Ingmar Bergman: quand deux directeurs de photo s’affrontent

Au cours des années 1970 ,8O, 90, je restais souvent à Paris en Août à travailler au journal,et j’avais pris l’habitude de me rendre au cinéma Saint-André des Arts. On y projetait l’intégralité des films d’Ingmar Bergman. Ce festival devenait une chapelle qui attirait les fervents du cinéaste suédois. Quel beau souvenir de pèlerinage. ..Et sortir du cinéma en fin d’après-midi du mois d’aout dans les ruelles vides du quartier aux ombres tranchées , aux murs tièdes et resserrés, prolongeait les solitudes qui fermentent dans l’œuvre de Bergman.

Pendant ces multiples projections j’avais remarqué qu’il n’y avait pas un Bergman, mais deux .Le premier s’exprimait avec les images volubiles de Gunnar Fischer . Une esthétique tourmentée, flamboyante, romantique. Cette époque culmine avec « les fraises sauvages »(1957) véritable confidence autobiographique . Le second chef opérateur de Bergman Sven Nykvist propose des explorations à la fois très physiques, érotiques, et finit dans l’expérimental dans « Persona ». Je ne parlerai pas du Bergman passé à la couleur.


Revenons au jeune chef opérateur Gunnar Fischer. Son style s’affirme avec trois belles œuvres , « Jeux d’été »(1951) « L ‘attente des femmes »1952, et la formidable célébration érotique de la turbulente Harriet Andersson. Il faut la voir dans « Monika » avec son pull moulant en train de préparer du café parmi les rochers sous un ciel immense . La photographie de Fischer exprime toutes les nuances de l’été suédois .Les eaux scintillent, le temps se couvre, les corps féminins s s’exaltent ,la houle et le zig-zag des éclairs ouvrent des angoisses . Au cours de l’année 1957, Fischer est au sommet de son art avec « Le septième sceau ».Là il se révèle un maître des lumières sombres, des ciels bas , des danses macabres de pénitents, façon gravures sur bois, des contrastes puissants entre des visages dont les blancheurs émergent sur des fonds obscurs. Il répartit des ombres oscillantes sur ses comédiens, met en évidence la pureté virginale de Bibi Andersson ; il rend hommage aux fresques naïves des chapelles du Moyen âge. Flagellants en contorsions, cortèges de corps rompus, présences obscures et sataniques,. Il multiplie les diagonales ténébreuses, les éclairages expressionnistes ,les séries de visages saisis par une horreur sacrée, les uns sur fond des flots d’ étain, d’autres dans le contre-jour d’une mer étale. Des grilles quadrillent les des bouffons ou des criminels, avec les murs blancs de chaux et des ténèbres qui roulent sur la mer. Fischer fignole des sous-bois romantiques pour cavaliers de gravure à la Gustave Doré. . Cet opérateur juxtapose flammes de l’enfer et trouées d’un ciel édénique.

Il est le maître d’un univers minéral ,caillouteux, osseux. Son chevalier blond envahi d’inquiétudes religieuse joue avec la massive silhouette noire encapuchonnée de La Mort et son visage de plâtre avec un regard d’une inquiétante profondeur.Tout se passe au bord d’une mer montante qui annonce, dans ses rochers noirs l’Apocalypse et les grondements des derniers jours.La mer blanchit comme un os. C’est aussi en 1957 qu’il est à son meilleur avec « les fraises sauvages » Gunnar Fischer insère les jeunes filles en blanc dans des sous-bois avec trouées lumineuses . Il enferme deux visages, celui d’un vieux médecin(joué par le cinéaste Victor Sjöström) et sa fille ( géniale Ingrid Thulin) dans la prison d’une voiture mortuaire filant sur une route noire ,dessine, sépare deux vies parallèles livrées à leur amertume , il filme deux solitudes saisies dans la crainte d’une vie vide dans son déclin, tandis que, derrière les vitres, défilent des épaisseurs forestières. Deux personnages déjà damnés .

C’est dans « les fraises sauvages » que Bergman et Fischer réussissent les deux plus beaux cauchemars . Il y a celui du corbillard qui s’effondre en plein midi sous une horloge sans aiguilles .Le professeur Borg dit en voix off « Le soleil était très fort. Il dessinait des ombres noires et tranchantes. Mais il ne chauffait pas, j’avais un peu froid. J’arrivais devant l’enseigne d’un magasin d’optique : une immense montre indiquant toujours exactement l’heure, mais à mon grand étonnement, je remarquai ce matin-là que les aiguilles de la montre avaient disparu ». Images sidérantes. Dans le second cauchemar c’est l’imagerie expressionniste d’un professeur en surplomb qui terrorise le vieux médecin en lui refaisant passer ses examens d’étudiant devant quelques pupitres en gradins qui ressemblent à un tribunal kafkaïen. .« Mes cauchemars sont toujours noyés, inondés de soleil et je hais les régions méditerranéennes justement pour cette raison. Quand je vois un ciel infini sans nuage, je me dis, tiens c’est peut-être la fin de notre planète. » (Entretien de Bergman avec Stig Björkman)

