Journal d’un curé de campagne de Georges Bernanos, lu et relu…

J’avais lu il y a plus de quarante ans ce « Journal d’un curé » de campagne »,puis relu , avec, à chaque fois un attachement différent et remarquant des passages n des personnages, des scènes, et des registres différents.Mais toujours sidéré par la proximité de ce jeune curé malade avec tout lecteur croyant ou non. Ce sont ses difficultés, son impuissance, qui le rendent si attachant car il éprouve de la difficulté à prier, se sent mal à l’aise dans sa paroisse, dépassé par sa mission pastorale trop lourde pour lui ,et son immaturité. Bernanos lui-même avait souvent déclaré que c’était son texte préféré.

Les photos sont extraites du film de Robert Bresson

Aujourd’hui, texte relu, je reste sidéré par ce mélange de grâce, d’angoisse et de soudaine et simple odeur de la terre et de la pluie. N’étant pas un catholique je me dis que je ne suis pas le lecteur idéal , notamment pour apprécier les emprunts aux évangiles de Saint-Matthieu, aux textes de Thérèse de Lisieux pou saisir les enjeux dans le développement d’une théologie, notamment sur la place des saints, ou ce que représente l’obéissance à la hiérarchie de l’Église de son temps à laquelle le curé d’Ambricourt tient tant malgré ses révoltes et ses moments de trou noir.

Ce qui m’a le plus intéressé c’est que, depuis les bistrots de Majorque, en 1935, où il écrit ce texte ,Bernanos restitue magnifiquement le boulonnais, les plaines d’Artois,l’école du village, les cafés à odeur de genièvre, les nuits de grand vent et de grand désespoir, et bien sûr, ce qui émane de charité sur un visage, au moment le plus inattendu. .

Avant de parler directement du texte, je voudrais citer cet extrait des « Grands cimetières sous la lune » qui éclaire des pans entiers de l’œuvre de Bernanos en évoquant cette source inépuisable, son enfance. : »Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus . Oui, ce que j’ai d’honneur et ce peu de courage, je le tiens de l’être aujourd’hui pour moi mystérieux qui trottait sous la pluie de septembre, à travers les pâturages ruisselants d’eau, le cœur plein de la rentrée prochaine, des préaux funèbres où l’accueillerait bientôt le noir hiver , des classes puantes, des réfectoires à la grasse haleine, des interminables grand’messes à fanfares où une petite âme harassée ne saurait rien partager avec Dieu que l’ennui- de l’enfant que je fus et qui est pour moi à présent pour moi comme un aïeul. »

Paysages sombres, mouillés, venteux, vallons encaissés, chemins détrempés , villages fouettés et hostiles , chaque habitant est planqué derrière ses rideaux , chaque être ratatiné sur ses misérables secrets mais guette et juge ce trop jeune curé. . Tout se passe comme si les villageois ressemblaient à du bétail errant, comme si un sommeil de la raison et de la foi avait saisi une paroisse ; des cœurs endurcis traversent en somnambules leur humble voyage éphémère entre l’arche ciel et terre. Bien les routes traversent des labours nus dans ce « Journal » si intime (mais aussi si anonyme et si loin des petites singularités étriquées de l’autofiction) qu’il nous entraîne presque à notre insu dans une aventure dont on sent qu’elle porte quelque chose de surnaturel dans son incandescence.

Les fonds de vallée cachent des cabanes pour braconniers, qui font aussi penser que ce jeune curé, lui aussi, sorti de son presbytère part en chasse. A sa manière il braconne les âmes . Il cherche les plus humbles et traque les plus orgueilleux, dans une sorte de ronde de nuit -sa nuit- pour les amener à Dieu, à mains nues .

Bernanos ,à partir de cette terre lourde, grasse, d’Artois,qui semble engluer les villageois dans l’indifférence,l’égoïsme, le repli, joue admirablement de cette lumière d’angoisse qui éclaire comme une aube d’hiver la paroisse « morte » que le curé d’Ambricourt est censé faire revivre. Et même si souvent l’odeur de terre du vieux pays passe entre les fentes du texte, avec une tendresse si nostalgique,il n’en reste pas moins que le roman laboure une terre d’angoisse sans cesse retournée.

Ces angoisses furent –la correspondance en témoigne- celles de Bernanos lui-même. Un certain accent de vérité ne trompe pas. Ce curé, perdu dans la blancheur de ses nuits d’insomnie , de doute, comme l’auteur, attend toujours l’aube comme une délivrance. .

Cela rend le personnage d’autant plus humain et proche du lecteur que dans bien des pages apparaît une charité vraie, une curiosité passionnée , mêlées à un courage recommencé, qui ressemble à un courage christique pour lutter contre cette double solitude : celle d’un village qui se déchristianise, et celle d’une foi qui connaît de sérieuses éclipses.

Ce qui frappe aussi c’est que, dans le dénuement d’une mission pastorale si ingrate, si difficile, dans ce village(modèle réduit d’une grande partie du monde?) le frémissement de la sensibilité n’exclut jamais la joie et l’espérance. Rappelons ce qu’écrivait Bernanos le 13 juillet 1942 à son ami Raul Fernandes : « Ah!j’ignore si la vie m’aime,mais le bon Dieu m’a fait la grâce de bien aimer la vie ,la vie que les imbéciles parcourent à toute vitesse sans prendre le temps de la regarder, la vie pleine de secrets admirables qu’elle met à la disposition de tous, et que personne ne lui demande jamais. »

Il est aussi frappant de voir à quel point ce curé d’Ambricourt –guidé par le curé de Torcy inébranlable, exemplaire- fait de la pauvreté une véritable mystique : »Lorsqu’on a connu la misère, ses mystérieuses et incommunicables joies,-les écrivains russe, par exemple, vous font pleurer. » Rappelons que Dostoïevski n’est jamais loin chez Bernanos.

Plus loin le brave et solide curé Torcy lui répète « Notre seigneur en épousant la pauvreté a tellement élevé le pauvre en dignité, qu’on ne le fera plus descendre de son piédestal(..) on l’aime encore mieux révolté que résigné, il semble déjà appartenir au royaume de Dieu, où les premiers seront les derniers(..) »

Ceux qui ont connu ou correspondu avec Bernanos disent que c’est le curé de Torcy , impénétrable sous sa rondeur bourrue, mais avec des éclairs de tendresse face au jeune prêtre anxieux, qui exprime au plus près les positions du catholique Bernanos toujours dressé contre les « marchands de phrases » et les « bricoleurs de révolution »,et les prêtres mondains qui ont oublié les pauvres pour s’asseoir à la table des riches ou qui parfument leurs discours d’un humanisme mou.. le mot de Torcy qui le résume est « faire face » et précise : » « Ça pleurniche au lieu de commander. »

De tous les personnages de ce « journal d’un curé de campagne » ce sont les jeunes femmes les plus intéressantes.et ce petit curé d’ambricourt manifeste une lucidité particulière pour sonder l’état intérieur des âmes, et malgré de multiples maladresses (notamment sa brutalité vis à vis de la Comtesse) ,malgré sa timidité ,sa gaucherie, son inexpérience, et des tourments si violemment oppressants,il possède une pénétration soudaine. La grande scène de la Comtesse, point culminant du texte , lui permet de comprendre combien cette femme s’est enfermée et paralysée elle même depuis la mort de son enfant. Et il l’a délivre ,dans une espèce d’ accouchement violent..

Le cas de Mademoiselle Chantal, la révoltée, est étonnant. La fille du comte et de la comtesse, les châtelains d’Ambricourt, voue une haine absolue à sa mère et son père pour sa liaison avec l’institutrice. Chantal débite des folies, « sans lever la voix »,dit le journal ,mais dans un moment absolument miraculeux, le petit curé arrive à faire entrer « Mademoiselle Chantal » dans le confessionnal ; il se passe alors une brève rencontre capitale , une complicité,inattendue, comme si l’orgueil blessé de la jeune fille rencontrait et se joignait à l’orgueil blessé de son confesseur. « A ce moment , il s’est passé une chose singulière. Je ne l’explique pas, je la rapporte telle qu’elle. Je suis si fatigué, si nerveux, qu’il est bien possible, après tout, que j’aie rêvé. Bref, tandis que je fixais ce trou d’ombres où , même en pleine jour il m’est difficile de reconnaître un visage, celui de Melle Chantal a commencé d’apparaître peu à, peu, par degrés. L’image se tenait là, sous mes yeux, dans une sorte d’instabilité merveilleuse, et je restais immobile comme si la moindre geste eût dû l’effacer. »

« Que voulez vous ? À partir d’un certain moment je n’invente rien, je raconte ce que je vois. Des êtres que j’ai aimés passent sur l’écran, et je ne les reconnais que longtemps après, quand ils ont cessé d’agir et de parler.. » écrit-il de Palma de Majorque en janvier 1936.

Il y a également la féminité hardie de la petite Séraphita Dumouchel( pas loin de Mouchette..) qui défie de sa jeune coquetterie le jeune prêtre ; et c’est elle dans la plus belle scène –à mon sens- du livre, qui essuie le visage du prêtre, égaré en plein champ , terrassé par la douleur de son cancer à l’estomac et qui vomit du sang sur sa soutane .Seraphita, figure trouble qui retrouve le geste biblique de cette Véronique essuyant le visage du Christ.

A propos de Séraphita, le jeune prêtre expédie un peu vite ce qu’il appelle le « problème de la luxure », mais ne cachant pas que c’est au cours du catéchisme, devant les visages des futures jeunes communiantes qu’il se sent troublé et démuni. Les scandales récents de pédophilie dans l’église catholique semblent lui donner raison.

A ceux qui ont déjà fréquenté Bernanos, on retrouvera son éloge des routes, de l‘aube, de la fausse sérénité des familles bourgeoises qui cache des turpitudes », ses combats contre les faux prêtres, plutôt ceux de la haute hiérarchie, et le goût de l‘enfance qu’il fait assumer par son prêtre maladroit , caché sous un comptoir de bistrot où viennent échouer les ivrognes de la région.

En revanche, suis resté perplexe devant ce journal qui résonne de tant d’ aveux de défaillance, de nuits affreuses » de prières vides de sens, de doutes multipliés , que l‘ensemble frôle un apitoiement . Que dire, aussi de ces rêveries autour d’un Moyen-âge qui ressemble à un livre d’images pieuses, avec cette « chevalerie chrétienne » qui oscille entre Saint-Louis sous son chêne et Jeanne au sacre de Reims ? Est-ce une nostalgie idéalisée d’ une monarchie ?

Enfin, une autre réussite du livre se trouve dans la délicatesse avec laquelle le village ,le pays, ses lumière plombées ou diaphanes jouent le rôle d’intercesseur entre les choses visibles et celles qui sont invisibles. Par exemple, dans une brèves conversation sur une place déserte du village, un vol de pigeons passe régulièrement autour des deux personnages. Ils entendent « siffler leurs ailes » et attendent le retour de ces oiseaux comme si un message de fin du monde était suggéré en filigrane par ces mots si simples : « ce sifflement pareil à celui d’une immense faux ».ou bien quand le curé découvre de sa fenêtre un monde devenu interrogation angoissée.. »Je viens de passer une grande heure à ma fenêtre, en dépit du froid.Le clair de lune fait dans la vallée une espèce d’ouate lumineuse si légère que le mouvement même de l’air l’effile en longues traînées qui montent obliquement dans le ciel, y semblent planer à une hauteur vertigineuse .Toutes proches pourtant.. Si proches que j’en vois flotter des lambeaux, à la cime des peupliers. Ô chimères ! Nous ne connaissons réellement rien de ce monde, nous ne sommes pas au monde. » Les plus belles interrogations muettes du prêtre , ses appels intimes, naissent ainsi de détails du paysage bernanosien. C’est un des miracles du récit.

C’est le critique Gaëtan Picon qui avait résumé cet art: »le surnaturel »est pour cette œuvre ce que le destin, ou l’ histoire, ou la liberté sont pour d’autre :son lieu. C’est la lumière du surnaturel que nous pressentons derrière les ombres fuligineuses du drame terrestre, et qui leur donne une surprenante grandeur. »

Mort de Vera Kundera

Véra Kundera, veuve de l’écrivain franco-tchèque Milan Kundera dont elle était indissociable de la vie et de l’œuvre, est morte, a annoncé à l’AFP samedi 14 septembre l’éditeur du romancier, Gallimard. Elle avait 89 ans.

Vera Kundera et Milan Kundera

« Antoine Gallimard et les éditions Gallimard ont la très grande peine d’annoncer ce 14 septembre 2024 le décès de Véra Kundera », a indiqué la célèbre maison d’édition française. « Formant un couple fusionnel avec son mari, elle a veillé sur lui jusqu’au dernier jour et œuvré admirablement au rayonnement de son œuvre romanesque et critique dans le monde », a-t-elle ajouté.

Selon La Voix du Nord, Véra Kundera est morte au Touquet (Pas-de-Calais). « Elle a été retrouvée sans vie, ce samedi matin, par une femme de chambre » de l’hôtel sur le front de mer où elle était en villégiature, a rapporté le quotidien régional.

Retour au manoir

En circulant il y a quelques temps dans le Bocage entre Dol et Combourg, je n’ai pas résisté à la tentation,je suis retourné au Manoir où j’avais vécu un hiver entier, seul, puis deux mois d’été avec mes deux filles. C’était il y a plus de trente ans. A l’époque Je ne me sentais pas bien à Paris , dans la salle de rédaction , mes collègues soumettaient nos lecteurs à d’épouvantables harangues moralisatrices. Mes ambitions littéraires avaient été déçues, j’accumulais les refus des maisons d’édition. Je voulais me « reprendre », et « faire le point ». J’avais loué ce Manoir de la Tourbière, avec les belles arcade de sa cour, sa grande cour nue que les pluies balayaient l’hiver. J’avais emmené ma petite Olivetti et une valise de rames de papier. Chaque matin je cherchais l’inspiration en rase campagne ,j’allais vers les marais, les terres blanches là où le regard se perd dans la baie et ses barres d’écume. Des souvenirs d’enfance assez ingrats montaient comme de grosses bulles venues d’un étang,mais qui échappaient aux mots dès que je voulais les fixer sur le papier.

Parfois le bocage sous un pâle soleil prenait quelque chose d’onirique et de précieux.Tout brillait. Les grandes plages, avec quelques corps rares de baigneurs avaient la mystérieuse attraction des cimetières qu’on agrandit. Les grands vents apportaient du sable sur la route.Je tombais parfois sur la carcasse rouillée d’une charrue ou un hangar à l’abandon. Le soleil déclinait entre des nuages trop rapides et d’immenses flaques d’eau.  

Je me souviens , il faisait froid dans les pièces malgré les bûches que je jetais dans la cheminée dans une gerbe d’étincelles . Les écorces crépitaient. Aucun mouvement dans les miroirs sinon quelques lueurs mourantes vers minuit.Les yeux rouges des braises.

Je somnolais souvent un livre sur le nez,parfois une horloge tintait, des pluies crépitaient sur les hauts carreaux , des souris trottaient à l’étage supérieur. Puis le silence, ou le vent. Un bruit de moteur me faisait sursauter puis je retombais dans la torpeur de l’attente. Je feuilletais une Bible toute jaunie laissée dans une table de chevet. Je rêvais à la gloire immense et instantanée de JD Salinger. Je revenais toujours à lui et à sa famille Glass ,car il avait le secret du miracle littéraire. Puis il l’avait perdu le restant de sa vie. Je relisais  Franny and Zooey ,  Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers   et soulignais une phrase sur deux. Le miracle littéraire était là, intact, frais, neuf, sous mes yeux. Je collectionnais les revues et quotidiens qui avient écrit sur lui. J’avais découpé dans le New York Times une photo de lui:un grand type aux yeux sombres et si étrangement doux.Il portait une belle veste à chevrons et une chemise col oxford ; je scrutais son expression navrée pour y trouver le secret de son talent. Sur un autre cliché ,plus petit ,je le voyais surpris par un photographe indélicat, en train d’acheter des boites de soupe Campbell’s, dans un supermarché du New Hampshire.

Et maintenant je suis là, accoudé devant ce manoir à l’abandon , qui pue le vide, avec un panneau « A vendre » mal accroché une fenêtre du premier étage. Les lettres blanches sur fond bleu sont à demi effacées. Il y a une chaîne et un cadenas qui clôt la barrière. Quand les enfants étaient venus en été leur mère leur avait recommandé de ne pas me poser de questions sur mon activité littéraire.

Chaque soir, devant un grand bol de café , je restais allongé (style Oblomov) dans une bergère à contempler des portraits de comtes, de barons, de marquis, crème la chouannerie, tous accrochés dans la plus grande salle,celle avec une cheminée faussement Renaissance. Ils s’appelaient La Bouexiere, Saint-Carrec, Bois Andy, Hirel .Il y avait une Caroline de la Rouerie qui me faisait rêver. Ils étaient pendus dans la demi obscurité , endormis dans le silence sépulcrale de ces salles où la poussière dansait à midi. Avaient-ils au moins profité du miel de leurs vies ?

Un matin, alors que j’étais occupé à brosser les tiges encrassées de mon Olivetti , un type aux cheveux gras est arrivé par le chemin creux côté cuisine et a tapé au carreau de la porte et m’a demandé où était la maison des Richaud. J’ai répondu que je ne savais pas, je ne connaissais pas de Richaud Il est resté longtemps à me dévisager comme si je lui devais une explication.

