Venise et Thomas Mann

J’ai passé quelques jours d’hiver à Venise,il y a 6 ans avec le livre de poche « La mort à Venise » de Thomas Mann . Journées d’hiver et de brume : quais à la lumière rasante , matinées ouateuses et brouillées, tombées de nuit brutales qui transforment les étroits canaux en coupe gorge, aux lumières incertaines ; on avance dans un labyrinthe inquiétant, envahi d’eau presque immobile aux remous gras et funèbres comme si une inondation insidieuse était en train de s ‘étendre entre palais, courettes, hospices, cloitres, casa ceci casa cela, ou demeures vides aux ornements gothiques en train de se délabrer. Toutes ces lentes ondulations noires en train de clapoter le long de portails de bois en train de moisir font penser à une agonie architecturale au ralenti.
J’étais surpris de l’extraordinaire acuité de thomas Mann pour capter ce caractère funèbre de la ville, comme si la thématique de sa nouvelle « la mort à Venise » émanait du décor, car dés qu’on quitte le grand canal et sa circulation incessante, ce sont remous gras, maisons aux volets clos avec un air d’abandon,, palais déserts, fenêtres vides, ambiance couvée. On suit des ondulations douceâtres qui viennent léchouiller des escaliers de pierre érodés, portails vermoulus protégés par de lourdes grilles de prison, et cette mouillure perpétuelle charriant des pourrissements, ces franges d’écume le long d’embarcations bâchées avec des toiles aux auréoles jaunes pisse, tout ça laisse une impression de fermentation malsaine , domaine de lourds secrets, avec l’odeur rance que soulève soudain une barque à moteur.


La nouvelle de Mann s’inscrit admirablement cet enchantement pourrissant, car nous sommes pris dans une ambiance de lente putréfaction. Cela est d’autant plus évident que le texte explore le naufrage, la décrépitude physique, de l’écrivain célèbre -et las- Gustav Aschenbach. Il est seul, prisonnier de l’appellation « grand écrivain officiel « qu’on étudie en classe dans toute l’ Allemagne, manière d’être coincé dans le sarcophage de la culture officielle. Et si on parcourt toute la correspondance de thomas Mann on remarque que Mann éprouve sentiment d’être embaumé de son vivant dans célébrité , enseveli sous les hommages et les récompenses.

La rencontre avec le bel adolescent polonais Tadzio, sorte d’archange blond entouré et gardé par sa famille polonaise pépiante, va secouer, happer, bouleverser notre écrivain .on a tout dit de ce chavirement d’un écrivain si bourgeois qui découvre, le trouble, l’obsession de la Beauté et de la jeunesse, ce qui ébranle tout son psychisme. Aschenbach prend conscience que son œuvre, si bourgeoise, n’a pas pris en compte l’Eros, les rafales du Désir sexuel. Il ne maitrise plus sa libido.

Je n’avais pas bien compris dans mes précédentes lectures combien il y a un parallélisme étonnant entre la décomposition morale d’une ville qui cache son épidémie et ment aux touristes pour continuer à faire marcher le tiroir- caisse et la décomposition accélérée des certitudes d’un écrivain bourgeois devenu l’esclave de ses sens face au jeune blond Tadzio .

Aschenbach découvre que sa dignité sociale s’effondre. Au cholera qui circule dans Venise , répond exactement la fièvre sexuelle qui s’empare d’Aschenbach . Au marécage d’une ville, cette serre chaude pleine de germes mortels répond le marécage libidinal dans lequel s’enfonce Aschenbach . Au secret honteux d’une ville répond le secret de l’écrivain qui découvre son homosexualité.
Ces deux thèmes sont magnifiquement entrelacés par thomas Mann. Et l’ironie des phrases, ce talent si élaboré de Mann ajoute un glacis, une élégance, une précision détachée au récit de la connaissance de soi.. La tragédie d’Aschenbach, grand bourgeois pris dans la tempête des sens, se joue dans une prose à reflets aquatiques sombres , ce qu’il a appelé «  « l’aristocratique morbidité de la littérature » dans une autre nouvelle « Tonio Kröger » rédigée en 1903, donc neuf ans avant « La mort à Venise » .Dans ces deux textes il puise aux mêmes sources d’un érotisme pédophile qu’il vit comme une infernale culpabilité.
De plus, tout au long de son voyage de Munich à Venise, l’itinéraire est marqué par des rencontres de personnages (ça fait penser à un jeu d’échecs) qui annoncent la présence Mort : à savoir 1)le promeneur du cimetière de Munich, 2)le gondolier muet, sorte de Charon avec sa barque qui mène l’écrivain au pays des morts, 3)la troupe de musiciens italiens grimaçants, ricanant, railleurs, qui jouent et accompagnent les hontes d’Aschenbach de contorsions douteuses devant ce parterre de grands bourgeois mondains, parfumés, proustiens, à la terrasse du Grand Hôtel.


La vraie nature érotique du « bourgeois » Aschenbach-si bien dissimulée dans le mensonge de son œuvre académique- est révélée dans un rêve ;c’est une orgie qui semble sortie du « Salammbô, » de Flaubert, orgie que Thomas Mann appelle joliment « les privilèges du chaos »). A la découverte de sa vraie nature sexuelle s’ajoute la découverte de sa décrépitude. Il voit dans le regard des autres qu’il n’est qu’un vieillard libidineux, un « vieux beau » décrépit et fardé. Et l’objet de son désir, Tadzio, se moque de ce vieillard qui le suit comme un chien dans le dédale des ruelles de Venise. L’adolescent savoure son ascendant sur le vieil homme. Lorsqu’Aschenbach est mis au courant de l’épidémie cachée ( ô ironie par un employé anglais d’une agence et non pas par un italien),il a un premier geste de charité pour alerter les autres, mais se ravise et dans un retournement faustien, brutal, Aschenbach prend la résolution bien plus excitante et cruelle de se taire. Il jouit de ne pas avertir la famille de Tadzio de la maladie qui s’étend sur la lagune et les menace. Comme si l’homme profond, voulait exercer sa nature criminelle et devenir une figure du Mal ou son zélé collaborateur. Le docteur Faustus est déjà là. Le vieillard » désirant « ne veut pas lâcher sa jeune proie. Mann a réussit là un pacte faustien parfait. Il se venge de son Désir en choisissant d être du côté de La Mort.


La part cachée, tyrannique, érotique, dionysiaque, avide, sournoise ,féroce, de l’écrivain atteint là un sommet de perversité : j’entraine tout le monde dans la Mort ce qui me donne l’illusion d’en être le maitre. Point ultime de sa part maudite . L’érotisme, soudain, libère en lui une pulsion de mort, mais également l’affranchit de toute limite morale qui corsetait l’écrivain officiel adulé.. Il récupère une souveraineté dans la transgression. Et son angoisse, sa culpabilité si tourmentante, si humiliante se transforme un ouverture maléfique., en affranchissement. C’est son joker.
Les visites chez le barbier de l’hôtel pour se faire teindre les cheveux et mettre du rouge aux joues pour mimer une jeunesse perdue, et masquer sa déchéance physique ont sans doute eu pour conséquence de métamorphoser sa rancœur en en jubilation :imaginer la mort des autres ..
Enfin, thomas Mann cultive la métaphore d’une ville qui s’enfonce dans la vase, pour nous révéler sa vraie nature d’écrivain. Il pose clairement une équivalence entre sources libidinales cachées et source d’énergie pour écrire. Dans certaines lettres et confidences à ses proches, il n’a jamais caché le « fumier » ou le « compost », sur lequel fleurit une œuvre.


Il écrit tranquillement : « laisser le style suivre les lignes du corps ».c’est déjà tout le programme que va développer « la montagne magique », qu’il commencera à écrire un an plus tard.. car il y a non seulement la fascination pour corps parfait, en pleine éclat(Tadzio) mais fascination encore plus forte pour le corps malade. il faut savoir que toute sa vie Thomas Mann a souffert de migraines, de nausées, de fièvres, de coups de fatigue ,d’insomnies, de vertiges, de mauvaise digestion, de malaises soudains. .Ses lettres, ses journaux forment la grande litanie d’un homme qui ne cesse de somatiser. Et de consulter des médecins.

Le récit-parabole de « la mort à venise » annonce la « maladie » et les pathologies d’un Occident tout entier malade(nous sommes en 1912, n’oublions pas…) Mann, déjà marqué par le Nietzsche dionysiaque, et le pessimisme de Schopenhauer devait lire deux ans plus tard le livre de Spengler « déclin de l’Occident » dont il a dit : »c’est un essai qui rejoint tout ce que je pensais déjà, une des lectures capitales de ma vie ! » .


Raconter sa vie?

Je lis les récits d’une vie ,toujours surpris.

Sur la Rdl il y ceux qui racontent des tranches de leur vie, c’est plutôt bien écrit, cohérent, stable,agréable à découvrir , comme revisité par un employé de bureau consciencieux , habilement rédigé, mais je n’y retrouve rien du fatras qu’est mon passé. Ma mémoire est foutraque,bordélique, comme ces tiroirs bourrés de photos de famille pas rangées .Mon passé  n’a ni cohérence ni direction, ce ne sont que des instants accidentels étrangement dépourvus de signification , comme cette image de salle d’attente chez un dentiste d’Argentan, un jour d’hiver désolant, ou une table de cuisine avec toile cirée au soleil devant une fenêtre,ou bien un été brûlant devant un champ en pente , bordé et ombragé par des noisetiers ,l’herbe y est haute,foisonnante, dispersée, abondante et encore mouillée,et il ne se passe rien d’autre que cette stupeur d’être vivant au milieu d’un été breton.Loin de toute présence. Je n’ai jamais gardé dans mon grenier intérieur ces scènes familiales, précises et riches comme des fresques, qui rendent les Mémoires si attrayants et permettent aux auteurs de devenir des classiques. Des autobiographies passionnantes,comme celle,par exemple, d’une Simone de Beauvoir sont des modèles de rangement par dates, cycles, saisons signalant avec assurance les faits importants, les amours, les amitiés, les succès ou échecs, les bouleversements affectifs, qui transforment le récit en « roman de formation », en une course d’obstacles réussie, analysant des causes et des effets, comme s’il suffisait d’approcher une loupe mentale sur les années qui passent. Tout ceci avec des dates bien ajustées.

Virginia Woolf

Je suis toujours perplexe devant ces auteurs ceux qui remontent dans leur passé, depuis l’enfance, avec une perspective droite, comme s’ils marchaient sur une route, ou revisitaient les pièces d’une maison ancienne déserte, à l’abandon, encore bruissantes des scènes familiales. Pas mal d écrivains ouvrent et feuillettent dans leur mémoire comme on lit dans un annuaire ou comme on déplie une carte routière . Le récit de pas mal de vies donne à la lecture le sentiment sinon d’ une organisation, au moins d’être un fichier bien rangé ,ou alors ressemblent à une thèse désuète où l’on cherche le trucage et les beaux mensonges. Pour ma part, je ne vois que la confusion lumineuse des expériences solitaires que chacun vit pour soi et sur lesquelles les mots dérapent.

Tourné vers le Passé, je n’entends qu’une vague rumeur océanique grondante et monotone comme si une dune le cachait la mer. Je revois un dimanche matin sur la route de Cabourg se réduisant à la surprise d’un enfant qui découvre pour la première fois, dans un virage , une plage vide ,des vagues d’un gris vert pâle qui moutonnent, la Manche. L’image tourne en boucle depuis tant d’années. Moments d’être »pris dans la fluidité d’un courant fuyant ,déraisonnable, sorte d’abîme qui sent l’approche du bord de la vie dans son inaccessibilité que Virginia Woolf a su traduire en mots. Merci Virginia.

Je vois l’exploration autobiographique comme un puits sans fond avec quelques reflets entrevus. Pans d’ombre, ruses, vagues choses entrevues, quelques photos-toujours les mêmes- finissent par se substituer à ma mémoire pour décrire les réunions familiales baptêmes, enterrements, vacances, fêtes de Noël, anniversaires, vacances à Arcachon, tablées dans un chalet,etc.

Non. je n’ai quasiment pas de « souvenirs d’enfance » sinon un paysage de ville normande détruite par des bombardements de Juillet 44 et des quartiers réduits à des chicots d’immeubles et une église Saint-Jean penchée. Il y a du Hiroshima si je sonde ma mémoire. C’est l’abandon qui règne dans ce grenier. Aucune vérité claire ne ressort quand je tente de me pencher sur mon passé. Le relevé de cadastre est impossible. Je n’entrevois qu’une intrication de choses licites ou non,dicibles ou pas.C’’est surtout le sentiment d’essayer de saisir de l’eau à pleine poignées. J’envie les admirables tapisseries de Chateaubriand ou les moires et volutes de Proust .La puissance de leur remémoration m’apparaît comme un stupéfiant délire égocentrique ou une cristallisation imaginative hors-norme. Ils arpentent des domaines intérieurs en même temps qu’ils captent une comédie humaine,parfois, avec des ruses de faussaires .

Quels grands décorateurs et fresquistes.

Je reste, en ce qui me concerne, bloqué dans l’Arte Povera, le presque rien, le minime ressassé. Comme des vieillards tapis au fond d’une pièce fraîche aux odeurs de cendres prés du manteau de la cheminée et qu’un été nouveau ne réchauffe plus.

Revenir sur le passé, c’est pour moi essayer de tenir de l’eau dans son poing. Le courant de conscience est un fluide impossible à retenir Des signaux contradictoires et fragmentaires viennent de je ne sais quel fond océanique de ma conscience, et ce que je ressens ressemble assez à ces fins de repas tard le soir, quand le sommeil me prenait ,enfant, à la table de mes parents quand ils recevaient des invités bavards qui devenaient des spectres inaudibles en train de s’éloigner quand la fatigue m’envahissait . On me portait assoupi dans la chambre, je ne percevais plus que le lent écroulement régulier des braises dans le poêle. Journées et soirs confondus dans une eau trouble.Irréalité des images entrevues, j’arpente des domaines muets, silencieux, et immenses d’un palais à l’abandon, journées d’éclipse, voix d’ombres, personnages sans rôle, comédie de la vie en quête d’un auteur, d’une histoire qui ne vient jamais. coulisses mornes d’un théâtre hors saison, c’est à peine si je me souviens du désordre de l’appartement après la naissance de mes filles. Mon passé demeure une terra incognita

Mon passé reste sans épaisseur, l’écriture n’y adhère pas mais glisse sur des illusions et de vagues hantises et des terreurs. L’étrangeté est là. Ma mémoire est sans adhérence à ce qui l’entoure, et surtout vécue dans la discontinuité comme si quelqu’un avait brisé le verre de ma montre.

Ce qui me frappe dans pas mal de mémoires ou de souvenirs rédigés,c’est ce côté sagement chronologique, si rassurant, comme si,jamais, la vie n’avait subi des trous, de béances, de moments morts, des pannes,des fièvres. Il suffit de penser au fatras banal et baroque d’une seule journée en ces minutes amoncelées qui s’ étirent , s’embrouillent, se culbutent, ou se heurtent,s’annulent et renaissent avec des fusées d’images arbitraires et inexplicables. Où vont- elles ? Ma vie est-elle le songe d’un autre ? C’est au fond la forme de proces-verbal qu’établissent les biographes. Chez eux pas de soirs embrumés d’alcool qui font douter de tout, d’ images ou d’émotions incompréhensibles qui cassent l’i identité,chez eux pas ce sentiment d’irréalité qui ressemble à une ville surchauffée du Midi , ces rues vides de mois d’Août au milieu duquel sa silhouette ne fait aucune ombre.

