La nuit bouge de passé, dans le passé, c’est comme une latte de fer qui tape sur le volet de bois. Chuchotements, frissons, déploiement, néant, ombres. Encore jeunes, ils me poussent vers la mer, sans maillot, chaque matin, tous dévoués, excessifs, rigolards, impossible de les arrêter, surtout Valmy et Morales. Ils se promènent même sur les cheminées des villas de Dinard le dimanche matin pile poil à l’heure de la messe. La nuit n’arrive pas à passer le dernier boulevard de la ville et sa station-service qui rouille. Tous restent là à cloper, à comploter, à essayer de se retenir de rire en me voyant vieillir.
De ma rotonde, je les vois juxtaposés, images décalées dévalant je ne sais quelle pente d’Etna. Je les retrouve sous un store, bien à l’ombre, heureux apaisés, dans un petit village du Tarn. Ils sont plongés dans leurs pensées d’avant, avec tout ce qui les empêchait de jouir, oppositions, hésitations, dénis, toujours calmes et recueillis. Leur retenue :Intacte. Solides. Généreux . Tranquilles. Contre moi, Ils ne quittent jamais un journal du coin sans me prendre à témoin de je ne sais quoi. Tous se juxtaposent, s’empilent, avec leurs petites phrases marrantes, idiotes, comme un rituel, tous accoudés au bar devant des affiches de corrida du siècle dernier, décolorées . Ils sont là prés de moi sans y être tout à fait, au bord d’un canal, prêts à m’aider quand même.

Alors je retourne à la cuisine me faire un café italien, bien indécis face à cette exceptionnelle présence d’eux tous réunis, les uns sur le pont, d‘autres en bas. Je me doute bien que Valmy se cache avec une fille à grosses lèvres, peut-être cette inconnue de Sorèze qui avait une frange qui lui cachait une partie du front et vivait chez un charpentier. Je cherche son prénom.
Ils font pivoter le tourniquet à cartes postales à Albi , et choisissent la carte avec une grenouille qui fait une blague.
Aucune de leurs phrases ne se renouvelle , la journée se désolidifie, on entre en groupe dans une brasserie de Castres et tous les clients deviennent raides et moches comme les portes des toilettes.
La mer vient me chercher sous le balcon puis me laisse, puis me reprend. Plénitude, silence, les pétroliers attendent au loin. Ma porte est ouverte, avec un morceau de carton qui forme une cale.
Navire-silence. Espace immense ce soir sous les pins. Odeurs profondes du tilleul. Légère poussée du vent, poussières.
De vague en vague, je retourne là-bas, mes enfants en chœur me demandent une chaise-longue ,un fauteuil d’osier,puis exigent le retour des mes amis disparus : Coudray, Monclair, Bas rouge, Valmy,Moraves,Köhler, tous retenus ailleurs comme tout le monde, ils sont tous abrités sous une voûte romane, pleine d’ombres, à l’abri de la pluie, tous instables, épuisants,énervés, abstraits,chiants à ne pas écouter , en train d’essayer je ne sais quoi, une paire d’ espadrilles, un bout de papier peint, un futon, une serviette éponge, la fermière d’en face .
Maintenant, devenus bien humides, ils vont traverser les siècles, éternels vacanciers.je m aperçois que je prends des notes à leur place dans une sorte de miniaturisation mentale dégoûtante alors qu’ils ont toujours réparé mes roues de vélo. Je les vois encore, hésitants à me piquer une cigarette, à la sortie du cinéma Lux à Caen, tous emplis de mauvaise foi pour détester jean-Luc Godard. Et l’autre qui renonce à un croissant beurre devant son bol, alors qu’on lui jette déjà en pleine figure une pelle de terreau. Valmy reste démesurément indécis, courtois, souriant, languide, avec son pouvoir illimité de raconter ses rêves de la nuit pour les prolonger et les enrichir en pleine matinée, dans une rue de Bruxelles avec ses innombrables cheminées et ses bijouteries. A midi pile,ses réflexions devenaient si immenses, cyclopéennes, qu’il n’en disait plus rien. Depuis quelques temps, il se présente à moi, à la caisse, sans son ticket, sans s’occuper de rien, il se répand comme une tasse de café se répand dans la soucoupe et s’étale sur le papier cloqué trop blanc du restaurant.

Proust est un foutu menteur avec sa madeleine et ses subtiles traits nuancés lilas fanés pour voir l’avenir dans le passé.
Donc mes amis re-recommencent , ils se re-re-reprennent,et m’éveillent à un mal inconnu, kermesse inepte comme s’ils m’habitaient de quelque chose que je ne veux surtout pas connaître. Ils me font les poches après le dîner en terrasse , ils me volent ma soirée quand je plie mon pantalon sur le dossier du fauteuil, ils me manquent , ceux qui justement ne m’avaient jamais manqué.Quand je regarde la mer au large,c’est comme au cinéma, ils sont tous cette vague qui blanchit, ils m’apportent leurs souvenirs de vacances en Castille , quand Köhler avait changé de femme pour une encore plus brune, encore plus extasiante dans des robes étroites jaune canari

Et le chœur des femmes qui officie là-bas, sur une barque pendant que les hommes préparent l’agneau grillé, les piments, verres entrechoqués et assiettes. La nuit est sourde, l’univers de l’été bégaie, bégaie, bégaie à n’en plus finir… Je suis de nouveau sur la plage. Au large, les catamarans culbutent les vagues qui blanchissent .Je regarde une beauté créole sidérante .
ils ont bien de la chance d’avoit été ainsi exhumés des vagues, des embruns, des étés péroxydés, grâce à la mémoire élastique ce celui qui n’a pas su ni voulu les oublier. C’est beau comme du Maupassant au soleil et du Bove dans l’amère brume,
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