Avant que se termine l’année 2024, je voudrais rappeler que « La montagne magique » de Thomas Mann a été publiée il y a exactement cent ans. J’ai déjà longuement écrit sur ce blog la richesse thématique de ce roman d’initiation si riche, si foisonnant, qui parle de notre Europe .
Pour fêter ce centenaire, je donne deux extraits. Puisse-t-il donner à quelqu’un l’envie d’ouvrir ce roman qui, je le signale, bénéficie d’une nouvelle traduction tout à fait remarquable de Claire de Oliveira. Cette traduction vient de sortir en Livre de Poche. Elle comporte des annotations abondantes et une magistrale postface. Thomas Mann lui même a défini ainsi son roman devant les étudiants de Princeton: « J’ai voulu narrer un jeu satirique, le conflit comique entre des aventures macabres et la décembre bourgeoise. »
Thomas Mann à Davos en 1921
Extraits:
« Je suis ici, depuis assez longtemps, depuis des jours et des années, je ne sais pas exactement depuis quand, mais depuis des années de vie, c’est pourquoi j’ai parlé de « vie » et je reviendrai tout à l’heure sur le destin. Mon cousin, auquel je voulais rendre une petite visite, un militaire plein de braves et de loyales intentions, ce qui ne lui a servi de rien, est mort, m’a été enlevé, et moi, je suis toujours ici. Je n’étais pas militaire, j’avais une profession civile, une profession solide et raisonnable qui contribue, paraît-il, à la solidarité internationale, mais je n’y ai jamais été particulièrement attaché, je vous le confie, et cela pour des raisons dont je ne peux rien dire, sauf qu’elles demeurent obscures. Elles touchent aux origines de mes sentiments (…) pour Clawdia Chauchat (…) depuis que j’ai rencontré pour la première fois ses yeux et qu’ils ont eu (…) déraisonnablement raison de moi. C’est pour l’amour d’elle et en défiant Settembrini, que je me suis soumis au principe de la déraison, au principe génial de la maladie auquel j’étais, il est vrai, assujetti depuis toujours, et je suis demeuré ici, je ne sais plus exactement depuis quand. Car j’ai tout oublié, et rompu avec tout, avec mes parents et ma profession en pays plat et avec toutes mes espérances, (…) de sorte que, je suis définitivement perdu pour le pays plat et qu’aux yeux de ses habitants je suis autant dire mort. »
« Il se peut que le vide et la monotonie dilatent l’instant et l’heure en les rendant interminables, tandis qu’ils abrègent les grandes, les énormes masses de temps, et les font se volatiliser jusqu’à les réduire à néant. À l’inverse, un contenu riche et intéressant est sans doute en mesure d’écourter et d’alléger une heure, voire une journée ; cependant, sur une grande échelle, il confère au cours du temps de l’ampleur, du poids et de la solidité, si bien que les années mouvementées passent bien plus lentement que ces années pauvres, vides et légères qui, emportées par le vent, se dissipent. L’ennui infini, comme on dit, n’est donc en fait qu’un abrègement pathologique du temps, ayant pour source la monotonie. Si rien n’interrompt le train-train, de grands laps de temps diminuent d’une façon qui nous donne un coup au cœur ; chaque journée étant comme les autres, tous les jours semblent n’en faire qu’un ; si l’uniformité était totale, la vie la plus longue serait perçue comme fort brève et s’éclipserait sans crier gare. L’habitude endort notre sens du temps ou du moins l’affaiblit, et c’est sûrement aussi à cause d’elle que nos années de jeunesse sont vécues comme lentes, tandis que la suite de la vie se précipite et s’envole. Introduire des changements d’habitudes et des renouvellements est, on le sait bien, le seul moyen de se maintenir en vie, de réactiver son sens du temps, de rajeunir, renforcer et ralentir notre vécu du temps, et, ce faisant, de restaurer toute notre joie de vivre.«
Le 28 décembre 1900, Anton Tchekhov se repose à Nice. Il vient de publier une des plus belles nouvelles qui existe au monde « La dame au petit chien » . Deux ans auparavant, il a connu le triomphe de « La mouette » auprès du public. Un an auparavant , il a commencé sa liaison avec la comédienne Olga Knipper qu’il épousera le 25 mai 1901. Pour l’instant il écrit ceci à Olga :
« 28 décembre 1900.
Imagine quelle horreur,mon toutou chéri ! On m’annonce à l’instant qu’un certain monsieur me demande à la réception.Je descends, je vois un vieillard qui se présente de la manière suivante : Tchertkov. Il a entre les mains une pile de lettres. Il apparaît que toutes celles-ci m’étaient adressées et qu’il les recevait à ma place parce que son nom ressemble au mien.L’un des tiennes (il y en avait trois en tout-les trois premières) était décachetée. De quel droit ? Manifestement, il faudra à l’avenir rédiger les enveloppes de la manière suivante : Monsieur Antoine Tchekhoff, 9 rue Gounod(ou Pension russe), Nice. Mais il faudra impérativement ajouter Antoine,sinon je recevrai tes lettres dix ou à quinze jours après leur envoi.
(..) Merci de ce que tu me dis de Tolstoï* Nous avons ici Chekthel**, en provenance de Moscou.Il a gagné à la roulette un paquet de tous les diables ,et il repart demain.Vladimir Nemirovitch*** est ici avec son épouse.Elle paraît tellement banale ici, à coté des autres femmes, on dirait une marchande de Serpoukhov. Elle achète n’importe quoi et tout, soi-disant au prix le plus bas.Je trouve dommage qu’il soit avec elle.Lui, comme à l’accoutumée, est un brave homme, avec lequel on ne s’ennuie pas.
Il faisait froid ,maintenant il fait chaud , on se promène en manteau d’été.J’ai gagné cinq cents francs à la roulette.Tu permets que je joue,mon cœur ? (..)
Olga Knipper et Tchekhov
Beaucoup de dames prennent leur repas avec moi,parmi elles des Moscovites,mais je ne desserre pas les dents.Je suis là, renfrogné, me taire et je mange obstinément ou alors je pense à toi. Les Moscovites glissent à tout bout de champ des propos sur le théâtre,désireuses, visiblement , de m’attirer dans leur conversation,mais je me tais et mange. Je trouve très agréable d’entendre, par moments, dire du bien de toi.Cela arrive très souvent, figure-toi. On prétend que tu es une bonne actrice. Eh bien, bébé,porte toi bien et sois heureuse. Je suis à toi ! Prends-moi et mange moi avec du vinaigre et de l’huile d’olive. Je t’embrasse fort
Ton Antoine »
* Dans une précédente lettre Olga notait : « Tolstoï est venu à la soirée Tchekhov et il a ri à tomber par terre.Cela lui a beaucoup plu. «
** Chekthel fut un des illustrateurs préférés de Tchekhov
***Vladimir Nemirovitch, dramaturge, metteur en scène fut le cofondateur avec Stanislavki du Théâtre d’Art de Moscou .Il a mis en scène -avec Stanislavski –La mouette, Oncle Vania, Les trois sœurs, et La Cerisaie. Tchekhov appréciait ses jugements.
Voilà ce qu’écrit Flaubert la veille de Noel à sa maitresse Louise Colet dans un de ces rares moments où ,dans le chantier de « Madame Bovary » si épuisant( ce roman l’occupera cinq ans ) il se sent pour une fois heureux d ‘écrire.
Gravure de Rodolphe et Emma Bovary. Leur rencontre pendant le Comice agricole. Dessin d’Albert Fourié de 1885
À LOUISE COLET [Croisset, 23 décembre 1853.]nuit de vendredi, 2 h.
« Il faut t’aimer pour t’écrire ce soir, car je suis épuisé. J’ai un casque de fer sur le crâne. Depuis 2 h de l’après-midi (sauf 25 minutes à peu près pour dîner), j’écris de la Bovary. Je suis à leur Baisade,* en plein, au milieu. On sue et on a la gorge serrée. Voilà une des rares journées de ma vie que j’ai passée dans l’Illusion, complètement, et depuis un bout jusqu’à l’autre. Tantôt, à six heures, au moment où j’écrivais le mot attaque de nerfs, j’étais si emporté, je gueulais si fort, et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j’ai eu peur moi-même d’en avoir une. Je me suis levé de ma table et j’ai ouvert la fenêtre pour me calmer. La tête me tournait. J’ai à présent de grandes douleurs dans les genoux, dans le dos et à la tête. Je suis comme un homme qui a trop foutu (pardon de l’expression), c’est-à-dire en une sorte de lassitude pleine d’enivrement. – Et puisque je suis dans l’amour, il est bien juste que je ne m’endorme pas sans t’envoyer une caresse, un baiser, et toutes les pensées qui me restent.
Cela sera-t-il bon ? Je n’en sais rien (je me hâte un peu pour montrer à B. [Bouilhet] un ensemble quand il va venir). Ce qu’il y a de sûr, c’est que ça marche vivement depuis une huitaine. Que cela continue ! car je suis fatigué de mes lenteurs ! Mais je redoute le réveil, les désillusions des pages recopiées ! N’importe, bien ou mal, c’est une délicieuse chose que d’écrire ! que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour. – Est-ce orgueil ? ou piété ? est-ce le débordement niais d’une satisfaction de soi-même exagérée, ou bien un vague et noble instinct de Religion, mais quand je rumine, après les avoir subies, ces jouissances-là, je serais tenté de faire une prière de remerciement au Bon Dieu, si je savais qu’il pût m’entendre. – Qu’il soit donc béni pour ne pas m’avoir fait naître marchand de coton, vaudevilliste, homme d’esprit, etc. ! Chantons Apollon comme aux premiers jours ! aspirons à pleins poumons le grand air froid du Parnasse, frappons sur nos guitares et nos cymbales, et tournons comme des derviches dans l’éternel brouhaha des Formes et des Idées :« Qu’importe à mon orgueil qu’un vain peuple m’encense…»
Louise Colet
Ceci doit être un vers de Mr de Voltaire, quelque part, je ne sais où. Mais voilà ce qu’il faut se dire. J’attends La Servante avec impatience. – Ah oui ! va, pauvre Muse, tu as bien raison : « Si j’étais riche, tous ces gens-là baiseraient mes souliers. » Pas même tes souliers, mais la trace, l’ombre ! Tel est le courant des choses. Pour faire de la littérature étant femme, il faut avoir été passée dans l’eau du Styx. – Quant aux offres de Du C. [Camp] relativement à Me Biard, il y a entre les hommes une sorte de pacte fraternel et tacite qui les oblige à être maquereaux les uns des autres. Pour ma part je n’y ai jamais manqué. On reconnaît à cela la bonne éducation, le gentleman. – Mais si j’étais directeur d’une Revue, je serais peu gentleman. Au reste les articles de la mère B. [Biard] ne sont pas pires que d’autres. Tout se vaut au-dessous d’un certain niveau comme au-dessus. Quant à toi, si tu leur envoyais quelque chose, je suis sûr qu’ils l’accepteraient, à moins que ce ne soit un parti pris de t’écarter complètement, ce qui se peut ? Il faudrait pour cela renouer avec le D. [Du Camp]. – Et c’est un homme à ne pas voir, je crois. Cette locution que j’emploie ouvre la porte à toutes les hypothèses. Ce malheureux garçon est un de ces sujets auxquels je ne veux pas penser. Je l’aime encore au fond, mais il m’a tellement irrité, repoussé, nié, et fait de si odieuses crasses que c’est pour moi « comme s’il était déjà mort », ainsi que dit le duc Alphonse à Me Lucrezia.
Je ne sais aucun détail lubrique touchant la Sylphide qui, à ce qu’il paraît, a été fortement touchée (et branlée peut-être ?). B. [Bouilhet] ne m’a écrit dans ces derniers temps que des lettres fort courtes. J’avais toujours jugé ladite une gaillarde chaude, et je ne me suis pas trompé. Mais elle a l’air de mener ça bien, rondement, cavalièrement. Tant mieux ! Cette femme est rouée. Elle connaît le monde, elle pourra ouvrir à B. [Bouilhet] des horizons nouveaux. Piètres horizons ! il est vrai, mais enfin ne faut-il pas connaître tous les appartements du cœur et du corps social, depuis la cave jusqu’au grenier. – Et même ne pas oublier les latrines, et surtout ne pas oublier les latrines ! Il s’y élabore une chimie merveilleuse, il s’y fait des décompositions fécondantes. – Qui sait à quels sucs d’excréments nous devons le parfum des roses et la saveur des melons ? A-t-on compté tout ce qu’il faut de bassesses contemplées pour constituer une grandeur d’âme ? tout ce qu’il faut avoir avalé de miasmes écœurants, subi de chagrins, enduré de supplices, pour écrire une bonne page ? Nous sommes cela, nous autres, des vidangeurs et des jardiniers. Nous tirons des putréfactions de l’humanité des délectations pour elle-même. Nous distillons dans faisons pousser des bannettes de fleurs sur ses misères étalées. Le Fait se distille dans la Forme et monte en haut, comme un pur encens de l’Esprit vers l’Éternel, l’immuable, l’absolu, l’idéal.
J’ai bien vu le père Roger passer dans la rue avec sa redingotte et son chien. Pauvre bonhomme, comme il se doute peu ! As-tu songé quelquefois à cette quantité de femmes qui ont des amants, à ces quantités d’hommes qui ont des maîtresses, à tous ces ménages sous les autres ménages ? Que de mensonges cela suppose, que de manœuvres et de trahisons et de larmes et d’angoisses ! – C’est de tout cela que ressort le grotesque ; et le tragique aussi ! L’un et l’autre ne sont que le même masque qui recouvre le même néant, et la Fantaisie rit au milieu, comme une rangée de dents blanches, au-dessus du bavolet noir. –
Adieu, chère bonne Muse ; de t’écrire m’a [fait] passer mon mal au front. Je le mets sous tes lèvres et vais me coucher. »
Gustave Flaubert
* »La baisade » dont il est question fait allusion aux amours d’Emma Bovary et de Rodolphe qui occupent les chapitres VIII ,IX et X de la deuxième partie du roman.
Voici le passage auquel Flaubert fait allusion dans sa lettre:
« Ils arrivèrent à un endroit plus large, où l’on avait abattu des baliveaux. Ils s’assirent sur un tronc d’arbre renversé, et Rodolphe se mit à lui parler de son amour. […] Et il allongeait son bras et lui en entourait la taille. Elle tâchait de se dégager mollement. Il la soutenait ainsi, en marchant. Mais ils entendirent les deux chevaux qui broutaient le feuillage. — Oh ! encore, dit Rodolphe. Ne partons pas ! Restez ! Il l’entraîna plus loin, autour d’un petit étang, où des lentilles d’eau faisaient une verdure sur les ondes. Des nénuphars flétris se tenaient immobiles entre les joncs. Au bruit de leurs pas dans l’herbe, des grenouilles sautaient pour se cacher. — J’ai tort, j’ai tort, disait-elle. Je suis folle de vous entendre. — Pourquoi ?… Emma ! Emma ! — Oh ! Rodolphe !… fit lentement la jeune femme en se penchant sur son épaule. Le drap de sa robe s’accrochait au velours de l’habit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir ; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna. »
Les nuages viennent souvent de la mer le matin. Alors je m’installe sur la terrasse avec une montagne de paperasses et un bol de café noir. Et là, tout un suçotant une biscotte et sa gelée de groseille, je consulte et revisite ma documentation sur la vie et les amours de Kafka. Parfois je lève la tête , la baie est une étendue de mercure et ressemble à un lac à l’abandon . J’entends le grincement du lit que pousse la femme de ménage au premier quand elle passe le balai.. Je replonge dans les papiers froissés en me demandant pourquoi j’ai choisi d’écrire cet essai sur Kafka ,
cet angoissé avec ses lettres pathétiques toutes en suppositions, hypothèses ,avertissements, aveux et rétractations, insincérités, ruses, digressions, cherchant sans cesse a établir des contacts pour mieux les disloquer, et qui vit le coït comme un châtiment avec sa Felice, sa Gerti ou sa Milena, mais quel type rasoir.