Quand j’essaie de me souvenir qui j’étais dans la vadrouille dans ce passé, même proche je ne m’y retrouve pas. Pour en avoir le cœur net, j’ai repris une boite à chaussures bleue cachée au fond de l’appartement dans laquelle j’ai gardé quelques carnets rédigés en 1974. Je venais d’achever mes 16 mois de service militaire, et je lis ça :

« J’écoute un ami parler de sa famille, de sa femme, de son nouveau travail à France-Soir , comme si tout ça lui appartenait, comme s’il maîtrisait tout ça , comme si passé, présent, les rencontres, les soirées,les trajets dans le métro , ses parties de tennis dans la vallée des Chevreuse faisaient un tout uni, ordonné et compact qui le rassure, d’autant que sa femme vient de lui annoncer qu’elle est enceinte.Il fait partie de sa vie comme si chacun de ses épisodes lui donnait confiance .Moi pas. Je n’ai pas confiance face à mes parents, ni face à la mère de Françoise, ne trouvant pas mes mots, ni aussi les leurs, n’adhérant jamais à la situation, pensant toujours à autre chose, un peu aux abonnés absents, et rentrant chez moi comme si je débarquais dans un domicile in,connu, comme si j’avais pour vocation de décevoir et de déconcerter. Profession:être en fuite. Devenu père, je ne sais quel rôle tenir devant mes enfants comme si tous ces rôles ne me convenaient pas,étaient faits pour d’autres,mais qui ? J’observe mes amis ,ceux de ma génération , je suis surpris qu ‘ils endossent les rôles de père, d’amant, de fils ,d’ami fidèle, comme on essaie un chapeau. Ou une paire de chaussures.Je travaille, je mange, je dors, je baise, je sors avec des gens dont je ne connais pas le nom, tout ça entre deux portes. Parfois,le soir , quand je sors d’un self-service aux néons vibrants, place Monge, je marche au hasard, église Saint-Médard,puis le Canon des Gobelins, l’ avenue des Gobelins. Quand je croise un visage de femme sous la lumière un peu brumeuse d’un soir d’hiver,frisquet , ce visage et cette silhouette emportent sans doute une parcelle d ‘un songe qui m’était destiné . Quand je vois un couple qui se refugie dans une voiture, pour s’étreindre enfin je me sens comme un fugitif ou un escvroc qui vole la vie des autres Quand je traverse le quartier de l’avenue de Choisy et ses immeubles mornes avec des centaines de fenêtres, qui restent ,certaines, allumées tard, j’imagine des drames, des tendresses, des enfants qui se cachent sous un lit, une femme en désarroi qui nettoie le filtre de sa cafetière sous un filet d’eau. Souvent j’imagine un appartement, en haut d’un immeuble, il reste un téléviseur allumé ,et au plus creux de la nuit, sur l’écran vide, apparaissent quelques images brumeuses, déchirées ou je vois une partie de mon passé , par exemple mes parents comme je ne les ai jamais vus :tranquilles,réconciliés, sur un matin calme du lac d’Annecy. »

Voilà donc ce que j’écrivais en 1974. Pourquoi depuis un écran noir ? Et en même temps je pense que ceux qui,dans ma jeunesse, m’ ont donné le sens du péché sont des assassins.

En relisant ces carnets, je retrouve intact ce sentiment de méfiance, envers ceux ceux qui racontent leur vie en suivant l’impeccable ruban chronologique. Le temps reste un verre de montre brisé. . Je ne suis pas loin d’accuser ces rassembleurs de souvenirs de jouer la comédie. Et j’écris tout ça dans un parc feuillu et discret, au bord de la Rance, parmi des taillis, dans des bouffées d’odeurs tièdes, résineuses, tout en éprouvant cette lassitude voluptueuse de ceux qui, dans la fatigue, dans la venue de l’âge ne se souviennent pas de grand-chose. Le temps s’abolit dans le petit refuge solaire de l’instant. La conscience se réduit à l’infime ruisseau pailleté de reflets qui court dans un fossé le long d’un talus, comme une matinée d’été qui s’enfuit. Grains de mica dans la pierre.

Ostia Antica

Ostia

Le train s’arrêta à Ostia Antica. Quai désert, matinée morne, quelques oisillons sautillaient sur un vieux banc aux lattes dévissées. Je pris une passerelle de fer rouillé qui enjambait une route déserte Il y avait comme un miroitement aquatique aperçu un instant derrière quelques saules.

Je marchais le long de pavillons délabrés, avec dans les jardins, des sièges d’auto à l’abandon, des pneus entassés contre un mur de torchis, le scintillement des feuilles, détritus pourrissants.

Vers l’entrée du site archéologique qui ressemblait à l’entrée d’un stade à l’abandon quelques autocars poussiéreux immatriculés en Pologne ou en Slovaquie .

Je pris un ticket. Les allées couvertes de larges dalles étaient bordées de touffes d’herbe vent qui sentait la mer. Dans ce paysage aplati net comme évacué après une fin du monde, la fine glaçure d’une mosaïque avec des gladiateurs décolorés ou des poissons dans un filet. à coté affleurent des murs de briquettes cuites par le vent ,le sentiment d’avancer à la pointe de la dernière terre ferme.

C’était un de ces endroits désolés qui apportent avec l’air froid des bouffés d’exaltation subite : être le dernier homme, planète débarrassée des conflits, extinction définitive des chamailleries et piailleries humaines, le ciel blanc sans nuages laisse voir derrière des excavations herbeuses la mer réduite à un trait, calme derrière une clôture de haut grillage . On sent l’éloignement, le murmure du vent, le repos de dalles qui sont les tombes légères, belles d’ une aubaine ou d’une promesse.. des insectes cachés dans les verdures proposent de nouvelles règles de vie, un sentier avec ses odeurs sauvages de thym.

Puis, en marchant désolation, poussière, dessèchement, quelque chose d’ensablé dans le temps, de figé, saisit quand on arrive devant une sorte de grève d’échouage : vide, silence, creux, distillation froide de l’air sous la pinède. Un grillage encercle ce pays d’exil que borde une mer quasi vitrifiée sous une lumière basse .

Le mince trait neigeux d’un avion partage le ciel en deux,impression d’être doucement en dérive hors du monde.

L’arène, ou l’espèce d’amphithéâtre , semble retapé de la veille, c’ est un bassin de pierres effritées, avec des ronces, des racines, une large flaque d’eau trouble tremble sur un fragment de mosaïque.. Des boites de bière aplatie traînent sur des murets.

Au loin la haute voix claire et monotone -comme si la distance n’existait plus- d’un guide entouré d’un groupe de lycéennes. Allées cernées de choses tristes, cimetière fade d’une ville portuaire morte. Ce qui s’éparpille et se perd dans cette terre plate , un endroit perdu, dépeuplé après un cataclysme et sa mer retirée qui miroite d’un gris de plomb , un endroit de montées orageuse, de bruine interminables, d’hiver évanoui , de marécage et d’eaux mortes, d’alluvions , d écoute triste. quelques pavillons isolés aux volets clos brodent ce paysage évacué qui vous transforme en ombre .et curieusement, un bâtiment moderne jette des luisances d’acier et de grandes baies :la cafeteria..

Imaginez une cour dallée avec quelques tables et chaises de plastique empilées, qui gardent un peu de l’eau d’une averse récente. Deux bâtiments plats, anonymes, vitrés, style cafeteria, barrent l’horizon. Contre une porte coulissante , deux tourniquets supportent des cartes postales qui vibrent sous les rafales de vent. Le ciel se nacre et s’élargit. Je commande un café ristretto ,une manière de me souvenir d’autres cafés pris vingt ans auparavant sous un tel ciel gris avec une amie disparue .C’est étrange comme cet endroit un peu morne, désert , de paix, de silence, saisi dans l’eau pâle d’un estuaire , avec ses pins romains sombres découpés à l’horizon, m’immerge dans un fragment onirique de ma vie qui m’était jusqu’alors inconnu.

Je mets pas mal de temps à choisir deux cartes postales. Sur l’une, qui n’est qu’un paysage plat de la campagne romaine, j’ écris à Constance, restée à Nevers, que je l’aime encore , et sur l’autre qui représente Calliope dans une tunique blanchâtre  aux plis fins , je n’écris rien car je ne sais pas à qui l’envoyer. Quelques gouttes de pluie tachent mes cartes postales et noircissent la tôle de la table. Je me lève, ramasse ma veste ,mon portable, mon briquet, et rentre à Rome la populeuse, la fiévreuse, avec ses flambées de carrosseries neuves le long des quais du Tibre.

Un petit restaurant parisien

Je suis revenu au restaurant Testaccio.

Je me souviens, j’étais assis à la même table,il y a dix ans, pour fêter le retour de Jessica à Paris. J’avais choisi ce restaurant italien familial du 5° arrondissement de la rue Linné, là où avions été si heureux. Je me souviens de cette fin Mai  froide. En l’attendant je dessinais avec les dents de ma fourchette de multiples spirales sur la nappe en papier. Parfois j’entendais des barrissements qui venaient du Jardin des Plantes tout proche. J’étais impatient car l’absence de Jessica qui avait passé trois mois à Rome pour un stage de restauration de tableaux anciens au Vatican, m’avait paru interminable.

En l’attendant j’avais aussi papoté avec serveur, Alberto, mon ami. Enfin, Jessica arriva: j’eus du mal à la reconnaître, ses cheveux n’étaient plus blonds vénitiens, elle avait modifié sa coupe et son maquillage et ôté ses boucles d’oreilles.Elle avait changé ses tenues de lin blanc par une robe d’un gris austère sur une veste en chiné anthracite. Elle m’embrassa sur l’oreille furtivement et mit pas mal de temps à trouver une chaise qui lui convenait. Je dis :

-Tu m’as manqué.Bon voyage ?

– Qu’est-ce que tu bois ?

-Orvieto comme d’habitude.

-Moi aussi, un Orvieto Roberto. Comment tu me trouves ?

-Ravissante.Changée.

-Je ne me maquille plus.

-Ravissante.Vraiment.

Le serveur vint déboucher une bouteille d’Orvieto.

-Tu as déjà choisi ?

-Une zuppa di pesce.

– Moi Roberto je prendrai bien… des Taglioni con gamberi et limone. Tu as toujours des petits pains noirs aux anchois ?

-Aujourd’hui ce sont des spaghetti al Vongole . Je vous les recommande.

-Parfait.

Il disparut dans la cuisine en marmonnant.

-Alors ? Ton séjour à Rome ?…

-Très bien. Un hôtel pas loin du Quirinal. Le matin une légère brume. Un ciel divin.Ma chambre donnait sur une terrasse avec lauriers roses.

-Je vois.

-Le soir, à Rome le ciel s’élargit et dans la largeur du ciel, tu vois tant de choses .

-Des anges ?

– Le petit restaurant du quartier me servait un Prosciuto melone parfait. les hommes, les femmes, les enfants, les générations précédentes, les générations à venir, tout était parfait.

– Tu es sûre pour les générations « à venir » ?

– Et toi Paris ?

-La routine au Conservatoire. Et puis j’ai répété le quatuor de Janacek. La violoniste roumaine qui te remplaçais était un peu faible.

– Les romains sont si agréables, ils vous invitent partout..ils marchent légèrement j’ai descendu ainsi tout le Corso avec l’un d’eux.. un type qui travaillait au Corriere très amusant. Pas beau mais amusant.

-La pauvres violoniste dans l’allegro elle cafouillait.

-Et votre projet Franck ? ?

-On a abandonné. J’ai l’impression que Franck en emmerde certains.

-Ces italiens savent tout: les histoires des palais, des bordels mussoliniens, le nom des rues,des fontaines, des galeries .

– C’est qui le type du Corriere ? ?

-Tu connais pas ; il est à a fabrication. Il m’a même raconté les histoires sordides de la Curie pour l’élection du prochain pape.

-ah ?

-Il m’a invité de nuit..dans les thermes de Caracalla

– Prendre un bain ?

– T’es con. J’ai pris froid ce soir là.

– Et dans l’avion ?

-Quand on revient de Rome par avion, à cinq heures du soir, on distingue des plaques brillantes.Vaguement bleues ou violettes.

-Les Alpes. ?

– Eh bien tu vois, mon voisin de siège m’a parlé de la Suisse avec une telle élégance, que ça voulait dire bien davantage que la Suisse.

Roberto a apporté les spaghetti. Ça sentait la mer.

-Il n’était que sept heures et quart et tout la planète semblait dormir. Il a répété doucement, »mes Alpes suisses » si doucement… avec tant d’élégance que ces simples mots semblaient porter un très haut témoignage de toute la beauté de la Terre.. de la réelle beauté de la réalité de la terre..

-Et quand tu reprends ton travail ?

-Ici ? À Paris ? Jamais.

-Jamais ?Comment ça jamais ?

-Absolument.

Jessica suçotait une palourde.

-Ne fais pas l’étonné.

-Tu viens dormir ce soir à la maison ?

-Non, tout ça, c’est fini.

Le serveur apporta deux bruschetta sur un plateau de faïence.

-C’est de ma part.

– Petite ,reprit Jessica, je savais pas que mes parents étaient mariés. Papa était très malade. Je savais pas que les gens malades pouvaient se marier. Ma mère m’a raconté que d’une manière générale ,elle n’était jamais sortie avec des types vraiment bien portants.

Il y eut un long silence. Un couple d’anglais entra dans la salle du restaurant.Ils étaient vetus de cirés et avaient l’air frigorifiés .Ils s’installèrent à la table ronde prés du petit escalier, là où il y a une photo d’Alberto Sordi dans « I Vitelloni »

J’ai humé mon verre d’Orvieto.

-Il a un léger goût de cendre. Volcanique. Sens.

Elle sentit.

– Alors tu ne viens pas dormir ce soir ?

– Pour dire la vérité il m’est arrivé quelque chose d’important. Un soir je dînais à » la Regola », un restau à pergola le long de la rivière Aniene, il y avait une table de nonnes.

-Des quoi ?

-Des religieuses. Elle dînaient et bavardaient dans la salle . Elles étaient une dizaine à une longue table garnie des fleurs et une belle argenterie, toutes gaies, à l’aise, discutant avec le personnel, charmantes, belles, enjouées. Elles plaisantaient avec le personnel. Tu vois ?

-Je vois.

– Une salle avec des poutres apparentes , des tresses de piments suspendues au plafond. Elles fêtaient anniversaires de l’une d’elles, je crois bien que c’était la Supérieure. Je les enviais.Ce fut un curieux moment, une révélation.Je les enviais. J’aurais tant voulu être l’une d’elles. Elles étaient pas maquillée, joyeuses entre elles. J’ai pensé à leur vie quotidienne, le soir, le cloître, la prière,la chapelle, la cellule et le crucifix au dessus du petit lit, et aucun type à sucer le soir.

-Tu m ‘as pas souvent suçé .

-Elles irradiaient , j’avais envie de les embrasser. Toutes. Et quand je suis sortie du restaurant, je suis descendu par un petit escalier de bois au bord de la rivière, j’ai regardé l’eau, elle était noire, rapide, il y avait des pins et aussi des oiseaux endormis si tranquilles et je me suis dit: je ne vais pas rater la deuxième partie de ma vie. A 43 ans, tu ne vas pas rater cette partie là. La dernière. Réveille toi. J’ai pris une décision.

-Ah… En moins d’une minute?…Devant l’eau noire?…

– Mardi je repars à Rome.

-Ah oui ?

Puis j’ajoutai :

-Tu pars seule ou avec quelqu’un ?

— Je regardais couler la rivière. Je me suis dit, depuis ta naissance tu n’es jamais sortie de ta bulle, de ta vadrouille merdeuse avec les hommes .Une vie d’infirme. Spirituellement dégueulasse . Tu ne t’es jamais laissée aller ,regarde ces religieuses , elles courent dans un verger, ce sont des jeunes filles et elles prient Dieu. Avec une telle confiance.

C’est alors que le chef, avec sa veste blanche, sa bonne bouille rouge est sortir de la cuisine , pour nous serrer la main.Il nous a souri.

-Tout se passe bien ?

-Très bien.

Le chef resta longuement avec un étrange sourire embarrassé. Puis il alla saluer une autre table.

-Tu vois, je suis restée à regarder couler l’eau,la nuit était si douce, une nuit de Révélation.. et j’avais envie de pleurer. Et puis j’ai entendu des rires de jeunes filles du côté du sentier qui menait au restaurant : c’était bien sûr …

-Tes religieuses.

– Et je me suis dit:elles n’ont jamais quitté leur chambre d’enfant..Elles restent jeunes même dans leur vieillesse elles ont un teint si frais..… Je me suis dit :Reste à Rome, oublie Paris.

-Puis-je dire quelque chose..

-Je t’en prie.

-Tu n’ avais pas envie de me retrouver ?-

– Pas du tout.

-Et notre couple ? Nos années ensemble ?

-Mais nous n’avons jamais formé un vrai couple mon pauvre ami.

-Je t’aime, tendrement.

-Ce n’est pas parce qu’on s’est léchouillé à heures fixes qu’on a formé un couple.

Je fixai mon verre d’Orvieto une curieuse petite paillette translucide tournoyait dans le vin.Moi peut-être. Je m’identifie souvent à des objets remarquablement infimes.

-Il ne faut pas que tu t’angoisses . Je vais enfin être heureuse.

-Et la musique ? Notre quatuor, et le quintette de Mozart prévu en juillet  aux nuits musicales de Sorèze?

