Cesare Pavese en prison

Le 15 Mai 1935 , Cesare Pavese, 27 ans, prof de lettres ,est arrêté à Turin par la police de Mussolini.A l’époque, il est considéré comme un spécialiste de la littérature américaine car il a publié des essais sur la littérature américaine. Il a traduit Melville, Sherwood Anderson, John Dos Passos , et le « Dedalus » de James Joyce. Il enseigne l’italien dans des écoles privées et s’est inscrit en Juillet 1933 au Parti National fasciste, décision forcée par sa famille, dont il dira plus tard à sa sœur Maria : »J’ai déjà fait l’imbécile une fois, j’en ai assez. A vouloir suivre vos conseils, et l’avenir et la carrière et la paix , j’ai fait une première chose contre ma conscience. » Lettre du 25 juillet 1935 écrite dans la prison de Regina Coeli, à Rome.

Quand on l’arrête, il n’a pas encore publié le recueil de poèmes auquel il travaille depuis 1932 »,Travailler fatigue, » car en Mars 1935 les épreuves sont soumises à la censure de la préfecture de Florence qui rejette 4 poèmes pour des raisons morales et politiques. Pavese acceptera de supprimer les textes litigieux.

Pourquoi Pavese est-il donc arrêté ?

Pour une simple raison:en Mai 1934 Pavese -par amitié- avait accepté de remplacer Ginzburg, son ami, à la direction de la revue littéraire « La Cultura » rassemblant des écrivains de gauche.  Ginzburg avait déjà été arrêté le 13 Mars 1934 «  pour appartenance au groupe socialiste « Justice et liberté », groupe auquel Pavese ,lui, n’a jamais appartenu.

Le 15 mai 1935, donc, nouvelle rafle de la police contre ce mouvement « Justice et liberté. »Plus de deux cents arrestations ! Pavese est arrêté,lui, en qualité de directeur par intérim de la revue, mais aussi pour détention de correspondance clandestine. Trois éléments vont jouer contre lui pour appuyer sa condamnation et sa détention :

1) Il a servi de boîte aux lettres pour la femme qu’il aime, une militante communiste ,Tina Pizzardo.

2) Il avait en sa possession des anthologies de poèmes érotiques considérés par la police comme « pornographiques ».

3) Il a refusé de parler, de se défendre et de s’expliquer tout au long de son procès.

A noter : cette arrestation a lieu quelques heures avant que Pavese se rende à l’écrit du concours qui devait lui permettre d’enseigner officiellement comme prof des lycées et collèges.

En Juin et juillet il est emprisonné à Turin sans pouvoir connaître le motif de cette arrestation.Commence alors une correspondance régulière avec sa sœur Maria.Cette sœur sera sa correspondante privilégiée et son soutien indéfectible ( A la mort de sa mère, Pavese avait écrit à un ami : »Je serais seul comme un chien s’il n’y avait pas mon adorable sœur »)

Début Juin, il est transféré à la prison de Regina Coeli, à Rome . Le 8 juin  il écrit: « Je continue à ignorer de quoi je suis accusé, mais j’espère bien apprendre quelque chose d’ici peu. De toute façon , il n’y a pas de quoi s’effrayer car j’ai la conscience tout à fait tranquille, et je pense qu’on en sera quitte pour une grande perturbation apportée à mes cours et à la publication de mes poésies. »

Il écrit aussi : »Sur mon sort, vous en saurez sans doute plus long que moi, il n’y a donc pas lieu de vous en parler.(..) Ne mettez rien en l’air dans ma chambre. Livres et feuilles,laissez tout en place, autrement je ne retrouverai plus rien.  Quant à vous, tenez vous tranquille, n’allez pas demander conseil, n’écrivez à personne ; je m’en sortirai, vite et bien, tout seul. » 

Or Pavese ne s’en sortira ni vite ni bien.

Le 21 juin  : »Le plus pénible quand on est en prison, c’est qu’on n’a jamais rien à dire quand on écrit chez soi. »

Il avoue : » Le moral en baisse », « Je suis fatigué de la vie et je me demande si ça vaut la peine de venir au monde pour finir de cette façon. ».