Et pourtant je sens en moi couler un peu de son sang. Il faut dire que j’ai une vision pessimiste de la littérature. J’ai une théorie : tous les écrivains sont des grands Malades, d’impitoyables malades. Ils essaient tous de vous contaminer par la lecture , de semer en vous une définitive perte de confiance en la vie, fossoyeurs armés de pelles qui essaient sans cesse de vous dissuader d’aller plus loin, de clore immédiatement votre vie comme on ferme une maison de vacances fin août, des types qui doivent écrire à deux heures du matin avec, sur la table de chevet ,trois lames de rasoir , des boites de somnifères , une bouteille de scotch , tous des types qui jouent les prophètes de malheur. Prenez les tous, Pavese et ses gémissements de dragueur impuissant, Pasolini en débardeur et sa grosse tête toute en bosses et creux et son élocution fiévreuse dans des orbites trop marqués, et Philip Roth et son regard qui ne s’arrête sur rien quand il est interviewé .on devine qu’il a envie de lancer sa machine à écrire sur le journaliste, ou Thomas Bernhard et son rire grinçant qui vous dévore. Tous essaient d’anéantir le faible espoir que vous avez de passer une belle journée ,ils essaient, avec leur bouquin, de s’asseoir sur vos genoux pour mieux étaler leurs brèches, leurs failles, leurs fissures. Ils tentent tous de massacrer votre petit espoir d’avoir une famille joyeuse et équilibrée, l’espoir de séduire à une jolie fille et de prendre un rendez vous avec elle pour boire un Ti punch au Bar du Soleil en lui regardant la nuque.
Dés que vous les lisez ,ils stimulent ce que vous avez de perturbé et réveillent les démons invisibles que vous vous cachez . Ils se prennent tous, mais alors TOUS, pour des prophètes. Vous avez dû le remarquer ils sont inspirés par la tuberculose, par la peur du mariage ,par la solitude, Leur livre de chevet qui les inspire c’est le Livre de Job qu’ils vous lancent à la figure. Ils sont absolument imbattables pour vous dégoûter de vivre ou simplement de boire un café au soleil en regardant une fille qui sort de l’eau en tordant sa chevelure mouillée. Ils séquestrent le lecteur dans leurs idées folles comme Sartre ,et vous mettent dans un état de chiennerie pénible. Ils n’ont même pas la courtoisie de garder pour eux leur amertume. L’espace de papier sur lequel ils « pensent » est chez eux la couleur même de ce blanc clinique que nous redoutons tous. Je ne parle même pas du pire d’entre eux, Thomas Mann. Il nous balance 800 pages serrées sur un sanatorium tout équipé confort moderne dans les Alpes, avec des cinglés à tous les étages qui déraillent tous du fond de leur chaise longue enneigée . Dés qu’ils inscrivent quelques mots sur du papier, c’est déjà un diagnostic, ou une ordonnance ,une condamnation .Je préfère lire le catalogue d’outillage Bricorama.
Ce matin là donc je terminais la lecteur du mon chapitre VI ,celui où Kafka parle interminablement de ses sœurs, crache sur ses parents, se plaint du bruit des autres, insiste lourdement sur les effets nocif du contact prolongé avec ses chers humains quand je vis, en contre bas une grande femme blonde en maillot blanc sortir de l’eau. Je reconnus Éliane la nouvelle maîtresse de mon ami Bernard qui tient le Bar de l’escadrille de l’aéroport de Dinard. Éliane, quel nom délicieusement suranné qui sent son pavillon de banlieue et son entre deux guerres . Je quittai mes paperasses et m’accoudai au balcon. Éliane attrapait une serviette éponge roulée dans un cabas tressé. Lorsqu’elle me vit , elle m’adressa un grand signe chaleureux.
-Venez prendre un café !
Enveloppée dans sa large serviette orange à rayures bleues ,frissonnante, mouillée, elle prit l’étroit escalier rocheux dans un joli mouvement des hanches et me rejoignit.
Je lui préparai un café italien.
-Toujours dans votre travail sur Kafka ?
-Toujours.
J’ajoutai :
-Quel sale type.
Éliane m’attirait.Elle n’avait pas une beauté conventionnelle,mais une espèce de douceur et de plénitude qui émanait de son visage rond, avec un regard un peu insistant dans son immobilité,comme si elle n’avait vécu que pour cet instant si précieux:vous regarder et vous comprendre. Elle me faisait penser à ces madones italiennes mais surtout à un portrait d’Isabelle d’Este peint par le Titien, mais je n’osais pas lui dire.
Isabelle d’Este pare Le Titien
Ce matin là elle portait une montre Swatch rose dont le cadran était à la fois couvert de gouttelettes et rayé . Je ne sais pas pourquoi ce genre de détail me fascine et me rend heureux pour quelques instants.
– Je vous dérange.
-Non Éliane. C’est Kafka qui me dérange.
-Ah. Alors quittez le.
Elle voulut ajouter quelque chose ,mais inclina la tête,prit une mine sévère et s’exclama : -Mais vous saignez ! Votre menton !
-Oui, en me rasant.
Elle fouilla dans son cabas, sortit un kleenex froissé.
-Ça doit vous faire mal.
-Pas du tout.
-Vous n’avez pas un pansement chez vous ?
-Non.
-Laissez moi faire. Elle fouilla dans son cabas et en extirpa un flacon en verre torsadé et en pulvérisa le contenu ambré sur le mouchoir en papier.
– Ça pique,murmurai-je.
-Vous êtes douillet.
– Très.
Au delà de la baie ,la masse forestière se teintait de nuances argentées obscurcies par des nuages légers. Je ne sais pourquoi cette vision de l’autre rive suscitait en moi des pensées tendres Une sorte de buée s’était formée entre nous, mais j’étais sans doute le seul à m’en apercevoir. J’examinai son bras long et si mince, quand elle continuait à tapoter ma petite coupure.
-Ça vous arrive souvent de vous couper en vous rasant ?
Je levai la tête pour lui montrer une cavité sous la mâchoire. -Vous voyez cette entaille ? Je l’aie faite à 18 ans, en me rasant dans le dortoir de mon collège .
Elle resta bouche bée.
– C’est une entaille profonde. Une erreur de jeunesse qui m’émeut quand je passe devant un miroir. J’ai fait ça avec un rasoir prêté par mon meilleur ami. I l s’appelait Ambroise, fils d’un marchand de spiritueux. C’était un jeudi matin, je me préparais pour mon tout premier rendez vous amoureux, la fille d’un bijoutier.
Je sentis la délicatesse du toucher d’Eliane pour soigner ma coupure. J’évoquai alors ce passé brumeux sorti d’un dortoir hivernal.
-On glissait les lames entre deux petites mâchoires de métal et on revissait le tout par le manche. Et voilà.
Elle s’écarta . Son rond visage était si soigné et lisse que cela me perturba. -Ça ne saigne plus. Vous avez des amours coupants. Je dois rentrer. Je fus dépité, j’avais envie qu’elle me soigne toute la journée.
-Vous n’avez pas ces petits pansements qui résistent à l’eau ?
– Je ne me baigne jamais.
– Ça ressaigne.
-Tant mieux .
Éliane refouilla dans son cabas tressé à fleurettes et sortit alors un petit miroir rond , au verso on voyait des cochonnets ailés sur fond d’azur. Très Walt Disney.
-Regardez.
-Oui, dis-je sobrement ,ça saigne encore .
-Ça coule sur votre cou.
-Je peux aller chercher un torchon, dis-je.
-Vous n’‘avez pas une serviette propre ?
-Non, tout est sale devant la machine à laver.
J’allai chercher un torchon dans la cuisine.La femme de ménage balayait les marches du petit escalier étroit qui menait aux chambres.
– C’est qui cette dame ?
-Une amie.
Éliane me soigna encore avec précision et délicatesse. Sa chevelure était imprégnée d’un capiteux parfum automnal.
-Vous avez des traits réguliers,dit-elle .
-Vous aussi.
Elle ajouta :
-J’ai lu vos poèmes. Ils sont ..inattendus.
-Bof.
– Ce ne sont pas de grands cris métaphysiques.
-Non.
– Je ne comprends pas ce qu’est venu faire cette histoire de godemiché.
Je ne dis rien.
-Ce qui m’a le plus frappé c’est que vous êtes un écrivain joyeux.
-Ça a été écrit il y a longtemps.Une dizaine d’années.
-Ce n’est plus moi.
-Il y a des pensées joyeuses, des poèmes joyeux.
-Oui, c’est vrai. Je regrette cette époque.
-Ça reviendra.
J’ajoutai pompeusement :
-C’est pour ça que je ne survivrai pas dans ce milieu.
-Quel milieu ?
-Le Milieu Littéraire.
Je me vantai :
-J’ai écrit ce recueil avec beaucoup de facilité, comme si j’écrivais en dormant. C’était agréable.
Je pensai à un escargot qui laisse une trace scintillante sur son passage.
-Vous êtes doué.
-La preuve que mes poèmes sont mauvais c’est que pour créer un artiste véritable doit souffrir et exhiber sa souffrance.
-Vraiment ?
-Et une autre preuve qu’ils sont médiocres c’est qu’ils ont été refusés par les éditeurs à Paris.
Je lui saisis le bras .
-Je vais vous faire une confidence.
-Oui ?…
– Mes poèmes furent à compte d’auteur.
Je me versai une tasse de café.
– Les critiques de poésie -espèce en voie de disparition comme les hannetons- aiment les trucs affreux et incompréhensibles genre René Char. La tyrannie de incompréhensible.
Au rendez-vous des amis, de Max Ernst
Elle sourit.
– Je peux avoir du café ?
J’emplis sa tasse et offris du sucre.
Le vent se leva légèrement.
-Le monde entier, le monde littéraire en particulier se roule dans la souffrance.
Il y avait une nuance de compassion paisible dans le visage d’Éliane qui se métamorphosa en une imperceptible ironie.
– La maladie est très avancée.. de Michel Deguy à à.. à..
Éliane avait posé un doigt sur mes lèvres.
-Vous pouvez ôter vos lunettes ?
-Oui.
J’ôtai mes lunettes -Un jour je vous dessinerai.
-Ça me pique encore.
– Le sang ne coule plus.
Je dis :
-Restez encore.
Votre sang est d’un rouge sombre.Le mien est plus clair.
-Restez encore.
Elle saisit sur la table mon paquet de Benson.
– Un jour je viendrai dans votre maison et je m’y installerai.
Je lui tendis une allumette enflammée. Elle me prit l’allumette des mains, fit grésiller le tabac et replaça l’allumette dans la coquille saint-jacques qui me servait de cendrier.
-Demain je vous téléphonerai.
-oui.
-Je vous achèterai un rasoir électrique..
-oui.
J’ajoutai :
-Quand ?
-Demain.
-Demain je changerai les draps de votre lit.
Elle regarda mon tas de papiers ,mes travaux.
Demain je ferai un grand feu dans la cheminée avec tout ça ,et je vous pousserai dans l’eau.
-Oui.
Mon portable se mit à sonner. Je ne répondis pas. Elle me tendit sa cigarette.
-Et demain je vous apprendrai à fermer les portes de votre maison. Vous en savez pas.
Je ne sais pas pourquoi, mais je pensai que j’étais exactement à l’ endroit sur terre où je devais être.
Au milieu de la nuit, je suis réveillé par des grondements et des roulements qui cernent le quartier, puis la percussion des rafales d’eau tambourine sur les vitres de l’appartement. J’ai le vague sentiment, au fond du lit, d’être saisi roulé emporté dans un grande machine à laver cosmique. Les chats se sont dressés, inquiets et m’interrogent du regard. Au lever du jour, les toits s’argentent ou ternissent, les nuages sont d’énormes écorchures qui laissent voir des trous dans le ciel. Tout au long de la rue en pente que mon appartement domine les régulières éclaboussures jaunes des lampadaires s’étoilent et se cristallisent sous les rideaux de pluie . Des voiles d’eau errent sur les toits et cheminées . Pas un oiseau alors qu’en général ils sont nombreux, goélands, mouettes, corneilles, passereaux, pies, colombes, etc. Les fils électriques sautillent tandis que toutes les antennes de télévision vibrent. Sur la place de la mairie des tourbillons de papiers et détritus forment un curieux manteau d’arlequin déchiré ou ressemblent à des bouts de papiers colorés dans une classe maternelle en plein délire qui les éparpillent . Les verdures dans les jardinets, les courettes, les impasses, si nombreux, sont tordus, brassés, sculptés, rincés, secoués par des bourrasques. Les lierres font remuer les façades. La matinée alterne entre soudains rayonnements argentés sur une cascade de toits ou des passages d’ombres de lourds nuages bas qui curieusement, tourbillonnent et repartent en sens inverse.
Les rues ténébreuses, en enfilade, s ‘ornent de fissures de lumière blanche. Au coin du square, un voit un gros morceau de gouttière de balancer puis tomber sur un trottoir en travaux. Un échafaudage haut ressemble à une grand-voile qui se déploie et gonfle . .Si on approche de la mer, c’est comme une sorte de rêve d’écume,la grande lessive est là , une sorte d’égarement houleux avec des projections immenses de vagues devenues vapeurs qui courent le long du Môle des Noires . Le sentiment de quelque chose de si vaste et disloqué dans ce déménagement océanique que l’idée d’immersion totale de la ville et de ses remparts vous saisit .J’ hésite entre exaltation océanique et inquiétude pour les passants. Tout l’après-midi le ciel reste chargé, noirâtre parfois, un lavis brun puis marqué par une trouée si paisible et si haute d’un bleu léger étonnant. La mer , elle, est » hersée »( image de Paul Claudel) de vagues troubles jaunes sableuses sales, c’est un gigantesque bouillon ,un pot au feu qui garde à la fois des morceaux de nuit. La succession régulière des successives vaporisations qui approchent, roulent, éclatent sur la forêt de pieux du Sillon laisse pantois. Sur la digue une foule de badauds imprudents (ils se croient devant leur téléviseur) et parmi eux un couple avec fillette . Ces parents admirent l’espèce de chambardement des vagues qui sautent très haut. Puis ils luttent courbés, incapables d’avancer contre une soudaine bourrasque. Ils rient mais soudain, affolés, voient leur fillette de 4 ans, emmitouflée doudoune , partir comme une cerf-volant contre la muraille. Ceux là comprennent alors leur inconscience . Des nuages montent en divers champignons atomiques. Il récupèrent leur enfant et le câlinent en rejoignant une ruelle.