-Il y a pas mal de bonnes violonistes qui ne demandent que ça. Jeunes. Belles. Sexy. Tu vas te régaler.

-Je suis tombé amoureux de toi .

-Tu n’approuve pas mon choix ?

-Tu vas passer ton temps à laver des draps dans une buanderie. Et à rester le soir à genoux.

-N’importe quoi !

Je recommençais à dessiner avec ma fourchette sans rien dire.Les anglais m’intriguaient.

-Tu es triste ?

-Tu me trahis.

– Je sais. Entre nous ce n’étais plus raccord.

-C’était très bien pour moi.

– Tu te mens.

J’eus la vision de nous deux dans une pleine réverbération romaine devant San Luigi dei Francesi, en plein midi, c’était fou de bonheur.Je venais de lui acheter une édition de poche de Rimbaud.

-Je suis triste,dis-je, horriblement triste.

-Pour être franche, tu ne m’aimais pas, tu ouvrais les draps et tu m’écartelais.

– N’importe quoi.

Jessica appela le serveur.

-Roberto, une grappa. T’en veux une ? On ne va pas se laisser aller.

– »Écartelée « ? Putain, tu y vas fort.

Roberto apporta deux grappa dans des verres ballon en,foncés dans un lit de glace pilée. .

-C’est tout ce que vous avez mangé ?

-Merci Roberto. Ça va.

Jessica reprit :

– Elles étaient si pétillantes, si joyeuses, elles buvaient du vin blanc dans des carafes tu sais avec l’effigie de Jules César ou de Néron.

-M’en fout des empereurs.C’est Jules César.

-.Elles sont dans la vraie vie. .

Jessica chercha quelque chose dans son sac qu’elle ne trouva pas.

-La vie de couple c’est fini..Échanger de la sueur, foutre et sperme…non..

-Tu pourrais parler moins fort ? On nous regarde.

-De toute façon j’ai rendez vous pour mercredi 11heures Via Massimo.Avec les sœurs dominicaines de Sainte Catherine de Sienne.

– Tu va te cloîtrer ? Tu vas voir comme c’est marrant de faire vingt fois le tour du cloîtreà étudier la parabole de l’enfant prodigue

-J’ai eu une révélation. Tu peux comprendre ? Non.

-Révélation de quoi ? Comment on découvre ça ? Tu as eu des indices ? On n’arrive plus à enfiler ses chaussures ? On avale de travers son petit déjeuner ? On a des fourmis dans les pieds ?

-Je sais que tu es malheureux alors tu dis n’importe quoi.. De toute façon, j’ai choisi ma congrégation, et je devrais m’intégrer facilement car avec ma licence du Louvre  ,j’ai même fait quatre ans de latin.

Elle savoura une longue gorgée de grappa et me fixait avec étonnement

-C’est un jour heureux.

-Tu vas passer ton temps à prier ?

-Je ne serai pas cloîtrée.

-Écoute sexuellement, entre nous c’était parfait.

-Tu entrais en moi comme dans un Franprix.

Elle ouvrit son sac de cuir rouge que je lui avais offert et sortit un billet d’avion Alitalia.

– Mardi fin de matinée je repars d’Orly par Easy Jet.

-Oui.

-Oui quoi ?

Je goûtai la grappa. Elle me brûla l’estomac.

-Tu repars pour un autre homme ?

Puis :

-Qui t’attend à Rome ?

-Non.

-Ah , oui. Bien sûr…Le Seigneur ! Notre Seigneur !Il t’attend,bras en croix, Lui. Tu sais il t’attends dans toutes les Eglises. Pendu aux murs. Tiens il y a un tres beau christ mort à Saint-Médard, tout prés d’ici, tu le connais ?

-Ne sois pas médiocre,je t’en prie. Pas de vulgarité.

Elle essaya tendre sa main vers moi.

– Comprendre que sa vie fut si quelconque pendant 40 ans ,c’est un vrai moment tu sais. Tu peux comprendre?

Puis :

-Je retrouvé enfin ce que j’avais perdu.La grâce.

C’est alors que le chef de cuisine et sa bouille rougeaude est revenu à notre table.

-Alors, ça a été ?

Jessica intervint :

-Excusez moi, mais nous avons une conversation importante.J’aimerais la finir.

J’eus honte de ce comportement . J’avais chaud. J’ai voulu me venger.

Je dis :

-Ils auront intérêt a laisser un mini frigo plein et plusieurs carafes d’Orvieto dans ta cellule.

Je pensai à l’été d’avant, quand nous avions fêté ici l’anniversaire d’un ami violoniste, ici même, nous étions cinq musiciens chambristes heureux. Jessica était heureuse, moi aussi. C’était une autre planète,une planète qui s’éloignait. Je repris de la Grappa.

Je me demandai si le Paradis ressemblait à une piscine d’eau bleue avec une odeur de chlore , et avec location de belles serviettes de bain épaisses et douces et Jessica en train de battre doucement des pieds en pensant à l ‘île de Ré, tandis que de l’autre côté de la route, il  y avait un camping avec des jeunesses communistes et leurs foulards rouges , des gens simples ,des ouvriers sûrement un peu quelconques spirituellement aux yeux de Jessica. En train de chanter « Bella ciao bella ciao » et pendant ce temps j’essayais de passer mon permis de conduire pour la troisième fois tandis qu’une attachée de presse de la Maison de la Culture de Bourges à robe courte fleurie me disait que j’étais en retard pour le concert , que le violoncelliste était furieux, que la salle était pleine et que le maire était vexé .La dernière image que je garde était celle d’un soldat de 14-18 en train de jeter un hareng vivant à un chien noir tout pelé. Bref, je perdais les pédales.

Il paraît que je me suis évanoui. Je me suis retrouvé  dans une salle de la Salpêtrière avec une infirmière qui me prenait le pouls. Les autres lits étaient vides.

Le Bar Le goéland

Chaque mercredi, je tiens le bar Le Goéland . Aujourd’hui la matinée reste désespérément morne. Des nuages blancs sur une mer grise. Une bonne femme essaie de faire démarrer sa Dacia sur le parking. Je passe un coup de chiffon sur les percolateurs. J’aime bien. Depuis une heure un type grand et maigre installe le nouveau système d’alarme dans la cuisine. Il est habillé en blanc comme un infirmier, se rase mal, et porte un bonnet de marin qui lui donne pas vraiment l’air intelligent .Il-ne-me-plait-pas-vraiment. Quand je lui ai demandé tout à l’heure si ça allait, il m’a répondu :

– Et vous ?

-De mieux en mieux.

Il a sorti une mallette avec une perceuse et il ma regardé avec l’ air sournois du type qui essaie de comprendre si c’est une blague si c’est sérieux ou entre les deux.

De nouveaux nuages arrivent plus noirs.La mer brille comme du métal.

Il branché la perceuse et l’a essayé et a dit :

– Tout va bien…

-C’est ça .

Il a disparu dans la cuisine et s’est mis à percer. J’ai entendu un morceau de plâtre tomber.

Il y a des cartes postales punaisées au-dessus de la machine à café. C’est Aude la patronne qui demande aux clients de lui en envoyer quand ils partent en vacances. Quiberon , Borme-les-Mimosas, Biarritz, Concarneau, les gorges du Verdon. Toujours les mêmes endroits. Il y a un client ,un retraité, il va toujours à Annecy. Il nous parle toujours de l’omble du Lac. Pendant longtemps j’ai cru qu’il savait pas prononcer le mot « ombre » mais Aude la patronne m’a dit que l’omble avec un l c’était un poisson des profondeurs particulièrement fade. Faire 800 bornes pour manger un poisson fade, mais bon.

C’est alors que la sirène d’alarme dans la cuisine me vrilla les tympans. Le type en blanc m’a crié :

-Ça s’entend hein ? 

Un quart d’heure plus tard, il est venu remballer sa perceuse. Et il a essuyé ses lunettes.

-Cette alarme, on peut régler le volume ?

-Bien sûr.

Il s’installa sur le tabouret.

-Il y a un peu de plâtre qui est tombé. Je me suis permis de balayer

– Vous voulez un café?

Je luis servis un serré .

-C’est toujours aussi vide chez vous ?

-Le mercredi matin c’est mou.

-Pourquoi ?

– C’est comme ça.

Il a contempla les cartes postales et surtout une photo de Aude assise sur un muret.

-C’est la patronne. C’est pris au Mont Saint-Michel.

– Elle a l’air résigné.

-Ca se voit que vous la connaissez pas.

Il ajouta :

-Belle.

-Mieux que ça.

– Elle s’habille coloré…Elle porte un bolero?

– Flamenco .

-Flamenco ? Ah bon?

Il ajouta :

-Ça va pas à tout le monde.

-Elle, ça lui va.

Il désigna un sous-verre poussiéreux prés de la pendulette.

– Et là ? C‘est encore elle ?

-Non, ça c’est Ursula Andress. Une fille née à Bern, ça aide…

Le moteur de l’armoire réfrigérante se mit à bourdonner. Monsieur-combinaison-blanche se mit à fixer sa tasse vide avec un drôle d’air.

– Y’a un problème ?

-Quand même….Pas beaucoup de monde chez vous.

Il ajouta :

-Le quartier ça bouge pas beaucoup.

-Le mercredi non. L’été c’est embouteillages à perte de vue sur le port.

– La province, c’est mort. C’est un vrai déclin. Le dynamisme est à Paris.

-C’est pas si mort que ça. Surtout la nuit.

Je lui collai le Ouest-France du matin sous les yeux.

-Six cambriolages avant hier. Entre Saint-Brieuc, Dinard et ici.En une seule nuit.

-C’est pour ça que je suis dans la Sécurité. C’est en plein boom.

Il se planta devant la baie et contempla les pontons et les rares voiliers.

-Et le dimanche, y’a un peu de monde au moins ?

-Le dimanche c’est bourré.Noir de monde.

– Vraiment ? Ici ?Noir de monde?

-On rajoute des chaises sur le trottoir. Un putain de monde, dis-je.

-C’est le PMU  qui fait ça ?

-C’est le PMU. Un monde considérable.Mais pas que.

J’aime bien de temps en temps utiliser le mot « considérable », ça fait assez classe et ça déstabilise des crétins comme lui.

– A midi, dis-je, c’est kirs, rigolades, tapes dans le dos, bon dieu. Jeunes, vieux, c’est insensé. L’été y ‘a beaucoup de voileux.

-Des voileux?

-Oui, des types qui s’ achètent pantalon vieux rose, chaussures bateaux ,polo Ralph Lauren, porte clé avec boussole , et ça confond le coupe circuit avec le tuyau d’alimentation. Putain.

– Y’a aussi des p’tites vieilles qui viennent de l’Ehpad voisin. Chaque samedi, des gens qui reviennent de la crémation. Le bâtiment est pas loin. L’été Aude et moi on met des chaises longues sur un coin du parking. . Le couche de soleil est pas mal.

-Sympa.

. Je lui servis un second café. Plus serré. Un café vraiment fort comme à Rome, quartier du Panthéon

Il scruta une petite photo prés des Bingo.

– C’est la patronne ?

-C’est la patronne. A quinze ans.

-Elle aime les foulards.

Je dis rien, il ajoute :

– Comme Grace Kelly. Grace Kelly aimait les foulards. Toute une époque.

-Elle, c’ était les jeunesses communistes. Le foulard rouge.

-Ça peut facilement devenir vulgaire.

– Les foulards  rouges? Jamais.

-Merci pour le café. Le deuxième était meilleur.

Il est parti dans la cuisine et je l’ai entendu ramasser ses outils. J’ai commencé à nettoyer la machine à café, j’aime bien, ça me détend. Le tableau de bord et ses cadrans commença à briller. Puis j’allai fumer une cigarette à la porte. Des nuages très blancs . Bien trop blancs, c’est pas bon signe. Ça sonna onze heures à Sainte- Croix. Plusieurs voitures passèrent sans s’arrêter.

Le type m’appela pour que je signe un papier certifiant qu’il avait posé l’alarme type Jason Security.

Je signai son papier.

– On peut manger chez vous ?

-A partir de midi.

–Je connais un café à Pleurtuit, il était vide comme le vôptre, il y avait pas beaucoup de monde ,alors ils zont installé un perroquet empaillé, et les gens sont venus.

– On a assez de monde je vous assure.

Il déchiffra l’ ardoise  posée sur la caisse.:

-Po-ke- bowl-i-ta-lien. C’est quoi ?

-La spécialité. On vide tous les restes du frigo, on met du ketchup, deux crevettes thaïlandaise et on sert ça tiède..

-Non.

– Non. C’est une blague, dis-je.

Il y eut un long silence .Il plia lentement le papier de son intervention .

-Vous avez des chips ?

-Oui.

Je sorti un paquet de chips goût amandes.

-Vous en avez pas des nature ?

-Mmm ?

-Des chips au goût de chips.

Je sentis que son humeur changeait. Il soupira:

-Tout le monde a envie de partir.

-Moi, pas.

-Parce que les chips au gruyère ou au jambon de Bayonne,merci. C’est pour vendre plus cher.C’est à ça qu’on voit qu’on est un pays sur le déclin. Et des cuistots à la télé avec un col Mao blanc et un petit drapeau tricolore expliquent comment éplucher des patates.. Putain…les mecs !.. Ils se prennent pour qui ? C’est ça le déclin. Les gens intelligents sont à Miami ou en Amérique latine.

Il avala quelques chips.

-Dites moi, c’est quoi les petits trous dans la porte des WC ?

-Des voyeurs.

-Normal.

Il tapota la porte des toilettes en haut et en bas avec un geste de connaisseur.

-C’est une porte en contreplaqué.
-C’est pas de l’isorel ?

– Contreplaqué.

Il fit la moue. Claqua la porte.

-C’est pas vraiment une porte.C’est même pas légal .

Il soupira.

-Du contreplaqué et une vieille clenche qui tient à peine. Je suis sûr qu’il y a même pas un crochet pour accrocher son imper.

Il fit tourner la porte sur ses gonds.

-Vous n’avez jamais été tenté de regarder par un trou ?

-Non.

-Vraiment ?

– Les trous,on les rebouche.

-Vous voulez que je vérifie ?

-Non.

-Du contreplaqué.Pathétique.

Il haussa les épaules. N’ importe quel type avec un couteau suisse, il vous fait un trou ni vu ni connu. Et vous n’avez jamais…..

– Non jamais.

J’ajoutai :

  • -Vous zêtes pas obligé de me causer vous savez…Moi et les portres..

-Ah.

Il manipula la clenche.

– C’est une porte en chêne qu’il vous faut. Je peux le faire pour pas cher. Vous devriez en parler à votre patronne. Elle me semble être quelqu’un de raisonnable.

Je laissai tomber la conversation. Je me mis à essuyer les bouteilles de Rosé.

-Vous pourriez être marié. Elle est pas mal la patronne, jeune, et vous non plus.
-Oui, mais ça n’est pas arrivé.
Il ramassa les miettes des chips étalées sur le comptoir et les avala goulûment.

-Moi je disais ça pour causer.

-Vous savez ça ne me gêne pas du tout un client qui cause pas, ça me plait même plutôt quand les gens causent pas et restent tranquilles sur leur tabouret et manipulent pas les portes. Le silence ça a une certaine classe.

-Ah.

-Vous savez j’ai remarqué que les gens ici, quand il viennent prendre un verre , c’est soit pour s’auto-apitoyer soit pour se vanter. C’est pas compliqué, ils pleurnichent ou ils se vantent. Dès sept heures le matin. Pleurnicheurs ou vantards. Pas compliqué.

Les nuages avaient disparu, la mer prenait un vert cul de bouteille que j’aime beaucoup,on dirait la Baltique. Les goélands suivaient un chalutier vert et blanc et son sillage d’écume. On voyait le cap Frehel

Le type a ramassé son barda dans la cuisine.

-Quand même, les trous dans la porte.. .Ça fait pas classe..

– C’est pas notre ambition.

Il me fit un vague salut et disparut vers les pontons où était garée sa camionnette. Tout avait l’air bancale chez ce type.

Le silence fit enfin un grand trou qui me rassura. Des nuages étaient réapparus. On aurait dit les Alpes suspendues en plein vide.Le plus gros ressemblait à un iceberg. J’ai noté ça sur mon calepin. Un jour j’écrirai un bouquin sur les nuages bretons.

Aude revint avec des tas de provisions . Pimpante, gaie.Elle accrocha les clés de la camionnette au présentoir à journaux.

-Rien de spécial ?

-Non, rien de spécial.