Il m’a dit :

-C’est vous qui faites ce raffut ?

-Quel raffut ?

– On entend des cris la nuit, ça vient de chez vous. La nuit. Des cris. Sur le toit. On vous l’a dit ?

– Non .

-On entend ça depuis le hameau.

-Désolé.

J’ai ajouté :

-Après tout, il m’arrive de faire un ou deux mauvais rêves . Comme tout le monde. Et alors ?

Je redis :

-Comme tout le monde.

Puis :

-Vous avez dû entendre un choucas.

J’ai refermé le petit carreau.

Ce soir là je me suis fait des pommes cuites au four.

Dans les moments exaltation, après le déjeuner, je me disais :Tu aimes le froid océanique ,la danse des Elfes dans le brouillard matinal, cet ancien pays défendu par la chouannerie, et ces terres blanches des marais qui donnent les plus beaux poireaux. A toi les vieux bahuts bretons, la sève crue du bocage, les embruns qui crépitent sur les vitres , les grands fauteuils pour mariner dans la nostalgie, le roulis des nuages à la nuit tombante, alors maintenant :écris ! 

Ça s’arrêtait là.

Et puis un soir, sortant sur les toits, je me suis vraiment mis à hurler comme un loup. Les peintures qui s’écaillaient me parlaient de plus en plus fort et m’empêchaient de travailler. Je crus entendre ,plusieurs fois, au lever, les sons maigres d’un clavecin au fond du couloir.Une femme blanche avec des grands voiles approchait de mon lit avec un air canaille.

Enfin tout ça s’est mal fini. On m’a emmené une clinique de la banlieue de Rennes . Les feuilles de mon œuvre voletaient désormais sur les champs ou le long de la voie ferrée.

Et maintenant je suis là, appuyé sur la barrière.Trente ans ont passé. Mes deux filles ont grandi ce sont deux belles femmes élégantes qui visitent Le Louvre ou le Musée d’Orsay et m’offrent un thé au jasmin en me parlant de Turner ou de Chardin. Tandis qu’elle dissertent sur le décloisonnement de la représentation dans la peinture de Pierre de Cortone, je me souviens d’un aprés-midi de panique autour du manoir. Alice et Aude avaient disparu. Ma femme, des voisins, même moi, on avait appelé, cherché le long des haies, sur la grand route, vers la sapinière .On craignait qu’ elles soient tombées dans la tranchée de la voie ferrée. Heureusement, on les avait retrouvées dans un appentis de la ferme voisine , en train de jouer à la dînette et parlant aux lapins. Rue de la faisanderie, pas loin d’Orsay, je buvais un thé froid et voyais deux petites filles en jupe plissées et sociqettes blanches en train de glisser de l’herbe aux lapins à travers les trois d’un grillage .Je ne m’habituais pas à être face à deux élégantes habillées cardigan feuilles mortes qui parlaient du hasard et du désordre dans la peinture de Jackson Pollock. Oui, le monde a pris une drôle de courbure. Certains soirs, je vérifie mes papiers d’identité.

Maintenant , il reste la cour vide, la galerie envahie par les orties.Tout semble dormir. Tout est faux , trompe-l’œil.

Je regarde ces champs nus , la ligne noire de la sapinière , des champs nus. Tout a disparu, tout est ailleurs.Mais où ? Je reprends la voiture, miroitement pâle de l’ étang de Beaufort,vieil ami, là où, vers les roseaux, je voyais jadis courir les cornettes des religieuses qui ressemblaient à des papillons.

Je tourne vers Bonnemain et Lanhélin, direction Combourg. Derrière le pare- brise une éclaircie,les champs brillent après la pluie, la radio parle de la Bande de Gaza,d’un changement de gouvernement, la route s’élargit ,plus noire , plus large, plus neuve.

C’est curieux comme on peut descendre en soi, bien bas, en s’accoudant sur une barrière devant un vieux manoir. J’approche de Combourg. Zig-zags et cris d’hirondelles au dessus des toits, des pavillons neufs sont alignés , puis une cour d’école et son poteau de basket,la Poste, un carrefour,le tabac est fermé.

Pavese et son métier de vivre

L’œuvre de Cesare Pavese fut souvent lue et interprétée dans l’ombre de son suicide, ce qui est se tromper sur une grande partie de son oeuvre lumineuse et sensuelle. Précisons qu’il avala des cachets le 27 août 1950, à 42 ans, dans une chambre de l’hôtel Roma, place Carlo Felice, à Turin sa ville tant aimée . Il laissa sur sa table de chevet un mot : « Je pardonne à tout le monde et à tout le monde, je demande pardon. Ça va ? Ne faites pas trop de commérages. »

Il avait reçu la plus haute récompense littéraire italienne le Prix Strega, 4 mois auparavant. L’écrivain Italo Calvino, que Pavese avait découvert et soutenu dès ses premiers textes a dit quelque chose de capital sur Pavese : « Tous les romans de Pavese tournent autour d’un thème caché, autour d’une chose non dite qui est la chose qu’il veut vraiment dire et qui ne peut être dite qu’en la taisant. » Puis : »En général dans les récits de Pavese, apprendre cela signifie apprendre aussi et surtout comment on souffre, comme on se comporte face aux blessures qu’on reçoit.Et ceux qui n’ont pas appris succombent. » De son côté, Natalia Ginzburg qui a longtemps travaillé à ses côtés aux éditions Einaudi se souvient : « Il était, parfois, très triste. Mais nous avons cru, pendant longtemps, qu’il aurait guéri de cette tristesse au moment où il aurait pris la décision de devenir adulte, parce que sa tristesse nous semblait celle d’un jeune homme, la mélancolie voluptueuse du jeune homme qui n’a pas touché terre et qui se meut dans le monde des rêves arides et solitaires. »

Lui-même insistait sur une sorte de silence fondateur qui présidait à son œuvre et en même temps ,plus sa vie privée était indécise, malheureuse, chaotique, semée d’échecs, plus se marquait une aspiration à une perfection littéraire qu’il s’assignait sans pouvoir l’atteindre, produisant un inévitable sentiment d’échec. « Le silence, c’est là notre seule force », écrivait-il dans un de ses premiers poèmes.Son journal intime « Le métier de vivre » enregistre avec précision toute la sismographie des tensions entre vie et œuvre.

Pour le comprendre on peut aussi ouvrir « Le bel été » ,commencé en 1940 et publié en 1949.Il rassemble trois de ses meilleurs textes . Outre ce « bel été »,il faut lire « le diable sur les collines » et « entre femmes seules » qui fut adapté par le cinéaste Antonioni. On découvre alors un panorama assez juste des thématiques et du ton si particulier , murmuré incisif. « Le bel été » évoque des fêtes, de virées nocturnes dans Turin , sorties de groupe dans des cafés , promenades en barque le long du Pô, ou tournée des bals dans les bourgades ,parmi ces collines où il est né et dont il n’a jamais pu se détacher . L’ amitié entre garçons est un des sujets du texte « Le diable sur les collines » . Dans « entre femmes seules » ce sont les llirts , disputes, conquêtes et séparations , qui forment la trame .dans « Le bel été » ce sont les souvenirs des soirées dans les bistrots enfumés de Turin, nuits blanches, bals de campagne, virées des jeunes gens et jeunes filles en rase campagne dans les vignobles. La subtilité des analyses, les relations triangulaires sentimentales ,les bavardages narquois et piégés, (qu’on retrouvera magnifiquement dans « La plage ») ne se limitent pas à de la psychologie traditionnelle, mais la prose, les dialogues soignés captent le chant secret nostalgique qui a bercé cette génération qui découvrit l’amour au moment du fascisme .

Pavese a une obsession. Il se demande où est l’unité d’une vie, comment se fabrique une personnalité, une maturité(d’où son obsession de vouloir se marier et fonder une famille)   alors qu’il n’y a que solitude intéieure, doutes des instants précaires ,des signaux contradictoires.Ce professeur qui traduisit beaucoup les auteurs américains et notamment Herman Melville,nourri aussi de l’Antiquité, est obsédé par des images mythiques centrales, archaïques, assez virgiliennes. L’ unité perdue , le cycle des saisons,comme un Éternel Retour, les Dieux absents traversent son œuvre.

Mais le grand sujet reste les femmes : les jeunes filles, les amoureuses ,les timides, les délurées, les conquérantes, les maternelles, les coquettes, les intellectuelles, les paysannes, qu’elles soient ouvrières ou grandes bourgeoises ,Pavese les observe en suggérant les débats intérieurs sous jacents. Le jeu des attractions sentimentales, des affinités, est mené avec virtuosité dans toutes leurs nuances. Les dialogues de Pavese sont tissés de ces fausses banalités qui cachent le courant souterrain des pensées et des émotions. Il faut avoir l’ouïe fine pour percevoir cet art de la sous-conversation qui culmine dans « La plage »avec ses papotages sur le sable. Pas mal de lecteurs sont passés à côté de cet art de l’infime, de la nuance fuyante, des drames dissimulés sous un blague de rien, du flux de conscience dans ce qu’il y a d’insaisissable, ce brouillard étonnant des paroles ordinaires pour masquer l’essentiel. Pavese annonce déjà les tropismes de Nathalie Sarraute . Ce qui affleure entre les garçons et les filles, ce qui glisse sous la surface des bavardages , ce heurt des émotions, ces fractures et fêlures entre les sexes, ces incompréhensions qui grandissent entre les êtres, Pavese en est le maître. Les déambulations bruyantes et alcoolisées dans Turin rappellent parfois les distractions vides des copains qui, dans la maturité restent d’incorrigibles adolescents, ces « Vitelloni » de Fellini.

En même temps il sait mieux que personne faire savourer les douceurs des nuits d’été sous les treilles, les touffeurs tièdes des collines tant aimées, ces « Langhe » où il est né et aussi les musiques de la jeunesse qui s’enfuit .Il interroge le « silence du monde ».Littérature d’écoute ou d’un ressenti qui s’abandonne parfois à des visions érotiques craquantes de luminosité,d’eau et d’azur.

L’époque mussolinienne ,et la chasse aux intellectuels se retrouvent dans « La prison » et « La maison dans les collines » qui composent le recueil « Avant que le coq chante » .

« La prison » fut écrit entre 1938 et 1939 mais ne fut publié qu’en 1948 après l’effondrement du régime fasciste. Pavese raconte son séjour de huit mois à Brancaleone en Calabre où il fut assigné à résidence par le gouvernement fasciste. Il vit surveillé dans une humble cabane face à la mer grise. Image de l’ennui, de la monotonie d’un rivage plat et d ‘une existence artificielle. La encore la solitude subie devient passionnante grâce à deux présences féminines, Elena , la femme de ménage , humble, fidèle, attentive , pudique , et Concia la femme sauvage qui se donne aux hommes.

Sans cesse revient l’image de la fenêtre ouverte sur la mer. Pavese écrit :
« Là-bas il y avait la mer. Une mer lointaine et délavée qui, aujourd’hui encore, s’ouvre derrière toutes mes mélancolies. C’est là que finissait toute terre, sur des plages désolées et basses, dans une immensité vague. Il y avait des jours où, assis sur le gravier, je fixais de gros nuages accumulés à l’horizon sur la mer, avec un sentiment d’appréhension. J’aurais voulu que tout soit vide derrière ce précipice humain. » La réflexion sur la séquestration, le « confino » devient une auto-analyse d’où il émane une poétique de la pauvreté intérieure et une reccehr d’ascétisme. Toutes les lettres de cette époque sont à lire.   Pavese se souvient d’ une lettre de Léopardi :»Je connais un homme qu’un simple œil-de-bœuf ouvert sur le ciel vide, en haut d’un escalier, met dans un état de grâce » .

A propos de ce texte rappelons que Pavese fut arrêté le 15 mai 1935 dans une rafle frappant le mouvement « Giustizià et Libertà ».Il est emprisonné pour ses fonctions de directeur par intérim de la revue « Cultura » et pour détention de correspondance clandestine. Il a alors 27 ans et ne s’est jamais signalé par une opposition franche au régime.
Pendant son assignation ,Pavese se baigne, lit les tragiques grecs, des polars, se fait la cuisine, donne quelques cours aux enfants de Brancaleone, et corrige son recueil de poèmes « Travailler fatigue » qui selon lui était « susceptible de sauver une génération » . Les poèmes n’ont rien sauvé du tout ,ils ont surtout été soumis au contrôle du Bureau de la censure de la Préfecture de Florence, et amputés de 4 poèmes. Publiés, ils tombent dans une relative indifférence .

Voilà comment, sous les traits de Stefano, se décrit Pavese confiné et surveillé  :
« Elena ne parlait pas beaucoup mais elle regardait Stefano en s’efforçant de lui sourire avec des alanguissements que son âge rendait maternels. Stefano aurait voulu qu’elle vint le matin et qu’elle entrât dans le lit comme une épouse, mais qu’ensuite elle partit comme un rêve qui n’exige ni mots ni compromissions. Les petits atermoiements d’Elena, l’hésitation de ses paroles, sa simple présence lui inspiraient un malaise coupable. Des propos laconiques s’échangeaient dans la chambre fermée.(..) des minutes savourées avec Elena ,il lui restait une fatigue oublieuse, repue, presque une stagnation de son sang. Comme si, dans les ténèbres, tout s’était passé en rêve. mais il lui en voulait de l’avoir priée, de lui avoir parlé de lui avoir révélé, ne fût-ce que par feinte quelque chose de sincère et de tendre. Il sentit sa lâcheté et sourit : »je suis un sauvage. »

Ce qui est étonnant dans ce récit « La prison », c’est la beauté harmonieuse et l’enchevêtrement des durées, les subjectives et les objectives. Les vertiges, les ruminations, les méditations solitaires, toutes ces harmoniques du temps intérieur face à la mer vide et à ce village au fil des saisons.. Pavese collectionne les instants : la fenêtre face à la mer, les cuvettes des collines, les rives caillouteuses, les sentiers déserts qui portent à l’exaltation, Il y a aussi une attention minutieuses aux rites : repas, passages du plein soleil à l’ombre, de la grosse chaleur à la fraîcheur des soirées devant les vagues.il analyse ses phases de l’exaltation au découragement, avec quelque chose étrangement aride et honnête dans l’exacte enregisrtements de ses humeurs.
Déjà on constate que le sexe est à la fois espérance folle, désolation, vertige, exaspération ,obsession , consolation. C’est dans la séquestration que cet écorché ,vivant au plus secret de lui même, devient un grand écrivain.


Depuis sa mort, pas mal de critiques et journalistes se sont intéressés de prés à son parcours politique*.

Il est est déconcertant .

On sait qu’entre 1935 et 1936, il a passé moins d’un an en résidence surveillée. En Juillet 1943, quand Mussolini est déposé par le conseil fasciste puis libéré par un commando SS en Août, et que s’instaure la républie de Salo Pavese affirme son indépendance : alors que la maison d’édition Einaudi où il travaille est occupée de politique, Pavese se tient à l’écart de toute engagement. »Cependant,malgré des bombardements sur Turin, il continue son travail d’éditeur,opiniâtrement et courageusement. Quand le 8 septembre, Turin est une ville occupée par les soldats allemands , alors que ses proches collègues rallient les combats des P dans les collines qu’il aime tant , Pavese se réfugie chez sa sœur à Serralunga di Crea puis en décembre, il prend un faux nom , se cache chez les Pères du Collège Trevisani de Casale. Période controversée , Pavese traverse une crise religieuse. Il subit un choc en apprenant l’arrestation de ses amis du Parti d’Action .La mort de son ami Leone Ginzburg dans la prison Regina Coeli à Rome le bouleverse . Le 25 avril 1945, il sort de son refuge à Casale et se mêle avec la foule libérée.Il porte un œillet rouge sur sa veste pour manifester son attachement au mouvement communiste et rentre à Turin . En mai, il publie un article dans le grand journal communiste « L’Unità ».C’est aussi dans ce journal officiel du communisme, italien qu’il consacre un grand article au « Sentier des nids d’araignée », d’Italo Calvino.Il écrit : »Le plus beau récit que nous ayons pu avoir sur l’expérience des partisans. » Cet article, devenu célèbre, consacra aussi l’amitié de Calvino et de Pavese. A cette époque,Pavese cherche une synthèse entre catholicisme et communisme. Il se consacre, en qualité d’éditeur, à publier des collections d’études religieuses et humanistes Au même moment ,il écrit « Le camarade », roman qui affiche son adhésion au communisme, cependant la direction du Parti le garde en suspicion car ne comprend pas que d’un côté il publie un récit dans la ligne du Parti, et de l’autre publie chez Einaudi des divagations mythologiques,  ces « Dialogues avec Leuco ».

Quand il publie en 1949, « La maison dans les collines » , ses détracteurs se déchaînent.Il a osé mettre en scène des membres de la république de Salo sans les condamner explicitement . C’est en même temps dans cette année 49 , en Avril, qu’il signe une lettre ouverte des intellectuels au ministre de l’Intérieur pour défendre les libertés fondamentales. Jusqu’à sa mort, les Communistes lui reprocheront de ne pas attaquer frontalement la bourgeoisie et de collaborer à la revue « Cultura e realtà » qui se propose de changer la nature même du marxisme.