sur les réseau

Gunna Fisher a illuminé la splendeur de l’été suédois, ses îles, ses lumières orageuses changeantes, ses routes noires.il ùutipmie les plans avec une grande profondeur de chant pour composer des jeux de lumière avec des failles, des tunnels de verdure, des clartés pour comédiens devenus ds photos début de siècle, souvenirs d’enfance. Chez lui  l’eau devient plusieurs personnages :ses remous, ses lenteurs , ses reflets, s’emplissent de signes , de présages, d’alertes , et disent soit l’angoisse, la finitude, la solitude, soit cette eau devient un miroir d’argent aux souvenirs étincelants ou une plongées miroitante de jeunes corps .Mais les recoins rocheux cachent quelque chose de macabre. Un jeune amoureux plonge et se fracasse comme dans »Jeux d’été » .C’est dans ce film que les mouvements du cœur sont éperdus, tendres,comme jamais on ne les retrouvera dans les films ultérieurs. La danseuse jouée par Maj-Britt Nilson avec sa passion amoureuse, puis son deuil sont exprimés dans les baignades ensoleillées,les maisons de vacances ,puis les chambres vides, les ombres du passé dans des fauteuils recouverts.Des fantômes, vous dis-je.

Nous sommes dans une cerisaie tchekovienne qui s’éteint. Là encore la photographie est lyrique,prenante, souple , sophistiquée,inventive . Fischer et Bergman écoutent dans un même mouvement les émotions des personnages et le frémissement des opaysages naturels .Les embarcadères, l les barques au bout expriment du jardin expriment dune belle saison aussi resplendissante que fragile.

« L’Attente des femmes (Kvinnors väntan) sorti en 1952 demeure un de mes films préférés. Fischer et Bergman,complices, réussisent un film à sketch, des portraits de femmes.Le film étonne par une gaieté,une franchise, des embardées sensuelles, des cache-cache virevoltants, des épouses qui s’émancipent , une fiancée qui espère, et finalement le gouffre qui sépare les femmes des hommes. L’intrigue est simple. Cinq femmes ,de générations différentes,les unes sarcastiques ou espiègles et d’autres imprégnées de regrets se confient en attendant les maris. . En guettant le bateau du samedi , elles se souviennent tour à tour meurs rencontres heureuses , ou leurs premières déceptions, soit sur le mode burlesque, soit sur le monde tragique. Chaînes conjugales, complicités, fou rires . Une scène d’ascenseur, la nuit, avec un couple alcoolisé, atteint la perfection dans le bouffon .Une fiancée écoute des mères de famille désappointées, des maîtresses espiègles. Les inquiètes écoutent les sarcastiques. Ce film présenté dans la sélection officielle du Festival de Venise en 1953 reste méconnu et sous-estimé.

Comme souvent, Bergman montre les hommes dans leur égoïsme, leur veulerie, et leurs petitesses. Les femmes resplendissent avec leur appétit de vivre, leur humour, leur maturité ,leur sensualité, leurs ressources, leurs ruses, leur dynamisme.

Enfin , l a réussite absolue c’est bien « Fraises sauvages » ((1957), le « A la recherche du temps perdu » de Bergman. Fischer triomphe :génie des images romantiques effervescentes , soleil filtré des temps disparus , tout y est charme ,buée de regrets, élégance et ironie tendre S’y superpose la cruauté des règlements de compte entre un père et ses deux enfants devenus des adultes cinglants. La comédienne Ingrid Thulin est implacable pour dénoncer l’égoïsme dans lequel s’est muré son père.

Qu’admirer le plus ? Les sous-bois troubles pour premiers émois du coeur ? La sauvagerie d’un-huis clos entre une fille et son père ? L’harmonie quasiment musicale entre les comédiens et les paysages nordiques ? C’est Fischer qui a magnifié la liberté érotique de la jeune Harriet Andersson dansant quasiment nue sur un canot amarré ,et c’est lui qui réussit à suggérer le battement si insidieux de la mémoire chez un vieil homme.

Avec l’arrivée d’un autre chef -opérateur, Sven Nykvist, en 1961,changement radical du style Bergman. Il arase tout dans des nuances de gris et de noirs d’une grande minéralité dans « A travers le miroir »(1961).