-Et l’alarme ?Le type est venu ?

-Il est venu.

J’ai rangé les deux tasses de café dans le lave vaisselle.

La Taupe magnifique

Relu « La taupe » roman de 1974 .Sidéré par cette maitrise dans la composition des personnages, la précision documentaire, les révélations à tiroirs et la virtuosité qui composent l’intrigue et enfin cet art du suspense, de l’attente et l’analyse de la naissance de la peur. Hitchcock autant que Graham Greene ont marqué Le Carré.

Le Carré reste le maître absolu du roman d’espionnage. Si on en juge par la savante composition à tiroirs des intrigues, la complexité et les nuances psychologiques de chacun des personnages( entre ombre et lumière, entre peur et courage) le soin si méticuleux apporté pour l’emboîtage des trahisons et fausses amitiés, la manière dont Le Carré installe des atmosphères troubles et doucement anxiogènes(un quartier de Londres sous le bruine, la campagne tchèque faussement tranquille ,un bureau du Foreign Office et ses hautes fenêtres, un port hivernal sur la Baltique , une route de RDA, une villa piégée) la technique narrative, qui emprunte beaucoup au cinéma , reste toujours impeccable.

John Le Carré

Le MI6 , service secret britannique nommé « Le Cirque« a été infiltré au plus haut niveau par une  taupe » qui travaille pour les soviétiques. Les hauts fonctionnaires et ministres chargés des services secrets à Whitehall demandent donc à George Smiley ,petit bonhomme rondouillard ,un ancien du Service, doit découvrir qui est la « taupe » qui a infiltré et détruit les réseaux du Cirque.
Le MI6 est donc le lieu de cette catastrophe annoncée. Le Carré le nomme « Le cirque » , service de renseignement dépendant du Foreign Office. Il rassemble une aristocratie, les meilleurs espions, ces modernes chevaliers de la Table Ronde, formés à Oxford pour la plupart.
Bill Haydon, Percy Alleline, Jim Prideaux, Connie Sachs  sont des idéalistes ,humanistes, et certains tentés par le mirage communiste. L’un a succombé et a été « retourné » par le redoutable Karla, et il est devenu « la taupe » qui transmet tous les documents secrets et donne les noms des chefs de réseau.

Smiley va donc s’installer à l’écart dans un petit hôtel de troisième ordre, pour éplucher les archives afin de comprendre le pourquoi de l’échec d’une mission en Tchécoslovaquie,quand l’agent britannique Jim Prideaux,   a reçu deux balles dans le dos, été torturé par les Russes pendant des semaines. On apprend que cette catastrophe , Control, l’ancien directeur du Cirque, mort récemment, l’avait devinée .C’st dans ce roman que Le Carré donne le meilleur portrait de Smiley. Il le décrit : »petit, bedonnant, et à tout le mieux entre deux âges(..) il, avait les jambes courtes, la démarche rien moins qu’agile, il portait des vêtements coûteux, mal coupés ».Son manteau sent le veuf , il est d’un tissu noir et mou qui semble conçu pour absorber les pluies de Londres. Il habite Chelsea.

La figure de  Smiley se distingue par une profession de foi totale envers la mission du Cirque. Il déploie une vigilance austère, presque luthérienne dans son patriotisme, auquel s’ajoutent des échos du passé qui gardent des   résonances douloureuses face aux manœuvres réussies des Soviétiques. Mais l’ennemi intime, l’obsession de Smiley restera toujours restera toujours Karla.

Smiley reprend donc le problème en s’aidant d’un fidèle, Peter Guillam, qui, lui a la mission délicate de sortir clandestinement, des dossiers et archives du Cirque, sans se faire repérer.

George Smiley, logé dans un endroit discret, reprend tous les vieux dossiers.

Il interroge les témoins d’un passé parfois lointain , il joue le rôle du prêtre et du confesseur avec une admirable constance sous des allures paresseuses. . Il épluche la nuit des dossiers, il poursuit à force de réminiscences douloureuses sa traque de la taupe et retrouve d’anciens collègues dans un gout de cendres . Il revient sans cesse sur  Karla, son « Graal noir », son obsession, le maître espion soviétique qu’il n ‘a rencontré qu’une seule fois entre deux avions ,et à qui il a offert son briquet avec l’espoir fugitif de le « retourner ». Peine perdue, c’était un fanatique.

Le Carré a analysé de toutes la formes de peurs, d’angoisses, de bouffées paranoïaques, avec une anxiété latente et permanente qui ne quitte jamais. Ces émotions si humaines , si constantes chez les agents, perturbent les filières , les hiérarchies, déstabilisent le réseau, gangrènent le personnel. La maladie du Soupçon et l’obsession de la Trahison sont au cœur de l’affaire. Depuis le simple traîne-patins jusqu’aux privilégiés qui pénètrent dans la Salle du Chiffre, tout le monde est frappé.

C’est dans »La taupe » que Le Carré pose les règles de son univers fondé sur la fidélité selon la légende des Chevaliers de la Table Ronde. C’est le roman mètre-étalon, la matrice de l’œuvre. Il scintille de tout l’art ambigu et raffiné de l’auteur. C’est dans ce livre que le décor d’un Centre de Renseignement apparaît dans sa vétusté, sa mélancolie, ses règles d’un club devenu anachronique dans un monde devenu cynique. Le Joyau d’un Empire, avec ses chevaliers, tombe en cendres devant nous. Le roman se découvre comme une photographie vieillotte trouvée dans la boite à chaussures d’une demeure familiale en plein déménagement .Un groupe d’hommes fidèles au même serment suit des protocoles ,mais un individu pourrit tout. L’inestimable groupe de patriotes suit donc un chemin de douleur sans trop s’ apercevoir au début qu’il y a un traître. Le glissement minutieux de la narration pour montrer l’érosion des valeurs devient inquiétant par la lenteur même du mécanisme. L’effroyable duplicité est mise à jour mais dans des demi certitudes, des faux jours, des témoignages suspects. Smiley avance dans des sables mouvants. Les tables de la Loi du Renseignement , avec son code d’honneur, sont brisés. Ne subsiste donc, ,parmi les scènes, les actions, les confidences arrangées qu’une irréalité théâtrale. C’est l’abime. Il y a alors chez Smiley du Hamlet avançant déséquilibré dans un Cirque qui ressemble aux douves du Château d’Elseneur.

La Taupe est parmi eux

Des agents ont été massacrés. Les plus grands dévouements ont été trahis. Smiley ramasse les morceaux. Tout ne repose plus que sur un trompe l’œil : fraternité, fidélité, courage des uns et des autres coulent dans le même bain de la trahison. tout est devenu mesquin, obscur, douteux. Dans ce désastre, dans ce paysage en ruines émerge la personnalité grise et tenace et loyale de George Smiley. Il a une allure de comptable, avec des pensées lentes pour s’attacher davantage aux paperasses oubliées, aux bordereaux sans importance, aux incidents minuscules repérés par lui pendant de longs entretiens fastidieux qu’il impose aux agents.

Smiley erre dans la poussière d’un Cirque écroulé. C’est lui la figure centrale dans l’univers de John Le Carré, c’est lui le porte parole de la philosophie désabusée de l’auteur .Il faut y ajouter que Le Carré ajoute et manifeste des touches de tendresse et d’humanisme qui rendent toute son œuvre attachante.

En cherchant quel est le Chevalier qui a trahi autour de la Table Ronde, on voit bien que Smiley poursuit personnellement le rêve d’une chevalerie animée par la fidélité à l’amitié. Mais la trahison professionnelle du groupe se doublera d’une seconde trahison, plus déstabilisante encore, car le traître, la Taupe, a également brisé le fondement de la littérature Courtoise, en couchant avec l’épouse, la « Dame », de Smiley, Ann. On devine que derrière tous les gestes et toutes les ruminations de Smiley, il y a l’ombre portée de ce chagrin intime qui est immense. C’est la trahison ultimecar elle atteitn au cour de la vie privée. Compagnonnage et éthique chevaleresque ont donc été perversement saccagés. A tout ceci s’ajoutent des échos d ‘un passé qui s’efface irrémédiablement avec le Temps et qui métamorphose le Cirque et ses chevaliers vieillissants en une annexe du Musée Grévin ou, au mieux, en une recherche du Temps perdu sans rachat possible.

Gary Oldman dans le rôle de Smiley, film de Tomas Alfredson

Pour les simples amateurs de romans espionnage c’est dans « La Taupe » qu’on découvre une fabuleuse masse d’informations .Le romancier dévoile la fabrication des identités (« les légendes ») le recrutement, les entraînements, les intoxications psychologiques, les exfiltrations d’urgence, les repêchages prioritaires, les intermédiaires, les codes, les courriers, les planques, les gadgets électroniques, les debriefings, mais aussi les salaires, les implications de la vie privée et ses conséquences sur les missions. La série française intelligente qui montre les rouages de la DGSE « Le bureau des Légendes » s’est inspirée de Le Carré et ne le cache pas.

La joie

La marée monte. Elle ruisselle dès le matin sur les rochers face à la maison. Des mouettes dessinent de larges cercles sur les toits de la presqu’île avant de fondre sur une mince bande de sable. Pendant ces vacances bretonnes, j’aurais pu ,dans cette profusion de fleurs, de terrasses, d’îles dire tout ce à quoi j’ aspirais . Etre grand écrivain carrément, Chateaubriand ou rien? Non Le Clézio ! Arpenter les villes modernes et cubiques maudites ou Harold Pinter! Et exhiber les plaies des relations s entre frères humains . Quel écrivain n’a songé au tac-tac-tac-tac de sa machine à écrire pour modifier le monde?

Mais non, je regarde jouer mes deux filles,Camille et Clémence.

Une certaine intensité de vie, un matin de juin en Bretagne, va bien avec l’espoir de changer un peu la vie de ma génération. Mais non, les filles courent dans l’eau, rient, s’aspergent, puis vont longtemps se pencher sur quelques laisses d’eau qui miroitent pour y attraper des crevettes ou des crabes minuscules. Ça peut durer des heures leur avidité et leur patience de petites gamines pêcheuses penchées sur une flaque d’eau , ça rassure ça enchante même.

Un tel accord entre ce paysage, le midi de ma vie et ces fillettes, suffit. De la terrasse, qui domine la baie de Paimpol le ruissellement d’eau devient gargouillis .Deux barques pourrissent sur des algues couvertes de mouches. Les toits d’ardoise brillent, ternissent, brillent à nouveau ; à onze heures, quand je m’assois pour lire le journal les lattes de bois du banc sont déjà tièdes. Soudain un coup de vent, les glycines essorées par les rafales puis le silence, l’immobilité, le recueillement ,des mouvements si légers dans les feuillages comme une dilatation imperceptible du monde du jardin, les raisons d’être là, la lumière de la vie, tous les mouvements secrets du quartier sont perceptibles .

Dans ce pays breton, on se dit que le temps est toujours comme il faut, parce qu’il change ce bleu profond envahi soudain de nuages trop lourds et trop grands , et qu’après un coup de vent on revit .Je sais bien qu’il y a aussi, caché sous ces heures de soleil, dans la profusion de fleurs, de haies, de criques sableuses, le chant plus sombre, qui ,tenace, me revient, me hante et me demande -ou exige- de faire quelque chose de ma vie .

« Ta génération doit changer le monde, » me répètent Sartre et Camus et quelques autres. Ces sournois et lancinants rappels de ma conscience agissent comme des écorchures, des blessures qui petit à petit s’infectent, pour me rappeler avec insistance que je ne peux me contenter de faire la planche entre ciel et eau et une manière si tendre de tamponner le nez d’une de mes filles qui saigne fréquemment. Ça ne devrait pas me suffire, ces jeux, ces blagues, ces moments de silence complices avec mes filles, la visite des hêtraies, flâner sur les chemins de douaniers entre troupeaux de chèvres et murmures dormeurs de la mer. Est-ce que je peux vraiment me borner à écouter les musiques d’un été engourdi, le saccage sonore des oiseaux dans des noisetiers proches, la torpeur des siestes sur un dessus de lit à fleurettes , la molle profusion de coups de vents, les claquements des volets contre le mur, ou les talons d’une voisine curieuse qui monte à l’étage .
Oui. La célébration pure et simple me convient, elle me porte, elle ressemble à une fête renouvelée d’heures légères, saturée de visages et de lumières différentes. Et je l’avoue, dans mon fatras de souvenirs des années passées, si fugitives, bazardées, parties au loin de cette Terre, cette célébration enfantine emporte tout et me suffit. Oui, c’est l’été et sa lumière radieuse, la joie qui s’éparpille dans l’eau que sondent deux petites filles jusqu’au soir. Je dors encore dedans, dans cette joie, quarante années plus tard. Mes filles pêchent toujours les pieds dans l’eau et poussent des petits cris .

Sollers en sa deuxième vie

Sollers , écrire désormais : » Écrivain français, né le 28 novembre 1936 à Talence (Gironde) et mort le 5 mai 2023 à Paris. »  Philippe Sollers est mort il y a presque un an donc. On publie en mars 2024 ce texte ultime et posthume »La deuxième vie ».C’est court,46 pages. Il écrit à l’encre bleue, au stylo, dans la proximité de sa mort, il le fait avec précision, élégance, densité, raffinement.Le lecteur est saisi par l ‘étrange zone de calme qui rayonne et on se laisse entraîner par ces phrases qui ont l’air des naître par temps doux. Équilibre et sérénité . Qu’est-ce donc que cette  « Deuxième Vie » ?

« Je n’ai pas été un bon saint lors de ma première vie, mais j’en suis un très convenable dans ma Deuxième. » Ce qui frappe de prime abord dans ce texte c’est qu’il y a à la fois un détachement dans le ton et une secrète fièvre masquée , une passion cachée pour collectionner quelques « épiphanies » de sa vie, ses amours, ses années Venise. Ce récit écrit à l’ombre , sur fonds de néant , scintille comme une curieuse matinée, entre soleil voilé et brouillard, une lumière de lagune ; c’est la beauté si peu raisonnable du texte, son énergie, sa fraîcheur, comme quelqu’un qui pénétrerait dans un nuage blanc. On retrouve le Sollers du «  Cœur absolu », de « Studio », de « trésor d’amour »(sur Stendhal),de « Passion fixe », de « Portrait du joueur », ces livres-journaux intimes mélange d’impertinence, de sociologie griffue pour se moquer des français, de la biologie, du conformisme des journaux, et cette franche rigolade qui le prenait pour raconter ces livres d’élevage dont l’époque faisait la promotion dans ses suppléments littéraires .

Dans « La deuxième vie » -avec postface de Julia Kristeva- Sollers reste adossé à l’enfant qu’il fut, adossé à sa sœur aimée, à Bordeaux, guettant en curieux cette humanité terrestre « en phase terminale ».Bien sûr, adossé à deux femmes aimées, adossé aussi à la Bible, c’est évident. Rien de solennel ni de pompeux. La vie devenue un rêve fugitif. Il y a même pas mal de paragraphes enjoués sur le train du monde actuel comme il va,mais vu de Sirius ou d’une chambre silence aux rideaux tirés où l’auteur semble au chevet de lui-même.

L’observateur social ,très Flaubert révisé Sollers, se délecte de la bêtise du Nouveau Siècle. Sollers reste toujours toujours amusé par le cirque littéraire parisien , et précisément, dans ce livre, par l ‘ascension divine d’Annie Ernaux qui « venge sa race » avec un Nobel , et ,bien sûr, le cas Houellebecq dont il dit : »Il va donc continuer à décrire l’effondrement du sexe français ,pour le plus grand bonheur de la presse internationale, qui ne s’attendait pas à un tel cadeau » sa raison ‘être.

On ne peut qu’être saisi par ce mélange d’alacrité, de sérénité sans fleurs, d’impertinence théologique qui imprègne les phrases.