Un jour de septembre de cette année là, Fabrizio Onofri lui demande d’éclaircir ses rapports avec le PC et d’analyser les politiques culturelles régionales. En fait le PCI s’agace devant une œuvre qui devient de plus en plus célèbre et qui manque singulièrement de clarté dans la critique de la bourgeoisie.

Pavese dans une lettre du 2 Août 1943 avait écrit à Fernanda Pivano  :  « Je ne suis pas un politique et je n’ai rien à gagner avec la politique. « 

En 1990 la publication du » Carnet secret », jette un trouble encore plus grand sur la pensée politique de Pavese. C’est un ensemble de notes prises entre juillet et décembre 1943 . entre des considerations purement littéraires, il exprime sa lassitude à l’égard de l’antifascisme, tient des propos où il ne cache pas son admiration pour l’Allemagne ,fait un éloge de la guerre et une défense du programme fasciste de Vérone du 15 novembre 1943. .Il semblerait que ces pages étaient été ôtées du « Métier de vivre » par Pavese lui-même. Pourquoi les a-t-il conservées ? La maison Einaudi a soutenu que ce n’était pas les opinions de Pavese qui s’exprimaient dans ce carnet mais un personnage de fiction resté  fidèle au régime fasciste. La question reste ouverte.

Ce qui est assuré, c’est que pour suivre la météorologie de la sensibilité complète de Pavese, opinions, sensations, travaux littéraires, amours, obsessions, « Le métier de vivre », reste le meilleur document. Une première mouture a été publiée en 1952. Tenu du 6 octobre 1936 jusqu’au 18 août 1950, on y découvre l ‘écrivain dans toute sa sa sincérité,sa nudité, ses hésitations, son masochisme, mais aussi son sens aussi du soleil, deds baignades, des cafés, , des discussions au fond des bistrots de Turin, ses dragues, cet inépuisable retour à son enfance, son goût des nuits blanches, des virées d’étudiant et d’étudiantes, en bagnole, son goût des fêtes de villages, des guinguettes, son attuirance vers les corps des femmes, tout en virant soudain à l’ homme seul qu’un rien rend cafardeux,brutal, injuste, à la parole blessante .Soudain il se sent vieux et rejeté en pleine jeunesse.Journal et autoportrait complet d’un écorché vif. Il ne cache rien de sa sécheresse naturelle, de sa sensualité . Misanthropie, humeurs déconcertantes , ruminations littéraire de forcené, instabilité caractérielle, maussaderies obsessionnelles, une lancinante quête des origines au milieu de ces collines en forme de sein maternel.Il interroge sans fin la mythologie grecque, la philologie, le christianisme, la logique des rêves.C’est un homme qui attend une révélation ; c’est peut-être pour cela que dans ses récits, souvent, un homme attend l’ Aube comme une délivrance.

Dans ses meilleurs récits, il saisit dans une seule coulée, des instants qui appartiennent aux vignes, à la terre chaude, aux arcades de Turin, aux femmes , à la lisière d’un mystère. Et en même temps, soudain il se détache de tout et fait un écart.. Entre les lignes de ses lettres ,il se débat dans le vide.Sa vie prend en vieillissant la couleur de l’eau, c ‘est à dire plus de couleur . Un vertige. Détails minutieux de l’égo, questionnements épuisants sur les problèmes de Forme pour cacher autre chose .

Dés 1946, il avait précisé son rapport avec les intellectuels avec la politique :»Chaque soir,une fois le bureau fini,une fois le restaurant fini, une fois les amis partis- revient la joie féroce,le rafraîchissement d’être seul.C’est l’unique vrai bonheur quotidien. » (25 avril 1946)

Le 16 août ,onze jours avant de se suicider il écrit  :

 Mon rôle public, je l’ai accompli-j’ai fait ce que je pouvais.J’ai travaillé, j’ai donné de la poésie aux hommes, j’ai partagé les peines de beaucoup. « « 17 août : Les suicides sont des homicides timides.Masochisme au lieu de sadisme. »

* A propos du parcours politique, de l’écrivain j’ai trouvé mes sources dans le Quarto Gallimard, « Pavese » Oeuvres, edition établie et présentée par Martin Rueff, dont le travail est particulièrement remarquable. Je conseille cette édition. De plus l’iconographie,l’introduction et la biographie sont exemplaires.

Citons les premières lignes du « Bel été » , ce un début si magistral est particulièrement significatif de cet art pavesien vibrant  : »A cette époque-là, c’était toujours fête. Il suffisait de sortir et de traverser la rue pour devenir comme folles, et tout était si beau, spécialement la nuit que, lorsqu’on rentrait mortes de fatigue, on espérait encore que quelque chose allait se passer, qu’un incendie allait éclater, qu’un enfant allait naître dans la maison ou ,même, que le jour allait devenir soudain et que tout le monde sortirait dans la rue et que l’on pourrait marcher, marcher jusqu’aux champs et jusque dans l’autre côté des collines. »

La baigneuse

Dans les années 80 je louais une maison grise dans la baie de Paimpol. C’était un ancien café dont la terrasse dominait l’eau. Une bande caillouteuse et algueuse s’étendait sur la droite et une jetée sur la gauche. Un sentier bordé de hautes herbes s’achevait dans les broussailles, et rejoignait une bande d’un sable fin et blanc cerné de trois rochers. Dans cette crique y pourrissait une barque qui ressemblait à un cage thoracique goudronneuse , défoncée et mangée de sel. J ‘avais l’habitude de lire le journal chaque matin dans cet abri rocheux . C’est là qu’en début de matinée je vis approcher une grande femme bien proprotionnée, dans une robe rouge longue , chevelure brune déployée; elle marchait avec précaution le long du sentier après avoir ôté ses sandalettes. Elle s’installa prés du rocher couvert par endroits d’un lichen vieil or , d’un cabas en paille tressée elle sortit une serviette de plage , une crème solaire et une bouteille thermos . Elle ôta ses lunettes de soleil papillon qu’elle replia avec soin en soufflant dessus ,les glissa dans un étui , déposa le tout sur un galet et glissa sa robe pardessus la tête. Elle portait un maillot de bain d’un rose caoutchouteux bizarre et posa le chewing-gum qu’elle mâchait sur le galet,prés de l’étui à lunettes. Elle huma l’air, regarda brièvement de mon côté, enduisit de crème solaire uniquement les ailes de son nez,puis l’arrondi de ses épaules. Enfin elle se redressa, glissa un doigt entre son maillot et ses cuisses comme si elle voulait cacher des poils pubiens . Elle approcha de l’eau calme qui chuintait,pénétra en écartant les bras, et glissa avec souplesse dans des étincelles de lumière que ses battements de pieds bousculèrent. Elle sembla s’évanouir dans les frissons argentés de l’eau ; il ne resta plus qu’un persistant tourbillon de bulles et d écume là où ses talons disparurent.Son corps s’était dispersé dans un monde aquatique sauvage vers un horizon étincelant et miroitant de vide.

Deux voiles enfin passèrent au loin sur fond de la ligne de terre avec ses rares villas. La baie gardait l’éclat un peu sombre de ces jours les plus beaux de Juin que je regrettais comme si le reste de l’été ne pouvait être qu’une pâle copie d’une Saint-jean qui s’achève en dévorant l’énergie de la jeunesse en bals et en virées pétaradantes. Maladive sensation d’un automne approchant,avec le jaune feuillu des villas redevenues désertes et du vent poussant le sable le long des portières de garage. Passages de mouettes, nageuse disparue, intensité chimique lente du lichen croûteux que porte le rocher de gauche.Je refermai mon jouurnal et attendis. Les étés précédents ont-ils existé ?

Suave et inquiétant cloaque de cette crique déserte.Le soleil chauffait mes pieds dans le sable .J’attendis.

La nageuse revint à travers trop de soleil après un long moment de complet silence, elle resta dans l’eau à mi corps, s’ébroua et secoua ses mains dans une animale simplicité qui me sidéra. La présence obscure d’une vague molle montant à son ventre fit naître une seule et unique pensée anxieuse:qu’est-ce qui dans sa chair plantureuse et vierge , éveille en moi , un mystérieux présage,celui de ma finitude sur terre ? L’offrande de cette chair féminine au soleil, n’ouvrait que sur un monde immuable, secret, de sable, de vent, de clarté vide , d’attente, de particules de vie en germination , processus qui n’arrête jamais et sur lequel la belle nageuse s’appuyait et se confiait , sans qu’il y ait le moindre partage possible. Les ombres, les vagues, les courants, le bruit éphémère d’une voiture qui s’éloigne sur la route ,assez loin, et cette femme coupée en deux par une eau noire, à demi engloutie, le visage renversé extatique, tandis qu’elle lissait ses cheveux , devint une source étrange de réflexion.

Plus tard elle s’étendit avec une nonchalance étudiée sur la serviette de plage aux ramages vert olive compliqués. Sa voluptueuse manière secouer sa chevelure, de croiser les bras sur ses genoux pour y poser sa tête et de fermer les yeux, sonna pour moi comme une définitive espérance éteinte . Le monde, dans son désordre , son chaos, sans commencement ni fin, neuf et vierge, avec ses mouettes, ses morceaux de bois flotté,ses galets, son sable farineux et brûlant, ne dispensait pas les mêmes grâces que celles que j’avais éprouvées avant la présence de cette baigneuse. Un venin s’était glissé quelque part. La pure beauté animale, béante, radieuse, d’une femme lovée sur elle même, « dans l’amitié de ses genoux » comme on dit, en train d’écouter les gouttes d’eau sécher sur ses épaules, enfermée dans une torpeur naissante , fit naitre et croître en moi un trouble insistant ; je restai sur le bord du monde, sans décence aucune, en trop, ne sachant pas choisir entre une idée d’extase ou de crime.

« Pylône » de Faulkner,mon préféré

Dans l’énorme maelstrom verbal de Faulkner, dans ses mélodrames paysans, dans ses chroniques de sa terre natale sudiste devenue grâce à sa machine à écrire, l’ imaginaire comté de Yoknapatapha, je préfère, un îlot particulier,une œuvre à part, le bref roman « Pylône ».C’est mon refuge.

C’est là que Faulkner révèle à nu ses rapports brutaux avec l’alcool, la sexualité, et son dégoût de la civilisation « moderne » uniquement fondée sur l’argent,la standardisation, l’industrie et l’exploitation des masses. Dans une société en train de perdre sa dignité,(le Sud de Faulkner a été envahi par les «Carpetbaggers », escrocs du Nord) il reste quelques hommes épris de liberté, des insoumis, ce sont des anciens pilotes rescapés de la guerre 14-18 que le retour à la paix laisse démunis. Roger Shuman est l’un d’eux. Il pilote un vieux zinc déglingué ,rafistolé, pour participer, à des meetings aériens, « l’été au canada,l’hiver au Mexique » .. Il est réduit à l’ état de saltimbanque ,accompagné de Jack Holmes,le parachutiste , de Laverne,la femme sexy qui couche sans doute avec les deux .Le trio d’acrobates traîne un enfant dont la paternité n’est pas sûre. Ils dorment sous l’aile de l’avion quand il pleut trop fort …

Les pilotes de la guerre 14-18 dont Faulkner aurait voulu faire partie

Cet improbable ménage à trois est accompagné du mécano, Jiggs, qui passe son temps à démonter des soupapes, couché sous le moteur d’un avion qui risque de lâcher à tout moment. .Ces cinq là débarquent à la Nouvelle Orleans pour l’ inauguration d’un nouvel aéroport, en quête de primes et de prix aux montants dérisoires. Apparaît alors un personnage-clé , l’humble journaliste « des chiens écrasés » ,toujours humilié par son rédacteur en chef,qui lui crie dessus comme s’il était une mule. Ce reporter paumé, étique , délabré « immense, indistinct « ,le chapeau de guingois dont Faulkner précise : »cet être humain qui semblait n’avoir jamais eu ni père ni mère, qui ne serait jamais vieux et qui n’avait jamais été enfant » est immédiatement hypnotisé par la liberté sexuelle du groupe.C’ est un des plus beaux personnages de Faulkner.On croit retrouver les désarrois du jeune Faulkner qui fut si souvent humilié par des rédacteurs en chef qui refusaient ses nouvelles ou lui versait des sommes dérisoires pour les publier. Et voici ce que l’auteur pense de la Presse :« …Fragile rouleau d’encre et de papier, assertif et déclamatoire ; profondément et irrévocablement futiles..produit éphémère de quarante tonnes de machines et de la burlesque illusion d’une nation entière. » oui, « la burlesque illusion d’une nation entière »..Voici comment Faulkner définit la presse américaine page 127 de l’édition de poche.

Le journaliste donc ,pour faire un article , suit la petite troupe dans les hangars, au milieu des clés anglaises et des pièces de moteur puis les invite à dormir chez lui, comprenant leur manque d’argent. Il envie cette troupe ambulante, ces forains en combinaisons graisseuses.Leur mépris des conventions, leur vitalité insolente face aux puissances de l’argent,leur intrépidité dans leurs acrobaties aériennes, leur indifférence face aux combines sordides des notables du coin hypnotisent le journaliste. Il touche de prés une humanité vraie.Non seulement il les héberge mais leur fournit un cruchon d’ absinthe de contrebande , et lui même s’alcoolise sérieusement et convoite la belle blonde .Il comprend que ces casse-cou ne sont pas des humains modèle courant , il veut percer leur mystère pour enfin pénétrer dans cette épaisseur de la vraie vie qui appartient à ce domaine de verité qui n’intéresse pas une seconde la rédaction qui l’emploie..On comprend que ce n’est pas un banal article qu’il va ecrire,mais sans doute cxe livre qu’on tient entre les mains. Le reporter a enfin trouvé ce quelque chose après lequel il a couru » toute sa garce de vie «  ce quelque chose qui « valût la peine d’être raconté ».En clair, il est en train de devenir écrivain. Et là, on se souvient de la définition de Faulkner :Ecrire, c’est comme craquer une allumette au cœur de la nuit en plein milieu d’un bois. Ce que vous comprenez alors, c’est combien il y a d’obscurité partout. La littérature ne sert pas à mieux voir. Elle sert seulement à mieux mesurer l’épaisseur de l’ombre.  ».

Sous l’ apparence d’ une virée d’alcooliques et d’un journaliste « ramasseur d’ordures » , ce roman où les personnages titubent, se heurtent les uns les autres, risquent la mort devant une foule de voyeurs, Faulkner nous révèle ses désillusions,et plus largement , la chute de la culture sudiste, le drame des etats vaincus ,touchés à mort, devant le rouleau compresseur de l’industrialisation. Les acrobates en bi-plan sont emblématiques d’une « génération perdue ». Ils rêvaient d’être des héros patriotes au-dessus des champs de bataille de la Somme, ils deviennent des aviateurs de cirque.

C’est aussi dans » Pylône » que William Faulkner décrit fastueusement la Nouvelle-Orleans pendant le carnaval. Rues bloquées, foules en train de se saouler nuit et jour, fanfares, bordels, rixes, bars miteux,poivrots,servantes noirs agressées sexuellement, le tout forme un miroitement visuel, halluciné , un tourbillon ,un vertige à la fois lumineux et enténébré. Le sexe, la frénésie, l’angoisse, la fraternité,les orgueils désesperés,la proximité avec la mort, les relations humaine se disloquent, comme les vieux coucous qui décollent du terrain d’aviation . Le roman nous « défamiliarise » le monde. Il lui restitue une étrangeté radicale.On sort étourdi et sidéré,comme si Faulkner lui même nous avait confié ses obsessions au fond d’un bar.

Jamais, selon moi, Faulkner n’avait été aussi original dans un mélange de dérision, de grotesque, et de compassion.Cette compassion qu’il manifeste pour des personnages isolés, vaillants, anachroniques, dans un monde gangrené où l’homme n’est plus qu’un loup pour l’homme, dans un monde industriel qui multiplie les ghettos.

Faulkner travaille sa prose , la tord, la malaxe en gerbes d’images non pas pour épater mais pour exprimer la tragédie qu’il ressent en observant son Mississippi changer. Et ses obsessions sexuelles se condensent en rafales d’images . On n’oublie pas cette femme qui saute en parachute et arrive, au sol, nue dans ses sangles. »Elle était arrivée au sol avec sa robe, que le vent avait déchirée ou libérée des courroies du parachute, remontée jusqu’aux aisselles, et elle avait été traînée le long du terrain jusqu’à ce qu’elle fut rejointe par une foule hurlante d’hommes et de jeunes gens, au centre de laquelle elle était maintenant étendue à terre, vêtue seulement des pieds à la ceinture, de boue, des courroies du parachute et de ses bas. »

Il ne faut pas se cacher : Faulkner décrit le syndrome sudiste blanc, ces planteurs dépossédés par le Nord qui installe ses entreprises, ses banques, ses Snopes, ces intrus qui rachètent les domaines de la vieille aristorcatie . Faulkner écrit pour faire tourner les aiguilles de sa montre à l’envers : l’aristocratie revient, et il l’a magnifie dans son oeuvre en décrivant une sorte de retour perpetuel du passé,comme une malédiction dont il ne peut se défaire. L’héritage sudiste familial il en est le dernier dépositaire et archiviste . C’est un réflexe de caste, c’est tout à fait évident. Faulkner reste un gentilhomme sudiste.Moraliste lucide au bord du désespoir face au monde moderne liberal et démocratique

Enfin, notons qu’il met en scène son alcoolisme sans fioritures. On titube, on vomit, on dort tout habillé, on devient un fantôme en enfer. Ce vertige alcoolique qui imprègne les pages et donne au récit l’image d’un immense miroir bombé a été la tourment de Faulkner. Il a connu plusieurs désintoxications alcooliques, la dernière lui étant fatale puisqu’il est mort « dans une maison de repos délabrée » à quelques miles d’Oxford Mississippi où il demeurait.

