Invitation à Antonioni

Pour revenir à » l’Avventura », le film a déplu à une partie du public à Cannes au festival ; Il y eut de sifflets à la projection officielle. Des critiques conformistes n’ont pas saisi la révolution du regard, de l’écriture_ cernant, enveloppant des êtres en proie aux caprices et pulsions de   leur désir. L’atmosphère angoissante née d’ un suspense policier non résolu(une femme disparait sur une petit île, jouée par la divine Léa Massari)   avait braqué pas mal de spectateurs, s’attendant à une énigme policière  traditionnelle  donc Léa Massari disparait sur une île rabotée par les vents et ne réapparait jamais- dans une autre version du scénario, Antonioni la faisait réapparaitre dans les dernières images du film..  Mais ce qui avait aussi déplu au public officiel c’est l’austère discours sur le Désir sexuel , ses tours et détours  , quand le passage fou du désir  s’accorde à  des paysages minéraux, pierreux, siciliens  depuis l‘ile de Panarea à la ville de Noto et ses escaliers baroques, jusqu ‘à ce  grand hôtel  labyrinthique à  Taormina.

Quand les   accès de désir, lents ou rapides, insidieux, affleurant, disparaissant, revenant, s’expriment sous une apparence froide, courtoise, toute de retenue et sous le masque d’une nonchalance un eu indifférente et don juanesque..  Alors Antonioni devient un génial capteur. Brulure froide, les liens s’inversent, attirances mystérieuses, l’autre devient inabordable… Il cerne ce qui couve de feu et de détresse en même temps dans le sentiment amoureux. Ce qu’il a de servitude humiliante ou d’accident improbable. L’écriture dense, littéraire, presque racinienne par l’image était nouvelle et si originale qu’elle dévoilait une nouvelle approche des sentiments par un architecte de chaque plan. Architecte avait été l’ambition du jeune Antonioni…dans « l’Avventura » il   tournait   superbement le dos à tous les clichés habituels sur le couple en difficulté quand on le suit avec une caméra… il se mettait à l’écoute de cette musique secrète, déchirée,   des silences du couple, de ce terrorisme du silence, de ce mur invisible qui se construit  soudain   et rejette chacun à sa solitude .Antonioni filme ces instants là comme personne. Mutisme qui devient soudain un chant tragique pur dans le mouvement d’un homme et d’une femme qui s’éloignent. C’est à la fois quotidien au fil des rues, et prend une dimension sacrée chez lui.  Plus tard, sur ces thèmes de la rencontre et de la fuite de soi-même Antonioni  réussit un autre sommet  avec un 16° film, vraiment superbe . C’est « Profession : reporter »(1975) avec un Jack Nicholson sobre, concentré,  filmé dans un désert africain puis dans la   ville de Barcelone puis sur  les routes  poussiéreuses du sud de l’Espagne.. Jack Nicholson a toujours dit que de toute sa filmographie, c’était son rôle préféré.

Chaque fois que je re-re regarde ce film, je suis stupéfait de ce chant du monde cette célébration des routes à platane, d’une soudaine vague sensuelle euphorique qui vous gifle face à un village en pleine réverbération de murs blancs. Il réussit aussi un couple éphémère, tendre, fragile,  joyeusement fragile pour exprimer    ce qu’il y a à la fois d’inextricablement noué entre le reporter changeant d’identité et la jeune fille rencontrée sur un banc, pas loin d’un monument de Gaudi. Film musical sur les paysages, sur les rues encombrées du centre-ville de Barcelone  il est aussi un grand film sur une attente métaphysique. Si quelques-uns parmi mes commentateurs peu familiers avec Antonioni pouvaient commencer leur initiation par ce film, je crois qu’ils pourraient mesurer la brulure éblouissante de cet art.

