La terrasse de Ploubazlanec

1er Juin 2013

La marée monte. De la terrasse qui domine la baie de Paimpol le ruissellement d’eau devient gargouillis .Deux barques pourrissent sur des algues couvertes de mouches. Les toits d’ardoise brillent, ternissent, brillent à nouveau ; à onze heures, quand je m’assois pour lire le journal les lattes de bois du banc sont déjà tièdes. Soudain un coup de vent, les glycines essorées par les rafales puis le silence, l’immobilité, le recueillement, des mouvements si légers dans les feuillages comme une dilatation imperceptible du monde du jardin, les raisons d’être là, la lumière de la vie, tous les mouvements secrets du quartier sont perceptibles .

Dans ce pays breton, on se dit que le temps est toujours comme il faut, et qu’après un coup de vent on revit .

Le soir, le silence s’agrandit sur la baie et court en reflets le long des barques.Il y a alors le songe de ceux à qui on ne pensait plus depuis longtemps, ils reviennent fatigués, ces disparus de nos vies, ils se rapprochent, dans leur douloureux abandon, ils ont sauvé une part de notre jeunesse. Ensuite, il ne reste plus que l’alternance de la pluie et du soleil, ou bien la baie, quand la mer se retire , la baie ressemble à une rizière morte et un mince ruisseau en son milieu. Soudain, densité orageuse,insectes, un gros chat noir poussiéreux se faufile entre les hortensias.

2 juin.

Logé dans la spirale du temps, chauffé à blanc cette terrasse de plein midi tu dors ta vie. Avec la venue des nuées orageuses l’arrivée des amis(tous venus des métiers du théâtre) pour le dîner dans le chahut et les claquements de portières vient le moment qui précède les apparitions. Les pas des dieux en sandalette, si légers, sur le chemin, mais en plein milieu du dîner, il y a de lâches silences.. Ce qui s’éloigne, ce qui revient ce qui murmure, ce qui enfin réapparaît du creux de la nuit, quand les invités sont partis, c’est une odeur d’oreiller froissé , de cloison humide, de lumière du crépuscule gardée dans la chambre, et le bras de Constance chemine dans ton sommeil comme une étroite route de campagne trop blanche.

Un nouveau matin, encore un matin, encore un, la tasse de café ,le soleil soudain devient une tache claire diluée sur la tôle peinte en gros bleu de la table . Onze heures, le chat poussiéreux revient, une toile d’araignée dans les moustaches. Plus tard de rares lignes d’écume signalent les rochers sur la droite. apparaissent quelques nuages, ils s’éloignent et deviennent des fumées suspendues. Personne n’a aussi bien observé et décrit les nuages que Hugo à Guernesey..

Ce soir je relis « Une nouvelle histoire de Mouchette » de Bernanos. Impression que le monde qu’il décrit a disparu sur les routes de l’exode en Mai et Juin 40:les carrioles avec des matelas roulés, les cuvettes émaillées, les brocs, la huche à pain,la soupière, des napperons, c’était comme si ces pauvres gens jetés sur les routes n’étaient jamais revenus .Dans quel grenier du pays se sont-ils réfugiés pour ne jamais revenir ?

Je repense à ce prêtre défroqué qui n’allait plus à l’église, le dimanche il célébrait la messe sur une terrasse face à la mer.   Il étalait avec soin une nappe blanche sur une table assez longue, lissant le coton avec la paume de ses mains, il posait un verre à pied empli de vin de Bordeaux prenait un morceau de pain dans la corbeille, et le brandissait à des deux mains comme on élève une hostie.Il murmurait et priait. Un soir, l’eau sombre de la baie clapotait autour de lui,il ôta ses mocassins.

Derrière le treillis de bois peint en blanc, avec un peu de glycine entre les lattes, mince cloison qui me sépare de la maison voisine, j’entends le couple de vacanciers qui dînent, bavardent dans une sorte de mélodie paisible et familière puis l’un d’eux s’étrangle, hoquette, et fracas comme si un corps et une chaise tombaient, emportant la nappe avec la vaisselle dessus. Puis après un silence absolu, quelques débris de verre qui tintent, les voix reprennent, dans leur musique et leurs pépiements ordinaires.