« Tout le monde sait que je ne me suis jamais occupé de choses politiques »

Le 24 Juin 1935, il écrit furieux à Maria : »J’ai été interrogé,mais jusqu’ici, je ne sais rien de neuf.Il semble que certaines personnes,parmi mes connaissances, aient combiné entre elles qui sait quel micmac, et naturellement je suis pris dedans. Tout le monde sait que je ne me suis jamais occupé de choses politiques,mais, dans le cas présent, il semble que ce soit les choses politiques qui se soient occupés de moi. Enfin nous allons voir. »

Il se préoccupe beaucoup d’avoir des pipes neuves, de recevoir des livres, notamment des classiques grecs et latins , voudrait avoir un peu d’argent et du linge . Il s’inquiète surtout de l’avenir de son recueil de poèmes « Travailler fatigue » qu’il voudrait voir imprimé et publié le plus rapidement possible. Sa santé se détériore :« Je rêve de prendre des bains de mer et je les prends de sueur, ce qui me donne la nuit une espèce de toux catarrheuse ;pas vraiment de l’asthme, mais juste ce qu’il faut pour tenir éveillé et sentir passer le temps. »

Le 1er juillet, il peste contre ses amis qui, par leurs lettres,leurs engagements politiques, l’ont mis « dans un pétrin » : « Moi, je commence de grand matin à ruisseler de sueur et j’ai déjà le visage crevassé à force de m’essuyer(..) et tout cela parce que des connaissances ont eu à plaisir à faire les idiots et mettre de braves gens dans le pétrin. Si je sors, il y aura quelques os brisés,croyez-moi ! »

Il termine sa lettre par : »Je fais beaucoup de rêves, tous tendant à me convaincre que je suis à Turin, à me promener, en barque, ou dans la maison d’un ami, ou avec ma belle,mais déjà quelques instants avant de m’éveiller on dirait que je sens le poids des murs et des grilles,j’ouvre les yeux bel et bien convaincu de me trouver en prison comme la veille. Une chose étrange c’est qu’ici il n’y a pas de mouches. 

Assigné à trois ans de résidence forcée

« Chère Maria

Je ne sais pas si vous savez que je suis assigné à trois an de résidence forcée, je ne sais pas encore où.Je le saurai, je crois, et j’irai, dans une semaine.(..)Dis aux connaissances qui ont été relâchées que maintenant c’est à elles de me disculper,moi qui n’ai rien fait de plus que de les connaître. »(Rome 19 juillet 1935)

Le village de Brancaleone

Il arrive le 4 août à Brancaleone, en Calabre, menotté et encadré de deux carabiniers. Assigné à residence , Pavese n’a le droit,dans un premier temps, de correspondre qu’avec avec les membres de sa famille. Il doit se présenter chaque jour à la gendarmerie du village et ne peut sortir la nuit.Le voyage en chemin de fer est humiliant .

« Le voyage de deux jours avec les menottes et la valise, a été une entreprise de grand tourisme. Désormais le nom de notre famille est irrémédiablement compromis. La gare de Naples, la gare de Rome, j’ai traversé tout ça aux heures de pointe et il fallait voir comment les gens s’écartaient devant le sinistre trio. A Rome, une fillette va à la plage, demande à son père : « Papa, pourquoi ils ne font pas passer du courant électrique dans les menottes ? «  A Naples, j’y ai même été de ma petite chute sous la croix en dévalant sur les reins-avec menottes, valise et tout l’attirail- un escalier de la cour de la prison(…) Passé à Paestum en pleine nuit et donc même pas le plaisir de voir les temples grecs… Autres changements de train: à Sant’Eufemia et à Cantazaro .Un vrai plaisir. »

Brancaleone est un petit village de Calabre à l’extrême pointe de la botte italienne.

 »Je suis arrivé à Brancaleone le dimanche 4 dans l’après- midi et tous les habitants de la ville qui se promenaient devant la gare avaient l’air d’attendre le criminel qui, muni de menottes entre deux carabiniers, descendait d’un pas ferme, droit sur la mairie. Ici, j’ai trouvé des gens très accueillants. Des gens braves, habitués à pire, qui cherchent de toutes les manières à gagner ma sympathie et mon affection.(..)

On dit qu’ils sont sales par ici, c’est une légende. Ils sont cuits par le soleil. Les femmes se peignent dans la rue, mais en revanche, tout le monde se baigne.il y a beaucoup de cochons et les amphores se portent en équilibre sur la tête. »9 Aout 1935.

Pavese loge dans une maisonnette face à la mer.

« Ma chambre donne devant une petite cour, puis c’est le chemin de fer, puis la mer. Cinq ou six fois par jour(et la nuit) se renouvelle ainsi en moi la nostalgie, à suivre les trains qui passent. Complètement indifférent me laissent au contraire les vapeurs à l’horizon et la lune sur la mer avec toutes ses clartés qui me font penser uniquement au poisson frit. Tout ce que vous voudrez, la mer est une grande saloperie.(..) J’ai gardé dans mes poches certaines de mes poésies de cet hiver. L’une d’elles, intitulée Après, est ma seule compagne, car je ne pense à rien d’autre. Mais tout ça , vous, ça ne vous intéresse pas.