On notera aussi : buissonnier, et une harmonie nouvelle qui pénètre loin.Enfantin, oui, avec, au passage, une idée matinale, l’ éveil passionné d’un nouveau printemps (nous sommes en Mai) une curiosité pour des choses lointaines et oubliées de sa jeuensse .Certains paragraphes, dans leur brièveté , accueillent l’univers avec la simplicité limpide d’un verre d’eau. Aux portes de la mort, il voit le jour naissant sur le Grand Canal »fenêtre ouverte sur les Zattere. » 

Pour la teinte froide du texte il subsiste quelque chose des nuits au cours desquelles il a rédigé ces pages. Pour les teintes chaudes , ; on voit« Les objets, en état d’apesanteur, deviennent familiers.Je suis enfin, arrivé là où je devais aller,les indicateurs le signalent. »

Et aussi : « J’ai été ce fantôme heureux en train de toucher spasmodiquement du bois pour me rappeler qu’il s’agissait bien de ma vie réelle. »

Pour finir, après cette émotion de lecture, avec ce sentiment que monte la marée, une fois de plus, avec nos vivants et nos morts mélangés, un souvenir personnel . Je le rencontrais parfois au petit déjeuner dans une brasserie du boulevard de Port-Royal,au milieu d’une pile de journaux achetée au kiosque voisin. Deux moments :quand il sortit de son portefeuille une petite photo carrée -du noir et blanc- un peu abîmée d’une petite fille assez belle avec regard sombre, dont il me dit que c’était la sœur de Picasso.On la connaissait peu,lui l’avait retrouvée, et c’était toute une gentillesse innocente dans ce geste. Avoir retrouvé ce fin visage mélancolique le rendait joyeux .

Un autre matin, il sortit d’une de ses poches, une reproduction d’un bouquet de violettes peint par Manet. Je dépose donc ce bouquet de violettes sur sa tombe.

Drieu et son « Feu Follet », un examen de conscience percutant

« Je jette en arrière, sur les autres comme sur moi , un regard plus dédaigneux que charitable »

« Le Feu follet » est un roman de Pierre Drieu la Rochelle publié en 1931.On sait que le héros ,Alain, doit beaucoup à la personnalité et au destin de l’écrivain Jacques Rigaut, ami dadaïste de Drieu qui s’est suicidé le 6 novembre 1929: »je répands de l’encre sur la tombe d’un ami » écrit Drieu dans « l ‘Adieu à Gonzague ».

Il faut dire que Rigaut et lui étaient proches, ils passaient des vacances ensemble au Pays Basque , et le suicide a bouleversé Drieu comme s’il perdait un frère: « J’aurais pu te prendre contre mon sein et te réchauffer », va-t-il jusqu’à écrire dans son petit carnet noir 1929,la veille de l’enterrement.

Drieu nourrit donc son récit des épisodes de la vie de Rigaut :mariage avec une riche américaine, obsession de l’argent, dandysme intellectuel, masochisme baudelairien.

Si récit exprime la déception des soldats « démobilisés » de la Grande Guerre (lire « Fond de cantine« ) et le traumatisme de cette génération (exprimé aussi par l’Aurélien » de Louis Aragon il prend la forme parfaite d’une crise intime de quelques heures qui s’achève par la mort, ce qui fait ressembler le texte à une tragédie classique par son unité de lieu et d’action.

Maurice Ronet

Alain , comme Rigaut, est fasciné par les riches américaines , les fins de journée dans les bars chics , les nuits par étapes dans les dancings, les taxis en maraude  .Il franchit les cercles de solitude dans la fumée , des gens qu’on connaît vaguement, qui entrent et sortent de votre vie, se séparent, se retrouvent, cherchent quelqu’un d’autre. C’est un ballet de noctambule avec une sentimentalité masochiste, et des bribes de souvenirs qui sont des fragments d’un miroir cassé. Nul attendrissement , c’est coupant comme du verre et glacial, une vie de cendriers pleins et de moments vides.

L’auteur a le talent de nous murmurer cette confession ultime avec des phrases qui cherchent à prendre forme dans la bouche d’un Alain fatigué par le quatrième whisky, la vie en biais, les ruptures, les femmes quittées, les amis enlisés dans le conformisme; un tiroir empli de belles chemises finiront dans des draps froissés et une Lydia qui signe un chèque. Au fond, Alain cherche une idée de lui-même acceptable , elle reste introuvable.

Maurice Ronet dans le film de Louis Malle

Quand on relit « Le feu follet » , ou quand on revoit le beau film de Louis Malle magnifiquement adapté,en 1963, avec Maurice Ronet dans le rôle d’Alain, on se dit que Drieu a été notre Scott Fitzgerald, tous deux morts à quatre ans de distance. Tenue classique de la prose, ligne si nette d’un récit sobre, psychologie étudiée au rasoir,discipline de récit, exactitude des dialogues (avec leur non-dit) de ces soldats qui ont échappé à la boucherie de 14-18, et qui errent dans la vie civile comme les fantômes avec encore un peu de boue des tranchées sur leurs manches. . Scott Fitzgerald et Drieu ont eu le même sentiment d’une vie qui tombe et ne rebondit pas. Les deux écrivains l’expriment de manière lumineuse., les deux fréquentent les cliniques, les deux subissent les années folles comme une fièvre qui tourne mal, ,les deux analysent cette « touche de désastre », les deux , fréquentent leurs contemporains dans une curieux sentiment d’ infiniment lointain, comme s’ils les écoutaient dans un vague brouillard.L’alcool se mélange à de la lucidité. Et curieusement, les deux font part de leurs difficultés d’écrire au moment même où ils expriment cette difficulté avec des phrases impeccables !

Scott Fitzgerald

Prenons le début du récit de Drieu . Un couple dans un lit dans un hôtel de passe saisi au moment de la fin d’un orgasme décevant. le roman s’ouvre dans tous les sens du mot par une  » débandade », celle de la chair et celle de l’esprit.L’écrivain trouve la phrase magique :

»Pour lui, la sensation avait glissé, une fois de plus insaisissable, comme une couleuvre entre deux cailloux. » . Comme souvent chez Drieu , les gestes et les mots se nimbent d’une tendresse inattendue, venue des personnages féminins. Lydia dit à Alain :

 »Je suis content, Alain, de vous avoir revu, un instant, seul ».

L’impuissance d’Alain est charnelle bien sûr, mais cette défaillance englobe une impuissance souveraine, ontologique.Les femmes du monde,généreuses mais mal prises ,ne suffisent pas à le retenir dans sa chute. «Il vous faut une femme qui ne vous quitte pas d’une semelle dit à Alain l’une de ses maîtresses, Lydia, sans cela vous êtes trop triste et vous êtes prêt à faire n’importe quoi» .Pourtant elles le quitteront pour d’autres hommes.

Le récit nous fait vivre ses dernières quarante-huit heures après avoir pris la décision définitive de se suicider. Avant, il se rend à la banque toucher un chèque remis par Lydia, puis décide de retourner à Paris pour revoir une dernière fois ses anciens compagnons de débauche. Chemin de croix. La jeunesse s’est flétrie, les anciens amis deviennent des inconnus que l’eau de la Seine et le temps qui passe, a rendu flous.

Alain reste un grand adolescent mélancolique, défait avant l’âge, cyniquement léger, -c’est son charme et sa limite – en route vers le néant, comme un jeune officier qui monte au Front .On notera d’ailleurs que la génération des « Hussards », de Nimier à Blondin en passant par Déon ou le jeune François Nourissier, a beaucoup emprunté au vestiaire de Drieu et aux fêlures romantiques de Scott. Alain , reflet d’une génération de démobilisés que le retour à la vie civile a dégoûté plaira à ceux qui sont démobilisés de la seconde guerre mondiale. Cycle éternel? Alain traverse donc Paris en taxi, un peu comme les cercles d’un enfer mondain ou la visite en spirale des paradis artificiels. Il passe d’un endroit à l’autre sans trouver un point d’appui. La nuit tombera ,définitive, à, l’aube. La confession tragique sera réussie littérairement et c’est le meilleur de Drieu qu’on a là.

Par certains côtés Alan Leroy ressemble à ce Frédéric Moreau de » l’Education sentimentale » de Flaubert. Ici éducation sentimentale tourne à la fin de partie. Ce n’est pas à un roman de formation qu’on assiste, c’est à une destruction en accéléré, une faillite d’homme pressé, un poème sur les séductions de la mort comme une délivrance qui permettrait on ne sait quel rachat .

Comme Frederic Moreau , Alain se révèle un aboulique lucide, un désespéré au regard sec, un errant élégant au pauvre sourire en train de se défaire, un lucide paralysé, capable de auto-analyse bien davantage que Frederic Moreau. Les salons de drogue chez les deux écrivains, évoquent un parfum de passé évanoui et d’impalpable mélancolie .

Précisons enfin qu’en parlant de suicide, Drieu a méthodiquement multiplié les brouillons de son suicide définitif, comme s’il voulait au fond retrouver une page blanche au bord du gouffre.

*** Extrait du « Feu follet »

« Tu as raison Milou, je n’ai pas aimé les gens, je n’ai jamais pu les aimer que de loin ; c’est pourquoi, pour rendre le recul nécessaire, je les ai toujours quittés, ou je les ai amenés à me quitter.

-Mai non, je t’ai vu avec les femmes, et avec tes plus grand amis :tu es aux petits soins, tu les serres de très près.

-J’essaie de donner le change, mais ça ne prend pas … oui, tu vois il ne faut pas se bourrer le crâne, je regrette affreusement d’être seul, de n’avoir personne. Mais je n’ai que ce que je mérite. Je ne peux pas toucher, je ne peux pas prendre, et au fond, ça vient du cœur »

Le jugement d’Angelo Rinaldi sur Drieu La Rochelle:

« L’erreur aura été l’inséparable compagne de Drieu et, quand on examine le parcours en zigzags de ce dandy qui n’a que trop bien réussi à déplaire, on découvre l’itinéraire d’un homme quia cherché le cul-de-sac, la voie sans issue, le mur contre lequel on vous colle, aussi obstinément que certains la sortie au soleil.

Les procureurs perdent leur temps à accabler cet accusé qui supplie les juges de frapper fort et qui, pour plus de sûreté,; choisit de se faire justice lui même .Personne ne dira de lui autant de mal qu’il en a dit, la plume à la main, , et ne le fustigera plus durement qu’il ne s’est fustigé. Son œuvre , aux réussites inégales, n’est que le ressassement du dégoût né d’un perpétuel examen de conscience effectué avec cette honnêteté meurtrière qui, d’ailleurs, fausse la balance dans la même mesure que l’aveuglement. Car ce sont toujours les généreux qui parlent de leur avarice, les courageux, de leur lâcheté .Drieu , qui se détestait avec application, et qui, à travers sa personne haïssait également son milieu d’origine , ne s’est rien pardonné. Et, comme il s’est trompé en tout , doutant à l’extrême de son talent, il n’a pas vu davantage qu’il avait fondé la confession moderne et notre romantisme sec. Que, dans la mise à nu de l’âme et de l’inavouable ,précédant Michel Leiris, il venait immédiatement après Rousseau. »

Angelo Rinaldi, in lExpress 31 Juillet 1978.

La folie du premier livre…

La détresse, l’écœurement, la nausée, la colère, fermentent et claquent en phrases maigres, dans « Les armoires vides ». Ce livre accusateur, ce livre réquisitoire, est le premier récit d’Annie Ernaux écrit en 1974, ( année où Jean Daniel fonde « Le Nouvel Observateur ») par une prof de lettres de 34 ans. Ce récit rageur – qui résume une jeunesse bancale et une adolescence humiliée- s’ouvre et s’ achève par un tuyau enfoncé dans le ventre au cours d’un avortement subi en 1964 chez une faiseuse d’anges. Denise Lesur, l’héroïne du roman, se remémore son enfance et surtout son adolescence . L’étriqué et le gris d’une époque ( guerre d’Algérie, gaullisme, poujadisme) ressurgit, à vif.

Le choix de situer entièrement l’action du livre dans l’attente de l’expulsion du fœtus avorté accentue le noir de cette confession.

Annie Ernaux l’exprime dès la deuxième page «  Il n’y a rien pour moi là dedans sur ma situation,pas un passage pour décrire ce que je sens maintenant,m’aider à passer mes sales moments. «  .Annie Ernaux balaie toute sensiblerie.Phrases sèches.

Le thème central du livre reste la honte. Honte d’être une fille de bistrotiers parmi les jolies lycéennes pomponnées. L’étudiante cultivée nourrie de Camus ,de Lamartine, de Voltaire, de Sartre, se sent affreusement et définitivement séparée et surtout un peu dégoûtée par ses parents incultes qui se coltinent des casiers à bouteille derrière le comptoir et écoutent, « Reine d’un jour » extatiques .

Oui, la Culture sépare. Denise est devenue l’inconnue dans la maison. « J’ai été coupée en deux ».Effectivement ,en poursuivant ses études de Lettres jusqu’à l’Agreg, Denise se coupe de son milieu social. Sa toute fraîche culture universitaire la sépare de son enfance qu’elle ne ressentait pas comme sordide quand elle était à l’école primaire. Son milieu ouvrier lui paraissait naturel ,il devient ringard et repoussant. C’est au lycée « bourgeois » que tout bascule et qu’elle comprend la le cloisonnement entre les classes sociales et sa cruauté. Elle hésitera ,plus tard, a présenter sa mère, son tablier et son torchon, à ses petits amis.

Denise l ‘étudiante , à table, a honte de ces deux là, ces parents qui « saucent le jus  » dans leur assiette .Elle ne parle plus leur langue . « Le vrai langage, c’est chez moi que je l’entendais, le pinard, la bidoche, se faire baiser,la vieille carne, dis boujou ma petite besotte. »

Elle a honte honte du café-épicerie , du picrate ,des Pernod, des rincettes, de l’évier sale, des gestes dégoûtants des ivrognes, braguette ouverte, qui traversent la courette pour aller se soulager.

Elle comprend aussi les décennies d’ humiliations que ses parents ont subi, pauvre couple derrière le comptoir obligé d’écouter tard le soir les propos avinés et salaces des clients avec « leur odeur de canadienne mouillée » . Irrécusable réquisitoire : « J’ai l’impression que je ne pourrai plus revenir en arrière, que j’avance, ruisselante de littérature ,d’anglais et de latin, et eux, ils tournent en rond dans leur petit boui-boui, ils sont contents, pas besoin de remords, ils ont tout fait pour moi. »

On ferme le récit en se disant  quel nettoyage à sec. Il y a du Jules Renard et du Hervé Bazin dans ce texte rugueux, teigneux, furieux, chaviré

Certaines pages sont jetées sur le papier comme cette eau de Javel utilisée par la mère pour nettoyer les seaux hygiéniques au fond de la cour.

Il est évident, à relire ce texte, qu’il fut écrit dans un élan cathartique ultra violent. Le livre frémit de colère rétrospective.

Pourquoi est-ce que je reviens sur le cas Annie Ernaux ? Parce que j’y ai des raisons personnelles et objectives.Il me touche de prés.

Nous sommes de la même génération, à trois ans prés. Elle est née en 40, moi en 43. Comme elle, j’ai subi la Normandie d’aprés-guerre, de ruines, de privations, de souvenirs du Débarquement avec ce que cela comporte d’ambiguïtés face à ces Alliés qui avaient pulvérisé nos villes et tué des habvitants,moi à Caen, elle entre Le Havre et Rouen.

Comme elle, mes parents étaient commerçants ,come elle j’ai fait des études de Lettres, comme elle j’ai subi l’étouffoir Gaulliste et vécu mal l’algerie, les copains dans les Aures .Comme elle , j’ai découvert Sagan, Camus, Malraux et Sartre,comme elle j’ai entendu les noms de Soustelle, Gaillard, Mendès France et j’ai connu le « café bouillu » et arrosé des comptoirs normands. Comme elle j’ai écouté Only You au Juke Box du Central Bar. Comme elle, dans la sexualité je suis resté hésitant, maladroit, enfiévré, décalé, confus, empêtré. et comme elle j’ai vu l’effroi des avortements clandestins. Comme elle j’ai découvert la littérature avec la même ferveur , ouvrir un livre s’était une escapade. C’est curieux comme nos deux jeunesses dans des villes normandes s’inscrivent sous le sceau de la tristesse et de la déception, spécialité flaubertienne. Madame Bovary ,jamais loin..

Vivre, à cette époque, sur les bords de la Seine, ou de l’Orne, c’était être déçu. J’ai découvert comme elle le versant sombre, maudit, étriqué d’une société -sous influence catholique- qui veut surveiller et punir ses jeunes dans leur sexualité .