Souvent, à midi, dans la pleine réverbération de la folle lumière sur les grandes dalles de la terrasse, je me dis : quel merveilleux théâtre antique devant la baie où la mer pétille, ce plein midi,cette flambée pour des Dieux sur toute l’étendue de la Baie.. Et nous sommes là ,avec notre paresse, avec notre petite table de tôle, des chaises pliantes, à remplir les mots croisés de Ouest-France, un plat de langoustines en inox posé sur le banc ; oui nous sommes des figurants cherchant un rôle venus par hasard devant cette baie de Paimpol, suspendus entre eau et ciel. Nous décortiquons les langoustines au milieu d’oiseaux gracieux dont les petites pattes crissent dans la gouttière.

Quand je relis ces notes , aujourd’hui 12 février 2024, je revois cette grande terrasse face à la mer. Pendant des après-midi entiers, de ma chaise longue, j’ai observé ce qui flambe : ce bleu pâle qui miroite dans la baie, et j’ai attendu dans cette semi somnolence des siestes ,La Vision. Esprit languissant, faisant semblant de lire Ouest-France, j’ai donc attendu qu’un cortège de Dieux et de Déesses surgissent des eaux de la baie et avancent en procession vers cette terrasse. Je les voyais venir de la substance même de la baie, dans leurs longs plis immaculés de linge blanc, venus tout droit d’un sanctuaire de l’Hellade! Leurs nobles invocations, sur ma terrasse j’en attendais moins des révélations sur l’éternel mystère de notre passage sur terre, que la libération d’une parole puissante, joyeuse, sacrée, qui dépasse les mornes infirmités de la langue de ma génération. J’attendais la mystérieuse délivrance d’une langue qui nous permettrait de nous arranger de la place que nous occupions sans aucune arrière-pensée ni amertume. Oui, une langue Autre qui soit vraiment celle des Dieux dans sa hauteur sacrée. Mais je n’avais que mes tendres invités débarqués vers sept heures du soir, et leurs bavardages farfelus et leurs souvenirs de théâtre et de coulisses, et le parfum vert des jeunes femmes qui arrivaient. Je me souviens de celle, assez garçonne, qui avait l’habitude de s’appuyer sur la treille comme si elle voulait s’épauler contre le vent et qui refusait de parler .

Je quittais cette terrasse, à la fin de chaque été, je fermais les volets de la maison un peu déçu que le miracle n’ait pas eu lieu.

8 réflexions sur “La terrasse de Ploubazlanec

  1. Nous sommes devenus un lieu de vacances. Comment un tel lieu peut-il avoir une âme ? Entraines par la vieillesse de nos anciens, qui vieillissaient à l’ancienne,nous nous sommes bercés de l’illusion que cette Bretagne continuait. Le choc avec la modernité n’en fut que plus grand. C’est vers 1970 qu’apparaissent les premiers epahd. On parle encore alors de Maisons de Retraite… La cassure est là.             MC

    J’aime

  2. Je croyais jusqu’à vous lire que c’était 1990, le vrai lancement des EHPAD.

    Ceux qui ont créé ce système, se sont nourris sur la bête, ne vieillissent pas en EHPAD. J’en ai la certitude. C’est donc bien qu’ils saisissent l’horreur de la chose.

    J’aime

  3. Disons qu’ils ne s’appelaient pas EPAHD. Après, que le principe et les défauts en aient été les mêmes , il faudrait voir au cas par cas. Ma Grand-mère est morte dans une maison de cette espèce. Rien d’autre qu’une « belle fin ». Le cœur. (La mort brutale n’a pourtant pas bonne presse!) Et pas de problème avec le personnel.

    J’aime

  4. A partir du moment où ils interfèrent avec la manière bernanosienne d’appréhender le monde, et peut-être la supplantent, je ne peux pas ne pas en parler, Paul Edel!

    J’aime

  5. Le mot est peut-être fâcheux et mal employé. Néanmoins, il correspond à une manière différente d’appréhender la vieillesse. On ne finit plus au Paradis ou en Enfer, mais en maison! Et par là, plus d’enjeu spirituel.      MC

    J’aime

Laisser un commentaire