Vers la retenue d’eau du port des Sablons sorte d’étang noirâtre qui ferme les Sablons , vers les pontons, la flottille des voiliers saute .Les drisses claquent. Les coques se cabrent et sautillent sous les vagues courtes.Des nappes d écume rincent les dalles de la cale et font des murmures d’eau et des ruissellements
Dessin de Victor Hugo « Ma destinée »
Au dessus de la Rance , un ciel bas et des nuages en fumée, et la ligne des lumières de Dinard disparaît. Vagues lentes, lourdes, elles viennent de loin avec leurs crêtes d’écume, sorte de moutons entêtés qui se lancent sur le promontoire rocheux avec des explosions de blancheur. Les pins oscillent et craquent. Je vois une plaine argileuse agitée , avec ici ou là des traits d’ écumes, venus du plus bas de l’horizon. La côte est dans la démesure . Revenant vers la mairie,sous une parasol malmené par les rafales, le marchand d’huîtres qui propose ses bourriches d’huîtres du cap Fréhel et aussi de tourteaux couverts avec soin de sacs de jute. Il sert sous une lampe à acétylène de rares passants emmitouflés.
Plus haut rue Ville Pépin quelques vitrines scintillent de bijoux. Des panneaux lumineux d’une agence de voyage tournent nuit et jour et proposent images de cocotiers et de mer du sud indigo dans la luminescence Kodachrome tandis qu’une starlette en maillot de bain rayé ôte ses lunettes de soleil et sourit aux trottoirs déserts.
Ce soir, la mer ressemble à une plaine désolée,de la grisaille à perte de vue avec quelques fines traces d’écume. L’hiver vient . Le mouvement de la houle ressemble à un discret signe mystique. Souvent à cette heure il m’arrive de prendre des ciseaux et de découper une nécrologie dans Ouest-France , aujourd’hui, c’est à propos de Lucile M. une comédienne modeste, née en Normandie, morte la semaine dernière dans une ruelle humide de Domfront, chez sa fille. Elle travailla 40 ans pour le le théâtre subventionné et pour la radio. Elle vient de mourir dans l’oubli le plus total Et c’est à elle que je dois un des meilleurs souvenirs. Une soirée parfaite. Elle jouait le rôle de la pimpante Mirandolina dans « La Locandiera » de Goldoni. Ce personnage pétulant fascine les hommes qui viennent dans son auberge. Cette impertinente « patronne » d’auberge je l’ai découverte à Aubervilliers, un soir de neige. Je sens encore l’odeur fade de cette bouillie de neige le long des boulevards, puis sur mes gants lorsque j’ai frotté le pare-brise à une station service . Chaque fois que je descend les marches d’une salle, je retrouve ce léger battement de cœur devant le rideau des théâtres , je pense à elle. Ce soir hivernal j’ai donc franchi les portes vitrées de ce Centre Dramatique National, j’entends encore la rumeur d’une foule débonnaire qui bavarde sous les lumières du hall , et je me dirige vers deux types en noir qui déchirent les billets . Dans la salle envahie de murmures de voix déjà, pas mal de gens assis dans les lumières douces . Beaucoup de couples lisent le programme ou échangent. D’autres vérifient leurs places numérotées, puis dérangent les assis ,les obligent à se lever, se recaler, ranger leurs jambes, leurs manteaux. Quand les lumières baissent , tout le monde se tait, c’est un moment suspendu et magique, les bavardages s’éteignent, tant de gens rassemblés dans la grotte obscure découvrent derrière le rideau qui se lève :un décor sous la neige, une auberge un peu de travers et une toile de fond de collines aux teintes douces. En avant scène quelques chaises de jardin, une table sous la pergola ,deux comédiens habillés XVIII° siècle, en redingote, le Chevalier de Ripafratta et le Marquis de Forlipopoli . Le premier ,grand maigre, tricorne sur la tête , tout en jambes, bas blancs, souliers à boucles, une épée au côté, joue avec sa canne dans la fausse neige. L’ autre, rondouillard, écarlate, gros mollets , gilet chamois déboutonné, bourre sa longue pipe . La canne de l’homme au tricorne brille instant. On entend des cris et des rires en coulisses. Puis arrivent, pieds légers, deux lingères vénitiennes avec de vastes tabliers bruns et des paniers gonflés de draps. Je me retrouve soudain dans le pli caché de mes années de lycée mes premières sorties scolaires au Jeunesses Musicales de France à Argentan quand un violoniste et un pianiste en frac mal repassé apparaissaient dans une salle de classe éclairée au néon ;on avait repoussé les pupitres à encrier au fond, contre la cloison vitrée.
Depuis j ‘ai passé tant d’heures dans les théâtres de Paris ou de province dans les festivals, dans des rencontres de plein air que je sais que Don Juan va mourir dans deux heures et que les clodos de Beckett n’auront jamais fini leur bavardage, Ce soir là, Lucile fut merveilleuse, coquette, impertinente, pétillante, virevoltant entre des barons caresseurs , odieux, insolents, câlins, vexés, tyranniques, contents d’eux . Je tombe sur elle par hasard dehors, après la représentation, près d’un escalier de secours .
Ce n’est plus Mirandolina mais Lucile dans son petit imper , émaciée, démaquillée,frigorifiée, essayant d’ouvrir un grand parapluie noir ,une femme ordinaire fatiguée , elle trottine vers le parking, monte dans une petite Renault boueuse et démarre tous phares éteints. Je la retrouverai dix ans plus tard dans un couloir de la Maison de la radio, en train de répéter un texte d’Obaldia, avec Jany Gastaldi , son amie de Conservatoire .
Plus tard dans un Coriolan , elle est noyée dans la foule des figurants vêtus de toges sales marchant dans une fausse paille. C’est la dernière fois que je l’ai vue. Puis en ouvrant Nice-Matin à une terrasse de café je découvre son petit visage triangulaire dans une photo de manif des intermittents à Avignon . Je savais qu’en vieillissant elle lisait de la poésie de Hölderlin ou Rainer Maria Rilke ou des extraits de romans de Tournier dans les lycées ; elle avait aussi tourné à Cabourg pour la télévision en lisant des passages de La Recherche. . Elle était aussi passée dans une émission de télévision, tard le soir, pour raconter les cours d’Antoine Vitez au Conservatoire.
Il fait nuit dehors, une nuit calme et glaciale de Janvier . Sur le parking la neige frôle les visages de ceux qui cherchent leurs voitures et leurs clés .Tu cherches où peut bien se cacher la petite troupe des comédiens, la troupe hivernale , la troupe nocturne fondue dans la lanterne sourde d’un hiver qui n’en finit pas ,la petite troupe de comédiens aux fringues indécises avec des manteaux peau de mouton retournée et des comédiennes aux chevelures en cascade .Cette troupe où va-t-elle va oublier sa fatigue, le tas de costumes laissé dans les coulisses, des gants oubliés sur une table de maquillage, ? Il y a celui qui ,depuis l’entracte, ne pense qu’à un grand verre de Quincy et sa buée froide, et l’autre qui en a marre de prononcer des mots des autres et qui cherche les siens sans les trouver, comme le restant de sa vie, les jeux sont faits Je dis tout de travers depuis un sacré moment… et celle qui voudrait tellement jouer Strindberg ,Mademoiselle Julie, pour qu’enfin on sache de quoi elle est capable .Finiront-ils -ils devant un plateau d’huîtres sur glace pilée dans une brasserie de la gare du Nord ? L’exaltation et le trac sont passés, mais, mais quoi ? En attendant on ne sait quoi ils se demandent tous, si ce soir la guerre avec le public a été perdue ou gagnée à. Tu en aperçois deux qui se bécotent à l’arrière d’une DS.. c’était la petite qui jouait Clarice avec celui qui jouait Pantalon, ou Arlequin non ? ..
Tu prends le grand boulevard qui mène vers Paris .La neige est devenue une pluie insidieuse et noire qui saupoudre les ponts vers la Conciergerie . C’est curieux ce monde de carton-pâte, de déguisements mal peints , de visage de plâtre, de pourpoints enchâssés d’or, de cris de bête qui montent vers les cintres, de silences de complots, de fanfares, ces forêts de jolies jeunes femmes aux beaux seins qui courent derrière le décor . Les morts ne sont jamais tout à fait morts, ni les servantes d ‘auberge ni les soubrettes chez Molière , il n’y a que les rois qui agonisent dans leur grandiloquence sur des chemins vides après la bataille. Maintenant tu files vers Saint-Sulpice ,le ciel noir est devenu blanc , ta vie blanche est devenue noire, même pas, grise.
Dans les années 1970, voyant mes parents vieillir et n’ayant que des récits familiaux fragmentaires sur la destruction de Caen( ou trop anecdotiques avec toujours les mêmes récits de fin de dîner) à propos de ce Débarquement du 6 juin 1944, je leur ai demandé à tous deux d’écrire ce qu’ils avaient vécu à Caen sur ces nuits terribles, en restant précis. Ils ont accepté. J’ai donc acheté deux cahiers de brouillon et deux crayons à bille. Je leur avais bien précisé, qu’il était interdit de ne pas « copier » le cahier de l’autre. Ce qu’ils firent en bons élèves. Mon père avait une écriture factuelle et sèche, et ma mère, plutôt floue et trop sentimentale.
C’est ainsi que j’ai appris que dès le jour J du Débarquement, à l’aube, vers 6h30 quand les bombardements intenses commencèrent sur la gare(nous habitions pas très loin sur la rive gauche de l’Orne ) ma mère a vécu très mal cette Libération. Vingt ans après l’évènement, elle ne pouvais pas entendre un vague ronronnement d’avion dans le ciel sans pâlir.je voyais ses mains trembler. Dans l’après midi tout le quartier Saint-Jean flambait .Elle tremblait de peur au simple bourdonnement pendant des heures. Dix ans plus tard, je m’en souviens, dés que ma mère entendait un avion dans le ciel se mettait encore à pâlir et à trembler. ce fut le7 Juin que bombardement , par vagues successives pulvérisa le quartier Saint-Jean, là où mon père possédait son magasin. Le feu se propagea et gagna le quartier du port à une vitesse effrayante, c’est un quartier des pensionnats, de cliniques, de monastères , de chapelles et de dispensaires .Les pompiers furent vite débordés ; on fit appel à des ouvriers, des mineurs de Feuguerolles de placer des explosifs pour souffler les incendies, mais les charges étaient trop faibles et les feux s’étendirent. Le brasier se déporta vers la cité Gardin, le boulevard Bertrand et ses marronniers ,les groupes scolaires s’effondrèrent , les cinémas et la célèbre brasserie Chandivert -où Simone de Beauvoir corrigea des copies du bac avant-guerre- brûlaient si fort que les toitures voisines et les charpentes s’embrasaient. La nuit du 7 juin apporta l’Apocalypse selon tous les témoins de ma famille . Les bombardements commencèrent vers 2h 40 du matin. Plus d’un millier d’ appareils « Lancaster » et de « Halifax » approchèrent de la ville dans un énorme ronronnement , et larguèrent des fusées à parachute qui illuminaient la ville d’une immense clarté blanchâtre vacillante .Les bombes ensuite font éclater les vitres, les toits, trembler les murs. La ville devient un enfer. Les habitants errent comme des fantômes recouverts de poussière. Ma mère se souvient des chute des ardoises sur les trottoirs, les carreaux en miettes, tandis que des tronçons de rues sont recouverts de gravats et des débris de murailles. Les bombardements durèrent jusqu’au12 juin. .L’église Saint-Jean est touchée par plusieurs bombes et si ébranlée que son porche s’incline , tous les anges de pierre sont défigurés, les vitraux éclatent et le transept vacille , la charpente entière se consume, les cloches s’écrasent. Dans l’immeuble occupé par ma grand-mère les plafonds se fissurent puis un étage entier s’effondre et ensevelit les occupants.
Eglise Saint Jean
Voici un bref extrait de ce que mon père a écrit :
« Mardi 6 juin, Saint-pierre -sur Dives
Grand branle-bas dans la rue de Lisieux , dans cette rue étroite qui communique 50 mètres plus bas que notre magasin, avec le carrefour de la route de Caen, circulent rapidement e de manière ininterrompue des camions allemands, des chars à croix gammée et ce n’est que cris et vocifération des soldats qui, à l’occasion, s’adressent à la population pour leur demander la route de Caen.
Soldats canadiens
Bien entendu à chaque fois que c’est possible on les envoie dans une fausse direction ; nous autres civils, nous sommes éberlués devant un tel déploiement de troupe et on se demande si le débarquement n’est pas commencé.
Vers 17 heures , notre voisin, le commandant Thierry, qui habite en face de notre maison, rentre chez lui .il était parti le matin avec sa compagnie de sapeurs- pompiers. Il nous apprend que le débarquement a commencé la nuit dernière sur la côte et que dès 13h30 les premières bombes se sont abattues sur Caen.*
Il y a de gros dégâts et toutes les compagnies de pompiers des environs sont sur place pour lutter contre les incendies et porter les premiers secours aux blessés.
Traversant la rue, je lui demande s’il a été rue Saint-Jean** et dans le quartier de la rue des jacobins où est mon deuxième magasin.
Je le vois très embarrassé, réticent, et, à force de le questionner il m’annonce que ‘est précisément là que sont tombées les bombes incendiaires Alliées.
Il ne reste plus rien de ce magasin que j’avais installé 26 rue des Jacobins*.
Jeudi 8 juin 1944.
Les convois allemands continuent leur défilé infernal et les Alliés viennent les mitrailler ;nous sommes mal placés dans le bas de la rue de Lisieux , près du carrefour de la route de Caen, et nous risquons d’ être bombardés, déjà deux immeubles l’ont été ce matin, et heureusement les occupants étaient sortis, maintenant ils sont sans abri, leur maison n’étant plus qu’un tas de pierres. »
Fin de la rédaction de mon père sur Caen sous les bombes. La suite des textes demeurent des considérations familiales sur l’après-guerre et la Reconstruction, les dommages de guerre, etc.
*Mon père, radio électricien, possédait un magasin sur des Jacobins à Caen. De Saint-Pierre-sur-Dives où il demeurait, il s’y rendait deux à trois fois par semaine.
Les bombardements anglo-américains, recommencèrent particulièrement intenses dans la nuit du 6 au 7 juillet. Ma grand-mère nous racontait : » Il était environ 11 heures du soir j’avais mal à la tête, j’étais en train de mettre un cachet dans un verre d’eau quand l’immeuble s’est effondré. Je me suis retrouvée un étage plus bas dans le plâtre, les gravats, avec, par miracle, seulement quelques égratignures. » Des années plus tard, ma sœur et moi lui demandions si elle avait avalé ou non son cachet d’aspirine et elle répondait toujours qu’elle ne savait pas.