2 réflexions sur “Invitation à Antonioni

    • voici un extrait d’une intéressante analyse de « l’avventura » trouvée sur Cairn info. son auteur:Marie-José Mondzain

      « La caméra d’Antonioni parcourt l’architecture des lieux comme un labyrinthe dont les parois sont un piège glacial à ciel ouvert qui fait penser aux espaces de Chirico. Franco, l’amant de la disparue, futur amant de l’amie endeuillée, est lui-même architecte. Franco ne peut rien construire. C’est lui qui cherche partout le corps qu’il voudrait oublier, dans les îles, dans la ville de Palerme, dans les villages. Les relations avec les objets y sont de même teneur que celles qui s’esquissent entre les corps : c’est le vide qui les sépare que le film remplit de fantômes, de moires instables. L’inhospitalité d’une île rocheuse sans âme qui vive ou presque n’a rien à envier à l’inhospitalité des villes et à la vacuité qui s’installe sournoisement dans une foule ou un rassemblement quelconque. Tous les lieux deviennent écrin d’une absence, enveloppe inhospitalière d’une présence spectrale finalement redoutée. Aller mal, c’est n’avoir ni objet ni destination, c’est-à-dire habiter un désert qu’il faut fuir, y compris pour un autre désert. Rien ne va plus quand tout s’immobilise et ressemble tant à la mort qu’il vaut mieux disparaître pour ne plus voir notre ressemblance avec la mort des choses. Si bien que la solitude, la disparition et même la mort peuvent être convoquées pour faire vivre un désir qui ne trouve pas sa figure respirable dans l’architecture sans vie de la société moderne. C’est en cela que « L’avventura « porte la marque politique du monde qui vient.
      On est bien sûr dans l’Italie des années 1960 où la prospérité économique s’accompagne d’une mutation sociale, d’une instabilité des valeurs traditionnelles, d’un cynisme aussi capitaliste que chrétien. Ce sont les nouveaux régimes de la solitude qui s’installent et Antonioni fait de « L’avventura » une aventure insulaire, une métaphore historique de l’isolement. On est sur une île quasiment déserte et Franco, l’amant d’Anna, a laissé s’envoler sur les vagues le journal qui donnait les nouvelles du monde. Les pages disparaissent emportées par le vent marin depuis le yacht qui transporte tous les personnages vers une destination volcanique et sauvage. Comment ne pas penser à Stromboli, où Rossellini parle d’une autre Italie à un corps de femme (Ingrid Bergman) qui résiste à la disparition ? » L’avventura » commence sur l’éperon rocheux, où la marche est presque impraticable, périlleuse même sur la pierre hérissée du récif abrupt. Une seule trace de civilisation, une poterie antique coincée entre les pierres, épave séculaire d’un vieux naufrage : elle échappe aux mains qui la saisissent et se brise. L’Histoire n’est plus un recours ainsi que ne pourra l’être la trame d’un récit. On entre dans une temporalité abstraite, celle de l’étrange durée d’un temps arrêté où chaque geste semble être la répétition d’un autre geste qu’on n’a pas vu.
      Ce que l’on retrouve dès l’ouverture des films d’Antonioni, ce sont des corps de femmes dont le regard intensément triste semble chargé de dire un malaise sans objet ou plutôt un malaise d’objet. Peut-être est-ce le mal-être propre à la beauté d’un corps que rien ne peut combler et qui refuse de combler à son tour les regards qui se posent sur lui. Quelque chose qui ressemble bien plus à de l’angoisse qu’à un problème psychologique de communication intersubjective. À la question d’un partenaire dérouté qui voudrait comprendre pourquoi on le quitte, le « je ne sais pas » de Monica Vitti dans L’éclipse n’a rien d’un reproche fait à l’incompréhension de celui qui ne comprend rien. L’angoisse ne s’adresse à personne par définition. Elle est de même nature que celle de Lea Massari (Anna) avant sa disparition, ou de Monica Vitti (Claudia) après la disparition de son amie dans L’avventura. Ces films sont étrangers à tout sentimentalisme psychologisé et mettent plutôt en œuvre une question existentielle, un trouble ontologique dont Antonioni tend à figurer l’épure. La liberté que prend la femme qui part ne va pas sans ces instants suspendus où se joue encore la possibilité de capituler en restant, comme pour ces deux autres femmes qui, sur le même yacht, accompagnent des partenaires insipides et cruels. L’une d’elles a même en plus un chien. Femmes d’un monde domestique et domestiqué, intolérable à Anna comme à Claudia. »

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