Enfin, comme elle, j’ai écrit pour me délivrer, par catharsis. Dans mon cas ce fut en 1965, à 22 ans .J ‘étais encore sur les bancs de la Fac de lettres de Caen. Je vécus trois semaines folles d’un mois de Juillet, un été de ciel vide et beau, devant une machine à écrire, volets entrebâillés, immeuble désert. C’est bien étrange la littérature, je voulais comme Ernaux ,oublier les parents, les devoirs, les terribles repas familiaux et leurs silences écrasants , la salle à manger en merisier et les babioles de faïencé époussetés, les patins dans l’entrée. Comme Annie, je voulais échapper à la violence d’une sclérose, aux disputes, aux bruits de délabrement d’une jeunesse rétrécie. Écrire, c’était sauter hors du cercle de la détresse familiale , échapper aux violences du père, aux résignations maussades de la mère. L’ écriture alors jaillit à l’état brut, presque automatique, comme une journée enfin passée avec des folles filles gaies sur une plage. C’est l’ozone, l’altitude. Les mots courent sur le papier, le papier devient une route droite, piste de décollage, escapade, grande évasion ,fièvre. J’oubliais l’état de fils, de petit frère muet , de pensionnaire renfrogné , de mauvais élève près du radiateur. Je me débarbouillais de cette culpabilité poisseuse dont on m’avait soigneusement englué.

Je me souviens de cet été là, l’ appartement vide, le silence, la pénombre ,le sandwich dans la cuisine, Je glisse la feuille blanche dans le rouleau de l’ Underwood brillante et noire .L’été crépite. Mes mots, les miens, enfin.

Mais contrairement, à Annie Ernaux cette folie d’être enfin soi avec des mots ne vire pas au règlement de comptes, mais à une ivresse. Une extase. Le moi se dilate, le monde entier se fragmente en phrases courtes . La surface du monde scintille avec des brillances et des coupures de miroir fracassé. La beauté du monde en miettes, en mots, en secondes. Voilà la grande différence. En écrivant la journée de congé d’un garçon de café ,je cours hors des zones glacées de ma jeunesse alors qu’Annie Ernaux analyse la tête froide ce qui a empoisonné sa jeunesse ,elle dresse, elle, un réquisitoire ; moi, c’’est plutôt une fuite, une fugue, une course vers le soleil. Je galope dans les mots comme un enfant court pour atteindre le haut d’une dune et découvrir la mer.

J’éprouve la même euphorie d’aligner des mots sur une page vierge que celle du skieur chevronné qui dévale une pente de neige immaculée dans le froid du matin .l’ivresse verbale emporte tout sur son passage.

La frappe de la machine à écrire devient le mouvement de la vie retrouvée, de la vie ailleurs,de la vie autrement, la vraie vie,enfin . C’est l’essor en plein ciel, on quitte toute la bigoterie de la vie.

Naissance du monde, naissance au monde…

Et cependant, la fin de mon livre reste morose. L’époque a déteint ? Elle laisse ses traces sales ? Sans doute. Tout s’éteint soudain. La journée de congé n’a pas tenu ses promesse. Il faudra qu’Arthur demain matin, reprenne le seau, le balai et nettoie le percolateur.

Là encore, je m’aperçois aujourd’hui à 60 ans de distance exactement(ô vertige 1964-2024) que comme Ernaux, je rejoins cette littérature de la déception. Flaubert reste le patron .

Dernière confidence : plus tard, quand j’ai lu Bernanos, je suis resté sidéré que cet écrivain catholique exprimât aussi bien ce sentiment que j’avais connu en écrivant  : »Qui n’a pas vu la route à l’aube, entre ses deux rangées d’arbres, toute fraîche, toute vivante, ne sait pas ce que c’est que l’espérance ». Je me souviens que dans l ‘appartement désert, le livre fini au milieu de la nuit, , j’avais allumé les lumière de toutes les pièces, et que j’avais sifflé la moitié d’une bouteille de Bordeaux chipée dans la cave des parents.

J’ouvre toujours et encore les premiers livres des inconnus avec un curiosité particulière, à chaque rentrée littéraire, car on sent souvent la folie du lâcher tout. L’adolescence retrouvée.

Sartre: mauvais romancier, dramaturge injouable, philosophe sans originalité? Vraiment?

Faut-il brûler Sartre ? Sur les blogs, pas mal de gens sont prêts à jouer les incendiaires contre l’œuvre Sartre. Sartre en cendres? J’ai déjà ,sur ce blog, longuement défendu le romancier de la trilogie de « les chemins de la Liberté », étonnant témoin du choc de la guerre 40 sur sa génération; j’ai aussi défendu l’homme de théâtre qui nous a donné « Huis Clos ». Je laisse la parole aujourd’hui à une étude pertinente d’Anne Mathieu à propos de Sartre. Elle est du côté des examinateurs lucides. Cette maîtresse de conférences en littérature et journalisme à l’université de Lorraine, directrice de la revue « Aden «  ré- évalue donc Sartre. Elle a travaillé aussi sur le style polémique anticolonialiste des années 30 à 60, sur les héritages stylistiques nizaniens et sartriens dans les pamphlets d’aujourd’hui, et sur la mise en fiction française et étrangère de la guerre d’Espagne aujourd’hui.

Je note surtout qu’elle ré-évalue le romancier Sartre à la hausse, celui des « Chemins de la Liberté », qui à la sortie des romans avait été sous évalué par bon nombre de critiques littéraires d’après-guerre. Bonne lecture !

Il y a un paradoxe Sartre. Celui qui symbolise « l’intellectuel total, présent sur tous les fronts de la pensée, philosophe, critique, romancier, homme de théâtre   », peine à trouver une place posthume digne de ce nom dans son pays. Le paradoxe est accentué par le rayonnement toujours actif de sa pensée et de ses écrits à l’étranger. C’est que l’Hexagone s’éclaire désormais aux lanternes du conformisme consensuel auquel les (pseudo-)débats télévisuels ou radiophoniques ne parviennent même pas à donner l’illusion d’un souffle déstabilisateur. L’étriqué et le convenu sont bien éloignés de celui qui ne cessa, après la seconde guerre mondiale, d’en découdre, de se lancer dans la bataille, de prendre des risques. Une certaine intelligentsia récuse en Sartre son statut de représentant de l’intellectuel engagé « à la française ». Seule œuvre à faire l’unanimité, Les Mots (1964). Les gloses n’en finissent pas sur « la grande œuvre de l’écrivain », et ce n’est pas un hasard : cette autobiographie narrant son enfance et sa jeunesse ne dérange personne. La pensée unique de droite comme de gauche a su identifier l’ouvrage lui permettant de se défausser de détester unilatéralement l’intellectuel, et, simultanément, de le remiser au « magasin des accessoires » datés, dépassés .

Dépassés et usés jusqu’à la moelle de l’erreur. Car, nous l’a-t-on assez seriné, Sartre se serait toujours trompé . À moins que cette accusation ne se retourne contre les accusateurs. Faisons nôtres ces mots revigorants de Guy Hocquenghem quelques années après la mort de l’auteur des Chemins de la liberté : « Vos âmes avaricieuses et pauvres, puritaines et théoristes, ont cent fois voulu tuer Sartre ; et plus vous le reniez, plus vous le ranimez. Plus vous le repoussez, plus il vous étreint, il vous entraîne avec lui dans la mort. Le vrai Sartre échappe au tombeau de respect renégat et de trahison où vous aviez voulu l’enfermer .  »

Depuis son décès en 1980, peu de choses auront été épargnées à celui qu’on aurait, de son vivant, redouté d’affronter. Sartre serait un philosophe qui écrit mal de la littérature… Les bancs des étudiants ont fourmillé longtemps de ces blagues de potache — ayant essaimé jusque dans les rangs des universitaires, leur accordant de fait une légitimité scientifique. En littérature, précisément, Sartre demeure peu étudié. Qu’on relise pourtant son premier roman, La Nausée, le recueil de nouvelles Le Mur, sa trilogie injustement méconnue et mésestimée Les Chemins de la liberté. C’est de la belle ouvrage, diverse stylistiquement, narrativement, et qui « parle » à tout le monde, imprégnant à jamais la formation intellectuelle et personnelle : marque des grandes œuvres. Son théâtre ? Divers, lui aussi, inventif, et… d’actualité. Outre Huis clos, Les Mains sales, ses pièces les plus connues et les plus montées aujourd’hui, la puissance de dénonciation de Nekrassov et des Séquestrés d’Altona demeure intacte : pour la première, celle de la mystification de l’information et de l’embrigadement ; pour la seconde, celle de la fin et des moyens dans les périodes violentes de l’histoire.

Enfin, bien sûr, il y a ses textes politiques. Car c’est là que le bât blesse : Sartre dérange encore parce qu’il fut « en situation ». Il l’énonçait dans Les Temps modernes en 1945 : « L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira- t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain .  »

Compagnon de route du Parti communiste

La guerre sera le déclencheur de l’engagement de Sartre. Mobilisé en septembre 1939, fait prisonnier en juin 1940, il est transféré dans un stalag à Trèves. Là-bas, il connaît la camaraderie, la fraternité ; il compose et met en scène une pièce de Noël, Bariona ou le Fils du tonnerre. Libéré en mars 1941 en se faisant passer pour civil, Sartre rentre à Paris, décidé à agir. Il fonde avec Maurice Merleau-Ponty le groupe éphémère Socialisme et liberté, avec la velléité d’organiser un mouvement de résistance en allant voir André Gide et André Malraux en zone libre. Sa pièce Les Mouches porte un air de révolte dans Paris occupé. En 1943-1944, il écrit pour les Lettres françaises, l’organe du Comité national des écrivains fondé dans la clandestinité par Jacques Decour et Jean Paulhan . Mais ce sera absolument tout… Sartre ne fut ni Georges Politzer ni Claude Bourdet. Avant la seconde guerre mondiale, ce qui frappe, c’est l’absence de tout horizon politique. Quoi qu’en dise Simone de Beauvoir, et malgré la nouvelle « Le mur », il demeure à distance de ce qui se joue en Espagne . Quand on lit sa correspondance avec Beauvoir, le Castor, on est stupéfait de n’y relever une première mention politique qu’en juillet 1938, deux mois avant Munich. Et ils ne comprennent pas grand-chose au Front populaire. Cet éloignement politique de l’entre-deux-guerres le conduira toute sa vie à cheminer aux côtés du fantôme de Paul Nizan, son ami de jeunesse, qui, lui, s’engagea totalement dès la fin des années 1920.

Sartre rejoint en février 1948 le comité directeur du Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR), dont le projet a été élaboré antérieurement par des journalistes et des intellectuels de gauche et d’extrême gauche, dont David Rousset. Le RDR mourra avec le départ de Sartre (octobre 1949), dont ce sera le seul engagement dans un parti politique. De la mi-1952 à la fin 1956, il s’installe dans un compagnonnage de route avec le Parti communiste français (PCF), largement motivé par la répression policière et judiciaire dont celui-ci fait l’objet, alors qu’il s’était jusqu’alors affronté assez violemment à lui. Au point que le président de l’Union des écrivains soviétiques l’avait qualifié en 1948 de « hyène dactylographe ». Il rompra lors de l’écrasement par Moscou du soulèvement hongrois, en 1956. Comme ce sera à chaque fois le cas, sa verve journalistique s’est imprégnée des thématiques et du lexique des compagnons qu’il s’est choisis. Tels ses textes publiés dans France-URSS en 1955, qui n’ont guère à envier à la phraséologie des communistes orthodoxes. Néanmoins, les articles sartriens de cette période livrent une réflexion toujours actuelle sur la mystification des dirigeants et de la presse : « Tous nos lecteurs savent que nous tenons la politique du gouvernement pour néfaste, et pour méprisables les hommes qui l’inspirent : mais notre tâche est de le démontrer sans cesse. C’est seulement en démontrant que nous pouvons espérer servir. Nous continuerons : s’il est défendu d’appeler Bidault [alors ministre des affaires étrangères] un criminel, nous dirons que c’est un grand coupable ; si l’on nous refuse le droit de parler du sang qu’il a sur les mains, nous parlerons des écailles qu’il a sur les yeux. Ce n’est qu’une affaire de terminologie.  »

Les derniers mois du compagnonnage de route avec le PCF se chevauchent avec l’engagement de Sartre contre la guerre d’Algérie. Ce fut sa grande bataille. Ce que d’aucuns ne lui pardonnent toujours pas : son anticolonialisme viscéral, l’implacabilité de son discours mettant les Français devant leurs responsabilités historiques, intellectuelles et morales : « Fausse candeur, fuite, mauvaise foi, solitude, mutisme, complicité refusée et, tout ensemble, acceptée, c’est cela que nous avons appelé, en 1945, la responsabilité collective. Il ne fallait pas, à l’époque, que la population allemande prétendît avoir ignoré les camps. “Allons donc ! disions-nous. Ils savaient tout !” Nous avions raison, ils savaient tout et c’est aujourd’hui seulement que nous pouvons le comprendre : car nous aussi nous savons tout. (…) Oserons-nous encore les condamner ? Oserons-nous encore nous absoudre   ? »

Certains, souvent les mêmes, n’acceptent pas davantage son amitié pour le psychiatre et essayiste martiniquais Frantz Fanon, alors quasi ostracisé, et dont il préfaça Les Damnés de la terre (1961), essai-phare du tiers-mondisme. Une préface dans laquelle il vilipende le mensonge d’une nation orgueilleuse qui n’est que l’ombre d’elle-même : « Quel bavardage : liberté, égalité, fraternité, amour, honneur, patrie, que sais-je ? Cela ne nous empêchait pas de tenir en même temps des discours racistes, sale nègre, sale juif, sale raton .  »

La radicalité et la subversion de Sartre se mesurent à l’aune de la haine qu’il inspire aux tenanciers des boutiques littéraires et journalistiques. On n’est même pas aussi déchaîné contre Louis-Ferdinand Céline, sauvé par une certaine critique au prétexte de son style. Car, à défaut d’avoir été antisémite, Sartre a commis la grande faute de fraterniser avec ceux qui se révoltèrent contre l’oppresseur français. Les calomnies vont bon train. Un de ces bretteurs de salon ne recule pas devant le ridicule en incriminant Sartre de « tentative d’assassinat contre Camus ». Tout cela, bien entendu, sur toile de fond de guerre d’Algérie, où l’on nous ressert le plat d’un « philosophe [Albert Camus] qui ne s’est jamais trompé   ». Au nom de la complexité de sa situation personnelle, on justifie la position erronée de l’auteur de L’Étranger au regard des enjeux du moment historique ; on dédaigne un combat courageux — et dangereux : le domicile de Sartre fut l’objet d’un attentat au plastic commis par l’extrême droite — pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Et les médias en profiteront toujours pour se gausser de Sartre à Billancourt sur son tonneau, époque de son compagnonnage de route, en 1970, avec les maoïstes de la Gauche prolétarienne.

Il y a quelques mois, dans Le Figaro,le 19 juillet 2019, Jacques Julliard figure de l’intellectuel consensuel, délivre son verdict sur Sartre : « Mauvais romancier, dramaturge injouable, philosophe prolixe mais sans originalité, c’est un libertaire qui a encensé toutes les dictatures, une grande âme qui a justifié tous les massacres, pourvu qu’ils se réclament du socialisme (…). C’est un imposteur de bonne foi qui a réservé sa sévérité, parfois sa rage aux régimes libéraux et qui a fait de l’affichage de la mauvaise conscience de l’écrivain l’alibi de son confort intellectuel. C’est bien le seul domaine où il a engendré des disciples jusqu’à nos jours .  » Pourquoi, diable, tant d’humaine mesure ?

Anne Mathieu, auteur de l’étude sur Sartre

Pour parvenir à « une défense politique de Sartre   », le mieux est de considérer son œuvre en situation, d’en mesurer aussi bien les erreurs, les outrances, les faiblesses que le brio, la pertinence et l’actualité. L’actualité ? Si ce modèle de l’intellectuel engagé est aujourd’hui démodé, il n’y a pas lieu de s’en réjouir. En 1983, trois ans après la mort de Sartre, Pierre Bourdieu expliquait en effet que « les conditions conjoncturelles, mais aussi structurales, qui (…) ont rendu possible [l’intellectuel par excellence] sont aujourd’hui en voie de disparition : les pressions de la bureaucratie d’État et les séductions de la presse et du marché des biens culturels, qui se conjuguent pour réduire l’autonomie du champ intellectuel et de ses institutions propres de reproduction et de consécration, menacent ce qu’il y avait sans doute de plus rare et de plus précieux dans le modèle sartrien de l’intellectuel et de plus réellement antithétique aux dispositions “bourgeoises” : le refus des pouvoirs et des privilèges mondains (s’agirait il du prix Nobel) et l’affirmation du pouvoir et du privilège proprement intellectuels de dire “non” à tous les pouvoirs temporels   ».