J’ai toujours entendu dans mon enfance les normands parler de « ce jour terrible du Débarquement »…On peut s’étonner de cette réflexion, mais c’est ainsi que de nombreux normands ont vécu ce 6 juin, non pas comme une libération et une délivrance mais une catastrophe incompréhensible avec des centaines de morts et de blessés. Le pire survint les 7 et 8 juillet .Les bombardements furent si intensifs qu’il n’y avait plus rien à faire qu’à regarder le brasier prendre de l’ampleur, s’étendre et les immeubles s’effondrer. Les quartiers autour de l’Orne disparaissaient les uns après les autres, et les bulldozers américains qui vinrent en Aout déblayèrent tout, firent tomber les restes de murailles des couvents religieux prés du port .Le quartier Saint-Jean ressembla soudain à un espace blanc de poussière et lisse comme une plage. Les équipes d’urgence , pour essayer de retrouver des corps, se fiaient aux paquets de mouches qu’ils voyaient à certains endroits des décombres. Ce qui resta fut la peur et l’incompréhension. Les tentatives des autorités municipales pour prévenir la population des prochains bombardements furent rares et reçue souvent avec une certaine incrédulité puisque le gros des troupes allemandes se battaient sur la cote. De plus, quand certains avions anglais lâchèrent en haute altitude des paquets de tracts pour prévenir la population de prochaines bombardements intensifs et ordonnant aux Caennais de quitter la ville de toute urgence, les vents, qui soufflaient assez fort, jour là, entrainèrent ces milliers de papiers vers la mer. La malchance continuait…
SOuvenons nous qu’en 14-18 ce fut la première guerre qui jeta au combat autant de jeunes civils de toutes les classes sociales , des lycéens, des milliers de jeunes appelés et furent jetés dans les batailels avec pour babage quelques semaines de formation militaire insuffisantes . Quand ils furent mêlés aux premiers combats, ils furent traumatisés . On le voit bien avec Céline et son Bardamu du « Voyage.. » puis dans le Drieu la Rochelle de « La comédie de Charleroi ».
Avec Drieu le Rochelle un jeune bourgeois accompagne la mère d’un soldat tué sur les lieux du combat. On y découvre alors ce que vécut Drieu : le baptême du feu pour la jeune recrue qu’il était, le découragement, la tentation du suicide, l’exaltation – et surtout la peur. Cette peur dominée ou pas reste au centre de toutes les nouvelles du recueil. Elle est en quelque sorte l’étalon auquel se mesure la valeur de l’homme jeté dans la bataille à Charleroi, Verdun ou dans les Dardanelles.
Les romans-témoignages à propos de 14-18, qu’il s’agisse du côté francais (« Les croix de bois » de Dorgeles, « Le feu » de Barbusse*** ) ou du côté allemand (« A l’ouest rien de nouveau » de E.M. Remarque) analysent la fin de l’innocence, la jeunesse irrémédiablement perdue,déboussolée, et une perte de confiance dans l’humanité. Beaucoup de ces jeunes soldats survivants n’échapperont pas au traumatisme et resteront des sortes d’infirmes se trainant dans la vie civile.
« A L’ouest rien de nouveau « en est un peu le modèle -étalon. Il nous fait franchir toutes les étapes et tous les sentiments d’une jeune appelé ,Paul, qui monte au front avec un mélange de fierté et d’inquiétude puis qui subit l’enfer.Ce qui le métgamorphose. Un des plus beaux passages raconte sa permission, et le fossé qui s’est installé entre lui et les civilks, et sa famille qui l’aiment au village. Il est devenu un autre dans les tranchées.
extrait du film « A l’Ouest rien de nouveau »
Le jeune lycéen enthousiaste du début du roman est devenu un être hébété par la boucherie et la mort de ses camarades. Rappelons que l’auteur a été déchu de sa nationalité en 1939, que sa sœur fut condamnée à mort par l’Allemagne nazie pour “atteinte au moral de l’armée” et a été décapitée en 1943. Le roman » A l’ouest rien de nouveau » a été brûlé en place publique.
Sa subversion vient du fait qu’il décrit en phrases simples le dressage imposé aux jeunes recrues par des gradés sadiques.
E.M. Remarque est d’une précision rare pour nous faire partager le calvaire d’un soldat, dans ses moindres actes :depuis les latrines communes, l’épouillage partagé, la chasse aux rats qui convoitent les rations, les trocs bouffe et cigarettes, les combines pour améliorer les repas déplorables, la faim, la soif, la douleur, et un progressif un rétrécissement mental épouvantable suivi d’un chagrin incurable. Une sorte de gel intérieur saisit chaque homme de troupe.
Paul, comme ses amis d’enfance (dont si peu reviendront vivants) insiste bien sur le fait que lui et ses camarades ont a été trompés par l’un de leurs professeurs, patriotard grotesque, en qui ils avaient confiance. Le passage difficile d’une génération à l’autre, et le fossé entre les civils et les soldats rescapés de la grande boucherie est un thème particulièrement bien traité dans « Aurélien » . Cet Auréllien fait partie de ces innombrables jeunes gens démolisiés mais qui n’adhèrent pus aux valeurs officielles d’une société. Claudel ,dans un superbe article élogieux qualifie Aurélien à la fois d’ »Hamlet façonné par l’expérience morbide des tranchées », et aussi « d’épave consolidée au milieu de la dérive incessante » de ces « années folles »..
Pour 14-18, du côté français on oublie souvent le récit de Giono « Le grand troupeau », réquisitoire contre la guerre. Giono cultive toujours des séries d’images stupéfiantes dans sa métaphore . Les soldats sont comparés au grand troupeau de moutons du premier chapitre, celui qui descend de la montagne. Les soldats en bleu horizon « l’assemblée des moutons » sont menés à l’abattoir. Giono deviendra un pacifiste militant et organisera des rassemblements antimilitaristes chaque été au « Contadour » entre 1935 et 1939. Le 5 septembre 1939 Giono, mobilisé à Digne , sera arrêté et mis en prison pour distribution de tracts pacifistes. Il sera libéré en novembre sur intervention de Gide auprés du Gouvernement.
Truffaut dans « La chambre verte »
Enfin, un film tres émouvant parle de ce culte des morts aprés 14-18 et du du traumatisme ,c’est « la chambre verte »de François Truffaut . Le personnage de Julien Davenne, interprété par Truffaut luii même, est un homme qui ne veut pas oublier . Davenne refuse d ‘ oublier ses camarades, sa génération restée dans les terres d’Argonne ou dans les combats de Verdun. Ce culte des morts vire à une certaine folie.Film somptueux,vibrant, fiévreux, qui devrait être diffusé plus souvent à la tv.
En cet été 1991, j’avais loué pour un mois une villa à Saint-lunaire. J’aimais cette villa blanche à volets vert bouteille , avec un balcon qui donnait sur le jardinet et quelques buis bien taillés. Dans la cuisine carrelée (avec une hotte en verre dépoli) on trouvait dans les deux vastes placards un entassement de plateaux en inox pour fruits de mer et un assortiment d’ustensiles métalliques qui ressemblaient à des instruments chirurgicaux, tout ça pour décortiquer tourteaux bulots,huîtres et bigorneaux . Je flânais souvent dans la villa pendant que les enfants se baignaient, je remarquais les éraflures et traces noircies de caoutchouc laissées sur les plinthes d’un couloir, ce qui suggérait qu’un enfant avait circulé comme un fou avec un tricycle. les espaces géométriques pâles sur les murs des chambres signalaient des déplacements de meubles ou bien des cadres qui avaient été décrochés avant l’arrivée des locataires. Dans ma chambre, je notais le halo gras sur le papier peint à fleurettes là où on avait sans doute appuyé sa tête en lisant avant de s’endormir.
Mais ce qui me fascinait c’était les trois cadres d’argent sur la commode du salon . Ils protégeaient des photos d’une famille heureuse. On y voyait rassemblés, unis, joyeux , un couple et ses trois enfants. Deux adolescentes blondes, cheveux coupés courts, en maillot de bain, un garçonnet très bruni par le soleil, en T-shirt rayé et bob incliné .Ils souriaient à l’objectif aux côtés de leurs parents . La mère au visage fin et pommettes hautes ressemblait vaguement à Meryl Streep. Elle avait noué avec une nonchalance étudiée son chemisier rose fané, sous ses seins pour qu’on remarque bien le creux parfait de son ventre. L’homme râblé, barbu, cou de taureau, cheveux noirs épais dégageait une impression de force avec ses épaules musclées sous un polo blanc. La voisine qui m’avait fait visiter la villa m’avait confié : -Depuis la mort de son mari, il y a trois ans, Madame Degrelle ne vient plus, je ne vois plus les enfants non plus…
-De quoi est-il mort ?
-Un cancer . Et je ne sais pas pourquoi, cette phrase avait résonné en moi car les trois photos , prises dans la vaste lumière de la mer, avec voiliers, irradiaient de joie .
-Les photos ont été prises quand ?
-Deux ans avant la mort du mari, je crois me répondit la voisine. C’était un ingénieur chez Airbus. Un cancer affreux. Interminable.
Le soir même, quand les enfants revinrent de la plage, je ne dis pas un mot ce ce que m’avait révélé la voisine. Dans la cuisine ensoleillée, ma femme en paréo , qui revenait de la supérette , ses espadrilles pleines de sable, était en train de disposer en chantonnant des packs de yaourts sur les grilles du frigo ; et je me demandai si je devais lui faire partager cette information. Finalement non. J’ eus même la tentation saugrenue de cacher les photos dans le tiroir de ma table de chevet .Idiot. Les jours qui suivirent je revins examiner de prés ces photos d’amateur. Elles irradiaient chose d’artificiel et presque de publicitaire avec ce cadrage impeccable dans les obliques des cordages blancs et un bout du pont au parquet couleur de miel. . La ligne de la mer était aussi impeccableet glacée.
J’étais intrigué par les sourcils énormes de l’ « ingénieur de chez Airbu». Il faisait songer à une créature de Neandertal habillée Ralph Lauren. Il contrastait avec la douceur blonde éthérée de de son épouse . J’imaginais entre eux des ébats nocturnes brutaux.
Tout au long de ces vacances, je restais le plus souvent assis sur le balcon, à prendre des notes pour un éventuel essai sur Stendhal et la « cristallisation » .Au fond ,j’étais ailleurs, je réfléchissais au destin de cette cette famille sur lequel le malheur avait fondu. Pourquopi pas la mienne ? Où sont les Parques sur cette plage ? Quand mes enfants partaient en début d’après-midi vers les rochers je me demandais avec appréhension ce qui pouvait fondre sur ma famille sur un discret signe d ‘un Dieu malveillant.
Je sentis soudain la sombre fragilité des vacances sur ce joli décor de carte postale. Ces photos étaient en train de perturber les vacances. Les femmes enceintes, nombreuses, escortées de bambins turbulents, ces ados charmeurs et alanguis sur un sable farineux, sortis d’un film d’Eric Rohmer, tout ça était un décor contaminé et trompeur. Je voyais un joli papier peint -des bergeries- sous lequel couve la chaleur de l’incendie et qui brutalement noircit et cloque le paysage.
Je me promenais sur la digue :ces jeunes filles halées,certaines avec des taches de rousseur, qui secouaient leurs cheveux mouillés aux terrasses de cafés ne dissimulaient -t-elles pas une sournoise et anarchique germination de leurs cellules ? Tous ces baigneurs matinaux âgés, qui couraient vers les premières vaguelettes , au profond de leurs pensées n’étaient t-ils pas des somnambules ou des pantins tenus par les minces ficelles du Temps ? Les trois photos dans leurs cadres d’argent ne masquait plus la moisissure invisible du Temps mais au contraire me la révélait dans sa cruauté.
Dans noptre pizzeria préférée, j’observais des couples qui discutaient sur la vertu des aliments macrobiotiques et cela me paru dérisoire comme des aveugles qui parlent du soleil.
Ces journées tantôt nuageuses, tantôt claires, tantôt comme immobiles m’apparaissaient comme un effrayant trompe-l’œil. Je gardais mes pensées pour moi. A quoi tu penses Papa ?
-Oh, à rien de spécial.. Envie de faire du catamaran…
C’est étrange alors comme on peut être isolé au milieu d’une chaleureuse famille.
Ne noircissons pas le tableau. Au fil des jours le joyeux brouhaha des enfants à l’heure des tourteaux décortiqués me rendit un peu ridicule avec mes anxiétés enfouies.La gerbe d’étincelles de leurs rires qui montait du jardin le soir me rassura. Au fond, j’étais -comme souvent les écrivains- un renifleur d’angoisses, un collectionneur de pensées grises,secrètes et compliquées plutôt qu’un de ces quadragénaires halés au pas alerte , raquette sous le bras, qui file vers les tennis pour prouver à la famille et aux amis que son revers reste offensif. C’est vrai que je ne peux plus accompagner les filles en sautant par dessus la barrière du jardin. C’est bien cette année là que je me suis surpris à ne flâner paresseusement parmi les allongées lascives de la plage,. j’ai commencé à rôder, au dessus des corps épanouis, le cœur résigné. Pas mal femmes ou jeunes filles portaien une fine chaîne d’or aux chevilles qui m’intriguait. Elles étaient sur le versant ensoleillé de la vie. . . Marchant au milieu de cette faune dénudée, ces chairs qui se frôlent ,ces enfants qui sautillent , tout devenait sournoisement faux, rongé, en train de moisir. Les trois photos d’une famille heureuse dans la villa avait donné un coup de couteau dans mes vacances .
Des amis au téléphone me parlaient de « maturité » pour me consoler. Maturité de rien ! Maturité de m… répliquais-je…Je voyais la fin des vacances comme on peut voir une petite gare de son enfance,qu’on a connu pleine d’animation, désormais désaffectée, désolée et vide avec de l’herbe qui pousse entre les rails . Fines les belles voyageuses à grands chapeaux de paille.. L’époque de l’innocence s’était perdue. J’imaginais mes enfants vingt ans plus tard : devenus ces adultes sérieux qui ouvrent la porte basculante du garage puis rejoignent des embouteillages à bord de leur 504. D’ailleurs, nous ne sommes pas vingt ans plus tard mais trente deux ans plus tard. Mes enfants sont des adultes couverts d’enfants , ils prennent tôt le matin des métros bondés, et le garçon file moto sur le périphérique brumeux.
Quelles traces de buée gardent-ils de ces vacances 91 ? Combien de sentiments ont -ils dissimulés cette année là comme moi j’ai caché mon inquiétude devant des photos trompeuses? C’est ce genre de réflexion qui me vient dans la maison où je vis actuellement où je n’ai pas étalé des photos de famille dans des cadres d’argent, mais laissé au mur de simples aquarelles de ports bretons.
(Le rez de chaussée d’une villa au bord d’un ravin . Panorama des Alpes . Un salon meublé Biedermeier et une baie immense en rotonde . Le soleil du soir pénètre et tombe sur le repose-pieds d’une belle femme brune,Ingrid, étendue avec nonchalance . Elle porte une parka usée, mais dessous une robe du soir pailletée. . Günter déchiffre une partition devant un piano à queue. C’est un homme assez grand plus âgé, impeccablement vêtu, avec pull cashmere col roulé, pantalon noir .Ses cheveux rejetés en arrière avec soin mettent en évidence son profil d’aigle. Il est plein d’aisance. Il se verse copieusement du Chivas dans un verre à dents et boit sans en proposer à Ingrid . Il farfouille dans une montagne de partitions comme s’ il était seul. )
Günter. A ton avis ? Hein ? Je ne fais rien .. rien.. pour cette racaille viennoise..et leurs chœurs d’enfants catholiques.. débiles, à te lécher partout dés que tu leur fais un compliment.. ah..l’église catholique et ses traditions.. Comment ? Ah !.. tu ne parlais pas ?..Rien..je reste devant ces forêts de mon, enfance , ces ravins si souvent parcourus , et je regarde les oiseaux de proie. (un temps) le soir, une ou deux chouettes bougent dans le grenier.. Les nuages passent.Le matin le bleu règne. Le Rien. Le grand Rien illimité.Il m’absorbe.(Long silence),
Ingrid. Illimité ? (un long temps)Le grand Rien ? tu as toujours été dans la grandeur.Tes amours étaient immenses… Tes chagrins illimités… Il y a toujours eu un peu d’ excès dans ton…Je te reconnais bien là. Mais je te signale que tes chaussettes en fil d’Écosse tire bouchonnent.. même en répétition tu n’aurais pas supporté.. imagine.. la troisième de Brahms , ta préférée, et tes chaussettes qui tire bouchonnent….