***

Dorothy Malone et Rock Hudson dans « la Ronde de l’aube »

Douglas Sirk a tourné un film adapté du roman , titré en français « la ronde de l’aube ».Avec Rock Hudson,fiévreux, Robert Stack aux yeux fixes qui semblent voir au loin sa propre mort et surtout Dorothy Malone,blonde affolante, qui accepte tout par amour.C’est un assez bon film qui se laisse voir bien qu’il ne reflète pas le caractère cinglant, navré et désespéré, du roman. Les noirs du film, les ombres énormes , ne sont pas assez noirs , le Temps n’est pas asses déglingué, les sales personnages ne sont pas assez louches, et le Désir Erotique qui fait vibrer certains passages -avec l’industrie d’Hollywood- reste une sucrerie.

Un extrait de « Pylone »

« Les deux [avions] qui tenaient la tête amorcèrent leur virage en même temps, côte à côte, leur grondement sourd augmentant et diminuant comme s’ils l’aspiraient dans le ciel au lieu de le produire. Le reporter avait encore la bouche ouverte ; il s’en aperçut au picotement nerveux de sa mâchoire endolorie. Plus tard, il devait se rappeler avoir vu le cornet de glace s’écraser dans sa main et dégouliner entre ses doigts tandis qu’il faisait glisser à terre le petit garçon et le prenait par la main. Mais ce n’était pas encore maintenant. Maintenant les deux avions côte à côte, Shumann en-dehors et au-dessus, contournaient le pylône comme s’ils étaient liés, lorsque soudain le reporter vit quelque chose comme un léger éparpillement de papier brûlé ou de plumes flottant dans l’air au-dessus du sommet du pylône. Il regardait, la bouche toujours ouverte, quand une voix quelque part fit « Ahhh ! » et il vit Shumann bondir à ce moment presque à la verticale, puis une pleine corbeille à papier de légers débris s’échapper de l’avion.

Un peu plus tard, les gens racontaient sur la piste qu’il avait utilisé le peu de contrôle qui lui restait, avant que le fuselage ne se brisât, pour s’éloigner par une montée en chandelle des deux avions qui se trouvaient derrière lui, tandis qu’il regardait au-dessous de lui le terrain bondé de spectateurs, puis le lac désert, et choisissait, avant que le gouvernail de profondeur ne fût devenu complètement fou. Mais la plupart étaient fort occupés à raconter comment sa femme avait supporté la chose : elle n’avait pas crié, ne s’était pas évanouie – elle était tout près du micro, assez près pour qu’il eût pu capter le cri – mais elle était simplement restée là, debout, regardant le fuselage se casser en deux en disant : « Oh ! maudit Roger ! maudit ! maudit ! » puis, se retournant, elle avait empoigné la main du petit garçon et couru vers la digue, l’enfant agitant vainement ses petites jambes entre elle et le reporter qui, tenant l’autre main de l’enfant, courait de son galop dégingandé avec un léger bruit, comme un épouvantail dans une tempête, après le fantôme étincelant et pur de l’amour. Peut-être fut-ce le poids supplémentaire qui fit que, toujours courant, elle se retourna et lui lança un simple regard, glacial, terrible, en criant : « Que le diable vous emporte ! Foutez-moi le camp ! » ..

« Journal d’un écrivain », dans l’intimité de Virginia Woolf

Publié par les soins de Léonard Woolf ,son mari, en 1953, soit 12 ans, après le suicide de Virginia , ce « Journal d’un écrivain »,malgré ses coupes, est un document capital.

Je l’ai lu en 10/18 dans une traduction assez ancienne de Germaine Beaumont.Il paraît que la nouvelle traduction est supérieure . Cependant, lu d’une traite avec un infini plaisir, ce « Journal » permet de mieux comprendre les enjeux, les buts, les soucis ,les batailles de l’écrivaine (j’ai du mal avec ce mot..) avec les mots et ses personnages, car nous sommes dans son atelier, et nous voyons son processus de création de près. Elle ne cache rien de ses moments d’oppression, de doute, mais aussi ses enthousiasmes.Mais le fond,le principal, restent son dialogue avec elle-même, ses fantômes, et la manière dont on tient à distance une dépression qui guette et qu’elle combat par l’imaginaire. Elle puise beaucoup dans le silence dans sa cabane au fond du jardin,là où elle a écrit ses plus beaux romans.

Le bureau de Virginia Woolf , Monk’s House

Elle réussit à décrire cet espace mixte dans laquelle se mêle le retrait en soi et ce qui bruisse autour d’elle de vie sociale . Cet équilibre si délicat pour elle entre vie mondaine et recueillement, entre souvenirs lancinants d’une blessure originelle (venant des innombrables morts qui ont marqué son enfance) et baignade dans le fleuve sensuel des jours lumineux.

Et en même temps, une sorte de confiance originelle traverse ce Journal .On note que ses états d’âme si subjectifs qu’ils soient se relient directement à la situation générale de cette Angleterre prise entre deux guerres mondiales.On sait que cette femme qui soutenait par sa présence les meetings travaillistes ne fut jamais déconnectée de la politique comme on le croit souvent.Ce n’est pas un hasard si elle tient sa part dans le combat féministe de son époque.

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L’auteur de « Mrs Dalloway «  ou de « Vers le phare » ( qui longtemps fut publié sous le titre « la promenade au phare ») nous entraîne dans son bureau, dans ses piles de livres, parmi ses manuscrits et ses tasses de thé ,ùais rien de confiné chez elle, l’appel de la mer, des plages, des dunes, des champs, des jardins, des odeurs apres la pluie, ou la fascination de draps blancs forment un hymne à la vie de l’instant et une aventure sensuelle.

À noter un détail important qui explique -en partie- l’audace formelle de ce qu’elle écrit:elle sait qu’elle sera publiée puisqu’elle est son propre éditeur. Son mari Leonard Woolf, son futur époux, a créé la Hogarth Press avec elle.Cette bienheureuse indépendance matérielle et financière fait rêver car elle lui a permis une émancipation intellectuelle, une aventure moderniste pour aller au bout de son artsans crainte d’être corrigée ou censurée; Ses recherches formelles ont pulvérisé tranquillement (enfin pas si tranquillement,on le voit dans ce journal..) le vieux modèle victorien d’une manière au moins aussi radicale que celle de l »Ulysse » de Joyce.

La cabane au fond du jardin où elle se retirait pour écrire

A parcourir un peu vite ses romans,et dans une lecture superficielle on peut croire son art incertain,seulement vibratoire, gracieux, vacillant, aquatique, fleuri,alors qu’elle va très loin dans l’exploration d’une figure féminine centrale qui anime ses romans. Grâce à ce Journal-atelier on découvre une recherche technique acharnée, des recherches musicales , un art des ruptures, des soliloques lyriques,des collages, pour faire passer le monde invisible et profond de la conscience dans le monde visible.Recherche précise, épuisante.Elle ne cache rien de ses pannes,découragements, journées vides, tentation de tout flanquer à la poubelle.Il y a un merveilleux bruit de papier froissé dans ce Journal. Chapitres bancales, chapitres biffés, raturés,c’est le labeur quotidien et ses labyrinthes de perplexité.C’est la mère courage du stylo , arrimée à son bloc de papier.Elle poursuit, reprend, avance, écoute ses bruits de délabrements intérieurs qui se font de plus en plus fréquents à mesure qu’elle vieillit. Au milieu de ces monologues intérieurs déterminée, cette audacieuse renouvelle les formes romanesques avec une prodigieuse audace dont se souviendront les françaises Sarraute ou Duras. Dans la critique littéraire (qui lui mange pas mal de temps )elle manifeste une liberté de ton ,une sincérité,des élans, un caractère entier. Son coup de griffe est bien ajusté. Carrément, à première lecture rapide (200 premières pages), elle déteste l »Ulysse » de Joyce,livre scandaleux, interdit, dont on parle tant dans son entourage. Elle renâcle devant DH Lawrence dont elle avoue pourtant qu’il travaille dans le même registre qu’elle.

Virginia Woolf peinte par son ami Roger Fry

La critique littéraire n’est chez elle ni un sport frivole, ni un service d’entraide mutuelle, ni une manière de régler des comptes,c’est une discipline qui fait partie de son métier d’écrire, son laboratoire expérimental de romancière.Elle n’a nulle satiété de lire, et même dans ses périodes dépressives , jamais au grand jamais elle ne perd le don d’admirer; sa curiosité à ouvrir un livre subsiste avec ce mélange d’impatience, d’instinct, et de fièvre qui caractérise les vrais critiques littéraires. Elle parle métier de l’intérieur. Elle observe le Milieu littéraire à la bonne distance, cette foire aux vanités qui la fascine -dont elle est un phare. L’intérêt de ce carnet intime c’est d’y lire en filigrane une sorte de buée de joie d’écrire, écarte tout soupçon d’acrimonie, de jalousie.Rien d’étriqué chez elle, et dans cette prose, subsiste toujours un halo lumineux, un étonnement premier, un remerciement sur le fait d’être là, au monde, dans une lumière de jardin. .On dirait qu’elle a toujours le pas plus vif et hume de l’ air plus frais dés qu’elle écrit.Car il est aussi évident que l’écriture est pour elle un moyen de lutter sont ses moments dépressifs qui se révèlent, vers la fin, plus fréquents.Le couple Création-destruction penche du mauvais côté dans les années 38-39.Les fantômes accourent. Et là son courage consiste à écrire au bord de l’indicible comme si les mots et les phrases de ses derniers romans devaient être une naissance perpetuelle -au-monde sans relâche,jusqu’au bout. On devine un vertige devant le chaos, la mort, les visages décolorés des morts, qui s’empare d’elle.

Cette rêveuse à larges chapeaux et silhouette languide a tenu son journal avec une constance parfaite de 1915 jusqu’au 9 mars 1941, soit 19 jours avant qu’elle pénètre dans la rivière avec des cailloux dans ses poches. Virginia Woolf ,acharnée, minutieuse, vraie, inusable, épuisée, n’omet rien, ni ses émotions devant une dune, ni sa surprise devant un Bruno Walter, chef orchestre « pas élégant du tout » qui lui révèle l’ignominie du nazisme. Elle écrit comme si sa prose était une pellicule hypersensible pour dire une matinée dans Londres et l’arc en-ciel des sensations,l’herbe des marais, le givre sur la vitre, sans oublier qu’il y a une supplication secrète face au vide,même si les voix se démultiplient,s’interfèrent,avec une subtilité mélodique incomparable. Et même si la bouffonnerie théâtrale nous réjouit, les ombres s’allongent, comme c’est le cas dans l’ultime et si beau « Entre les actes ».

Il n’y a rien chez elle du défaut inhérent au journal intime, de cet art complaisant gidien ,calfeutré dans une autosatisfaction avec tous ces grumeaux narcissiques . Le scintillement du monde est là chez elle. Bleu du ciel, ressac des vagues,air frais, l’éther incolore et sans limite au-dessus d’elle, de ses chapeaux ,comme une inquiétante action de grâce. Au contraire des ces journaux qui étouffent l’œuvre, ici, l’ écriture quotidienne,le carnet intime, délivrent, transmettent l’impression physique d’une femme à sa table, devant sa fenêtre grande ouverte. Quelle porosité frémissante chez elle.Son Moi est ouvert, comme une maison aux portes battantes. La journée entière , ses clartés, entrent dans son bureau. C’est un moment de silence sur le jardin après la pluie,l’odeur d’herbe coupée,un dimanche calme d’été, c’est là, on le touche. Il y a du Colette chez elle. Ce qui irrigue ses roman glisse furtif dans les pages de son journal sans la maniaquerie de la plainte qui caractérise ce genre littéraire.. On retrouve sa manière d’être touchée par une rencontre dans un salon de thé, d’un bavardage -caquetage par dessus un haie.

. L’imminence de la guerre en 1938 la terrorise et n’est sans doute pas étranger à son suicide.

Elle évoque sans sentimentalisme ni pathos le décès de de l’ami Roger Fry Au fond, elle est attachante car elle garde une espèce d’espièglerie mélancolique pour décrire ses illusions, ses humeurs, sans jamais rien cacher de ses faiblesses ni de ses moments noirs.En avant, calme et droit, elle écrit.

*****

Dans l’extrait suivant que je donne, on retrouve Virginia Woolf à la campagne dans le cottage que son mari Léonard et elle ont acheté en 1919, Monk’s House, dans le village de Rodmell, baigné par le cours de l’Ouse.

« Londres, dimanche 2 octobre 1932

Nous sommes tellement,t heureux à Rodmell,L.et moi. Quelle sensation de liberté!Cette vue embrassant,t trente ou quarante miles ; pouvoir aller et venir à notre gré ; les nuits dans la maison vide, et la triomphante élimination des intrus, et plonger quotidiennement dans cette divine beauté, et toujours quelque promenade, et les mouettes sur les labours violets, ou bien aller jusqu’à Taring Neville(ce sont les excursions que pour le moment je préfère) sous un vaste ciel indifférent. Personne pour vous bousculer,vous agacer, vous tirer par la manche. Et les gens viennent facilement , s’épanouissent en intimité dans ma chambre. Mais ceci est le passé ou le futur.Je lis également D.H. Lawrence avec mon sentiment habituel de frustration et aussi que lui et moi avons trop de chose en commun:la même urgence d’être nous-mêmes ; de sorte que le lire n’est pas une évasion.Je ne suis qu’intéressée. Ce que je voudrais, c’est accéder à un autre univers et c’est cela que Proust me donne. Pour moi,Lawrence est irrespirable,confiné.Je passe mon temps à me dire que ce n’est pas cela que je veux.Et cette répétition de la même idée, je ne veux pas cela non plus.Qu’ai-je besoin d’une « philosophie » ? Je ne crois pas au déchiffrage des énigmes par les autres.Ce qui me plaît(dans les Lettres*) ce sont les visions soudaines ; le grand fantôme bondissant par-dessus l’écume des vagues, en Cornouailles.Mais je ne trouve aucun plaisir à l’explication de ce qu’il voit. Et puis, c’est tellement harassant, cette quête haletante de quelque chose ; et ce « je n’ai plus que six livres dix » et le gouvernement le chasse à coup de pied,comme un crapaud, et l’interdiction de son livre ; la brutalité du monde civilisé à l’égard de cet nomme épuisé, agonisant(..) L’art c’est de se débarrasser de tous ces sermons ; ce sont les choses en soi,les phrases en soi qui sont belles ; les mers innombrables, les jonquilles devançant l’audace des hirondelles ; tandis que Lawrence ne parle que de ce qui prouve quelque chose. »

*Il s’agit des lettres de David Herbert Lawrence

Je rentre en Russie…

Certains jours, certaines nuits, quand il fait froid, quand l’insomnie s’éternise, quand le voisin du dessus claque les portes , quand le train-train quotidien rend morose et ressemble à un étrange enlisement ,quand e l’ennui s’étale et s’inscrit dans le cadran de la pendulette, « j’entre en Russie… » Comme on entre en cure. Qu’est-ce que ça veut dire ?

La steppe

Je reprends mes vieux poches de Gogol ou Tchekhov. J’écoute Richter jouer une sonate de Prokofiev, ou j’écoute le merveilleux Scriabine, ou je rouvre « Oblomov » de Gontcharov ou « Les âmes mortes « , « Guerre et Paix » ou « le Maître et Marguerite » de Boulgakov. Je me réchauffe à la famille Rostov ou à la famille Tourbine.

Tchékhov

Le miracle a lieu :un sentiment d’être, avec eux, à l’abri, dans leur famille , vautré sur leur canapé, logé enfin dans une humanité plus chaleureuse, plus vaste, plus vraie, plus profonde, plus fantasque aussi comme si dans leurs passions et même dans la platitude de leur vie, dans leurs promenades en forêt, dans leur long hiver enfoui, dans leur mélancolie, ils dispensaient des trésors d’humanité. Leur foyer irradie. Ces écrivains, quand on les fréquente deviennent des proches. Leur voix nous murmure et résonne loin en nous. Ils captent le déraisonnable et le grotesque de la vie et en même temps nous proposent des raisons d’espérer. La miséricorde de Dieu joue un grand rôle chez Dostoïevski –que Bernanos a lu de près- et pas du tout chez un Pasternak qui croit à un vitalisme et un salut par l’Art grand A.