Saluez tout le monde. Je vous autorise à faire lire ma lettre aux amis. « 19 aout 1935.

Il demande sans cesse , du marc(grappa) ,du linge, de l’argent, un blaireau et surtout des bonnes pipes. Et surtout et d’abord des livres à sa sœur ou à son éditeur : » »Rappelle toi de toute façon que mes curiosités vont de l’exégèse biblique au roman policier, en passant par la poésie lyrique japonaise, les classiques italiens et les correspondances amoureuses. »

La pièce où il vécut à Brancaleone, reconstituée et devenue musée.

Il ne décolère pas d’avoir pris trois ans de résidence surveillée pour avoir rendu service à des amis,. Il écrit à Augusto Monti qui fut pendant trois ans son professeur d’italien , de latin et un modèle intellectuel.

»Comme je n’ai pas encore digéré ma rage et qu’elle augmente tous les jours, je manque de nécessaire détachement pour vous donner de mes nouvelles avec la sérénité voulue .

 Question d’aller, je ne vais pas très bien et j’irai plus mal encore au cours de l’hiver qu’on dit ici venteux, humide, rébarbatif. Vous savez comme je hais la mer ; j’aime nager mais le Pô faisait mieux mon affaire .» 11 septembre 1935.

UN SALE HIVER

Le 29 octobre 1935, il rédige une longue lettre à sa sœur Maria qui témoigne de sa lassitude et de son exaspération. «  Je me casse la tête à chercher quelles sont les petites choses que vous voulez savoir, et je ne les trouve pas.Les cafards?Je vous les ai écrits.Les sous?Je vous les ai écrits.Comment je mange?Je vous l’ai écrit. Combien je dépense par jour ? Je vous l’ai écrit. Ce que je fais toute la journée ? Je vous l’ai écrit. Combien de temps je compte rester?Je vous l’ai écrit. Si je dors ou non ? Je vous l’ai écrit.. »

Avec la venue du mauvais temps, le moral de Pavese baisse, d’autant que ses crises d’asthme se multiplient. « Ce qui me donne des douleurs d’estomac, c’est de me nourrir le soir avec des amuse-gueule(saucisson,châtaignes,pain et miel) et de me lever la nuit au froid pour faire de la fumée*.  »20 novembre 1935

*Il parle d’un poêle rudimentaire qui ressemble plutôt à un brasero.

« L ‘hiver a maintenant commencé sous forme de pluies, de vents torrentiels et d’humidités nocturnes qui pour mon asthme sont comme un nuage de poivre. Voilà qui est vraiment pénible car, le sommeil étant ici l’unique passe-temps qui n’exaspère pas, le sentir coupé toutes les nuits, multiplie par x la durée de l’exil(..) Je fais des poésie sans goût, et sans appétit et je m’aperçois que le métier de poète ne sert même pas à tuer le temps..()..) La mer est déjà antipathique l’été ,l ‘hiver, est vraiment innommable: au bord, toute jaune de sable remué ; au large, un vert tout tendre qui vous met en rage. Et dire que c’est celle d’Ulysse :j e vous laisse à penser les autres. »27 novembre 1935.

Battistina Tizzardo(dite Tina) , dont Pavese fut amoureux. Militante communiste arrêtée en 1927 et condamnée à un an de réclusion.

Il arrive parfois qu’une lettre de Pavese soit celle qu’il appelle « une lettre de sérénité ». En voici une :

« Les gens de ces parages ont un tact et une courtoisie qui souffrent une seule explication:ici, autrefois, la civilisation était grecque. Même les femmes qui, en me voyant étendu dans un champ comme un mort, s’écrient: »Este u’confinatu »,le font avec une telle cadence hellénique que je m’imagine être Ibycos et j’en suis content. Ibycos, si cela vous intéresse, est unn poète choral du VI° siècle avant J.-C. , né précisément ici dans le Reggino(..) Cela fait plaisir de lire la poésie grecque sur une terre où, à part les infiltrations médiévales, tout rappelle les temps où les jeunes filles plaisantaient leur amphore sur la tête et revenaient à la maison d’un pas aérien(..) Les couleurs de la campagne sont grecques.Roches jaunes et rouges ,vert clair des figuiers et des agaves, rose des oléandres et des géraniums, en bouquets partout, dans les champs et le long de la voie ferrée, et collines pelées brun-olive .»

Le 12 mars 1936,Pavese,livré à des humeurs en dents de scie, pète les plombs et malmène sa sœur Maria, qui se montre d’un dévouement admirable.