L’auberge

Je revins prendre une dernière fois quelques livres d’ornithologie et un tableau censé représenter des montagnes suisses au couchant. La maison était vendue. . Dans la salle à manger je mâchonnais un vague sandwich assis sur une pile de cartons de déménagement, humant l’odeur de renfermé qui s’était accumulée au fil des mois dans des pièces où les meubles n’avaient jamais été déplacés depuis un demi-siècle. Je revoyais mes parents dîner devant une énorme soupière : deux statues d’île de Pâques gelés dans éternelle demi-saison.  Visages fermés, impassibles, dans la lueur d’un lampadaire qui accusait les traits. Ma sœur et moi, résignés à cette cérémonie funèbre nous sentions monter le froid du carrelage en guettant le chemin de lenteur des aiguilles de l’horloge .Parfois le bruit léger d’un écroulement des braises brisait cette soirée muette et navrante.

Mon père buvait son café à petites gorgées qui paraissaient interminables et raclait le sucre fondu avec une petite cuillère avec un écusson de Savoie. Ma mère pliait longtemps sa serviette en pinçant les lèvres.

Le vent d’Autan secouait les persiennes comme il les secoue aujourd’hui . Je tournoie souvent la nuit dans ce monde maladif,muet, absurde ; ma sœur et moi,sommes minuscules, insignifiants et perdus dans ce monde souterrain qui nous menace encore , d’où la palpitation secrète et charnelle du vrai monde ne nous parvenait que par le raffut d’un camion de bois qui passait route de Toulouse.

Nous ressemblions à ces dérisoires bibelots laissés derrière la vitre du buffet. Ces souvenirs calfeutrés poursuivent de leur ronde de nuit et aucune pensée de compassion ou de regret ne remue en toi.

La tristesse de ces années là se réduit à un désordre de papiers, de lettres, de classeurs dans un bureau calfeutré où les heures ressemblaient à une lente hémorragie, ces paperasses,comme des ragots d’après guerre.

Les vieilles questions subsistent sans réponse. C’est comme une visite rituelle dans un cimetière : deux noms gravés sur une dalle, un sarcloir dans du gravier,le ciel bas,les coups de vent, rien ne fait naître une seule image convenable.

Derrière un paravent ,je retrouve la lampe de chevet constituée d’un dragon dont la queue et les écailles de cuivre se ferment par une volute parfaite qui reposent, désormais ,sur un napperon jauni.

En m’enroulant dans un sac de couchage j’écoute les ruisseaux d’eau dans les gouttières au dessus de ma chambre. Puis le clocher égrène les heures dans son tintement sourd et prolongé qui encercle le village, ses toits jusqu’aux les premières pentes de la Montagne Noire. Avant de sombrer dans un demi sommeil, je dépose ton bracelet-montre dans le tiroir d’une table de chevet et là, se trouvent des étuis à lunette, une agrafeuse, des boutons de lanchette en nacre, un thermomètre, des aiguilles à coudre , un paquet de Gauloises aplati et une carte postale noire et blanche. Son glacis fissuré représente une auberge sur le lac de Werden-Essen. Tu reconnais l’ écriture grosse,appuyée, avec des arrondis d’un bleu pâle et le timbre à l’effigie d’Adenauer.

C’est alors que revient te visiter Ingeborg , tendre fantôme . Son ovale parfait, ses cheveux châtains impeccables peignés et coupés nets au niveau du cou.Sa lèvre inférieure, avec un léger rebord pulpeux ,comme une fausse bouderie. Elle porte un cardigan bleu pâle sur une poitrine douce et son sourire , à peine, reste aussi ambigu que celui de Mona Lisa. Son jeune parfum me cherche dans sa verdeur . Je me dis qu’elle arrive en pleine nuit, comme une Ondine, comme si c’était le seul chemin qu’elle ait trouvé pour venir à moi .. Celle que j’avais connu à la Fac de Toulouse ,je la retrouvai un an plus tard au creux d’un hiver sur les bords d’un lac froid ,gris, brumeux, prés d’Essen .Elle t’avait guidé dans un compartiment . Le train grincant longeait des étangs et des fermes rouge brique dans une Belgique brumeuse. Aprés Cologne elle avait gardé une de tes mains dans le creux de sa jupe, puis, sur le quai,en attendant un second train, elle t’ avait arrangé le col de ton imper, ce qui avait amorcé une magie tendre qui t’avait médusé. Vous étiez arrivés un soir de pluie au fond du chemin forestier détrempé qui menait à une auberge mal entretenue .Tu suivais son manteau rouge parmi les fougères et les broussailles . Elle avait essayé plusieurs clés devant la lourde porte de chêne massif puis elle avait trouvé trouvé à tâtons le compteur électrique dans un couloir encombré de rames , de taquets.

-C’est l’ancienne auberge de mes parents.

En tâtonnant, dans un escalier étroit et raide nous avions gagné la chambre basse de plafond qui ressemblait à une mansarde ,ça sentait le plâtre humide . Elle brancha un radiateur électrique dont la plaque rougeoyait. Le haut lit contre le mur était surmonté d’ un édredon énorme. J’ai deviné dans le noir qu’elle ôtait cette jupe rêche et brune que j’aimais. Elle se dévêtit dans la pénombre avec un naturel qui me saisit. Elle approcha sa douceur blanche, le temps devint de l’eau entre ses doigts et je sentis la douce pesée de ses seins .Elle déboutonna ma chemise , me fit chavirer: chute dans les plis moelleux de l’édredon. Les années de trouble, de détresse paralysée, et de honte s’évanouirent en un instant .Quand elle fut au-dessus de moi je devinais son demi sourire , elle creusa son ventre et m’enfouit en elle; les années de détresse fondirent . J’étais délivré.Je découvris l’autre coté scintillant d’un monde comme un gosse découvre pour la première fois une plage immense, lumineuse, éventée, qui rutile de vagues trop vertes.

Un pan noir,obscur, originel était englouti.

Photo de Saul Leiter

Quand je m’éveillai le lendemain matin, Ingeborg dormait sur le ventre, les bras blottis sous un oreiller . La courbe de son épaule nue portait une plénitude charnelle qui me fascinait.

Je sortis sur la terrasse. Le lac et sa grisaille clapotait sous les deux fenêtres de l’auberge semblait garder une menace hivernale. Trois fauteuils de fer rouillé étaient basculés contre le bois d’une barques retournées sur un ponton. Je ressentais la solitude forestière comme un don nouveau, une naissance en moi, devant lequel je restai incrédule. Une curieuse traînée de ciel m’intriguait quand je sentis la présence d’Ingeborg, venue prés de moi, remuant une cuillère dans un grand bol de café.

Dans les jours qui suivirent, il y eut de nombreuses promenades forestières, dans ce jour brumeux du creux de l’hiver. Elle avait l’ ironie tendre. Nous allions chercher des œufs et du lait à une ferme voisine. Ingeborg se révélait maternelle , juvénile, légère, avec des moments de silence suspendus qui portaient des fugaces sentiments de gravité qui m’alertaient, mais tout soudain virait à la tendresse la plus pure. .Un soir, quand la lumière dorée se posait sur les troncs des arbres devant l’eau , ce fut comme si de vieilles années disparues revenaient. Pour me sortir de ma: morosité elle me lança une boule de papier en pleine tête. Il y avait dessus son écriture. Mais elle refusa que je l’ouvre, et la reprit d’un geste leste pour la faire disparaître dans une poche de son manteau rouge.

Nous contemplions souvent une lourde villa brune nichée sur l’autre rive, avec de volets clos . Elle appartenait à la famille Krupp Elle restait pour moi énigmatique et cernée d’une légende maléfique mêlée au nazisme. La paix silencieuse de la foret et une manière d’être désorienté dans le sous-bois renforçait notre intimité . Nous revenions ensuite fumer et boire, assis sur le ponton, les jambes pendant au-dessus des vaguelettes. La fraîcheur tombait. Je vivais un conte.

Être effleuré par elle, retrouver son sourire entre deux portes,produisait un tel enchantement que je me dis à l’époque qu’elle était en train de transformer mon caractère et ma nature pour me rendre enfin bon, totalement bon.

Un matin, alors qu’elle brossait ses ongles dans une eau savonneuse , dans l’ étroit cabinet de toilettes, Ingeborg me dit, sans me regarder.

« Je me marie dans un mois. »

Il n’y eut pas un mot d’échangé de la journée.

Cesare Pavese en prison

Le 15 Mai 1935 , Cesare Pavese, 27 ans, prof de lettres ,est arrêté à Turin par la police de Mussolini.A l’époque, il est considéré comme un spécialiste de la littérature américaine car il a publié des essais sur la littérature américaine. Il a traduit Melville, Sherwood Anderson, John Dos Passos , et le « Dedalus » de James Joyce. Il enseigne l’italien dans des écoles privées et s’est inscrit en Juillet 1933 au Parti National fasciste, décision forcée par sa famille, dont il dira plus tard à sa sœur Maria : »J’ai déjà fait l’imbécile une fois, j’en ai assez. A vouloir suivre vos conseils, et l’avenir et la carrière et la paix , j’ai fait une première chose contre ma conscience. » Lettre du 25 juillet 1935 écrite dans la prison de Regina Coeli, à Rome.

Quand on l’arrête, il n’a pas encore publié le recueil de poèmes auquel il travaille depuis 1932 »,Travailler fatigue, » car en Mars 1935 les épreuves sont soumises à la censure de la préfecture de Florence qui rejette 4 poèmes pour des raisons morales et politiques. Pavese acceptera de supprimer les textes litigieux.

Pourquoi Pavese est-il donc arrêté ?

Pour une simple raison:en Mai 1934 Pavese -par amitié- avait accepté de remplacer Ginzburg, son ami, à la direction de la revue littéraire « La Cultura » rassemblant des écrivains de gauche.  Ginzburg avait déjà été arrêté le 13 Mars 1934 «  pour appartenance au groupe socialiste « Justice et liberté », groupe auquel Pavese ,lui, n’a jamais appartenu.

Le 15 mai 1935, donc, nouvelle rafle de la police contre ce mouvement « Justice et liberté. »Plus de deux cents arrestations ! Pavese est arrêté,lui, en qualité de directeur par intérim de la revue, mais aussi pour détention de correspondance clandestine. Trois éléments vont jouer contre lui pour appuyer sa condamnation et sa détention :

1) Il a servi de boîte aux lettres pour la femme qu’il aime, une militante communiste ,Tina Pizzardo.

2) Il avait en sa possession des anthologies de poèmes érotiques considérés par la police comme « pornographiques ».

3) Il a refusé de parler, de se défendre et de s’expliquer tout au long de son procès.

A noter : cette arrestation a lieu quelques heures avant que Pavese se rende à l’écrit du concours qui devait lui permettre d’enseigner officiellement comme prof des lycées et collèges.

En Juin et juillet il est emprisonné à Turin sans pouvoir connaître le motif de cette arrestation.Commence alors une correspondance régulière avec sa sœur Maria.Cette sœur sera sa correspondante privilégiée et son soutien indéfectible ( A la mort de sa mère, Pavese avait écrit à un ami : »Je serais seul comme un chien s’il n’y avait pas mon adorable sœur »)

Début Juin, il est transféré à la prison de Regina Coeli, à Rome . Le 8 juin  il écrit: « Je continue à ignorer de quoi je suis accusé, mais j’espère bien apprendre quelque chose d’ici peu. De toute façon , il n’y a pas de quoi s’effrayer car j’ai la conscience tout à fait tranquille, et je pense qu’on en sera quitte pour une grande perturbation apportée à mes cours et à la publication de mes poésies. »

Il écrit aussi : »Sur mon sort, vous en saurez sans doute plus long que moi, il n’y a donc pas lieu de vous en parler.(..) Ne mettez rien en l’air dans ma chambre. Livres et feuilles,laissez tout en place, autrement je ne retrouverai plus rien.  Quant à vous, tenez vous tranquille, n’allez pas demander conseil, n’écrivez à personne ; je m’en sortirai, vite et bien, tout seul. » 

Or Pavese ne s’en sortira ni vite ni bien.

Le 21 juin  : »Le plus pénible quand on est en prison, c’est qu’on n’a jamais rien à dire quand on écrit chez soi. »

Il avoue : » Le moral en baisse », « Je suis fatigué de la vie et je me demande si ça vaut la peine de venir au monde pour finir de cette façon. ».

« Tout le monde sait que je ne me suis jamais occupé de choses politiques »

Le 24 Juin 1935, il écrit furieux à Maria : »J’ai été interrogé,mais jusqu’ici, je ne sais rien de neuf.Il semble que certaines personnes,parmi mes connaissances, aient combiné entre elles qui sait quel micmac, et naturellement je suis pris dedans. Tout le monde sait que je ne me suis jamais occupé de choses politiques,mais, dans le cas présent, il semble que ce soit les choses politiques qui se soient occupés de moi. Enfin nous allons voir. »

Il se préoccupe beaucoup d’avoir des pipes neuves, de recevoir des livres, notamment des classiques grecs et latins , voudrait avoir un peu d’argent et du linge . Il s’inquiète surtout de l’avenir de son recueil de poèmes « Travailler fatigue » qu’il voudrait voir imprimé et publié le plus rapidement possible. Sa santé se détériore :« Je rêve de prendre des bains de mer et je les prends de sueur, ce qui me donne la nuit une espèce de toux catarrheuse ;pas vraiment de l’asthme, mais juste ce qu’il faut pour tenir éveillé et sentir passer le temps. »

Le 1er juillet, il peste contre ses amis qui, par leurs lettres,leurs engagements politiques, l’ont mis « dans un pétrin » : « Moi, je commence de grand matin à ruisseler de sueur et j’ai déjà le visage crevassé à force de m’essuyer(..) et tout cela parce que des connaissances ont eu à plaisir à faire les idiots et mettre de braves gens dans le pétrin. Si je sors, il y aura quelques os brisés,croyez-moi ! »

Il termine sa lettre par : »Je fais beaucoup de rêves, tous tendant à me convaincre que je suis à Turin, à me promener, en barque, ou dans la maison d’un ami, ou avec ma belle,mais déjà quelques instants avant de m’éveiller on dirait que je sens le poids des murs et des grilles,j’ouvre les yeux bel et bien convaincu de me trouver en prison comme la veille. Une chose étrange c’est qu’ici il n’y a pas de mouches. 

Assigné à trois ans de résidence forcée

« Chère Maria

Je ne sais pas si vous savez que je suis assigné à trois an de résidence forcée, je ne sais pas encore où.Je le saurai, je crois, et j’irai, dans une semaine.(..)Dis aux connaissances qui ont été relâchées que maintenant c’est à elles de me disculper,moi qui n’ai rien fait de plus que de les connaître. »(Rome 19 juillet 1935)

Le village de Brancaleone

Il arrive le 4 août à Brancaleone, en Calabre, menotté et encadré de deux carabiniers. Assigné à residence , Pavese n’a le droit,dans un premier temps, de correspondre qu’avec avec les membres de sa famille. Il doit se présenter chaque jour à la gendarmerie du village et ne peut sortir la nuit.Le voyage en chemin de fer est humiliant .

« Le voyage de deux jours avec les menottes et la valise, a été une entreprise de grand tourisme. Désormais le nom de notre famille est irrémédiablement compromis. La gare de Naples, la gare de Rome, j’ai traversé tout ça aux heures de pointe et il fallait voir comment les gens s’écartaient devant le sinistre trio. A Rome, une fillette va à la plage, demande à son père : « Papa, pourquoi ils ne font pas passer du courant électrique dans les menottes ? «  A Naples, j’y ai même été de ma petite chute sous la croix en dévalant sur les reins-avec menottes, valise et tout l’attirail- un escalier de la cour de la prison(…) Passé à Paestum en pleine nuit et donc même pas le plaisir de voir les temples grecs… Autres changements de train: à Sant’Eufemia et à Cantazaro .Un vrai plaisir. »

Brancaleone est un petit village de Calabre à l’extrême pointe de la botte italienne.

 »Je suis arrivé à Brancaleone le dimanche 4 dans l’après- midi et tous les habitants de la ville qui se promenaient devant la gare avaient l’air d’attendre le criminel qui, muni de menottes entre deux carabiniers, descendait d’un pas ferme, droit sur la mairie. Ici, j’ai trouvé des gens très accueillants. Des gens braves, habitués à pire, qui cherchent de toutes les manières à gagner ma sympathie et mon affection.(..)

On dit qu’ils sont sales par ici, c’est une légende. Ils sont cuits par le soleil. Les femmes se peignent dans la rue, mais en revanche, tout le monde se baigne.il y a beaucoup de cochons et les amphores se portent en équilibre sur la tête. »9 Aout 1935.

Pavese loge dans une maisonnette face à la mer.