« Pensées mélancoliques » de Joukovski

Les uns croient en Dieu : Tolstoï ou Dostoïevski, d’autres non : Tchekhov est matérialiste (« il y a plus d’amour du prochain dans l’électricité et la vapeur que dans la chasteté et le refus de manger de la viande », écrit-il. Il croit que les nouvelles générations seront (peut-être !) meilleures. Boulgakov croit au diable, lui qui fut aussi médecin. Il est d’un pessimisme total et pourtant il nous fait rire avec une fable politique. Lisez « Cœur de chien » qui raconte la transformation d’un bon chien en méchant homme. Dostoïevski va loin dans l’exploration de nos couches profondes et fascine les psychanalystes, avec son mélange de sauvagerie et d’extrême sensibilité, un goût pour sonder les hérédités obscures et lourdes, et des visages de femmes bouleversants. Ajoutez son immense fond de sympathie pour le peuple russe , à l’exclusion des autres parfois avec son panslavisme… Il met à jour des pans inconnus de la nature humaine, des noirceurs, des pulsions criminelles ,  avance dans des zones qu’aucun autre écrivain n’a osé aborder avec cette audace. L’auteur de « Mémoires écrits dans un souterrain » , réussit les grandes scènes de ses romans en détaillant la joie dans l’humiliation et dans le sadomasochisme. Dans sa vie aussi. Quand première femme meurt, il écrit à un ami : « O mon ami, elle m’aimait sans limites, et sans limites, moi aussi, je l’aimais. Mais nous n’étions pas heureux ensemble. Bien que nous fussions bel et bien malheureux nous ne pouvions cesser de nous aimer :plus nous étions malheureux, plus nous nous attachions l’un à l’autre. »

Le paradoxe de ces écrivains est que souvent, dans la lignée gogolienne, la trivialité et les petitesses de la condition humaine, minutieusement étalés apportent au lecteur une consolation fraternelle, une gravité et en même temps un sourire de complicité.Tous brisent la solitude du lecteur avec une déconcertante facilité .

Nos russes mêlent le ridicule et le sublime, le cruel et le compassionnel d’une manière que nous ne savons pas utiliser. Comme si leur spectrographe enregistrait des radiations et des couleurs de la sensibilité humaine qui nous échappent, comme si leur conscience était davantage percée par les stridences d’un monde à vif. Quand on lit Gogol et qu’on suit les errances de son héros Tchtichikov qui s’étourdit et se fatigue à parcourir la terre russe par tous les temps, renfoncé dans sa britchka dont les roues tournent si vite qu’on voit la steppe à travers avec ses chemins défoncés.. Gogol métamorphose la réalité  qui ressemble à une toupie qui tourne en ronflant par-dessus les champs et les clochers. Tout devient insolite et auréolé de magie, la moindre auberge crasseuse, la moindre cour boueuse, le nez d’un paysan. C’est déroutant l’aisance avec laquelle il laisse son imagination dériver spontanément en métaphores magnifiques : »La journée n’était ni lumineuse ni sombre ; elle avait cette teinte bleu gris qu’on ne voit qu’aux uniformes usés des soldats de garnison, guerriers pacifiques d’ailleurs, si ce n’est qu’ils se saoulent quelque peu le dimanche ».

Moujiks, factionnaires, hobereaux, vieilles bigotes, mais aussi les enfants , simples d’esprit, casse-pieds bavards, cochers, corbeaux, faux Revizor, coquettes emplumées, tout s’irise de fantastique et d’un peu de mysticisme.. Et Gogol n’ jamais caché en vieillissant, que c’était la religion qui, lui avait donné un mode d’emploi avec les Évangiles ,lui qui voulait, dans les dernières années de sa vie, faire un pèlerinage à Jérusalem.

Forets de bouleaux, fleuves larges, horizons dégagés et nus :les écrivains russes cheminent naturellement vers une certaine sainteté qu’ils accordent à la Nature.

Portrait de jeune fille de Valentin Serov

Ce n’est pas un hasard si la description de la steppe la plus désolée a permis au jeune Tchekhov de connaitre la célébrité. L’attachement à la terre comme une ferveur religieuse. Là encore, écrivains russes, voix proches, intuitions irrationnelles qui révèlent à demi des sens secrets. Voix pressantes, amicales, considérations charitable à propos de la petitesse humaine, humour oblique, et un sens de la vie lente et secrète de chaque âme, du temps qui prend volontiers l’allure des nuages immobiles sur les toits et sur nos tourments.. Officierrs , bourgeois,petits propriétaires terriens, fermiers ruionés, insititruce viuvotant mal, actrices vaniteuses, ils,peuvent être grincheux, raleurs, amers, ils ne sont jamais aigrés car le regard que lécrivain pose sur eux itrtadie de tendrfesse et d’étonnement. Saisir la grisaille des vies humbles, gens modestes, secrets, humiliés, fatalistes,jamais aucune sécheress,une aérienne douceur. . Que ce soit une dame au petit chien qui s’ennuie pendant sa cure thermale ou un métayer faisant ses comptes, chacun recèle un mystère, une opiniâtreté, une part insécable et fascinante. Quelle leçon.

Paysage du peintre Levitan qui fut l’ami de Tchékhov

L’insolite cas de Frantz André Burguet

Loin de la production littéraire courante, il y a parfois-rarement- un roman aérolithe, un roman transgressif, un roman solitaire qui se dresse dans le paysage français comme une sorte de statue d’île de Pâques.C’est le cas d’un roman publié en 1964, dans la collection « Le chemin », chez Gallimard. « Le Reliquaire » de Frantz André Burguet.Un vrai cas d’école. Ce roman avait été remarqué par les bons critiques de l’époque, pour sa véhémence, son feu central, son romantisme si original et décalé.

Souvenons nous que ces débuts des années soixante est un curieux moment littéraire. C’est la fin de la littérature engagée, existententialiste et absurde ligne Sartre -Camus.Sartre boucle son œuvre de fiction par un bref récit autobiographique « Les mots » en 1964 .ensuite il ne s’intéressera qu à la politique. Camus,lui, est mort sur la route de Paris le 4 janvier 1960 dans un accident prés de Montereau.

Le Nouveau Roman émerge difficilement . Sarraute publie ses « Fruits d’or «  en 1963 ,Robbe-Grillet « La maison de rendez-vous »en 1965, Duras se remarque avec « le ravissement de Lol V. Stein » en 1960, et Claude Simon avait frappé fort avec sa « Route des Flandres ». Dans ces années là le public populaire lit Hervé Bazin , Troyat,Cesbron etc.

Un jeune niçois blond surgit en 1963, à 23 ans, Le Clézio avec son fracassant « Proces-Verbal »,dans la même collection d’ailleurs que celle de Burguet, dirigée par un directeur littéraire en pleine forme, Georges Lambrichs.

Mais revenons à ce « Reliquaire »de 1964…L’ œuvre semble avoir mûri sous le double soleil noir de Chateaubriand et de Nerval. Oeuvre, hors-sol avec son obsession anachronique de la sylphide: ici c’est Elia , jeune fille malicieuse en bikini,sorte de Lolita sortie d’un pensionnat religieux.

L’histoire, simple au départ(un jeune homme de18 ans s’éprend d’ une fille de 16 ans et passe quelques jours en été et quelques jours en hiver avec elle, au bord de la mer) se fragmente,éclate avec des tortueux décalages chronologiques , car le narrateur semble acharné à mélanger une aventure réelle aux dérives de purs fantasmes pour suivre la pente d’une imagination désorganisante. L’évocation de ces amours adolescentes constitue la trame du livre,à laquelle s’ajoutent des lettres et des réflexions du narrateur sur la réalité de ce qu’il rapporte.

D’abord amour d’été dans une ville balnéaire de mediterranée (j’ai pense à Sète) dans une petite chambre d’hôtel de second ordre, puis un séjour d’hiver plus bref dans des côtes nordiques plus glacées. Baignades d’abord sur un rivage encombré d’épaves(il y a même un christ en croix rongé par les sels marins) ,errances au bord d’ étangs froids avec des courants violets. Les dialogues poursuivis dans une chambre close permettent de mieux connaître cette Elia .Elle possède un corps gracile, une bouche moqueuse, elle trimballe partout un gros Shakespeare relié toile bleue,sa seule lecture , tandis que lui est le fils d’un universitaire qui a travaillé des années sur « Les confessions » de Jean-Jacqsues Rousseau et qui n’écvioute que « La Grande Fugue » de l’ami Beethoven.Une photo (prise par mégarde) et finalement découpée et collée sur un pied de lampe  nourrit le narrateur dans son obsession.

Existe-t-elle cette Elia  ?

S’agit-il de se souvenir d’elle ou de la construire ? Toujours est-il que le narrateur, victime consentante, tombe dans une vénération d’autant plus troublante qu’il y a un pacte de chasteté. On se frole,mais on ne s’appartient pas. Lui s’absorbe souvent dans la contemplation de la femme endormie. Il collectionne ses sommeils, puis Elia raconte -ou invente ?- ses rêves. Tantôt c’est une écolière appliquée,gaie,pimpante, fidèle, tantôt une insolente garce boudeuse,exigeante, s versatile, bref une fugitive. Son jeu est de séduire et déconcerter.J’ai cru comprendre que placée à une éternelle distance du natteur, convoitée et intouchable, elle atteint au cœur du psychisme du narrateur et fait naître de larges nappes d’images effervescentes et de fantasmes . On pense évidemment à la sylphide de Chateaubriand qui hante,par sa féminité fantomatique toute l’oeuvre : « Cette charmeresse me suivait partout invisible ; je m’entretenais avec elle, comme avec un être réel ; elle variait au gré de ma folie […]. »

Frantz André Burguet

On songe aussi à Gérard de Nerval, et à sa Sylvie, fille du feu   qui symbolise toutes les femmes réunies en une seule, née de l’idéalisation d d’images d’enfance et d’adolescence .

Jean-Baptiste-Camille Corot

Burguet écrit : « Elle était la première fille qu’il m’était donné de voir évoluer dans tous les moments du jour.Je gardais avarement chacun de ses gestes, et son personnage m’enchaînait au point que je sacrifiais tout pour le conserver : le plaisir de mon corps, et notre équilibre.. » Tout le conte à la limite de la rêverie devient éloge de l’abstinence , avec le vertige qu’il procure , avec la tension sauvage qui magnétise pas mal de pages et fait l’originalité absolue de ce livre. Il y a,dans des dialogues apparemment ordinaire ente Elia et le narrateur quelque chose d’un malaise.Le roman perturbe. Les fantasmes deviennent des souvenirs ou est-ce le contraire ? Le voyeurisme et la chasteté ouvrent donc des pans secrets d’une vie fiévreuse,nocturne, cachée, edenique, recherche presque ésotérique qui entrouvre ses portes d’ivoire à ce couple orgueilleux. Dan,s cette démarche on retrouve le romantisme allemand façon Novalis qui, avec une candeur enfantine, croit à un point idéal de la pensée qui investit un monde qui ne connaît pas la désolante fuite de temps,ni la culpabilité, ni le remords, et la pauvreté du malheur et devient une beauté sans destination immédiate.

On voit que le sujet du « Reliquaire » ressemble à une quête romantico-mystique. L’auteur s’invente un passé, une histoire dont la noblesse tient au seul mouvement de l’écriture .Cette confession délirante longe des précipices,force la dynamique du langage avec des phrases longues , qui mélangent l’appétit de bonheur sensuel immédiat (mais frôlé) et la haine de la vie d’adulte dans ses pitoyables accommodements .

Parfois une page brille classique dans sa plénitude, parfois le désordre passionné tourne à l’obscurité et au brouillard langagier . Mais souvent on reste bluffé par un paysage traversé d’éclairs et qui donne une formidable impression de présence au bord du fantastique.Je me suis demandé si Gracq l’avait lu.. Peinture d’une griserie, curieux mélange de sang chaud et de souffle délicat. C’est livre à relire plutôt qu’à lire car son aventure intérieure possède ce mélange d’audace et de désinvolture qui désoriente bellement.Ce roman a fait un pas de coté assez sidérant. Et prend ses grandes distances.

C’est à prendre ou à laisser.Mais je prends ce discours brisé, cette manière impétueuse qui se libère de tout conformisme et refuse les sensibilités de son époque.

Oui, ce livre est un choc,une fracture dans le discours ordinaire du roman contemporain. Il y a de la liturgie dans cette prose, et aussi quelque chose comme une insolence assumée.. Toutes les portes de la vraisemblance sont franchis comme dans un rêve, à la manière dont Cocteau franchissait les miroirs.Pour Burguet le seul sujet du livre est de réaliser par l’écriture une alchimie de l’expérience vécue ou rêvée .On voit comment un couple fuit devant la banalité de la vie, exprime une sensibilité aristocratique qui rejette au loin le brouhaha indistinct du reste de l’humanité. C’est le dandysme du livre qui affiche fièrement son culte de la différence. 

La fin, brutale, ne se raconte pas,et fait vibrer longtemps le récit.

Heimito von Doderer, le remarquable autrichien témoin d’une société en voie de disparition

L’été prédispose aux lectures longues et enrichissantes. Je recommande qu’on prenne le temps, cet été, pour découvrir le grand écrivain autrichien Heimito von Doderer (1896-1966), contemporain de Musil et de Broch, et qui mérite d’être découvert en France, d’autant qu’il bénéficie d’une traduction magnifique de Robert Rovini qui passa les dernières années de sa vie à donner vie à cette multitude de personnages qui se croisent dans les salons et les cafés viennois, selon un assemblage d’intrigues assez complexe. Comme chez Proust la haute société se décompose en mille détails « aussi mélancoliquement isolés que des astres dans la nuit ». Oui, il y a une féerie proustienne dans le mélange subjectif de souvenirs, de fragments de conversations, de scènes quotidiennes analysées méticuleusement, d’impressionnisme voluptueux, de chatoiement du réel pour décrire saisons, fuite du temps, souvenirs d’étés , promenades d’automne, randonnées hivernales dans les sous bois; enfin, constamment, une fine bouffonnerie nimbée de nostalgie pour raconter les derniers feux de l’empire austro-hongrois. Il est assez incroyable que cet auteur d’une si grande tradition classique, lu avec passion dans les pays de langue allemande, reste ignoré en France.

Heimito von Doderer

Son œuvre capitale « Les démons » est paru en 1956.Son auteur a mis trente ans à l’écrire. Sans être exactement un contemporain de Proust ((1871-1922) Heimito vonDoderer (1896-1966) a, comme Proust mis en évidence une écriture  à la fois  complexe, subtile et impressionniste pour donner de l’ensemble  de  société « mondaine » viennoise une image minutieuse et profonde.  Il y a chez lui une  analyse enveloppante des personnages, de leur passé, des coups de sonde dans les replis cachés de leur  sensibilité (avec souvent de l’humour)    Il y a  aussi  une intuition permanente du Temps intime qui ouvre des déréglements subliminaux selon des visions perturbées, baroques.Cette méthode d’introspection reflète et redouble l’architecture de la ville de Vienne dans une linéarité musicale souple,d’un charme absolu…Le grand principe de relativité des points de vue condamne chaque partie du livre à offrir des perceptions nécessairement partielles et fugitives en ruptures: le grand décousu de la vie,lié au moment, à l’endroit où on se place,rompt les fausses unités rationnelles d’un art classique et aboutit à une succession de moments perturbés qui font éclater l’apparence ordinaire des choses. Le paysage, le décor(forets, salons, palais,ruelles tordues) qui cerne les personnages , forment des petites taches, des osmoses,comme si une menace, une angoisse, une euphorie formaient toute une herméneutique liée à la libido et à une mémoire pulsionnelle incontrôlable. de plus ce sont ces lignes de rupture qui donnent à l’œuvre des couleurs sensuelles si éparpillées et surprenantes, offrant des double sens, un abandon à des coïncidences et libres associations quasi surréalistes..

Au milieu d’une unité, Doderer déconstruit et rejoint des perceptions bien en amont de toute perception rationnelle. en ceci, il se révèle proustien. Mais la grande originalité de Doderer c’est qu’il place et agence ses personnages dans la ville de Vienne, qui est le grand personnage du livre. Tous les quartiers  de Vienne sont explorés, scrupuleusement, poétiquement, avec une exactitude géographique magnifiée par une espèce d’irisation printanière qui court tout au long du roman. , les rues, les places, les palais, les sous-bois à sentiers enneigés, les cafés, les salons à hautes fenêtres, les tavernes forestières,   forment non pas le décor mais la sève du roman. Doderer  saisit l’étoffe  même de la vie viennoise, dans un mélange de délicatesse picturale, impressionniste,  et de lucidité .Il nous parle de la douceur d’une société  avant son effritement  et sa condamnation. Chronique  ironique et satirique  (moins cérébrale que celle de Musil )  elle frappe aussi  par  une tendresse  presque galante, à l’ancienne, et proustienne comme si l’auteur nous mettait  en garde  car cette société impériale  en voie de disparition avait porté des valeurs dont la disparition  apporte une menace pour les générations actuelles. On approche historiquement  de l’irruption nazie.

C’est donc  bien une écriture – ferveur pour cette ville,  et pour ses personnages hypercultivés et hypersensibles : Kajetan , Schlaggenberg ou  Stangeler. Mais à l’intelligence historique et psychologique  Doderer  mêle toujours  une certaine féerie mélancolique pour une société de plaisirs, de commérages de salon, de diplomatie compliquée, de  fidélité aux valeurs traditionnelles d’une société fermée qu’il appelle « les Nôtres », tout ceci pris dans un inéluctable mouvement d’érosion et d’effacement Le « ton »  et la « touche » Doderer sont sans équivalent dans la littérature germanique..