Je sais.. tout retombe.. (un temps) la société entière tire-bouchonne.. (un temps) Günter..ça me fait plaisir de te revoir après tant d’années..Même si ton.. ton..
Lui.Mon quoi ?
Elle. Ton sentimentalisme flamboyant …un peu grandiloquent..
Lui (il ne relève pas la vacherie) Les soirs sont parfaits ici,vastes, lumineux, silencieux. puis ils s’éteignent soudain et voilà l’ humanité s’efface.. mes chers frères humains engloutis, disparus derrière ces montagnes .Soulagement. Retournés chercher leur préoccupations idiotes.. .Ici je n’ai plus rien..Le dénuement ultime.
Elle.Plus rien ? Avec tout ce que tu as gagné à Berlin.. à Vienne ? À Milan ?..
Lui.Je n’ai plus rien à faire avec eux..cette faune absurde d’iniquité.. je n’ai plus à quémander leurs applaudissements.. plus à essuyer leurs compliments gluants… Plus à subir leurs petits..Leurs petites.. remarques souriantes et reptiliennes sur mon tempo dans le Ruhevoll de la 4 de Mahler..ils ne savent même pas ce que veut dire Poco adagio chez Mahler.. et ces admiratrices d’âge mûr.. .qui virevoltent.. veulent t’embrasser.. te lécher.. un grouillement désordonné de baisers baveux.. leurs gerbes de roses qui puent la terre moisie..Quel bonheur de les oublier ici ! Les cimes neigeuses qui oublient ce galimatias affreux…je m’enfonce parfois dans les brouillards d’un Tokay aux odeurs ébouriffantes si on a le verre qui convient… .. Enfin ici je vis dans le silence des partitions….(un temps) Ne te fourvoie pas dans l’humanisme Ingrid.. Je connais ton penchant.l’humanisme… et l’abomination des bonnes intentions..les grandes causes..Il y a une foule de gens absolument odieux, malfaisants dans cette vallée et au-delà, le dimanche soir ils circulent sur l’autoroute vers Vienne.,je les entends vaguement quand j’ouvre la baie..Ils se tuent. Chaque dimanche soir.. et comme suaire, des tôles froissées … une odeur d’huile de vidange pour linceul et les gyrophares pour bougies. . Voilà où nous en sommes.Nous sommes tous deux bien trop âgés pour s’intéresser à eux.. (long silence)
Toi tu m’intéressais.
Elle. Pas davantage ?
Lui. Bien sûr que si. Tu me fascinais.. c’était à Salzbourg.. la première fois ..tu parlais avec la cuisinière du Goldener Hirsch.Si je ne te voyais pas pendant deux jours, je me défaisais…sans toi..je me défaisais.. Elle. Franchement Günter..Non.. lorsque nous prenions un dernier verre au Schwarzenberg.. tu regardais plutôt ton verre …tes verres de Tokay.. et les serveuses.. .. bien plus que moi.. tu étais affalé sur la banquette cramoisie.. et tu répétais.. la bouche pâteuse.. » Ce putain d’orchestre de réputation mondiale.. une masse molle!!!Une masse molle et prétentieuse !Dresde les enfonce.. .simples employés du violon comme il y a des employés du gaz..
(un temps) Quand je leur parlais de toi, de ton art.. alors ils prenaient une pose parfaitement idiote et sombre en rajustant leur nœuds papillons..Incrédules..On en était cernés par leurs parlotes au Schwarzenberg.. on a fini par aller dans je ne sais quel boui-boui au-delà du Ring.. tu te souviens ?Döbling..le chambre..la paix.. La paix enfin..Loin de leurs l’orchestre comme une machine à moudre du Schubert.. du Mahler..du Bruckner..radotages.. Elle. Oui..Döbling..
Lui. Ça ne se voyait pas…Ta pudeur…Ta noblesse. Tu avais une sérénité,une noblesse. Je te revois avec Alfred Brendel ..c’etait en septembre 91..la dévotion qu’il avait pour toi.. Il te serrait les mains… Je me souviens..La nuit tombait, le léger brouillard dans les rues…ton teint..magnifique…tu étais légère.. Brendel était chaleureux et drôle comme toujours .. Toi avec ton ample manteau on aurait dit Blanche Neige. .. Et Brendel s’excusant presque de te serrer longuement les mains devant le Havelka…
Son taxi attendait.. et ensuite nous deux dans la profondeur mouillée de la forêt en approchant de notre villa..Döbling..
Elle. Günter avant d’entrer en scène.. ..mes mains étaient en sang…j’avais froid.
Lui. (n’écoutant rien pris dans un songe) Dans les couloirs du Wienerhof ta façon de glisser ton bras sous le mien.. d’une façon si légère… tu sais dans le petit passage vitré qui menait aux lavabos..puis dans le noir de la forêt..
Elle. Je me souviens.
Lui. Ton bras si léger.. tu me supportais .. ta patience..J’avais peur pour toi quand tu attaquais les Dichterliebe.. si solitaire, si vraie, j’allais prendre un verre dans le fumoir. Ces faux jetons en smoking.. qui t ’écoutaient tous à peine sortis de ce Bayreuth moyen-âgeux .. ou qui préféraient le crin crin des baroqueux.. crin crin et boyaux de chat.. ..j’avais peur pour toi.. Et quand la blonde avec ses bouclettes et son étroit décolleté te succédait et faisait des minauderies dans Schubert..avec son col Claudine.. voulant t’imiter.. Clara.. Clara..Clara comment ?
Elle. Frager.
Lui. Ce qui était chez toi un bain dans la lumière d’un vrai crépuscule romantique .. chez elle, c’était une pathétique et servile copie ..un vrai plagiat .. odieux de sa part..
Elle. Tu exagères.. Je l’aimais bien..
Lui N’empêche qu’elle signait des contrats. Deutsche Gramophon
C’était une Straussienne.. une insupportable strausssienne paysanne .si lourdingue.. ces pauvres straussiens .. tous dans le fondamental kitsch .et du fondamental kitsch à l’étable.. y’a pas loin.. Une chanteuse de procession.
Elle . Tu joues encore sur ce vieux Bösendorfer ?
Lui . Un peu..quand je n’ai pas d’invités.
Elle. Mais tu n’as jamais d’invités.Mais des invitées. Et je vois le genre…En bikini allongée la table d’harmonie. Et suçotant des branches de lunettes papillon .
Lui. L’humidité a bien abîmé ce piano. Il faudra que je change les feutres.
Ingrid .Ta dernière tournée ,tu étais à Cologne. « La Rhénane » de Schumann.Parfaite. J’étais dans la salle .c’était bien ..on t’avait même honoré d’un prix.Une coupe en argent …des glaïeuls….
Lui. Comme les coureurs cyclistes.
Elle.(un long temps) Et ensuite on s’était cadenassés tous deux à l’hôtel . Et la rien ne fut plus convenable.
Lui. C’est vrai.
Elle.C’était bien. (Un long temps) et quand une fois à Salzburg,..on était à poil.. toi et moi à poil en face à face dans la salle de bain et on se regardait et on savait plus quoi faire (elle pouffe de rire) J’avais adoré…ce que tu étais drôle..nus tous les deux sans savoir quoi faire l’un de l’autre..(elle rit)
Lui(vexé) vraiment ?
Elle.La campagne gelée sous la lune et nous deux .. sachant plus quoi faire..(elle rit doucement) Une semaine avant, à Vienne j’avais chanté Der Hirt auf dem Felsen . Notre petit hôtel à Döbling… tu m’avais rejoint…la vieille tapisserie fanée avec les lévriers .. le petit chemin boueux quand tu cueillais des lilas pour moi. Döbling notre charmant quartier ..et le silence… le paysage blanc de neige.. la propriétaire qui voulait te prêter les skis de son mari mort.. les bruits lointains du quartier..Tu me prenais la main.. Et la chambrette avec la table de nuit où tu empilais tes cigarettes turques.. certains soirs de cafard.. quand tu ne comprenais plus les décalages entre les pupitres quand tu répétais dans la Grande de Schubert..Tu tu regardais les pupitres des vents « Morts. » disais-tu. (un long temps)
Plus tard nous marchions vers la villa …tu regardais les collines…les lumières lointaines et tu m’as parlé de l’invisible mur de la séparation entre les hommes et les femmes….cette cruauté .. la seule fois où tu m’as parlé … ce qui était insaisissable entre toi et les femmes.. et tu m’avais vraiment … attendri.. Tu sentais l’approche d’un temps..l’approche d’une époque où plus rien ne serait compris de ce que nous sentions c de ce que nous aimions….de ce qui nous reliait.. Tu t’exaltais trop sur le faste des grandes formes anciennes..Beethoven.. Tu critiquais Berlin.. trop.Un beau son sirupeux et vide..un soir à Vienne, une belle femme est venue vers toi et a demandé : « Pourquoi est-ce qu’on ne parle plus de vous dans les journaux ?.. On n’ entend plus parler de vous.. vous êtes en somme passé de mode.. et toi : « oui madame je suis passé de Mode.. tant mieux.. »Elle : Comment vous vivez ça ? ».. « De mieux en mieux Madame »..
Lui. Mon diagnostic était vrai. L’époque mourait.
Elle .Sur le Graben , un jour tu m’as arrêté, tu as caressé mes sourcils et tu m’as dit : »je suis en train de devenir détraqué ».
Lui . Oui.
ElleTu étais sincère ?
Lui.Oui. A c ette époque je dirigeais comme un somnambule.Pauvre Brahms. Je voulais griffer la nouvelle rousse premier violon.Tout avait changé, le public, la salle, les critiques. Je retournais dans notre quartier, les tonnelles et les tables étaient rangées dans un hangar. Il y avait un snack en face ..des couples étranges, nauséabonds, braillardes.. bruyants, Mal élevés.. ils ont piqué la chaise et le banc de ma table.. Je me suis dit voilà les nouveaux maîtres du monde.. nous sommes remplacés.. nous sommes au cimetière.. Toi aussi.Cette genration nous flanque des coyups de pelle sur la tête..Des fossoyeurs gais.
Même la bouteille d’eau minérale que je commandais à notre table ne pétillait plus de la même façon. ON n’essuyait plus les tables… En répétition quand je levais les bras pour diriger « La rhénane » , la lumière subtile de Schumann ne venait plus.Rien.Un beau son hygiénique.Rien du Schumann que j’aimais ne se glissait plus entre les notes. Le soir seul dans la salle de bain, sans toi, c’était une torture. Un galimatias affreux régnait partout. Tous les bancs des jardins étaient vides de toi. Tu me manquais et Schumann me manquait. J ‘ai dîné avec le seul critique qui m’aimait encore, on venait de la foutre à la porte du Salszburger Nachrichten ****Trop vieux, has been. . C’était le seul critqieu qui parlait bien de Schuricht.Le seul. Mon maitre.. j’ai tous ses enregistrtements Decca..1949-1956.. Quand je les écoute je retrouve le paradis,ma jeunesse, toi.
( Il se ressert à boire)
Elle. Tu.. Tu ..
es amer ?
Lui.Oui.
Elle. tu as cru à la consolation ,la consolation par l’Art.
Lui. Plus ou moins. Oui .
Elle. Et si tu ne crois plus à la consolation par l’art à quoi est-ce que tu crois ?
Lui. A la consolation par le Chivas. Et le Tokay.Et le Glenfiddish. Le Rosé de Provence en cubi. Et l’armagnac. (un long temps) Ingrid nous avons été balayés. Toi,moi, tu t’en rends compte ? Enfin toi moins que moi..
Elle. Tu joues toujours la Waldstein ?
Lui Je joue pour les alpages, pour les belles vaches des alpages.Elles broutent, je joue. Je joue, elles broutent.Je broute elles jouent.
La philarmonique de Vienne
Elle. Au village on m’a dit que tu avais parfois de charmantes invitées. Lui. Ne sois pas modeste Ingrid. J’ai écouté tes enregistrements Decca.les pus récents. Ils sont moins parfaits que ceux enregistrés il y a longtemps avec ben,dal mais ils sont émouvants. Tu résistes. Bravo.
Elle.Tu dévies bien la conversation. (un emps) Je suis restée huit mois sans chanter.
Lui. Ah…les cordes vocales ?
Elle.Non.
Elle. Je me suis cachée en Poméranie puis dans le Harz. Apres notre séparation,Je n’avais plus rien, plus de voix, plus de volonté, plus de charme, j’étais flétrie de l’intérieur. Fanée .comme si on avait coupé le lien que j’avais avec Schumann et Schubert. Le vide. Je ne pouvais plus entrer en scène, je ne pouvais plus retourner à Döbling.. ni au café Havelka..ni au Schwarzenberg.. quand tu imitais Karajan..je ne pouvais plus prendre un crème au Braünerhof. Ni même passer devant l’Opéra.
Lui.A cause de moi ?
Elle.Non, de moi. Je ne m’expliquais pas ce qui se passait. Je ne m’accordais plus le droit le droit de toucher à Schumann ni à Schubert. Ni même de m’asseoir sur les banquettes du Havelka. Un jour je prenais un café et je regardais mles chaussures et je ne comprenais pas que c’était vraiment mes pieds qui étaient dans ces chaussures .Je me disais:mes pieds,mes pieds, mes pieds, je me répétais ça sans comprendre.
Je me demandais comment j’avais pu entrer sur scène. Et que la critique soit elle aussi aveugle et incompétente. Tous si ignorants devant mes limites. Devant l’extravagance, devant l’absurdité que je puisse aborder In der Fremde et le chanter jusqu’au bout avec Brendel. Je ne peux plus écouter les enregistrements Vanguard Et même ma façon de prononcer Felsen.. Inacceptable. C’était une évidence.C’est une évidence Günter.
Lui. Tu as tort. J’ai les enregistrements. Là (il montre une vieille commode et un combiné radio phono ancien en palissandre ) Tu es parfaite.
Quelle absurdité.
(long temps)
Lui. Tu chantes encore ?.
Elle.Oui. Pour moi.
Lui. Et alors ?
Elle.C’est mieux. Il y a moins de mauvais goût. Mais je suis déchue.Physiquement, vocalement, spirituellement.
Lui ..Mais non ! Personne ne pense comme toi. Les revues parlent de toi régulièrement. Tu es au sommet. Decca est prêt à rééditer une intégrale.J’ai lu çà quelque part..je suis persuadé que ton contrat est encore valable.
Elle.Oui, je suis une marque comme La Vache qui rit ou Perrier. Tout est charlatanisme . Tout est répugnant. Sauf Mozart.
