens » Il faudrait donc créditer Edouard Lebey d’une longue influence sur le plus païen de nos poètes, qui, fors la strophe bien connue de Charmes ( «  Maigre immortalité, «  etc) n’est pas toujours hostile au christianisme, au moins en surface . Vaste problème. )Puis-je ajouter que la lecture à voix haute des sermonnaires me semble un sport tout à fait souhaitable ? C’était encore il n’y a pas si longtemps le cas dans les cours de Théâtre… ça l’est peut-être encore! Bien à vous. MC

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  7. Où & qd c’est ce que je ne saurais dire (la citation « doesn’t ring a bell »), mais cela a sûrement son importance ds la mesure où le rapport de Valéry à l’écriture de la prose (du moins ce qu’il en dit, les conceptions qu’il défend) semble avoir complètement changé — avoir été changée par la pratique — entre la période du vif débat (épistolaire) avec P. Louÿs & des considérations plus tardives d’une quinzaine d’années ds ses Cahiers. (Cela ne fait évidemment pas de moi une spécialiste, ni même une lectrice particulièrement informée.)
    Encore une fois, ce n’était pas l’état de vos réflexions sur le « vaste problème » qui me préoccupait, mais les déductions hâtives (& forcément réductrices, une sorte d’étiquetage collatéral absurde) qui pouvaient être tirées ds un autre lieu d’une formulation bcp moins explicite que lorsque « dépliée » ici.

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  8. (& donc son appétit pour l’éloquence sacrée) : « Il paraît que c’est le résultat de ma critique […] qui l’eût cru ? » (Valéry à Gide).

    L’éloquence c’est un talent.
    D’où la réintroduction de cette pratique dans les études, le grand oral, l’épreuve d’Histoire des Arts, des présentations de thèse en deux minutes, etc. Un élève dyslexique peut briller à l’ oral et se taper un 16/20. Pour son moral, c’est salvateur.

    Je ne sais pourquoi Valéry s’arroge telle préséance, puisque Bossuet à l’âge de seize ans commit son premier oral dans un salon littéraire en présence de précieuses, et fut -déjà- admiré et loué. Trouvé dans Cadence de Drillon*.
    Enfin, si Valery veut s’approprier une paternité, libre à lui.

    *Drillon qui parle longuement de Bossuet.

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    • Mais Rose, où voyez-vs ds ce que j’ai écrit que le jeune Valéry « s’arroge » ou « s’approprie » quoi que ce soit ?
      Il est au contraire très étonné qu’É. Lebey puisse lui attribuer (à lui, P. Valéry) une influence ds ce sens. C’est un peu comme s’il disait à son ami Gide, qui connaît sa façon de penser, « moi, déclencheur d’un retour à la religion ? Comment le libre examen que je pratique a-t-il bien pu aboutir à un tel résultat ? »

      Manifestement, j’ai provoqué ici plus de confusion & d’incompréhension que je ne voulais en éviter ailleurs, encore une leçon à méditer…
      Merci à M. Court de s’être prêté à la conversation & à Paul Edel d’avoir hébergé mon hors-sujet, & fin de la parenthèse Valéry lecteur de Bossuet.

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  9. épilogue : vs aviez raison M.C. — le « Sur Bossuet » (qui date de 1926) a été repris ds Variété II.
    (étape intéressante sur le chemin de son « matérialisme verbal » (PV dixit), alors qu’il était parti d’une conception de l’écriture (en prose) au seul service de la pensée, entièrement subordonnée à l’idée — écriture transparente, & supposée inerte en qq sorte, sans efficace propre (≠ poésie).
    Or « [les] pensées qui se trouvent dans Bossuet […] paraissent aujourd’hui peu capables d’exciter vivement nos esprits », « la valeur de l’idée […] varie avec les personnes et les époques » ; « ce qui peut intéresser encore les modernes aux lettres anciennes n’est pas de l’ordre des connaissances ». Si « autre chose se conserve » c’est donc que « la structure de l’expression a une sorte de réalité », permettant d' »admirer passionnément ces compositions [comme on admire] l’architecture de temples dont le sanctuaire est désert et dont les sentiments et les causes qui les firent édifier se sont dès longtemps affaiblis. L’arche demeure. » )

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  10. Je n’avais pas prémédité de récidiver, mais si Paul Edel le permet à nouveau … d’autant que cette fois il s’agit de Giraudoux — un passage à lui consacré, retrouvé par hasard tt à l’heure ; d’une teneur & d’une tonalité tr différentes de propos tenus récemment sur un autre site.
    Marc Bernard, Goncourt 1942, a dû quitter Nîmes & trouver refuge ds une ferme à la campagne, avec sa femme Else, réfugiée autrichienne & juive. Un « coin tranquille »… à 10 km d’Oradour-sur-Glane (apprenant le lendemain du massacre que la population avait été exterminée, « une levée en masse fut décidée; notre fermier, qui avait été sous-officier, prit le commandement de notre section. »)
    Marc Bernard est par ailleurs un écrivain autodidacte (orphelin à 12 ans, il a quitté l’école au même âge), ancien ouvrier & syndicaliste — peu suspect de connivence de classe ou d’opinion.

    « C’est aussi durant ces bizarres vacances [en Haute-VIenne] que je devais mieux connaître Giraudoux. Nous partîmes un jour à l’appel d’Ondine à travers la campagne limousine » — destination Bellac.
    « Car il n’est pas vrai que Giraudoux soit l’écrivain des snobs. Nous en eûmes une preuve nouvelle dans la salle de patronage, quand, au milieu de pauvres décors […], les voix de Hans et d’Ondine s’élevèrent, que l’enchantement exerça son sortilège sur le public le plus simple qui soit. Les jeunes filles et les vieilles dames, tous les gens de Bellac suivaient le chant d’amour et de mort avec les sourires et la gravité mêmes que l’on eût souhaités. Et ce fut peut-être des représentations de Giraudoux celle qui m’a le plus touché […] nous redécouvrions une vérité plus haute, plus banale […] c’est qu’au commencement et à la fin du théâtre il y a le verbe, soutenant sur sa clef de voûte, et lui seul, la valeur de l’œuvre.
    (Marc Bernard, Vacances, ch. VII « Les quatre saisons »)

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