Il est évident qu’on se perd un peu parmi ces nombreux  personnages aux destins entrelacés. Il  faut s’abandonner  au charme de la lecture,car tout s’éclaire vers la fin du roman. Précisons que Les Démons se centre sur les évènements survenus en Autriche le 15 juillet 1927.  Ce jour-là, au tribunal de Vienne, sont acquittées trois personnes.  Celles-ci, membres notoires d’une milice de droite, étaient accusées des meurtres d’un ouvrier d’une quarantaine d’années et d’un enfant lors d’une manifestation ayant opposé, quelques mois plus tôt, des partisans de Droite à d’autres de Gauche.  L’acquittement, jugé partial, sera à l’origine d’un soulèvement populaire qui sera réprimé dans le sang.  Autour d’un nombre considérable de personnages, l’auteur semble alors brosser, variant ses  perspectives, un portrait du Vienne  qui bascule  vers un nouveau régime politique.

A ne considérer que cet aspect-là, on pourrait rattacher Les Démons à cette littérature « fin d’époque », « basculement d’un monde » mais la multiplicité des intrigues, les rythmes de narration  différents, l’enchevêtrement des vies privées et des secousses politiques font que  le récit se calque sur l’étoffe même de la vie. Miracle. 

Alors nous lecteurs, sommes embarqués dans une quête spirituelle sur un monde disparu. Thomas Mann, dans sa « Montagne magique » avait le même projet. Ne pas tout comprendre des intrigues tricotées inlassablement,  ne doit pas décourager. La subtilité analytique, la finesse  sensuelle des descriptions,  les milles nuances qui vont du flirt passager à la passion brûlante,  ont quelque chose d’universel.Enfin  les différentes lumières ( lumière de neige dans la foret viennoise, lumières d’automne dans les parcs ,,maisonnettes de Grinzing au charme  champêtre désuet, lumières contre-jour  des hautes fenêtres des salons  ambassade  ou de salons bibliothèque, lumières vertes et basses des cafés avec billard forment une fresque irisée, paradisiaque.Doderer n’est plus tout à fait l’auteur-démiurge classique , mais il est le chroniqueur tantôt distant, tantôt ému,  se rapprochant soudain  de ses personnages(certaines femmes sont  étonnantes de fraicheur, de coquetterie, de charme,)  comme s’il tenait un aparté avec le lecteur, bavardage toute au long d’une    promenade inspirée entre printemps acide et automne interminable.… L’assurance moirée de cette écriture fascine, tant elle capte dans ses volutes toutes les métamorphoses sentimentales, affectives, ou même le trésor archéologique et architecturale de la ville.  

Doderer au café de l’hôtel Sacher avec ses amis écrivains Hans Weigel et Robert Neumann

Il y a aussi chez Doderer,comme chez Proust, des Oriane, des Guermantes, des Verdurin, des Swann et des Odette mais de la société  autrichienne Mittell Europa :esthètes et historiens, universitaires zoologistes, bateleurs ;fonctionnaires dévoués, ou  médecins américains, plantureuses mangeuses de gâteaux  à propos perfides  et aristocrates  oisifs , beaux parleurs sous tonnelles de vigne et   jeunes garçonnes  ambitieuses, poupées érotiques et vieux beaux,  officiers ou commissaires de police, jeunes fiancés ou  conseillers à la Chambre des Finances,  se croisent  dans un étonnant ballet ,tantôt dans le plein jour du Graben, tantôt sous les clartes lunaires des quais du Danube. Bref, population entière  viennoise des années 2O  avant la  fermentation nazie. N’omettons pas  que Doderer fut séduit  un temps  par le national-socialisme mais son retour au catholicisme, en 1940,  le ramena à la lucidité .

Comme chez Proust, Doderer a un sens des dialogues parfaits et souvent cocasses .
Les déplacements, les excursions, les fêtes,  les cérémonies officielles, les environs forestiers sillonnés par les premières rutilantes voitures, les flirts tout est  décrit comme si ,sous la banalité, se trouvait une splendeur cachée mais dont le narrateur ne révèle pas les fins ultimes.  C’est toujours d’une justesse et d’une précision souveraine.. sensations, méandres de l’âme féminine, suave phrase qui, comme celle de Proust, entraine sur des chemins escarpés des révélations psychologiques à tiroirs et des métaphores surprenantes.il étudie, comme Proust, les effets de la mémoire et du présent, les méandres des hypothèses imaginatives  et suppositions entre relations humaines. Doderer  mène  un déconcertante intelligence ce qu’il y a de produit historique dans les classes sociales entre aristocratie vieillissante et  nouvelle bourgeoisie montante.

« Un meurtre que tout le monde commet » de Doderer version en langue allemande

Il donne même le sentiment de débusquer les névroses naissantes de cette nouvelle société naissante  car il a  un sens des « maladies de l’âme », et celle, notamment, de l’ennui.

  L’article dans l’Encyclopédia Universalis  a raison d’insister sur l’importance  ce « dernier grand romancier — et sans doute le plus « viennois » — de la prestigieuse lignée des Musil, Broch, Roth et Canetti ».

 Il commença à publier dans les années 1930 (Ein Mord, den jeder begeht, 1938), mais c’est seulement en 1951 qu’il connut la célébrité avec le roman Die Strudelhofstiege oder Melzer und die Tiefe der Jahre, vaste fresque de la société viennoise. Oui, la technique romanesque de Doderer est d’une virtuosité époustouflante.

Le Quartier Grinzing dont il est souvent question dans « les Démons »

Premier extrait du roman:

 Dans cette extrait suivant, Doderer nous livre une constante de sa sensibilité :la surface des choses nous délivre des messages essentiels, un peu comme Proust avec le grain rêche d’une serviette..  On admirera aussi l’ humour de la dernière phrase.

« Les fenêtres du café de la gare François-Joseph plaisaient aussi à Mademoiselle  Drobil par leurs arcs amplement cintrés où les grandes glaces s’arrondissaient en haut d’une façon quelque peu insolite… Ma foi, ces petites choses qui relèvent le goût de la vie ne sont pas sans une certaine importance que nous étouffons, il est vrai, la plupart du temps ; mais dans le souvenir elles se montrent bien plus durables que ce qui semblait important sur le moment, souvent même elles y  constituent  les seules places encore éclairées. Moins agréable était la seconde particularité de ce café, les joueurs de cartes qui, même maintenant qu’il ne faisait plus chaud depuis longtemps, persistaient  à ôter leurs vestes et à siéger autour des tables de jeu vertes en gilets défaits ou en chemise à bretelles. Ils parlaient tchèque parfois, ce qui obligeait Emma à participer involontairement à tous leurs débats. Bien sûr, elle ne pouvait pas savoir que ces gens étaient en majeure partie des concierges des environs qui avaient l’habitude de se rencontrer là ;  l’antipathie de Mademoiselle Drobil ne reposait que sur l’instinct, peut-être aussi sur l’odorat. »l » Traduction de Robert Rovini

2eme Extrait du roman:

« Cette partie de la ville [de Vienne] est par endroit proche du fleuve, mais ce n’est pas vrai de toutes ses rues et ruelles ; il semble pourtant que de quelque façon tout se rapporte plus ou moins à lui, dont la nature est d’ouvrir les terres, d’autant plus efficacement ici qu’il y coule déjà entre des rives plates : le Kahlenberg et le Bisamberg étaient en amont de la ville les dernières hauteurs à sembler doucement venir serrer son cours, l’un avançant près de l’eau, mais l’autre comme fuyant déjà de sa courbe arrondie vers le fond du ciel. Et c’est à partir de là que commence l’Orient plat. Les cheminées des vapeurs à roues progressent lentement, on les voit de très loin, on entend aussi leur bruit sourd de meule quand ils remontent. Quand le vent soulève les jupes des saules, la face inférieure argentée des feuilles devient visible. À l’horizon, des nuages lourds de vapeur : là-bas de l’autre côté, le Marchfeld [plaine fertile au Nord-Est de Vienne, sur la rive gauche du Danube] ; non loin, la Hongrie.

   Le quartier est bâti sur une grande île qui a en gros la forme d’un navire, d’un gigantesque navire qui a autrefois remonté le fleuve encore gigantesque pour venir mouiller ici. Il y a longtemps maintenant qu’il ne plus repartir, les eaux ayant baissé. Sur la plage avant s’est étalée la Brigittenau, au milieu se trouve Leopoldstadt, rejointe par le Prater, et tout à fait à l’arrière on fait des courses de chevaux dans la Freudenau.

   Léonard sentait le fleuve. Il le sentait, le soir, quand il était couché sur le dos sur le divan de cuir lisse de sa chambre.

   Le fleuve sentait. Le fleuve était pollué. C’était ce qui formait au plus profond, au plus intime, le vif de cette âme ou corps, de cette broche par laquelle son passé sur l’eau rejoignait le présent de Léonard et l’habitait. Non que l’eau du fleuve ait senti, elle coulait trop vite, dans le lit principal tout au moins. Mais la vie sur les remorqueurs, en remontant de Budapest, en passant sous le haut promontoire montagneux de Gran [Ezstergom], en franchissant Komorn [Komarom/Komárno], cette vie lente sur les péniches était toujours accompagnée d’odeurs que ces larges vaisseaux trainaient en quelque sorte par la plaine verte qu’elles offensaient et polluaient  : cuisine et chambre à coucher, femmes et enfants qui se trouvaient souvent sur les navires de ce genre, sur ces bateaux qui du dehors avaient l’air superbes et propres, grands comme des navires de haute mer, passés au goudron noir. Ce n’était pas le goudron qui gênait le nez de Léonard : il l’aimait bien. La fumée des cheminées du remorqueur de tête, s’il arrivait que le vent la rabatte sur le train de péniches, incommodait moins Léonard aussi, encore que l’on se mit alors volontiers à jurer à bord. Mais l’épais remugle de moisi et de malpropre qui remontait le fleuve lui causait un trouble profond. »

Pour terminer j’aime ce début de l’article de Marcel Brion,publié le 20 mars 1965 dans « Le monde » pour annoncer la traduction si réussie de Robert Rovini qui permettait aux français d’avoir accès à cette œuvre capitale.

« Il n’est pas inutile de bien connaître son plan de Vienne pour s’orienter dans les Démons de M. Heimito von Doderer, de même qu’il faut avoir dans la mémoire ou sous les yeux la topographie de Dublin pour se diriger sans erreur dans l’Ulysse de James Joyce. Vienne, en effet, est peut-être le personnage principal du livre, non que la ville y vive, à proprement parler, comme le Paris de Zola ou le Londres de Dickens, mais plutôt parce qu’elle est, invisiblement, imperceptiblement, la force d’attraction qui précipite les uns vers les autres les très nombreux personnages. Leur localisation dans les différents quartiers de la capitale autrichienne, dans les villas de la  » banlieue verte « , sur les pentes du Kahlenberg, dans les cafés du Ring, ou les vieux palais du centre, répond à une intention très marquée de la part de l’auteur.

L’emmêlement de ces destinées est un immense jeu auquel tous ceux qui participent partent de points différents, se rencontrent, se séparent, s’entrecroisent. La polarisation de certains  » groupes  » dans des cafés, dans des salons, dans des excursions à travers le Wiener Wald chanté par Johann Strauss répond à cette secrète force d’attraction qui se dégage de l’âme même de Vienne, de ses structures sociales et mondaines, de sa configuration géographique et de sa place au centre même de cette République autrichienne qui a succédé à l’empire bicéphale de naguère. »

Les pentes du Kahlenberg sont souvent évoquées dans le roman.

« 

Le bureau de l’écrivain…

Il y a plus de 15 ans, je fus invité en bretagne par un écrivain que j’admire beaucoup. Pendant qu’il préparait à déjeuner, je me suis mis, sur un carnet quadrillé, à noter ce que je voyais dans la grande pièce qui lui servait de bureau. Avez vous une idée de quel écrivain il s’agit? Bien sûr, il y a quelques précisions qui donnent des indications précieuses sur l’œuvre de cet écrivain…

La pièce est assez grande et basse de plafond, avec une cheminée sur la gauche encadrée de panneaux de bois striés représentant vaguement des colonnes grecques de style ionique avec des rainures assez profondes et un chapiteau sommaire.

Sur le dessus de marbre trône une maquette de chalutier rouge et noir et un almanach pour les marins avec les horaires des marées. Il y a aussi sous un cube vitré la maquette de « L’Union-Castle Liner Gascon ».

On note également des bûches entassées dans un panier d’osier et un bouffadou avec des gros nœuds dans le bois.

Le mur du fond est occupé sur toute la longueur par une bibliothèque de chêne sombre avec des cabochons. On remarque par endroit une multitude de petits trous de vers.. et une rangée de placards. On y trouve de lourds volumes d’histoire de la marine, des boussoles en cuivre, de vieilles jumelles, et un minuscule taille crayon en forme de sous-marin. Sans compter les innombrables reliures de gros cuir des œuvres complètes de Jules Verne, des cours de navigation des Glénans, et puis tout un tas de romans, vers le haut, qui vont de l’Odyssée d’Homère à « Au dessous du volcan » -de Malcolm Lowry. A l’extrémité d’un rayonnage , on trouve deux « Vies de Saint Augustin » dans des collections de poche différentes et visiblement feuilletées. Et tout au long des étagères, étaient punaisées des cartes postales qui semblaient venir, dans leur couleur sépia, d’un autrefois :quand les hommes portaient des canotiers et les femmes des robes à crinolines. On distingue des palmiers, un quadrillage de rizières , une pagode, tout cela venant sans doute d’anciennes colonies, et notamment d’Indochine. Il y a aussi une ou deux cartes postales de « La Bretagne pittoresque » avec des calvaires sur fond de nuages et des jeunes filles (souriant ou pouffant de rire?) portant le costume noir à jupe bouffante et la coiffe de dentelle en tuyau de poêle. Le grand bureau occupe l’angle contre les boiseries de l’escalier qui mène aux chambres du premier. Cette tableau à tréteaux supporte une lampe de bureau formé d’une coupole d’un noir mat, un vieux téléphone d’un bleu plastique, une loupe, un couteau à plusieurs lames, un pot de la Compagnie Coloniale ayant contenu du thé Earl Grey, et pas mal de cartes postales représentant des peintures d’Eugène Delacroix, notamment une superbe « Tête de lion » et une reproduction pâlie d’un tableau de Jongkind, »un quai à Honfleur ».

A noter aussi un guide des limicoles, et en l’ouvrant on découvre des petits échassiers, pluviers, barges, courlis, tourne-pierres.Il traîne aussi des pinces à dessin, une rallonge pour prise électrique, une boule de plastique abritant un phare autour duquel tourbillonnaient d’infimes morceaux de plastique qui devaient figurer de la neige, si on secouait l’objet.

Quand on lève la tête, on remarque un plafond formé de lames de bois laquées de blanc avec des auréoles jaunes.

Quittant cette pièce assez sombre pour la terrasse ,choc lumineux, réverbération, le vent claque, et au-delà de la frêle balustrade ,la baie étincelante, le ciel bleu.

Virginia Woolf se promène par beau temps dans Londres

En mai 1925 Virginia Wolf publie » Mrs Dalloway » simultanément  en Grande Bretagne et aux Etats-Unis. Elle a  43 ans. C’est l’année où sa maison d ‘ édition signe le contrat afin  publier  la traduction des œuvres complètes de Freud..Le roman a été commencé entre 1922 et 1923, et c’est en 1923 que dans son « Journal »  et sans ses lettres V.W. mentionne Proust et ne cache pas son influence sur ce qu’elle écrit.

 Dans ce roman où l’action est quasiment réduite à zéro, nous sommes à Londres au mois de Juin .  Par une claire matinée de juin Clarissa Dalloway sort dans Bonds Street pour acheter des fleurs et en orner sa maison  pour la fête qui s’y tiendra dans la soirée.  .le teste enregistre   le flux de sa conscience, dans son regard, et tous les petits impacts sonores qui l’assaillent .Sentiments, sensations lumineuses, kinesthésiques images et scènes  du passé , conversations, qui reviennent , prises dans une sorte d’euphorie printanière. Le décousu ajoute au charme.. Réminiscences diaphanes  questions politiques qui  préoccupent son mari député  : Clarissa  se souvient de P, regrets de n’avoir pas épousé  son amour de jeunesse, Peter Walsh

 Le cinéma mental  mêle  avec un chatoiement d’images charmeur  le présent de la rue, ses bruits, ses voix,  rencontres. La subjectivité  désordonne la réalité  solide et immédiate de la marche avec ses bouffés, à une fièvre envahissante. Ce que ‘l’auteur appelle dans son  Journal « des moments d’être »  envahissent  la conscience brise et émiette le temps des horloges.

C’est dans « Mrs Dalloway » qu’elle pousse le plus loin   l’expérience de «  moments extatiques ». On se souvient que c’est dans « Le Temps retrouvé » que Proust  les réunit ces moments : la sensation du pavé mal équarri, le bruit d’une cuillère contre une assiette,  le grain d’une serviette empesée, qui  transportent le narrateur successivement  aux pavés de la basilique St-Marc à Venise, au bruit métallique entendu dans un train  entre Cabourg et paris, et à la serviette rêche utilisée  à Balbec.»  Clarissa Dalloway, quand  elle sort de chez elle, ressent le même phénomène :  un bruit de gonds et la fraîcheur de l’air la transportent trente ans en arrière, dans la maison de Bourton, au bord de la mer, où elle a passé les étés de son enfance.