Lui. Bof , un petit maître de Cour.. un misérable abbé de cour..un enfant prodigue insupportable..un désolant charlatan..pistonné par son af freux opportuniste de père.. d’affreux parents confiturés de catholicisme…. une sœur idiote et autiste.. une famille de courtisans en génuflexion devant le moins prince,devant le moindre évêque.. de la simple musique gastronomique… pour comtes et comtesses qui digèrent leur cuisseau de chevreuil..et en papotant quand il joue.. La vulgarité courtisane faite musicien. Courbettes à chaque note devant un prince de mes deux et toutes ces perruques enfarinées. . Quelle blague ce Mozart.
Elle. Comment a-èje faire un pas sur une scène aprés notre séparation.
Lui Ta voix était incomparable dans les états nocturnes..dans l’opus 42..
tout le monde voulait te toucher, ,te parler, se faire photographier avec toi.
Elle. J’en avais plus rien à foutre de leurs compliments gâteux.(un long temps) Je me branlais en public. (un tres long silence)
Voilà la vérité.
Lui.J’ai tes disques Decca de 93 et 94. Les enregistrements de Vienne. Là. Dans ce meuble.
C’est dans ces années là c’est à ce moment là que tu as disparu. C’était en.. en..
Elle .En Septembre 95.
Lui..Depuis plus personne n’a retrouvé la pureté de ta ligne de chant dans dans Schumann. Jamais. Plus de sentiment, plus d’entrailles, plus rien,le désert des petites pimbêches astucieuses. Des bêcheuses photogéniques en décolleté poussées par des agents répugnants.Elles ne pensent qu à multiplier les selfies.
Elle. Qu’est-ce qui a déconné ?
Lui. J’en sais rien. (un long silence)
Lui. Si les gens savaient sur quel fumier, quel frustrations dégoutantes notre art peut s’élever.. sur quels chagrins.. sur quels moments de décourageùment absolu..Dégoûtant. La gloire,l’argent. Beethoven..Schumann Sur quel fumier tout ça a poussé.. sur quelle solitude.. Je n’ai jamais aussi bien dirigé qu’ à la mort de mon fils… à Londres… (long silence. Il se verse à boire.Range les partitions avec constance.) Quand Tu chantais »In der Fremde « c’était un brasier de solitude, de vérité, de poésie.Schumann était là. J’étais chaviré !et la nuit je te ré-écoutais. La nuit je te réécoute.
Tout ça nous étouffe Ingrid. .Mais quand je t’écoute… Tu es là.. Tout est là. Je revis.
(il va chercher un vieux microsillon et le pose délicatement sur la platine du combiné radio-phono. On entend s’élever la voix de soprano d’Ingrid.Elle chante divinement « In der Fremde » . Ingrid et Günter écoutent avec ferveur.La lumière baisse. Noir.)
Fréquentant avec délice la RDL, ce havre de paix, j’avoue que plus je lis Rose, plus je suis séduit par ses commentaires qu’elle émet bien avant l’aube . Son système de transmission a le charme de ces machines – vieux postes de radio par exemple- qui sont perturbées par le mauvais temps , ou de ces bouts de papiers rongés de sel , messages aux phrases à trous et mots manquants devenus énigmatiques et qui abordent les rivages de ma Bretagne les jours de grande marée. Parfois Rose manipule le télégraphe de Chappe derrière Marseille un jour de brumes rampantes . Quand elle nous entretient de sa mère, j’ai le sentiment qu’il y a quelque chose comme de la télépathie , et même quelque chose d’extra sensoriel. Il m’arrive d’attendre son télégramme plein d’anxiété , en pleine nuit, comme le radio navigant dans sa carlingue ( version « Vol de nuit » de Saint-Exupéry) attend des nouvelles des aérodromes en ligne de la Patagonie à Buenos-aires. Je reçois cinq sur cinq les certitudes elliptiques stupéfiantes de Rose à propos de la grammaire, de la littérature , de Romain Gary, ou de ce curieux espace qui sent la brique sèche,son mystérieux « Grangeon. »
Demoiselles du téléphone au temps de Proust
Enfin, Rose irradie de ce éclatant mystère des « Dames du téléphone » qui fascinaient tant Proust qu’il leur a accordé des qualités de vestales pour les idolâtrer,les qualifiant d’ « ombrageuses prêtresses de l’Invisible », ou de « servantes toujours irritées du Mystère » simplement parce qu’elles étaient enrhumées. J’avoue que les analyses plus longues de Rose, plus structurées, pour parler d’un film sont un poil décevantes.
Je me suis toujours demandé pourquoi il n’avait pas obtenu le Nobel. Dans son histoire de la littérature américaine, l’universitaire Jacques Cabau notait à propos du roman « Le Centaure »,paru en 1963( Updike avait 31 ans) : « Il n’y a pas un romancier,depuis la mort de Faulkner qui tiennent ainsi la Création sous son regard. Archiviste, comptable, et rédempteur , Updike est responsable de tout.Il doit savoir si la queue du chat avait une tache blanche, si la voiture de grand-père était une Buick 1936 ou une Pontiac 1937, s’il pleuvait le jour du Massacre des Innocents.IL n’y a pas depuis la mort de Faulkner, un romancier qui ait cette souveraineté sur la Création, ce sens de l’unité du Cosmos.(..)’
Exact.
L’écrivain était devenu célèbre avec un second roman , » Cœur de lièvre ».Un mari sort faire une course et ne rentre plus au domicile conjugal. Harry « Rabbit » Angstrom, 26 ans, parcourt toute une nuit une de ces ces interminables routes américaines. Cet ancien champion de basket-ball de son lycée est un américain moyen qui travaille comme démonstrateur de gadgets de cuisine dans un centre commercial de la ville du Massachusetts où il a rencontré quelques années auparavant sa femme, Janice, avec laquelle il a un jeune fils Nelson, deux ans.Le couple attend leur second enfant. Soudainement face à l’oppression de son milieu familial et le sentiment d’avoir gâché « ses talents » auprès d’une femme alcoolique -qu’il considère idiote- il décide de fuir son foyer un vendredi soir.C’est le livre de la panique et de la fuite devant le rêve américain du petit bourgeois blanc.
Rabbit fuit pour oublier cette vie moyenne dans une ville moyenne qui finit par vous effacer de votre propre existence dans la médiocrité aisée de les blancs qui regardent la télé du fond du canapé en mangeant des corn-flakes.
Après avoir roulé toute la nuit (admirables descriptions d’une campagne obscure, souvent forestière, et de petites villes endormies traversées sous l’éclat des phares)pour atteindre « le soleil blanc » du Sud;Rabbit rêve de marcher pieds nus sur du sable tiède.Mais Rabbit revient à Brewer. Il va alors demander asile et conseil auprès de son ex-entraîneur de basket-ball, Marty Tothero. Ce dernier l’ayant recueilli dans sa garçonnière, l’invite à passer la soirée suivante en compagnie de deux femmes de sa connaissance : Margaret, qui est apparemment son amante régulière, et Ruth, une jeune femme vivant seule et subvenant à ses besoins en se prostituant.
Si je raconte une partie de ce superbe roman, c’est qu’il trace déjà tout ce qui va marquer l’œuvre entière d’Updike. Rabbit, c’est le lièvre qui détale face à la femme, c’est un personnage en sauve-qui-peut, en panique. L’homme américain blanc s’enlise.Il s’enlise dans sa famille, il s’enlise dans son travail monotone dans les travées d’un supermarché , il s’enlise au lit avec son épouse.Dans ce roman tout est posé et ne varie que très peu entre un homme et une femme, surtout sous les draps : » Ruth retire l’étau de ses jambes et le laisse retomber de son corps comme un tas de sable.Il regarde son visage et semble lire dans ses ombres une triste expression de pardon, comme si elle savait qu’à l’ultime instant, à la racine de l’amour, il l’avait trahie en éprouvant du désespoir.La nature vous conduit comme une mère et,dès qu’elle a obtenu sa petite prime, elle vous laisse sans rien.La sueur sur sa peau lui fait froid ; il remonte les couvertures. » Pour de nombreux critiques littéraires, Updike exprime la conscience puritaine coupable. Et notons que dans tous ses romans et ses nombreuses nouvelles, la Femme « est d’une autre race ». On l’a d’ailleurs souvent accusé de misogynie.Si le héros souffre et s’enlise dans les corps des femmes( épouses ou prostituées, flirts de jeunesse,passades , adultères programmés ) il le fait avec une absolue délectation de voyeur.Sa prose devient alors sidérante de sensations. Il détaille les préliminaires érotiques, la montée de l’orgasme et le rituels post-coïtal Updike déploie toutes ses facettes pour noter avec précision les multiples manières de se soulager d’un Désir avec l’autre, et de suivre , ce qu’il y a de lent, de brûlant, ce qu’il y a de silence et d’étrangeté quand deux corps se hument, se rapprochent , s’exaltent dans la fornication. .Il n’oublie ni les lèvres sèches puis humides, ni les odeurs d’aisselles ou de toison, ni le don de la semence qui chez lui s’accompagne d’un curieux chagrin.
Il gorge le lecteur de détails délicats et raffinés sur le corps féminin, souvent saisi au ralenti et au ras de la peau comme il inspecte un quartier résidentiel à cottages en marchant sur une herbe blanche de givre. Il suggère ce qui peut aussi passer dans la sympathie ensoleillée d’une rencontre .Il y a chez lui du peintre impressionniste qui sait rendre célestes les maisons, les arbres, les champs, un fauteuil dans une véranda, et des vies entières qui peuvent s’épanouir ou se flétrir dans le fleuve chantant de la réalité vivante et menacée.
Cette prose saturée de détails , si mobile,parfois si radieuse exerce une fascination comme si l’humus de la terre, depuis une fougère sous la pluie jusqu’aux taches de rousseur d’un beau visage de femme en extase s’approchaient de vous.
Il dévoile une richesse de nuances tactiles qu’aucun autre romancier américain n’a atteint. Updike ,pour certains, possède les défauts d’un virtuose,car il faut reconnaître que, comme Tchekhov c’est souvent avec un sujet de rien du tout , une scène ordinaire, qu’il réussit un moment littéraire parfait. Exemple, cette nouvelle, »Les plumes du pigeon » où il suffit d’un enfant ,de la détonation qui claque, d’un pigeon qui perd ses plumes et tombe « comme une poignée de chiffons » pour que s’immisce une des plus belles méditations sur la mort quand elle survient dans la conscience enfantine.
Le paradoxe d’Updike, c’est qu’en décortiquant seconde par seconde toutes les phases d’une étreinte il décrit le merveilleux mêlée au sordide,l’émoi érotique le plus incandescent à une inquiétude métaphysique et religieuse toujours en filigrane. Analyse profonde qui tient compte du passage des générations dans cette aprés -guerre qui a tout chamboulé.
Ce n’est pas un hasard s’il met en exergue de « Couples » ,cet extrait de l’écrivain russe Alexandre Blok : « Nous aimons la chair ; son goût, ses nuances, son odeur de charnier, exhalée des mâchoires de la mort… »
Le roman « Couples » à sa publication en 1968 suscita une immense curiosité et , aussi, des réactions scandalisées en décrivant les échanges sexuels chez les petits bourgeois de la ville imaginaire de Tarbox . Updike observe l’Amérique de Kennedy à Nixon en train de changer et sort de sa torpeur : de l’évasion des Beats à la libération sexuelle,à l’échangisme ordinaire, sans oublier le problème racial, si bien traité dans « Rabbit rattrapé », avec le personnage de Skeeter, un jeune afro-américain, ancien dealer qui s’invite dans le foyer de Rabbit. Ce qui vaut des échanges perspicaces et fascinants. La trilogie des Rabbit offre unvéritable manuel traitant de l’émancipation des années 60-70 l’émancipation féminine ,heurts raciaux, inquiétude religieuse, tout est marqué chez Updike par un double mouvement,fuite et panique d’un côté , émancipation, rêverie de conquête d’un espace d’un espace vacant,neuf, dans la chair Promise comme il y a une Terre Promise au sens biblique. La clarté symbolique et azuréenne se lève au milieu des draps. Un Dieu puritain et vaguement mormon surveille les couples à la tête du lit.
Revenons au plus réussi de ces romans.C’est à mon sens « Rabbit est riche ».
Rabbit, la quarantaine, est donc devenu riche.L’ancien minable vendeur de gadgets dans les supermarchés est devenu un concessionnaire Toyota en pleine expansion, héritage de son beau-père.Le chemin parcouru a été long, Rabbit a galéré,mais il est installé. Le fil rouge de l’histoire demeure la relation compliquée de Rabbit avec son fils et la culpabilité qu’il ressent à devoir sa situation aisée à ce beau-père vieille école. Fils fragile, fils éternel ? Ce jeune brillant joueur de basket sent son autorité de père de famille contestée et reste un nostalgique de son adolescence.
L’argent et le sexe mènent le livre. Avançant en âge, Rabbit constate : « Maintenant les morts sont si nombreux qu’il voue aux vivants qui l’entourent la camaraderie que se vouent les rescapés. »Ce qui change la tonalité du livre ,lui donne une fine mélancolie tenue jusqu’au bout. C’est à cette époque que les américains plantent un drapeau sur la Lune. Réflexion : »Il pense aux cendres de ces surfaces lunaires, aux hommes qui sautillent engoncés dans leurs combinaisons, aux empreintes de pas qu’ils laissent gravées là à jamais dans la poussière. » Or Rabbit a la certitude qu’il ne gravera rien dans la poussière .
Livre de la maturité, il nous renvoie inéluctablement, douloureusement -mais avec des paillettes de fantaisie- à cette enfance qui devient mirage, obsession, lointain, fine lézarde, fissure dans une vie puis grave fêlure. Rabbit vieillissant demeure mal sorti de sa chambre d’enfant. Rabbit : « En prenant de l’âge, d’une certaine façon on porte le monde et pourtant ce moi que tout enfant l’on avait gaspillé et distribué comme des morceaux de pain dont parle le miracle, plus que jamais il semble impossible à dompter. »
Rabbit est donc logiquement séduit par les femmes-enfant, les ados fluettes avec leurs longs bras, leurs poignets maigres et leur mince déhanchement sans oublier « les cascades nonchalantes des cheveux luisants ». Rabbit, la nuit, pendant ses insomnies, voudrait se baigner, une fois, une seule fois, dans les eaux de sa jeunesse. Mais sa ville a changé, autant hélas que les traits de son visage. Il détaille mètre par mètre, sur chaque trottoir , ces changements urbains,le cœur navré, préférant les lenteurs campagnardes de ses premières années. « Ces magasins bien chauffés vomissant des chants de Noël dans un air qui piquait comme des aiguilles de sapin » ou « ces décorations qui dans ses souvenirs marquait la saison au temps de son enfance,quand l’énergie était abondante et le vandalisme rare. »
Poignant et vrai. Je n’en dis pas davantage. Lisez ce texte. Avec sa couleur déjà automnale, ce jaune fané que le plein été ne dissipe jamais complètement.Le paradis perdu,notre Rabbit-lapin , en débâcle,
le cherche sur les corps des femmes, mais en rêvant à la touffeur des étés de la campagne, quand l’herbe des vergers étaient jonchés de pommes pourries.