« Ma chambre donne devant une petite cour, puis c’est le chemin de fer, puis la mer. Cinq ou six fois par jour(et la nuit) se renouvelle ainsi en moi la nostalgie, à suivre les trains qui passent. Complètement indifférent me laissent au contraire les vapeurs à l’horizon et la lune sur la mer avec toutes ses clartés qui me font penser uniquement au poisson frit. Tout ce que vous voudrez, la mer est une grande saloperie.(..) J’ai gardé dans mes poches certaines de mes poésies de cet hiver. L’une d’elles, intitulée Après, est ma seule compagne, car je ne pense à rien d’autre. Mais tout ça , vous, ça ne vous intéresse pas.

Saluez tout le monde. Je vous autorise à faire lire ma lettre aux amis. « 19 aout 1935.

Il demande sans cesse , du marc(grappa) ,du linge, de l’argent, un blaireau et surtout des bonnes pipes. Et surtout et d’abord des livres à sa sœur ou à son éditeur : » »Rappelle toi de toute façon que mes curiosités vont de l’exégèse biblique au roman policier, en passant par la poésie lyrique japonaise, les classiques italiens et les correspondances amoureuses. »

La pièce où il vécut à Brancaleone, reconstituée et devenue musée.

Il ne décolère pas d’avoir pris trois ans de résidence surveillée pour avoir rendu service à des amis,. Il écrit à Augusto Monti qui fut pendant trois ans son professeur d’italien , de latin et un modèle intellectuel.

»Comme je n’ai pas encore digéré ma rage et qu’elle augmente tous les jours, je manque de nécessaire détachement pour vous donner de mes nouvelles avec la sérénité voulue .

 Question d’aller, je ne vais pas très bien et j’irai plus mal encore au cours de l’hiver qu’on dit ici venteux, humide, rébarbatif. Vous savez comme je hais la mer ; j’aime nager mais le Pô faisait mieux mon affaire .» 11 septembre 1935.

UN SALE HIVER

Le 29 octobre 1935, il rédige une longue lettre à sa sœur Maria qui témoigne de sa lassitude et de son exaspération. «  Je me casse la tête à chercher quelles sont les petites choses que vous voulez savoir, et je ne les trouve pas.Les cafards?Je vous les ai écrits.Les sous?Je vous les ai écrits.Comment je mange?Je vous l’ai écrit. Combien je dépense par jour ? Je vous l’ai écrit. Ce que je fais toute la journée ? Je vous l’ai écrit. Combien de temps je compte rester?Je vous l’ai écrit. Si je dors ou non ? Je vous l’ai écrit.. »

Avec la venue du mauvais temps, le moral de Pavese baisse, d’autant que ses crises d’asthme se multiplient. « Ce qui me donne des douleurs d’estomac, c’est de me nourrir le soir avec des amuse-gueule(saucisson,châtaignes,pain et miel) et de me lever la nuit au froid pour faire de la fumée*.  »20 novembre 1935

*Il parle d’un poêle rudimentaire qui ressemble plutôt à un brasero.

« L ‘hiver a maintenant commencé sous forme de pluies, de vents torrentiels et d’humidités nocturnes qui pour mon asthme sont comme un nuage de poivre. Voilà qui est vraiment pénible car, le sommeil étant ici l’unique passe-temps qui n’exaspère pas, le sentir coupé toutes les nuits, multiplie par x la durée de l’exil(..) Je fais des poésie sans goût, et sans appétit et je m’aperçois que le métier de poète ne sert même pas à tuer le temps..()..) La mer est déjà antipathique l’été ,l ‘hiver, est vraiment innommable: au bord, toute jaune de sable remué ; au large, un vert tout tendre qui vous met en rage. Et dire que c’est celle d’Ulysse :j e vous laisse à penser les autres. »27 novembre 1935.

Battistina Tizzardo(dite Tina) , dont Pavese fut amoureux. Militante communiste arrêtée en 1927 et condamnée à un an de réclusion.

Il arrive parfois qu’une lettre de Pavese soit celle qu’il appelle « une lettre de sérénité ». En voici une :

« Les gens de ces parages ont un tact et une courtoisie qui souffrent une seule explication:ici, autrefois, la civilisation était grecque. Même les femmes qui, en me voyant étendu dans un champ comme un mort, s’écrient: »Este u’confinatu »,le font avec une telle cadence hellénique que je m’imagine être Ibycos et j’en suis content. Ibycos, si cela vous intéresse, est unn poète choral du VI° siècle avant J.-C. , né précisément ici dans le Reggino(..) Cela fait plaisir de lire la poésie grecque sur une terre où, à part les infiltrations médiévales, tout rappelle les temps où les jeunes filles plaisantaient leur amphore sur la tête et revenaient à la maison d’un pas aérien(..) Les couleurs de la campagne sont grecques.Roches jaunes et rouges ,vert clair des figuiers et des agaves, rose des oléandres et des géraniums, en bouquets partout, dans les champs et le long de la voie ferrée, et collines pelées brun-olive .»

Le 12 mars 1936,Pavese,livré à des humeurs en dents de scie, pète les plombs et malmène sa sœur Maria, qui se montre d’un dévouement admirable.

« Vous êtes une bande de jean-foutres.(..) Quand finirez-vous de faire comme si vous ne saviez pas que je demande des nouvelles,des nouvelles, des nouvelles, et une carte signée de d* ? Depuis un moi, tout ce que je demande, c’est ça.

Le confinement n’est rien.Ce sont ses parents qui obligent un homme à y laisser sa peau.

Je vous souhaite un bon chancre à tous. »

C’est sa dernière lettre de Brancaleone.

LIBÉRÉ !

Le 13 mars, Pavese obtient une remise de peine.Il l’avait demandée deux fois: une fois à Mussolini, l’autre fois au Ministère de la Justice.

Il arrive à Turin le 19 mars.Il aura passé plus de onze mois en détention et assigné à résidence. L’évènement littéraire peut-être le plus important de cette période douloureuse reste sans doute le début de la rédaction de son journal « Le métier de vivre ».

Photos signalétiques pour l’assignation à résidence.

Commencé le 6 octobre  1936 il tiendra ce journal jusqu’ au 18 août 1950. Il se suicidera le 27 dans une chambre de l’hôtel Roma à Turin. Dans ce journal , à la fois, lieu de confession et atelier de l ‘écrivain, Pavese analyse ses difficultés d’écrivain, ses mais ne cache rien de ses inquiétudes ses anxiétés,ses déceptions, sa mission de poète comme de prosateur, il ne cache pas combien sa célébrité soudaine l’encombre.Il analyse ses lectures, revient sans cesse vers son retour vers la Nature ,ces collines autour de Turin si importantes.Il interroge inlassablement le sens même de son « métier d’écrire » mais aussi expose à nu sa sexualité , ne cache rien de son masochisme,de ses déprimes, ni ce qu’il pense des amis, des femmes aimées, de son attachement viscéral aux collines (qui restent comme un paradis perdu)et aux personnages de son enfance qui hanteront son dernier texte « La lune et les feux ».

Il n’a caché qu’une chose à Maria :ce que lui inspire la guerre, la politique italienne; tout ceci consigné dans un « Carnet secret », dont la publication en…. 1990 a déclenché un malaise et pas mal de perplexité dans les journaux italiens car on y découvre des déclarations « nationalistes » ambiguës. De plus, il s’en prend aux intellectuels antifascistes comme des « femmelettes sans courage » exprime son amour de l’ordre et de la discipline en lien avec les allemands.. C’est d’autant plus étrange que Pavese prendra sa carte du Parti Communiste le 10 novembre 1945.Opportunisme  de sa part? Le cas est difficile à trancher . L’inscription au PCI de Pavese en novembre 1945 et ses engagements dans le « débat culturel » de l’époque ne semblent pas avoir été faciles pour lui. Alors qu’il était déjà très en vue de par sa fonction chez le grande éditeur Einaudi, son récit « Le camarade » publié en juin 1947 , sorte de gage donné aux Communistes, n’a pas désarmé ceux qui le contestaient à la direction du Parti et l’a rappelé à l’ordre.

*Lex extraits de lettres donnés viennent du volume « Lettres »-1924-1960 , éditions Gallimard, traductions de Gilbert Moget.

Par ailleurs, j’ai emprunté beaucoup d’informations dans le « Quarto » Gallimard , « Œuvres », volume riche, qui bénéficie de nouvelles traductions et une version non expurgée du « Métier de vivre » . Préface de Martin Rueff. Nombreuses photographies, notes et commentaires . Édition incontournable.

La terrasse de Ploubazlanec

1er Juin 2013

La marée monte. De la terrasse qui domine la baie de Paimpol le ruissellement d’eau devient gargouillis .Deux barques pourrissent sur des algues couvertes de mouches. Les toits d’ardoise brillent, ternissent, brillent à nouveau ; à onze heures, quand je m’assois pour lire le journal les lattes de bois du banc sont déjà tièdes. Soudain un coup de vent, les glycines essorées par les rafales puis le silence, l’immobilité, le recueillement, des mouvements si légers dans les feuillages comme une dilatation imperceptible du monde du jardin, les raisons d’être là, la lumière de la vie, tous les mouvements secrets du quartier sont perceptibles .

Dans ce pays breton, on se dit que le temps est toujours comme il faut, et qu’après un coup de vent on revit .

Le soir, le silence s’agrandit sur la baie et court en reflets le long des barques.Il y a alors le songe de ceux à qui on ne pensait plus depuis longtemps, ils reviennent fatigués, ces disparus de nos vies, ils se rapprochent, dans leur douloureux abandon, ils ont sauvé une part de notre jeunesse. Ensuite, il ne reste plus que l’alternance de la pluie et du soleil, ou bien la baie, quand la mer se retire , la baie ressemble à une rizière morte et un mince ruisseau en son milieu. Soudain, densité orageuse,insectes, un gros chat noir poussiéreux se faufile entre les hortensias.

2 juin.

Logé dans la spirale du temps, chauffé à blanc cette terrasse de plein midi tu dors ta vie. Avec la venue des nuées orageuses l’arrivée des amis(tous venus des métiers du théâtre) pour le dîner dans le chahut et les claquements de portières vient le moment qui précède les apparitions. Les pas des dieux en sandalette, si légers, sur le chemin, mais en plein milieu du dîner, il y a de lâches silences.. Ce qui s’éloigne, ce qui revient ce qui murmure, ce qui enfin réapparaît du creux de la nuit, quand les invités sont partis, c’est une odeur d’oreiller froissé , de cloison humide, de lumière du crépuscule gardée dans la chambre, et le bras de Constance chemine dans ton sommeil comme une étroite route de campagne trop blanche.

Un nouveau matin, encore un matin, encore un, la tasse de café ,le soleil soudain devient une tache claire diluée sur la tôle peinte en gros bleu de la table . Onze heures, le chat poussiéreux revient, une toile d’araignée dans les moustaches. Plus tard de rares lignes d’écume signalent les rochers sur la droite. apparaissent quelques nuages, ils s’éloignent et deviennent des fumées suspendues. Personne n’a aussi bien observé et décrit les nuages que Hugo à Guernesey..

Ce soir je relis « Une nouvelle histoire de Mouchette » de Bernanos. Impression que le monde qu’il décrit a disparu sur les routes de l’exode en Mai et Juin 40:les carrioles avec des matelas roulés, les cuvettes émaillées, les brocs, la huche à pain,la soupière, des napperons, c’était comme si ces pauvres gens jetés sur les routes n’étaient jamais revenus .Dans quel grenier du pays se sont-ils réfugiés pour ne jamais revenir ?

Je repense à ce prêtre défroqué qui n’allait plus à l’église, le dimanche il célébrait la messe sur une terrasse face à la mer.   Il étalait avec soin une nappe blanche sur une table assez longue, lissant le coton avec la paume de ses mains, il posait un verre à pied empli de vin de Bordeaux prenait un morceau de pain dans la corbeille, et le brandissait à des deux mains comme on élève une hostie.Il murmurait et priait. Un soir, l’eau sombre de la baie clapotait autour de lui,il ôta ses mocassins.

Derrière le treillis de bois peint en blanc, avec un peu de glycine entre les lattes, mince cloison qui me sépare de la maison voisine, j’entends le couple de vacanciers qui dînent, bavardent dans une sorte de mélodie paisible et familière puis l’un d’eux s’étrangle, hoquette, et fracas comme si un corps et une chaise tombaient, emportant la nappe avec la vaisselle dessus. Puis après un silence absolu, quelques débris de verre qui tintent, les voix reprennent, dans leur musique et leurs pépiements ordinaires.

Souvent, à midi, dans la pleine réverbération de la folle lumière sur les grandes dalles de la terrasse, je me dis : quel merveilleux théâtre antique devant la baie où la mer pétille, ce plein midi,cette flambée pour des Dieux sur toute l’étendue de la Baie.. Et nous sommes là ,avec notre paresse, avec notre petite table de tôle, des chaises pliantes, à remplir les mots croisés de Ouest-France, un plat de langoustines en inox posé sur le banc ; oui nous sommes des figurants cherchant un rôle venus par hasard devant cette baie de Paimpol, suspendus entre eau et ciel. Nous décortiquons les langoustines au milieu d’oiseaux gracieux dont les petites pattes crissent dans la gouttière.

Quand je relis ces notes , aujourd’hui 12 février 2024, je revois cette grande terrasse face à la mer. Pendant des après-midi entiers, de ma chaise longue, j’ai observé ce qui flambe : ce bleu pâle qui miroite dans la baie, et j’ai attendu dans cette semi somnolence des siestes ,La Vision. Esprit languissant, faisant semblant de lire Ouest-France, j’ai donc attendu qu’un cortège de Dieux et de Déesses surgissent des eaux de la baie et avancent en procession vers cette terrasse. Je les voyais venir de la substance même de la baie, dans leurs longs plis immaculés de linge blanc, venus tout droit d’un sanctuaire de l’Hellade! Leurs nobles invocations, sur ma terrasse j’en attendais moins des révélations sur l’éternel mystère de notre passage sur terre, que la libération d’une parole puissante, joyeuse, sacrée, qui dépasse les mornes infirmités de la langue de ma génération. J’attendais la mystérieuse délivrance d’une langue qui nous permettrait de nous arranger de la place que nous occupions sans aucune arrière-pensée ni amertume. Oui, une langue Autre qui soit vraiment celle des Dieux dans sa hauteur sacrée. Mais je n’avais que mes tendres invités débarqués vers sept heures du soir, et leurs bavardages farfelus et leurs souvenirs de théâtre et de coulisses, et le parfum vert des jeunes femmes qui arrivaient. Je me souviens de celle, assez garçonne, qui avait l’habitude de s’appuyer sur la treille comme si elle voulait s’épauler contre le vent et qui refusait de parler .

Je quittais cette terrasse, à la fin de chaque été, je fermais les volets de la maison un peu déçu que le miracle n’ait pas eu lieu.

De nouveau sur les routes bretonnes

Depuis quelques jours, l’air redevient doux dans cette Bretagne , les jours rallongent , les cafés replacent des tables en terrasse. Dans une allée, vers l’estuaire de la Rance, un mimosa gigantesque éclate de ses mouchetures d’un jaune acide. Je prends la voiture et file le long des routes bocagères qui mènent de Cancale à Dol et Combourg. Ces champs et ces plages sont dominées par un ciel léger, plus haut, large, avec quelques lignes entrecroisées, crayeuses, de long courriers qui forment une géométrie au crépuscule . Les champs , quelques vallons, une ligne de saules ou une allée de chênes coupent le paysage plat des marais .Des éclaircies sur la cathédrale de Dol. Talus ,clôtures, herbes, vagues, bêtes, bois, fermes isolées, fossés, abbaye, filent dans le rétroviseur…

Vers la Pointe du Grouin approchent des vagues lentes, calmes, régulières, d’un vert adouci, mais plus de grondements nocturnes, de blocs d’abîme, finies les grandes lessives d’écume qui se répandaient sur les digues , blanchissaient la côte et ses récifs.

Le vent qui soufflait des jours entiers est tombé . La nuit descend désormais avec lenteur sur ce paysage d’eau avec des petits remous. Le long hiver de grisaille s’éloigne.

Je redécouvre ça : ce monde pastoral, archaïque, immuable, paisible, universel, ce monde virgilien que j’avais oublié .Il redonne confiance, la vie, flux et reflux, fine allégresse du printemps qui revient et court sur les routes de campagne et nous ressaisit dans son cycle . « Tout est là »,je me répète bêtement, « tout est là, tout est donné ».