 Elle écrit :«  La bouffée de plaisir ! Le plongeon ! C’est l’impression que cela lui avait toujours fait lorsque, avec un petit grincement des gonds, qu’elle entendait encore, elle ouvrait d’un coup les porte-fenêtres, à Bourton, et plongeait dans l’air du dehors. Que l’air était frais, qu’il était calme, plus immobile qu’aujourd’hui, bien sûr, en début de matinée ; comme une vague qui claque ; comme le baiser d’une vague ; vif, piquant, mais en même temps (pour la jeune fille de dix-huit ans qu’elle était alors) solennel »

Mais la particularité de   Woolf  c’est que chez elle, les petites phrases –« vagues » (titre d’un de ses romans)   qui se pressent serrées et moirées  vers le lecteur révèlent  une  vie intérieure soutenues d’abord avec  des métaphores aquatiques : »Car c’est cela, la vérité  en ce qui concerne notre âme, notre moi qui, tel un poisson, habite les fonds marins et navigue dans les régions obscures, se frayant  un chemin entre les algues géantes, passant au-dessus d’espaces tachetés de soleil et avançant, avançant toujours, jusqu’à plonger  dans le noir profond glacé, insondable ; soudain l’âme file à la surface  et joue sur les vagues ridées par le vent ; c’est-à-dire  qu’elle éprouve l’impérieux besoin de se bouchonner, de s’astiquer, de s’ébrouer, à écouter des potins..v Qu’est-ce que le gouvernement avait l’intention de faire (Richard Dalloway serait au courant) quant à la question de l’Inde ? »

On pourrait ajouter que  les conversations snobs  du diner, dans le roman woolfien, renvoient aussi au clan Verdurin et qu’il y a du Norpois dans cet inconsistant Richard Dalloway ,député. Clarissa elle-même, élégante, mondaine, racée, serait assez bien une  duchesse de Guermante  flânant dans les rues de Londres.

 Ce qui sépare radicalement la romancière  de Marcel Proust, c’est le vide. Il est  placé au centre du personnage. « Comme une religieuse qui fait retraite, ou un enfant qui explore une tour, elle monta à, l’étage, s’arrêta devant la fenêtre, s’approcha de la salle de bains. Il y avait un linoleum vert, et un robinet qui fuyait. Il y avait un vide  au cœur de la vie ;une mansarde. Les femmes doivent se dépouiller de leurs riches atours. A midi, elles doivent se dévêtir. » Woolf va même plus loin dans cette affirmation du vide. Elle précise quelques lignes suivantes : » « Elle qui était allongée là à lire(elle lit d’ailleurs les mémoires du Baron Marbot décrivant l’incendie de Moscou) ,car elle dormait mal, ne pouvait se défaire d’une virginité qui continuait à l’envelopper, malgré la maternité, comme un drap ».  Ce drap ressemble à un suaire. Plus loin, encore plus précise  l’obsession suicidaire aquatique ,avec l’image du froid de l’eau : »Charmante lorsqu’elle était jeune fille,  il était  venu brusquement un moment -par exemple sur la rivière  derrière les bois de Clieveden -où ,par réflexe de cette froideur en elle-avait fait défaut à Richard. »

Dans sa longue introduction à l’édition Folio-que je recommande- l’universitaire Bernard Brugière note ceci qui est important : « Clarissa existe d’abord par l’immédiateté, la grâce, le rayonnement de sa présence: « Et pourtant elle était là; elle était là », phrase reprise en guise de conclusion. » Mais il ajoute:

« Au cœur même de cette présence, on sent une fragilité émouvante, des terreurs inexplicables, une lassitude de vivre. Si Virginia Woolf a finalement soustrait son héroïne à la pulsion de mort, à la tentation du du suicide, c’est parce qu’elle décida, à un certain moment de la conception du roman, de créer un personnage propre à les assumer et à illustrer de processus d’auto destruction: Septimus Warren Smith. Cette création allait profondément affecter la thématique et la structure du livre en y faisant émerger des oppositions ou plutôt des parallèles plus ou moins asymétriques: le monde est vu à la fois « par les sains d’esprit et les déments placés côte à côte » .La folie de Septimus n’est pas seulement, comme on l’a vu, une métaphore des névroses de guerre: elle est fondées sur les expériences personnelles qu’a connues Virginia Woolf elle-même en 1895,1913 et 1915,notamment pour ce qui est des hallucinations. » On notera qu’il y a, chez Woolf, dans ses œuvres une continuité entre le normal et la pathologique, l’ordinaire et l’extraodinaire. Sa tapisserie mentale inscrit dans son mouvement la vision pathologique et la vision poétique, même tricot! Mrs Dalloway sans cesse surinterprète des signes tout au long de sa promenade, et nous ne sommes jamais loin d’une désagrégation psychique qu’on, voit bien dans « Entre les actes »… cette désagrégation, à mon sens, est également à l’œuvre chez Marguerite Duras dans un de ses plus beaux romans, « Le ravissement de Lol V. Stein ».

Ce qui étonne dans ce roman c’est qu’au cours de cette promenade, Mrs Dalloway se présente comme une amoureuse ardente de la vie. Or, c’est un leurre. La vérité est toute autre. Un manque à être ronge et le critqiue Jean Jacques Mayoux avait raison de souligner ces moments de « néants partiels » qui, dans les instants d’une journée ordinaire préfigurent notre disparition.

Clarissa reste assaillie par l’angoisse, l’absence, ,les morts auxquels elle a été confrontée. La quête de la réalité en sera d’autant pus forte et rappelle une sorte de panthéisme matérialiste qui fait vibrer ses phrases. Si tous les aspects ( bruits, lumières, conversations entendues)   la passionnent,  le passé, qui revient, la hante, et décolore  cette flânerie primesautière. La photo jaunit et aspire le personnage  vers le vide. On n’a jamais aussi bien  déversé les eaux noires du Léthé sur une radieuse  journée de Juin.

 Si on examine de près  ce qui se cache  derrière la sympathie active, délicate, légère  de Mrs Dalloway qu’elle porte  aux êtres , on découvre  des blessures et des brulures, des pressentiments ,  des bouffés d’anxiété , toute une doublure sombre. De ce contraste nait la tension remarquable du roman.

 Les personnages en sont presque tous frappés par l’aspiration néantisante. Septimus Warren Simth, idéaliste enthousiaste,  revient de la guerre « bien étrange ». Lucrézia, modiste italienne  charmante  est  aspirée par la folie. Miss Kilman, cultivée et bigote n’a de cesse  d’inspirer à la jeune fille un dégout de la vie. Le  grand amour de jeune Peter Walsh revient, lancinant  rend inconsolable notre acheteuse de fleurs.. Sans cesse  des présages assaillent le personnage, et dont la source   se situe clairement du côté de  l’adolescence .

Alors même   que Mrs Dalloway  affirme  qu’elle a été « préservée de la vie « dans sa jeunesse   elle ne peut s’empêcher d’avouer    en même temps deux traumatismes : la mort d’un vieillard qui s’effondre dans un champ, et la vision d’une vache en train de vêler.   

C’est un roman d’une conscience qui se  mine et -courageusement –    dans le bain de jouvence de la rue, refuse  de se défaire.  Sous la fastueuse et claire lumière que cette prose tapisserie  chatoyante  impressionniste  se brode un curieux fil noir.  Sous tant d’élégance, oui, le vide gagne et s’étend.La souplesse de ce monologue Woolfien atteint une sorte de  buée lumineuse  qui séduit  mais c’est pour nous entrainer  vers la couche profonde de notre conscience.

.,.Le Temps subjectif triomphe : élastique, discontinu, parfois incohérent, mais pour nous donner à surprendre  dans  les interstices ,une fêlure. Celle-ci  est  en train de s’agrandir.  En cristallisant et privilégiant  des détails de riens-qui deviennent tout-  par un soliloque devenant lyrique  on peut se demander  si nous  sommes encore dans le roman encore ou  déjà sur le divan avec une écoute flottante .

Extrait du roman

« La lumière du soleil lui flattait les pieds de ses longs rubans. Les arbres s’agitaient, gesticulaient. Nous accueillons, semblait dire le monde ; nous acceptons, nous créons. Beauté, semblait dire le monde. Et comme pour le prouver (scientifiquement) de tout ce qu’il regardait, maisons, grilles, les antilopes qui tendaient le cou au-dessus des palissades, la beauté jaillissait immédiatement. Regarder une feuille frémir sous le souffle de l’air était une joie exquise. Haut dans le ciel, des hirondelles fondaient, viraient, se lançaient de tous côtés, tournaient en rond et encore en rond avec pourtant une maîtrise toujours parfaite comme si elles étaient retenues au bout d’élastiques ; et les mouches qui montaient et retombaient ; et le soleil qui désignait tantôt une feuille tantôt une autre, par moquerie, l’éblouissant d’or pâle par simple bonne humeur ; et parfois un carillon (c’était peut-être une voiture qui cornait) venait tinter divinement sur les brins d’herbe — tout cela, calme et raisonnable pour ainsi dire, formé finalement de choses ordinaires, était désormais la vérité ; la beauté était désormais la vérité. La beauté était partout. »

Pierre, Joachim, Etienne, Guillaume et les autres…

Quel beau volume, ce Pléiade.

Il regroupe la tribu des jeunes poètes lettrés, Pierre de Ronsard, Joachim du Bellay, Guillaume Des Autels, Jean-Antoine de Baïf, Étienne Jodelle, Rémy Belleau, Jean Dorat, Jacques Peletier du Mans et Pontus de Tyard. Et quelques autres.. Ce volume est une fête dans le jardin de la langue française. Mireille Huchon, maitresse de cette présente edition a eu raison d’y ajouter les théoriciens moins connus Thomas Sébillet, Antoine Foclin et son traité de « Rhétorique Françoise » ou bien les polémistes qui s’offusquèrent de la publication de « La Deffence et illustration de la Langue Francoyse », de notre ami Du Bellay, parue en 1549 , sous le règne d’Henri II, bref mais passionnant .Cette « Deffence » est d’ailleurs un curieux manifeste. On y trouve aucun des grands noms de ce mouvement, ni Ronsard ni Jodelle, ni Belleau. Comme le précise Mireille Huchon ce fut «  un « ouvrage bien personnel » qui a servi une cause personnelle. Au fond Du Bellay appelle surtout à faire revivre le siècle d’Auguste invite à ses amis lettrés à devenir de nouveaux Virgile et de nouveaux Horace, mais dans la langue française, cette langue familière qui traîne dans les rues mais atteint rarement l’imprimerie. Il se bat contre tous ceux qui trouvent qu’écrire en français est « barbare ». On plonge dans ce volume plein de surprises, de recoins, de jardins clos, d’amitiés de circonstance, et surtout d’enthousiasme. C’est à la fois le grenier de la langue française, et son verger merveilleux. Du Bellay, Ronsard invitent leurs amis poètes à l’audace, aux trouvailles sonores, aux mots nouveaux, à des versifications originales, à des figures de rhétoriques complexes et musicale, sans avoir honte ni de complexe d’infériorité face aux grands Anciens. Rimes, combinaisons, néologismes, il faut faire poésie de tout, renouvelant les recherches métriques savantes, décloisonner certains genres, mêler la vie quotidienne, les fantasmes, poétiser des aventures sexuelles triviales, inventer les dialogues (certains avec soi même..) , renouveler un art dramatique, dénouer les liens avec l’Antiquité, humer et gouter aussi un parfum de terroir, réinventer un paysage avec ses odeurs de grange ou ses parfums après l’averse.

En feuilletant ce volume, on note bien sûr les influences de Pétrarque des platitudes pindaresques d’ un Guillaume Des Autels, excellent helléniste qui veut absolument accorder le français à la lyre grecque. On regrette qu’Etienne Jodelle, qui bluffait tous ses amis par son talent et son originalité de dramaturge, ne soit pas mieux représenté, lui, l’auteur de la tragédie « Cléopâtre captive », qui remporta un vrai succès devant le roi. Oui, pas mal de poésies blasonnées, d’Apollons, de Bacchus de Vénus sortant des fourrés du paysage mythologiques; on mouline des vers de discours officiels, des guirlandes de métaphores avec nymphes dénudées, couronnes de lauriers, épigrammes , mignardises, des « motz joieux et lascifz » mêlés à un  » propos plaintif et adoussi » chez Peletier du Mans. Mais surtout circule l’eau vive, si bondissante d’un français chantant, parfois vendômois, angevin, a, tout un chant angoumois. Et sans cesse, des trouvailles rythmiques. Verdures, ruisseaux, allées, ombrages , des vues champêtres s’étalent au milieu de palmes et de lauriers, avec des dieux qui flirtent sous la charmille.. .C’est à la fois giboyeux et gouleyant. Quelles perspectives cavalières au milieu des rondeaux et sonnets, et quels frémissements du cœur qui nous touchent encore. C’est du vif.

Le langage devient à la fois science et magie , mélancolie et musicalité,

Du Bellay

Des jeux pour des jardin des bords de Loire ,mais pas uniquement, il y aussi des rimeurs satiriques, des insolents et des ironiques. L’exemple de Du Bellay traitant la Rome du Vatican de nouvelle « babylone » et de lieu de corruption est exemplaire.

Ronsard, lui, offre toujours l’éclat d’ un art fougueux, conquérant , avec toutes les musiques et culbutes possibles de la versification. Parfois cassant, éruptif, exalté, moulinant de l’alexandrin à propos de tout, il compose une vaste tapisserie verbale destinée à le couronner de lauriers, à le transformer en Prince officiel avec buste, médaillons, lauriers, un sorte de Hugo avant la lettre. La moindre soubrette, la moindre paysanne chez Ronsard, devient divinité rebondie, ou une Cassandre ou une Hélène aux bras d’ivoire, avec des robes largement décolletées. Dans ses « Amours » il joue et surjoue l’amoureux transi et plus tard, la comédie du barbon. Toujours ardent, passionné, et trop visiblement ivre d’orgueil et voulant dîner au premier rang dans la vaisselle d’or des rois. Plus tard tantôt il saisira l’épée pour sa Franciade et fera sonner l’épopée et ses fanfares pour défendre les catholiques. Il est partout, voluptueux, tumultueux, imbu de sa verte jeunesse à son hiver du sourd, fabricant de vers au kilomètre qui cherche sans cesse le grand éclairage, la pompe, le panache

Henri II qui mourut tragiquement

Grâce à quelques jeunes gens survoltés la poésie s’affranchit du latin. On le voit bien en lisant « Le bocage » de Ronsard, avec ses odelettes légères, de 1554 qui célèbre le vin, la gaieté, et sent la grange et le froment. Ces vers dégagent un parfum de campagne, avec ces blasons qui consistent à célébrer un objet ou un animal, genre fourmi, abeille ou papillon. Une délicatesse française naît avec les couleurs si fraîches d’un Jean Antoine de Baïf, avec ses arbrisseaux, ses demoiselles embrasseuses sur pelouse, et surtout cette manière que le poète a de se parler à lui-même.

Mais de toute cette petite bande, le plus émouvant reste à mon sens Du Bellay . Quel don pour le mouvementent, l’alliance de mélancolie et de drôlerie, la spontanéité et le charme des sentiments mêlés, d’aériennes trouvailles, une fluidité en quête d’ acquiescement, une recherche d’amitié, de tendresse, puisque dans ses « Regrets » il s’adresse presque toujours à un ami. Chez lui une recherche de complicité et d’intimité avec le lecteur éclaire tout ce qu’il écrit. C’est aussi un violent : ses satires grinçantes contre l’Église romaine (ce « cloaque immonde » ), le prouvent. il utilise tous les registres mais dans une couleur fanée un peu secrète . Cet art souple, élégant, avec des ombres longues, sait enchâsser pas mal d’insolences sous le murmure agréable des ses sonorités. Il annonce aussi le thème romantique des Ruines et du déclin des empires . I

Vraiment, le travail de Mireille Huchon est remarquable. Il l’est par de diversité, par une érudition qui ne pèse pas pour expliquer comme une petite tribu lettrée , amis parfois, rivaux souvent, décrivent l’amour, la guerres, la corruption, en alexandrins ou décasyllabes.

La seconde partie de ce volume nous révèle des textes introuvables et fascinants . C’est dans les sections intitulées « Poetique » et « Polémique et témoignages ». 1545-155 qui comprend des textes de Jacques Pelletier du Mans et son « Art poétique d’Horace traduit en vers françois » ou bien l’art poétique de Thomas Sébillet de 1548, qui a traduit également « l’Iphigénie » d’Euripide. Cet avocat au Parlement de Paris, oublié, est pourtant original, par son souci phonétique de rapprocher l’ écriture de la parole.

L’enlèvement de Proserpine, école de Fontainebleau

La partie « polémiques et témoignages » ouvre le chapitre des rivalités entre rimailleurs, grammairiens, querelles diverses. Aux querelles littéraires, se superpose évidemment les rivalités religieuses, dans ce Royaume tranché en deux et menacé sur toutes ses frontières. Tenir les textes sous les yeux est un vrai régal. Ainsi on découvre Florent Chrestien,fervent défenseur de la Réforme. Il entre avec beaucoup de panache – sous le pseudonyme de La Baronie- d’insolence,de evrve, d’humour contre Ronsard et aussi cette « Pleiade enyvrée ».il s’adresse à Ronsard :

« En Grec et en Latin, laisse seulement voir

Tes papiers barbouillez, tes livres qui sont larges

Des annotations escrites dans les marges,

On verra bien alors que les labeurs d’autruy

Te font ainsi vanter, et que si aujourd’huy

Quelqu’un te les ostoit, ta miserable plume

Llairroit* doresnavant ses vers dessus l’enclume

Tu n’escrirois plus rien, ou ce que tu ferois

Ne serviroit de rien que de farce aus François. »

*Laisserait

On voit que l’acte d’accusation est sévère: Ronsard accusé de plagiat.