Extrait :
« Des érables de Norvège ombragent ces rues. A peine plus grands que dans son enfance. on empoigne une branche basse et on se hisse dans un nid de frelons. on fend des graines et on se les fourre dans le nez pour jouer au rhinoceros .Haletant il coupe à travers leurs ombres. Un mince douleur lui lacère le haut du flanc gauche. Tiens bon vieux cœur. le vieux Fred Springer(son père) a cassé sa pipe dans une flambée de rouge. Rabbit pense d’ailleurs depuis toujours que la dernière chose que l’on voit quand le cœur lâche, c’est du rouge, non d’ailleurs qu’il croie que c’est ce qu’il l’ attend, plutôt une longue lutte contre le cancer des poumons. Stupéfiant la noirceur à recoins obscurs de ces maisons américaines, à neuf heures du soir.Une sorte de ville fantôme, personne à part lui sur les trottoirs, toutes les poules enfermées dans le poulailler, rien d’autre ça et là qu’une petite lueur brunâtre qui filtre par l’interstice d’une fenêtre, une veilleuse dans une chambre d’enfant. A la pensée des enfants son esprit bascule dans un chagrin sans fond.(..)Obsédé par la petite Becky qui, elle, a été emportée, qui, elle, est morte. Bien des heures plus tard, l’eau stagnait encore dans la baignoire, une pellicule de poussière sur la surface grise et immobile, un simple petit bouchon de caoutchouc à soulever, mais Dieu malgré Sa toute puissance n’avait rien fait .»
C’est à Quimperlé, sortant de « l’impasse des filles perdues », en marchant au hasard dans les rues de la ville et le long des quais que je me suis senti transporté de joie. Soudain.Comme ça. Sans raison apparente.
J’ avais oublié la colère incroyable du boucher et ses insultes au monde entier. Il était onze heures douze et soudain je marchais en descendant vers les quais, c’était comme s’il y avait eu des journées et des nuits précédentes à oublier, des années grises englouties, c’était comme si il y avait eu longtemps que les trottoirs,les éclats de lumière, les vitrines des magasins avaient pris une douceur que je n’avais jamais remarquée . Je croisais ,devant un porche d’église, quelques hommes et femmes en noir devant un fourgon mortuaire Mercedes. Ils suivaient le manège des employés des pompes funèbres en train d’ entasser des couronnes de fleurs sur et contre le cercueil. Et je songeais qu’un cadavre reposait sur un tissu moiré beige plissé dans le cercueil,les paupières closes pour ce premier délicieux sommeil, un fin sourire sur les lèvres glacées et fardées. Enfin il était délivré d’un poids, sa propre vie dans laquelle pendant 50 ou 60 ans, il avait trébuché, devenait une plume.
Des lycéens sous un abri-bus , se bousculaient et riaient, en se jetant des cartables à la tête. Deux vieilles femmes , engoncées dans des vestes polaires, sur le quai, se penchaient pour voir l’eau sombre glisser sous le pont ; elles souriaient et bavardaient .
Quimperlé devenait nette, pure, sans vertige, avec sa Maison de la Presse et sa barre de néon mauve brutale, et plus loin, la vitrine rouge pompier d’une bijouterie qui offrait dans l’aquarium trop éclairé de sa devanture des rangs entiers de montres aux cadrans brillants, et aussi des chaînettes, des alliances, des réveils et et des timbales.
Quimperlé à ce moment là portait une musique initiale que je n’avais jamais entendue et se lovait dans un silence matinal qui doucement finirait par s’assombrir sous la tache noire d ‘un nuage immense et assez bas qui en fin de la journée deviendra bel orage. J’imaginais avec entrain les eaux qui ruissellent sur les toits, les ponts, envahit les chantiers, les ruelles,pour nous rappeler que la mer n’était pas si éloignée que ça et que viendrait un jour où tout serait submergé : les terrasses des cafés et les petites retraitées qui bavardaient accoudées au dessus de l’eau.
Plus tard, j’eus la certitude que ce temps ouateux,ce ciel pesant , mettait en évidence la netteté hollandaise d’un hôtel formant une île le long de l’eau. Je vis comment Vermeer de Delft traiterait cette vision ,puis je continuai tout au long de ces lourds bâtiments austères d’un ancien pensionnat religieux qui sent le dortoir de séminaire, la caserne , les pèlerines mouillées le soir. Plus loin, je longeai un de ces préaux d école à l’ancienne qui abritent les malaises et les maladies de l’automne.Oui, c’est, dans un jour d’hiver gris que pour la première fois ,la joie pure, comme un avènement, s’est imposé à moi, ni fragile ni intermittente , simple, nue, échappant à toute raison. Soudain, j’étais de l’autre côté, là où la joie, sans prévenir, s’est imposée sans que je sache pourquoi. J’ émergeais de l’autre coté , de l’autre côté de quoi ? Je ne savais pas.
J’entrai alors dans une crêperie à plafond bas, avec des fenêtres étroites garnies de rideaux au crochet : il y avait un long tapis usé fibreux , et des fauteuils de rotin.Je m’installai sur l’unique banquette de moleskine sous une applique parcheminée qui diffusait une lumière tamisée.
Je commandai une galette avec un café allongé.Je me sentis revenu chez moi.Mais venant de quel pays ? Je ne savais plus. Paris, en quelques semaines, s’était prodigieusement éloignée, devenue inconnue et incertaine, brumeuse comme une île du Pacifique.
La fossette de la serveuse, appuyée contre un fossé breton, accompagna ce moment parfait.
En fin de journée, il y eut un incident tragi-comique.
L’abbatiale Sainte Croix
J’entrai dans l’ abbatiale Sainte Croix pour admirer les chapiteaux décorés de feuillages . Au moment où je sortais mon carnet à dessins et un crayon , je m’aperçus qu’une silhouette un peu tordue, claudicante, se glissait dans la travée de droite et se dirigeait vers la rotonde centrale. Puis la silhouette fit un bon de côté derrière un pilier.J’entendis un ricanement sinistre, énorme. C’était bien celui que j’avais baptisé Artaud , Artaud-le-Momo , qui vivait au fond de l’impasse, avec son pastis dans des bouteilles d’eau minérale .Il était presque au garde à vous. Ses yeux de braise fixèrent obstinément les fleurs fraîches qui avaient été disposées sur l’autel . D’un geste large il attrapa un pan de son pardessus marron affreusement taché pour s’effondrer au premier rang, sur un un prie-dieu. Son ricanement devint un grincement de dents et un curieux couinement.Puis il se tut et plongea son visage osseux dans ses longues mains,comme sil allait sinon prier, tout au moins se recueillir. Enfin il redressa la tête, fixa la voûte et cria :
-Toute la Foi, toute la Charité !! tout est de la cochonnerie dans ce pays !!. Le pays est cochonnerie Pure !!.Purrrre !…
Il avait un balancement de la tête,comme un automate. De sa voix éraillée montant dans les aigus ,il hurla de plus belle :
-Il n’y a plus de paroles, plus de prière !! plus de langue humaine ! plus d’esprit !! Rien !!..Rien !!!..
Ses paroles résonnaient dans toute l’église. Puis il sembla retomber ,prostré, dans une position fœtale, enrobé dans son pardessus. Ses bras pendaient comme du linge.Il huma l’air. Il avait la tête tournée vers les rayons bleus d’un vitrail, la respiration difficile,mais je trouvai soudain qu’il avait un beau visage d’apôtre. Je l’entendis murmurer :mon âme..mon âââme n’attentez pas à mon âme..Dieu…
Je sortis en douce de l’église alors qu’il restait prostré, et qu’ il semblait en quasi sommeil -ou torpeur éthylique ? – sur son prie-dieu.
Arrêtons-nous un instant devant la plus imposante demeure de « l’impasse des filles perdues « ,celle du boucher. Avec son long toit d’ardoises refait à neuf, ses baies étincelantes au premier, ses fenêtres encadrées de vigne vierge ,elle en impose. Le rez de chaussée est occupé par deux garages profonds à portes basculantes. Un long et large balcon permet à ce couple de retraités de recevoir des vagues de familles, cousins, oncles, collègues de boucherie et de charcuterie .Ils sont vers midi le dimanche tous enveloppés des fumées de grillades de saucisses. Parfois c’est un barbecue poissons, thons rouges, gambas, parfois de grosses crevettes qui viennent d’îles lointaines. Cette demeure est le joyau de l’impasse. Bernard Guelvennec fut longtemps le meilleur boucher de Quintin, dans les côtes d’Armor.Les mauvaises langues de l’impasse disent qu’il s’est enrichi grâce à des combines avec des éleveurs de la Manche,mais comment ne pas susciter de jalousie quand on a dans ses garages une Land Rover, un break Peugeot aménagé pour deux épagneuls bretons , une BMW 530 dotée d’ une alarme antivol ultra sensible qui se déclenche dés qu’un chat passe devant le capot. Mais cet heureux boucher à la mine écarlate a un énorme souci:sortir son break Peugeot chaque matin, d’un garage trop étroit. A onze heures pile, il déplie ses lunettes ray-ban jamais nettoyées ,monte dans le véhicule pour aller boire des verres de rosé au Café des « Petit lutins » rue Audran à 3OO mètres . Il conduit lentement et mal . Les portières et les ailes de son break Peugeot ressemblent à du papier d’emballage froissé car il a multiplié les éraflures à chaque sortie de garage. . Chaque matin, je me délecte du spectacle : après un ou deux essais ratés en marche arrière , il klaxonne .Sa femme, Yvette, toute menue, nerveuse, brune, toujours décidée, se penche au balcon et constate les échecs de son mari.Elle dévale alors l’étroit escalier. . Elle surgit en peignoir en pilou , charentaises fourrées aux pieds, flanquée des deux épagneuls. Elle déloge son mari du break Peugeot. Il se laisse faire en petit garçon obéissant qui a fait une bêtise , elle s’empare du volant , achève avec la manœuvre délicate d’un geste étourdissant de précision . Elle lui redonne le volant et ouvre le hayon pour mieux disposer les épagneuls frétillants.Ces deux braves bêtes croient peut-être qu’ils vont enfin courir le lièvre et le faisane dans les bruyères bretonnes,mais ils se retrouvent sur le linoleum du café des « petits lutins » parmi des retraités de la marine marchande et des employés municipaux .
Une fois, une seule, Yvette se confia à moi alors que je choisissais des batavias sur le marché . Elle avoua que son idée du couple avait largement évolué au fil des ans et combien elle se laissait envahir par un sentiment de mélancolie en songeant à ses fiançailles de Juillet 1981 avec un jeune homme si mince et pâle, si timide et prévenant qui n’avait rien à voir avec retraité congestionné rondouillard ,bigleux, amateur de Banyuls, contenant mal sa bedaine dans un affreux pull de montagne à fermeture éclair. « Où est passé le charmant fiancé que je connaissais ? » me demanda-telle comme si j’avais la solution de l’énigme. … Elle me raconta comment ce jeune apprenti boucher ,besogneux, discipliné,au tablier toujours impeccable, avait réussi une cour romantique sur les bords de L’Isole, lui glissant toujours en fin de rendez- vous une tranche taillée dans le filet (en lui précisant de la manger bleu) ou bien une pièce de merlan à fibres courtes qui pouvait se préparer en grillade si on était malin.
A cette époque, Yvette , jeune fille d’un huissier de justice, portant jupe écossaise impeccablement plissée, chaussettes blanches, réussissait ses études.Elle avait obtenu le bac avec mention bien . Ses parents hésitèrent si longtemps à la laisser partir faire son Droit à Rennes,ville de perdition, qu’elle aida dans une mercerie de la basse ville que tenait une parente assez revêche. Courtisée , elle fut médusée par le dévouement, la fidélité de Bernard qui la surveillait du coin de l’œil avec habileté tout en sciant des os de veau pour un osso-buco.
Ce gros jeune homme fort et doux avait le mérite d’avoir des idées simples et une morale solide. Sa présence musculeuse faisait passer un frisson sur la peau d’Yvette. Elle ne le voyait pas en simple bon camarade mais en amant lourd et langoureux, elle avait même remarqué chez lui des petits accents de drôlerie tout à fait bien venus. Ce jeune garçon avait l’art d’embellir les dimanches par des parties de pêche, ou par la déclaration de sentiments élevés notamment un samedi de grande braderie à Pont Aven . Il avait également de troubles curiosités en fixant son chemisier. Il la rassurait en lui répétant souvent qu’il savait lui même repasser ses chemises et ses tabliers , aimait les enfants et en désirait une flopée .Il croyait dur comme fer que l’harmonie était possible entre hommes et femmes (nous sommes encore au XX°ème siècle) , tout ceci exprimé sur un ton suave sur un banc mouillé devant le courant rapide mais épais de l’Ellé . Il vint même à lui tenir la main et en lui chatouillant parfois la paume, ce qui faisait tressaillir Yvette. Malgré les réticences sournoises des parents, Yvette épousa donc ce boucher plein d’avenir. Les parents et beaux parents mirent au pot pour l’achat d’un magasin bien placé centre-ville . Mais, à peine mariés, les copains envahirent la maison du jeune couple et firent quelques bringues à tout casser. Dans la salle à manger de type breton rustique les dialogues entre potes , marqués par des sous-entendus cochons, se multiplièrent . Enfin les pulsions libidinales du boucher s’exaltèrent et Bernard devint vraiment exigeant , il sautait au cou d’Yvette en pleine nuit, secouait le matelas et déchira pusieurs draps avec ses oongles de doigts de pieds ; il l’a chatouillait partout dans les couloirs ; elle, un peu effrayée essayait de contenir la bête folle qui l’étreignait comme on étrangle. Elle se demandait souvent si toute ou seulement une partie de l’humanité avait de tels emportements. Lui réclamait, à heures fixes, sa part de viande fraîche, ce qui est sans doute normal pour un boucher. « Nuit et jour ! » me précisa Yvette, alors que nous tournions dans l’impasse. Elle m’avoua que,heureuse compensation, le magasin ne désemplissait pas. L’argent rentrait à flot. Yvette trouva du réconfort avec la naissance deux solides garçons. Yvette sortit enfin du couloir noir qui menait à la dépression en s’occupant des bambins,Thibault et Ewen.
Et puis, confessa Yvette, fataliste , Bernard, après trois verres de rosé gardait un caractère enjoué et jouait les pères Noël en toute saison pour ses fils. Yvette ajouta : » Et il m’offrait et m’offre encore une semaine à Marrakech. J’adore Marrakech. »
Marrakech
J’étais désormais le dépositaire de la désillusion d’Yvette. Mais ces confessions si intimes et complètes furent interrompues par un drame.
Un vrai grand drame.
Cela se passe un mardi vers onze heures cinq. Le vélo surchargé de lettres du postier freina devant la maison de Bernard. L’homme de la poste appela son ami le boucher pour lui demander de venir signer pour une lettre en recommandé. Bernard, du balcon, en t-shirt Pink Floyd et caleçon rayé avait pâli à l’annonce d’un recommandé. Je l’entendis marmonner :
-Tu ne perds rien pour attendre…
Il descendit en un éclair dans l’impasse, dans sa tenue légère et hurla :
-Montre moi ça !!..et si je signe pas ?..
Le chétif postier présenta impassible le formulaire et un crayon à bille pour une signature .