« Vous êtes une bande de jean-foutres.(..) Quand finirez-vous de faire comme si vous ne saviez pas que je demande des nouvelles,des nouvelles, des nouvelles, et une carte signée de d* ? Depuis un moi, tout ce que je demande, c’est ça.

Le confinement n’est rien.Ce sont ses parents qui obligent un homme à y laisser sa peau.

Je vous souhaite un bon chancre à tous. »

C’est sa dernière lettre de Brancaleone.

LIBÉRÉ !

Le 13 mars, Pavese obtient une remise de peine.Il l’avait demandée deux fois: une fois à Mussolini, l’autre fois au Ministère de la Justice.

Il arrive à Turin le 19 mars.Il aura passé plus de onze mois en détention et assigné à résidence. L’évènement littéraire peut-être le plus important de cette période douloureuse reste sans doute le début de la rédaction de son journal « Le métier de vivre ».

Photos signalétiques pour l’assignation à résidence.

Commencé le 6 octobre  1936 il tiendra ce journal jusqu’ au 18 août 1950. Il se suicidera le 27 dans une chambre de l’hôtel Roma à Turin. Dans ce journal , à la fois, lieu de confession et atelier de l ‘écrivain, Pavese analyse ses difficultés d’écrivain, ses mais ne cache rien de ses inquiétudes ses anxiétés,ses déceptions, sa mission de poète comme de prosateur, il ne cache pas combien sa célébrité soudaine l’encombre.Il analyse ses lectures, revient sans cesse vers son retour vers la Nature ,ces collines autour de Turin si importantes.Il interroge inlassablement le sens même de son « métier d’écrire » mais aussi expose à nu sa sexualité , ne cache rien de son masochisme,de ses déprimes, ni ce qu’il pense des amis, des femmes aimées, de son attachement viscéral aux collines (qui restent comme un paradis perdu)et aux personnages de son enfance qui hanteront son dernier texte « La lune et les feux ».

Il n’a caché qu’une chose à Maria :ce que lui inspire la guerre, la politique italienne; tout ceci consigné dans un « Carnet secret », dont la publication en…. 1990 a déclenché un malaise et pas mal de perplexité dans les journaux italiens car on y découvre des déclarations « nationalistes » ambiguës. De plus, il s’en prend aux intellectuels antifascistes comme des « femmelettes sans courage » exprime son amour de l’ordre et de la discipline en lien avec les allemands.. C’est d’autant plus étrange que Pavese prendra sa carte du Parti Communiste le 10 novembre 1945.Opportunisme  de sa part? Le cas est difficile à trancher . L’inscription au PCI de Pavese en novembre 1945 et ses engagements dans le « débat culturel » de l’époque ne semblent pas avoir été faciles pour lui. Alors qu’il était déjà très en vue de par sa fonction chez le grande éditeur Einaudi, son récit « Le camarade » publié en juin 1947 , sorte de gage donné aux Communistes, n’a pas désarmé ceux qui le contestaient à la direction du Parti et l’a rappelé à l’ordre.

*Lex extraits de lettres donnés viennent du volume « Lettres »-1924-1960 , éditions Gallimard, traductions de Gilbert Moget.

Par ailleurs, j’ai emprunté beaucoup d’informations dans le « Quarto » Gallimard , « Œuvres », volume riche, qui bénéficie de nouvelles traductions et une version non expurgée du « Métier de vivre » . Préface de Martin Rueff. Nombreuses photographies, notes et commentaires . Édition incontournable.

8 réflexions sur “Cesare Pavese en prison

  1. On imagine assez, au siècle prochain, vos admirateurs italiens se pencher docilement sur la météo de février à Sant-Mola ou Saint-Sevran…🤔

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  2. J’ai envoyé une confirmation : il s’agit bien d’une coquille (fût-elle gallimardesque).

    Le texte italien de la lettre du 9 août 1935 dit « Catanzaro » — ce n’est pas Pavese qui a interverti les syllabes d’une ville dont le nom ne devait tout de même pas lui être totalement inconnu (auquel cas un [sic] aurait d’ailleurs suivi la graphie incorrecte) , ni une gare & une ville fantômes, mystérieusement apparues & disparues depuis…

    J’avais donné la version originale du paragraphe concerné, mais la présence de phrases en italien a suffi à bloquer la publication de mon commentaire.

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  3. Martin Rueff,,qui commença poète ( Le Lapidaire Adolescent) et finit traducteur? Je dois avoir ce Lapidaire avec une belle provenance, mais le nom m’échappe, et le livre est à Paris….  MC

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