Pierre de Ronsard

Parmi les belles surprises que ce volume réserve, il faut donner une place à part à Antoine Foclin et « La rhétorique Francoise » de 1555. Foclin (qui s’écrit parfois Fauquelin), qui enseignera le droit à Orleans, a fait un travail d’une rigueur impressionnante pour classer et définir toutes les figures de rhétorique possibles. Et pour cela il s’appuie sur des exemples pris chez les poètes de La Pléiade. Les pièces de Ronsard, de Baïf oui Du Bellay servent donc à illustrer tous les concepts de la rhétorique,invention,disposition,élocution,prononciation,mémoire. Il enrichit considérablement son classement avec des développements sur la métaphore, sur le système syllabique français, sur la reforme de l’orthographe . Ses classifications rigoureuses s’appuient sur les Odes, puis les Hymnes de Ronsard .Il prend des exemples également dans « La deffence et illustration de la langue françoyse » de Du Bellay. Ce méthodiste puise dans l’actualité littéraire de l’époque avec beaucoup de doigté et d’intelligence. Dans sa préface dédiée à la jeune reine d’Ecosse Maire Stuart, il note ceci : « En quoy(Madame) ,il plaira à vôtre grandeur , excuser la pauvreté de notre langue, qui n’estant encores à grand peine sortie hors d’enfance , est si mal garnie de tout ce qui lui faut , qu’elle est contrainte d’emprunter les acoutrementz et (s’il faut ainsi parler) les plumes d’autruy pour se farder et acoutrer. Car outre le petit nombre de gens qui ayent bien et elegamment écrit en notre prose Françoise:nous avons si grande indigence de noms et apellations propres, que non seulement toutes les especes et parties de cét art,mais aussy l’art universel n’a encores peu *rencontrer en sa langue, un nom general comprenant les actions et effetz de toutes ses parties:Ains est contraintre d’usurper céte apellation Greque de Rhétorique, comme présque tous les noms Grecz et Latins des Tropes et Figures. »

*n’a encore pu..

Cette langue « à grand peine sortie hors d’enfance »…On en goûtera longtemps « la formule -litote » de Foclin, car on peut dire que cette toute fraîche langue française soumise à l’imprimerie a divinement folâtré jusqu’à nous.









Retour romain

Tu as quitté Paris à neuf heures dix .Par le hublot , tu vois l’aile et sa brillance d’acier sur les Alpes blanches puis tu survoles les collines rousses du Latium. Enfin le damier des carrés bleu cobalt des piscines des villas, puis la méditerranée lisse indigo ce jour là, et enfin l’anneau pierreux du Colisée se penche et tu découvres les méandres du Tibre. Enfin tu approches les immenses carrés d’herbe pelée de la piste de Fiumicino. Petite secousse. Les roues touchent la piste. Après le hangar vide de la zone douanière tu prends une tasse de ristretto qui te redonne le goût amer sucré des vrais cafés des bars romains.

À l’hôtel Morgagni on te donne la grosse clé qui ouvre sur la chambre aux tons opale. Étendu sur l’immense lit moelleux, tu reprends toutes les fugues, toutes les flâneries de tes anciens séjours romains dans la touffeur des ruelles qui mènent au Tibre, l’ombre des platanes sur les quais.

Tu reprends vie à midi quand tu pénètres dans cette trattoria toute simple ,proche de la Piazza Mattei. Peu de clients à cette heure là, souvent des hommes seuls plongés dans le Corriere ou dans la seconde salle un couple qui se tient les mains en silence.

Tu retrouves les grosses chaises en bois bien cirées, les murs blancs de chaux, une desserte de boiserie sombre qui ressemble à un confessionnal, les tiroirs avec des couverts bien alignés et des fioles d’huile d’olive et leurs feuilles de laurier .La serveuse s’appuie, déhanchée, sur ce meuble sombre , décolleté arrondi, son air las, elle ôte une ballerine noire . Dans le couloir qui mène à la cuisine sont suspendues des grappes de piments séchés .Il y a également près de la porte des toilettes un sous-verre avec une photo dédicacée de Vittorio Gassman dans le film « Le pigeon ».

Quand tu ressors dans le quartier, chaleur le long des murailles, et murmure monotone d’une fontaine t’ accompagne longtemps et t’engourdit.

Le soir ,c’est un moment d’épaisseurs de silence qui se pose ,avec les béances fraiches des porches d’église , et le parvis de travertin aux marches plates, tièdes, si accueillantes pour y fumer et y regarder tout et n’importe quoi qui, monte de la nuit. Plus loin des voix tranquilles et monotones tombent d’une fenêtre ouverte. Les odeurs de friture viennent d’une courette avec de la vigne. Ta flânerie reste légère au milieu des silhouettes jeunes . Un couple bavarde appuyé à l’angle d’un mur couleur cacao. Jambes claires, robe blanche , fine chaine d’or à la cheville. Chaque ruelle ressemble à une porte ouverte sur un couloir avec une clarté lointaine tout au fond, des enfants courent vers une fontaine, Les tiens, d’enfants, sont devenus des adultes trop sérieux.

Le lendemain, tu circules sur une petite route à dix kilomètres de Rome, vers Ostia, pas loin d’une ferme. Obligé de descendre de voiture pour vérifier un clignotant qui fonctionne mal et soudain, tu écoutes une vaste étendue de roseaux qui crissent dans le marécage voisin. Ta vie est passée, tu écoutes ce qui s’efface dans ton cœur ,surpris d’avoir égaré autant de passions lointaines et inutiles dans l’autre versant de ta vie, celle d’un jeune homme que tu ne reconnaîtrais pas dans la rue.

Tu décides alors de rentre très vite dans ton hôtel de la via di Villa Patrizi .
Allée fraichement arrosée, voiture sous une bâche pleine de brindilles de pins. Je sui fasciné par quelques palmiers droits et hauts, et le massif de lauriers d’un rose fané prés du patio il y a également des bancs de bois, je viens m’abriter sous la tonnelle avec des fleurs moelleuses violacées qui s’entortillent dans le grillage. Le léger chuintement d’un quadrimoteur qui descend vers l’aéroport Fiumicino creuse la paix du ciel. Tu écoutes longtemps ce qui monte dans la nuit les rires, les portières des voitures qui claquent les unes après les autres, et les joies romaines de cette bande de jeunes qui embarque pour les fêtes de la nuit .

L’injuste disparition de Ghelderode

Le théâtre de Michel de Ghelderode a quasiment disparu des scènes françaises, et c’est vraiment dommage car ce belge d’ascendance flamande et francophone a écrit de grandes pièces. C’est en 1934 que cet écrivain

Breughel l’ancien

(1892-1962) ,né à Ixelles, auteur de plus de 80 pièces, écrivit sa pièce la plus célèbre « la Balade du Grand Macabre ».

L’auteur a raconté qu’il en avait recueilli le thème vers 1917 dans les estaminets du quartier des Marolles, en interrogeant des montreurs de marionnettes sur leur plus vieux répertoire. Le résumé de l’intrigue est simple : « c’est l’histoire de la Mort qui part en ribote, qui saoule, s’endort si profondément qu’on la croit morte et que ses deux compagnons de beuverie veulent enterrer. L’originalité de cette vieilles histoire vient du fait que Ghelderode a fait de La Mort un personnage burlesque . Et en même temps, il élargit ce thème pour déployer et montrer « la déchéance des hommes qui ont perdu le sens de la joie et de la liberté ». A la lecture, on voit bien que cette pièce truculente, carnavalesque, farceuse est faite pour les kermesses flamandes, pour la piste de cirque, le plein air. Il installe le chapiteau de la « breugellande » où elle est précisément située. Elle tient de la pantomime et il faudrait être un Fellini -celui de « Huit et demi »- pour restituer son foisonnement trivial, sa truculence fantasmagorique , cette sarabande d’ivrognes, de soudards, de princes de carton-pâte, de libertins discoureurs et de jouisseurs à nez rouges . De ce que l’auteur nomme « la grande Gueule de la foule » au milieu de cette panique, naît une euphorie car la proximité de la mort délivre les personnages de leur masque social qui les retenait prisonniers. Une lumière joyeuse se répand comme dispersée à travers les trous d’une passoire entre les couards et les courageux,  les insolents, ou les timides, les bouffons, les joyeuses luronnes bien en chair, des pantins et de purs amants . C ‘est un théâtre traversé de violence, de passions, de retournements cocasses, d’influence mystiques , de cruauté, en déséquilibre entre rire et terreur. Tout ceci s’épanouit dans une langue rabelaisienne qui mêle l’argot, la familiarité,la scatologie, la préciosité, la verve blagueuse et fait ressortir « la drôlerie des angoisses «  comme l’a écrit le critique Jacques Lemarchand.

James Ensor. 1860-1949. Bruxelles Ostende. L’Intrigue. Ostende Mus?e Ensor. 1890 Original ? Anvers. Royal Museum.

Ses pièces présentent souvent des cortèges où se jouent la mort, la volupté, la haine, mais le tout est brassé par la même incandescence langagière. Le tragique les traverse avec cette nostalgie de l’homme d’un monde d’avant , avant   les carcans religieux ou philosophiques, avant l’étouffoir des morales officielles qui corsètent et briment l’humanité . Monde d’avant les contrôles , les juges, les inquisiteurs, les flagellants les censures, les tribunaux, les barrières morales pour retrouver un hymne à la vie primitive, son déferlement de joie populaire.. Cette bouffonnerie démoniaque , avec ses fantoches possède une espèce de somptuosité frénétique bondissante sur le thème moyen-âgeux de le Mort en balade avec sa faux bien aiguisée Ou bien, comme dans « Barabbas », surgit la obsession de la mort du Christ. Tout n’est pas d’une égale qualité dans les cinquante grandes pièces. Mais toutes ont une fièvre, et possèdent un appel d’air pour fuir un monde contemporain qui étouffe. Une partie du talent de l’auteur se dévoile dans ses nombreuses didascalies superbes à découvrir mais, dans leur somptuosité macabre et leurs enluminures moyenâgeuses se transforment en vrai casse-tête pour un metteur en scène. Ce théâtre repose en fait sur une écriture énergique, fantasque, jubilatoire, syncopée, aussi fluviale et à surprises que celle d’Audiberti..

La mort et les masques de James Ensor

Ne nous cachons pas qu’il y a des accents de misanthropie et de la misogynie. L’auteur, dans ses entretiens, s’explique : »Il n’y a pas de haine chez moi ! Pourquoi voulez-vous que la haine qui éclate dans ce théâtre à l’égard de la femme, soit ma haine, soit celle de l’auteur à l’égard de la femme, qui ne m’a rien fait ? Vous vous trompez ! Non, je ne la charge pas, ce n’est pas moi. Ne me rendez pas responsable du scénario : le scénario n’est pas forcément l’expression d’un drame ou d’une comédie que j’ai vécus et n’est pas une vengeance que j’exerce ! » Dans un même élan temps, l’auteur réussit des couples tendres et suggère des douceurs et des fidélités amoureuses d’un très limpide éclat. On a l’impression que dans cette kermesse façon Till Eulenspiegel , cette fête de la bière en bordure de cimetière, on reste proche d’une chambre de tortures là où le diable fait sauter dans sa casserole juges et militaires, princes, soudards , jeunes vierges, poètes paumés et prostituées, amants , mégères et poivrots .

Ghelderode ose tout. Il endosse aussi bien les rôles de Falstaff et d’Ubu, que de Faust ou de Don Juan. L’amoureuse misère du monde « cavalle joyeusement » . Il conduit en diable malicieux une torsade de personnages truculents se tiennent par la main et entonnent une dernière chanson à boire avant le grand saut.

Dans ce théâtre-tourbillon l’auteur déchire le rideau des apparences . Il fait entendre de curieuses musiques de crin-crin, des grelots du Fou,des grincements d’os, des râles, des extases, des coups de fouets.

Le décor s’inspire des toiles de Jérôme Bosch et surtout de Breughel l’Ancien . « Ô Breugellande perdue ! » s’exclame un personnage, tandis qu’un autre roule sous la table en clamant « Pleurons,pleurons sur ces splendeurs abolies ». Les lieux font référence à des quartiers de Bruxelles, ou à des ports flamands, à des kermesses.dans les pièces courtes, souvent excellentes dans leur brièveté , on trouve un petit bar pour marins « avec des dorures passées », un cabaret de banlieue avec une sculpture sur bois d’une sirène. ou une chambre sous les combles,une foire avec d’innombrables marchands .La religion offre aussi des décors.Une chapelle romane,par exemple. Une pièce comme « Mademoiselle Jaïre » doit être jouée comme un Mystère sur un parvis.  « Barabbas » se joue sur une pente du Golgotha.

Ghelderode a une prédilection pour le style baroque. Il privilégie des salle de palais avec « d ‘opaques tentures perpétuellement agitées par des souffles et montrant des traces de blason effacés » comme dans ce « drame en un acte » « Escurial » d’une quinzaine de pages.

C’est à prendre ou à laisser.

Je prends.

Mais on se demande d’où vient cette si singulière inspiration. L’enfance de l’auteur explique pas mal de choses.

D’après Wikipedia, Adémar Martens naît à Ixelles le 3 avril 1898est issu d’une famille flamande  de Bruxelles. Les Martens étaient déjà établis à Waarschoot au milieu du XVIIIe siècle, et tous les ancêtres d’Adémar pour le côté paternel, ayant pour noms Paesbrugge, De Rijcke, Van Laere, etc., sont issus des villages de Waarschoot, Zomergem, Hansbeke. Les ancêtres du côté maternel, ayant pour noms Rans, Dejongh, van Calsteren, Van Meerbeek, etc., sont issus de Louvain et des villages d’alentour Herent, Pellenberg, Wezemaal, Rotselaar.

De son père, employé aux Archives du Royaume, il hérite du goût pour l’histoire, en particulier pour les époques du Moyen Âge, de la Renaissance et de l’Inquisition. De sa mère, il retient les légendes et histoires des petites gens racontées au coin du feu. Élevé dans un collège catholique de Bruxelles, l’Institut Saint-Louis, il vit dans une ambiance religieuse qui le terrifie et, lorsqu’il perd la foi à l’adolescence, il continue à croire aux puissances du mal.

De son éducation religieuse, il retient les aspects rituels et magiques, théâtraux, qui continueront à nourrir son œuvre et à le fasciner. Son père l’emmène à l’opéra, au théâtre de marionnettes, le Théâtre royal de Toone (à la défense duquel il participera plus tard et pour lequel il écrira plusieurs pièces), il passe du temps aussi à parcourir la foire du Midi. Les fastes de l’opéra, le caractère populaire des marionnettes et les tréteaux de foire seront, avec l’Histoire des Flandres et du Brabant , ses sources .

Depuis la fin des années 50, on ne ne monte pratiquement plus en France cet auteur. Pourquoi ?

Les raisons sont multiples. Connu d’abord comme poète, auteur de contes façon flamande et écrivant d’abord en flamand, quand il se mit à écrire et publier en français ,il fit figure de traître pour les flamands. Il commit la faute de faire jouer ses pièces sous l’Occupation et à les laisser diffuser à la Radio belge sous contrôle allemand. Ajoutons aussi son caractère rugueux, sa misanthropie, son refus de sortir de chez lui, et de fréquenter le Milieu littéraire bruxellois .Tout ceci lui fit pas mal d’ennemis . Il a fallu l’acharnement de quelques metteurs en scène pour le monter à Paris apres guerre. C’est en 1946 qu’une jeune compagnie, « le Myrmidon » présenta « Hop signor » puis « Fastes d’enfer » aux parisiens, stupéfaits de cette œuvre mystico-comique. Michel de Ghelderode occupa alors les scènes parisiennes dans les années 50 et début 60.Il fut monté aussi bien par André Reybaz que par Roger Planchon. Puis ce fut soudain, après le surgissement de Brecht,la découverte de l’Absurde , avec Samuel Beckett et Ionesco. Par ailleurs les pièces de Sartre et celles de Camus ,la mode du théâtre engagé remplirent les salles françaises et provoquèrent d’abondantes polémiques dans la critique. Exit Ghelderode .

Par chance ,en 2014, au Festival d’Avignon, deux pièces furent montées « Le guetteur » et « Les six vieillards » mis en scènes par Josse De Pauw, compagnon de route historique d’Anne Teresa De Keersmaeker et de Jan Lauwers Dans un hospice, six vieillards endormis sont réveillés par des tintements de cloches, d’autant plus étranges qu’il n’y a pas d’église dans les environs. Le plus valide monte jusqu’à une lucarne et décrit à ses compagnons l’arrivée d’un cavalier «qui est peut-être une ombre». La terreur les gagne. Mais on découvre que la mort qui s’approche est une figure de carnaval, les vieux passent de la terreur à la rigolade.

Le spectacle remporta un vrai succès. Il est temps de le revisiter ce fou furieux hilarant d’autant que par son souffle, son côté farcesque, ce théâtre demande les gradins, le plein air, la foule, la fête, la ferveur, bref Avignon et ses pèlerins , et surtout la folie d’un metteur en scène. On attend.