Bernard s’empara alors du formulaire avec un sourire effrayant,le déchira en petits morceaux et fit voler le crayon à bille dans les airs. Puis il renversa le vélo d’un habile jeu de jambes. Et se mit en position d ‘escrime . Le postier sentit sans doute que l’échange ne serait pas conforme aux bons usages, voulut reculer,mais tomba sur la pédale du vélo , s écroula et se réfugia derrière sa bécane coincée contre le mur.
Bernard lui cracha dessus :
-Espèce de crabe baveux des Postes !.. Agent du conformisme franchouilalrd.. parasite des 35 heures..dégonflé !..
iI s’empara de la sacoche,la fit valser, pour essaimer les lettres et les revues dans les airs, vers les mouettes qui tournoyaient. Il secoua le vélo, cracha une nouvelle fois sur le postier devenu un fœtus à casquette.Les fenêtres de l’impasse s’ouvraient les unes après les autres. La chanteuse fardée, le couple de kinés, ma voisine la belle esthéticienne (qui me faisait rêver) et son look de danseuse de l’opéra, avec ses cheveux tirés en chignon, s’émurent du vacarme.
-Vous croyez que les bouchers sont des agneaux qu’on plume !.. Vous allez voir !! .Bernard secoua le vélo.
– On croit que je suis le brave petit retraité sympa, le brave boucher qui donne du mou au chat, de la vieille.. on s’essuie sur moi comme si j’étais un paillasson, Y’a plus de boucher sympa !!! Vous entendez tous ! Espèce de Bidochons foireux à varices , affalés devant vos écrans plats !! Socialistes de salon qui veulent la mort des brases artisans !! Personne ne me mènera plus par le bout du nez.Ni Yvette ni vous tous !! Vacherie de pays devenu peuple de veaux que je ne voudrais même pas pendre aux crochets dans mon frigo !! !! Planqués de l‘administration , faux chômeurs !! communistes !! Agents immobiliers !! syndiqués FO !! Francs-maçon !! Employés municipaux feignasses, pullulante vermine ! !! Je vous connais tous!!J’ai une liste !! J’ai vos noms et adresses !!
Bernard ensuite essaya de réduire le frêle postier recroquevillé en saint Sébastien en lui piquant les rayons de la roue avant du vélo dans les fesses. Il s’assura avec un geste solennel que la sacoche était vide , de tous les recommandés et courriers administratifs . La chanteuse d’opéra commença à prendre des photos avec son portable .Il me semble que le couple de kinés appelait la police. Yvette ne se montrait pas,les deux épagneuls frétillaient de la queue.
Bernard vociféra:
-Ah, vous croyez que tailler, désosser des carcasses de veaux depuis Mitterrand ça rend sympa !.. Non !! Bande de planqués !Pleurnicheurs devant vos apéros !!
Il jeta la tête en arrière, façon Job sur son fumier, et s’adressa au ciel..
-C’est vous dans l’impasse que je vais tailler , découper, griller, mettre en..en.. brochettes !!!.. c’est vous la viande saignante, en bas de chez moi qui arrive par bétaillères entières.. la viande crue elle est là.C’est vous la chanteuse !! c’est vous l’intello pharisien bigleux !! vous les kinés !! que je vais découper à la scie..et pas de sciure sur le carrelage.. du vrai sang !!…. je vais vous couper les rognons.. ça va gicler le cervelas !…. Il devint franchement violet en cassant le vélo.
-Tas de bestiaux castrés !.. vous pouvez me regarder de vos fenêtres !!… c’est vous les malades et pas mes agneaux de pré-salé..je vais vous faire cuire.. ah !.. je vais vous réduire en pot-au_feu et vos points de retraite avec….Oui, vous la haut !! vous !! la chanteuse de mes deux.. .Vous aller devenir toute saignante sur mon barbecue..croyez moi.. votre graisse et votre rimmel va fondre !..
– »Vont »,lui répliqua la vaporeuse fardée, assez formaliste sur la grammaire et les accords.
C’est alors qu’il sortit une sorte d’ Opinel glissé dans son caleçon tandis que le postier essayait de glisser et ramper comme une couleuvre, en douce, de dessous sa bécane.
Le boucher, emporté loin dans sa colère, continuait :
– Vous êtes tous, dans cette ville, moches, gras, du suif.. de la graisse d’oie heureuse..contents de vous , rabâcheurs, racistes, lépreux de la Retraite affalés au bord du Gange !.. des sales petits survivants du Covid aboyant avec vos boites de kleenex à l’arrière de vos Mercedes.. et vous les bonnes femmes chochottes en train de vous enduire de graisse d’oie sur les plages pleine de crottes de vos chiens. Et je m’souviens vous suez d’angoisse quand il faut ouvrir vos petits porte-monnaie tricoté pour me payer un steak dans l’onglet. . Et ce sale prof de latin à double menton allez qui voulait faire redoubler mon Thibault pour une histoire de version de Tacite mal traduite , je me charge de le ficeler, de lui couper la roussette et de le laisser cuire une heure à feu doux.
Je vis alors que le couple de Kinés sportifs tapotaient encore pour essayer peut-être de prévenir le Samu.
– Je vais tous vous braiser !! vous bouillir !! vous griller !! Toute l’impasse à braiser !!.. «
Bernard sombrait en plein chaos mental.Je pensais à Yvette la première victime qui avait connu, quand elle était jeune fille, les assauts lubriques de son jeune époux. La condition des femmes m’a toujours effrayé.
Au moment où je songeais à elle Yvette regardait derrière le vitre et curieusement n’avais pas l’air de s’effrayer, au contraire.
Elle voyait bien que son époux essayait de démantibuler ce qui restait du vélo. Le postier avait rampé vers un creux du parking et s’essuyait la bouche ensanglantée Bernard jeta un élément de dérailleur comme on jette des miettes de pain aux goélands. Sa voix se cassa :
-Tas de carcasses mortes, je vais tous vous escaloper . Je vais transformer le Finistère en boucherie.On se souviendra de moi !!!
Par chance, une voiture blanche de la police municipale pénétra dans l’impasse sans sirène et sans éclats de gyrophare. Le véhicule freina, trois policiers surgirent et menottèrent l’infortuné qui continuait à brailler « Vous foutre en salaison ! Tous !! Je vais vous fumer !.. »l
Le lendemain, en ouvrant Ouest France , page 9, Bernard était qualifié de « forcené » d’une charmante impasse paisible Une photo était prise d’un tel angle en surplomb que ce devait être la soprano de Toulouse qui avait du passer le cliché à la police.
Dans les années quatre vingt dix, je louai un studio à Quimperlé ,dans la haute ville pour quelques mois . J’étais venu pour me « ressourcer » dans cette petite ville du Sud de la Bretagne cernée par une campagne vivace, avec des champs aux tons d’un vert acide . Sur les routes étroites vers Pont-Aven le jour tombe et répand alors sur les pâturages comme un sédiment d’une image mentale oubliée. A dessiner. Le prétexte pour me réfugier ici était aussi d’achever un essai sur la vie du peintre Turner, projet qui n’ intéressait pas grand monde à Paris sauf moi . Cette idée je l’ avais mûrie dans mon difficile exil anglais quand je prenais des cours de dessin à la Ruskin School of Drawing and Fine Arts .
Quimperlé
En fait, le plus souvent je traînais dans les rues de Quimperlé avec mon carnet à spirale et mon crayon ,surtout du côté des quais et des ponts de pierre. J’observais les scènes de la vie de province et en particulier j’étais fasciné par tout ce que je voyais de la fenêtre de ma cuisine. Elle surplombait une impasse .Cette allée mal goudronnée me surprenait à toute heure, ça devenait ma une scène de théâtre avec ses curieux habitants . J’étais dans une loge.
Les soirs d’hiver , au crépuscule, le lampadaire unique déversait une lumière d’un jaune sinistre.Et l’obscurité brumeuse des soirs de pluie me rappelait un film de Pabst qui se passait dans les les bas fonds de Berlin et qui devait avoir pour titre quelque chose comme « L’impasse des filles perdues ». Des prostituées coiffées garçonne à la Louise Brooks attendaient dans le brouillard les petits bourgeois bedonnants de la république de Weimar. Donc je baptisai cette impasse bretonne « l’ impasse des filles perdues ».
Louise Brooks dans Loulou de Pabst
L’été, fenêtre grande ouverte, je fume mon cigarillo en contemplant les allées venues des occupants de l’impasse. Des braves gens souvent âgés qui ont souvent pour sujet de conversation privilégié les inondations dans la basse ville ou l’été pourri.
Le premier habitant que je remarquais était un homme long, hâve, enfoui dans un pardessus marron à qui lui battait sur les mollets . Sa maigreur et sa tignasse ébouriffée de cheveux noirs m’impressionnait. Il y avait en lui du Artaud-le-Momo période indiens Tarahumaras . Artaud que je lisais passionnément l’année du bac. Donc cet excentrique à long pardessus rentrait chaque soir, brandissant une grande bouteille d’eau minérale ouverte contenant un liquide jaune , comme il était enveloppé d’une odeur de pastis , ça renseignait sur le con tenu de la bouteille.Il marmonnait . Parfois poussait un immense cri contre les goélands.Quand je le croisais , sa voix érailée exprimait de curieuses doléances contre des travaux devant le garage Citroën. Il maudissait aussi les ostréiculteurs . Pourquoi ? Personne n’a su me répondre. Un jour il vomit son pastis sur les bégonias de la grande maison du boucher, « monsieur Bertin ». Une autre fois, assis mollement dans l’abri-bus , il s’adressa à moi en personne et aboya comme une imprécation: « D’où sommes nous sortis ???? Hein !!!.. d’Où sommes nous sortis ?… pour avoir ces visages à faire de la peine au jour !..Monsieur !..… « Puis il reprit un curieux refrain d’une chanson dans lequel il était question « des espèces de sanglots qui venaient échouer sur chaque porte de la ville ». Cela m’impressiona et m’impresionne encore. Plusieurs passants s’écartèrent et écartèrent leurs parapluies en disant que c’était scandaleux de crier ainsi alors que des lycéennes sortaient du bus. Scandaleux !!Quand Artaud voulut se dresser ,il chaloupa et fut emporté et par une invisible houle vers des vélos entassés contre la grille de la Mairie. Personnellement, j’insiste, je suis resté marqué par cette incident . Visiblement, il voyait la vie de très haut et de très loin.
Longtemps après qu’Artaud soit rentré dans son garage-abri , persistait dans l’impasse une farouche odeur de pastis qui incommodait le couple de kinésithérapeutes en survêtement blanc qui habitait là. Un couple toujours en forme, avec un hâle sports d’hiver,sourire aux lèvres, Nike vert fluo. Ils couraient par tous les temps en petites foulées. Me voyant à la fenêtre, ils m’adressaient d’innombrables signes si chaleureux qu’il m’inquiétaient un peu, d’autant qu’ils criaient à tue-tête des encouragements pour que je fasse des parcours avec eux. Ils ignoraient que j’avais de nombreux et mystérieux griefs envers toutes sortes de sports. Ils remuaient tellement leurs têtes chevelues , les jambes, les bras, qu’ils avaient l’air d’être une compagnie de ballets en répétition. Je savais qu’ils s’agglutinaient avec d’autres coureurs vers l’église.Ils se bécotaient souvent ce qui me semblait un mauvais présage pour la longévité de leur vie de couple .
Ils passaient devant la maison blanche aux persiennes rouillées de cette ancienne chanteuse d’Opéra,Alina Galzes, venue de Toulouse, qui ouvrait ses fenêtres à onze heures du matin en chantant à pleine voix des airs de la Traviata. Toute vaporeuse dans ses châles couleurs de dragées,horriblement fardée, elle jetait des miettes de gâteaux bretons aux oiseaux du quartier du coin, notamment ceux qui, sous la petite bruine, restaient perchés sur les gouttelettes argentées qui glissent sur les gros câbles électriques.La rumeur,dans l’impasse, disait qu’elle avait rendu fou un professeur de mathématiques du lycée Pierre Loti à Paimpol.
Le ballet d’oiseaux est somptueux, réglé comme une pendulette. Tandis qu’on entend les postes de radio cracher des infos ou du bal musette, un couple de pigeons sort d’un trou sous la gouttière de la massive maison d’en face où ne loge personne depuis trois ans.Parfois trois ou quatre corbeaux s’abattaient lourdement sur le goudron de l’impasse. Leurs plumes brillaient d’un noir et bleu gras à reflets huileux ; ils sautillaient le long des poubelles qui débordent de cartons. Il y avait également des tourterelles qui roucoulaient(frustration ? tendresses,sens de la féerie matinale ? pure joie spirituelle?) juchées sur les antennes de télévision. Par grand beau temps, le soir, un vol d’étourneaux offrait son éventail diaphane , il se rétrécissait , se tordait, tourbillonnait, vrillait essaimait , choyait au ras des toits et remontait vers le grand vide , voile de points sombres sur le bleu du ciel, ce qui m’a fait penser à ces tableaux abstraits des américains après-guerre, ceux qui travaillaient en jeans et chemises à carreaux sur d’immenses toiles dans des hangars à courants d’air .
Une pie aimait à se poser sur la Lancia bleue de l’agent immobilier qui se gare à huit heures et demie.Dans son costume strict, cintré et ses chaussures jaunes pointues bien cirées , l’agent immobilier vérifie plutôt trois fois qu’une le verrouillage des portes de son véhicule avant d’enter dans un minscule bureau avec trois spots lumineux mal réglés. Il essaie de vendre des bungalows qui devraient se construire sur une zone marécageuse prés d’un grand échangeur routier. . Il tient à la main un de ces porte-documents en vrai cuir vachette comme on en voyait dans les années 5O chez les huissiers et les marchands de biens. Cet homme chauve et impeccablement rasé rajuste souvent sa cravate devant la porte vitrée de la maison voisine,celle du boucher « Monsieur Bertin » .
Parfois pendant les vacances scolaires un couple de parisiens débarque en taxi avec une montagne de bagages à roulettes et entre dans une ancienne remise à calèches, retapée-mal- en loft. Lui porte un chapeau de brousse et des chemises à carreaux style bûcheron canadien. Elle, en toute saison, garde une parka vert armée serrée par une ceinture cuir, avec une capuche bordée de fourrure. Elle marche en trébuchant comme si elle portrait des hauts talons pour la première fois. Elle rejette toujours sa lourde coiffure blonde oxygénée(style crinière de lionne) en arrière. Lui met un temps fou à trouver la bonne clé au fond d’un cabas.
Par leurs fenêtres ouvertes, je vois qu’ils vivent accroupis comme des fakirs et ne se nourrissent que de chips.Il enfile souvent des bottines mexicaines qu’il cire. Après son bol de café noir , il s’enveloppe d’un tourbillon de fumée aux formes bizarres et je perçois des odeurs de marijuana. Sa compagne se roule des cigarettes étroites qu’elle aligne sur la toile cirée du plan de travail.A voir des formes cartonnées je crois qu’elle essaie de rafistoler des sortes de marionnettes ou pantins d’Extrême Orient. Souvent elle pose un édredon sur un banc et s’endort en se tournant vers le mur. Lui la taquine parfois avec les feuilles d’un Ouest France , sans doute agacé qu’elle s’endorme à n’importe quel moment de la journée, surtout enroulée en fœtus, collée contre le mur.