Dans « Les communiants » ((1962),le visage de plus en plu nu et contracté d’un prêtre qui perd la Foi imprègne l’image d’une austérité absolue. Cette période culmine avec « Le silence »(1963) et « Persona »(1965) .dans le premier il filme deux sœurs, Anna et Esther, qui séjournent dans un pays inconnu à la veille d’une guerre. Elles partagent une chambre dans un hôtel grandiose et désert, aux couloirs vertigineux Un mur de silence sépare les deux femmes dans ce pays dont elles ne parlent pas la langue. Le corps féminin,la chair prend des pénombres convulsives L’obsession érotique prend son plain-chant. Corps malade, contre corps en extase. Esther combat sa douleur par de la masturbation, tandios que le corps d’Anna épanoui, plantureux, en sueur, ad’Anna qui se donne au premier venu avec une avidité névrotique. Entre ces deux femmes, le jeune fils d’Anna erre à l’abandon. Avec Nykvist, s’impose un théâtre de visages en gros plan. Collines du front, courbes des lèvres, obscurités des ailes du nez, masses de cheveux denses,La peau est un mur.Le visage ,une cérémonie..On oscille entre la convulsion mortifère et la pamoison dyonisiaque.. Surexpositions, éclairages violents expressionnisme,divisions de l’image en deux, couple douleur -extase ,c’est une danse de mort avec des visages voraces (et mêmeme cannibales dans « L’heure du loup » qui deviennent des masques . Les visages sont lavés par une lumière frigorifique, tantôt déformés par la jouissance puis rendus à un anonymat parfait comme dans « Persona », exploration limite avec des effets de surimpression ,dédoublements et trucages. Le visage ne montre rien ,il est couleur d’absence .Freud peut intervenir.

Visages- paysages neigeux passés sous une loupe. Le cadrage se fait exploration in,sistante, sadique,comme si le chef operateur assignait au cinéma de décontaminer le visage humain de ses expressions habituelles, de son psychologisme, de ses différenciations, pour atteindre on ne sait quel point ultime de l’anonymat.

La partie chaleureuse de l’humanité a disparu. .les femmes si vivantes, fraîches, imprévisibles droles des comédies bergmaniennes filmées par Fischer ont basculé dans un miroir érotique grossissant. L’effroi et la solitude sont là. Lentement et longuement cadrés . La douleur, la peur, la vie quelconque, racontent le terrible anonymat et la dépersonnalisation chaque individu .Chaque femme -même belle, surtout très belle ( superbes Liv Ullmann et Bibi Andersson) – devient une fiche d’admission pour clinique. Ascétisme,silence. Douleur ; Gouffre du regard. La vie brûle à proximité de La Mort.Le lit est là non plus pour les jeux de l’amour mais les draps forment un suaire sur un corps qui refroidit. . Les lampes scialytiques puissante éclairent  une salle d’opération.Le corps nu et radieux sur une plage est un lointain souvenir. L

Le couple Bergman Nykvist dépouille le cinéma des artifices du théâtre, du maquillage, des dialogues, de la psychologie des rebondissements, des intrigues, au profit d’une exploration muette, insistante, opaque, du visage féminin, tellement rendu anonyme qu’il devient interchangeable et superposable dans « Persona ». La solitude absolue du corps a englouti le reste.

Une dernière question: pourquoi Bergman s’est -il séparé de Gunnar Fischer au profit de Sven Nykvist en 1960 après le tournage de « l’œil du Diable » ?

Bergman confesse et reconnait des années plus tard qu’il était devenu injustement tyrannique avec Gunnar Fischer. Fischer réplique avec pudeur que Bergman avait trouvé un chef-opérateur qui lui convenait mieux et qu’il était peut-être meilleur. Ce qui est généreux mais faux.

« Sous le volcan » de Malcolm Lowry, l’amour en train de se perdre dans le mescal

Difficile de parler de «  Sous le volcan «.C’est un roman exceptionnel qui divise les lecteurs en enthousiastes ou en détracteurs. Pas de milieu. On l’ouvre, on est séduit par une moiteur, quelque chose d’étouffant, d’ exotique, de prenant,  et on ne sait pas d’où ça vient. On est en même temps déconcerté, car le premier chapitre ne s’explique vraiment qu’avec la lecture du dernier chapitre.. Oui, le livre irrite et déconcerte à la première lecture .Un flux verbal qui charrie un baroquisme des images et des personnages comme vus travers du verre cathédrale ou des miroirs déformants, un jeu mental entrecoupé de petites scènes de bar, scènes de fêtes, dialogues comme suspendus entre le silence ou le ressassement d’un passé effondré par la bouche pâteuse d’un type au fond d’un bar, dialogues dans un jardin biblique , longs marmonnements intérieurs d’un type en pleine dérive alcoolique, fièvres dans un soir de chaleur, couple en délicat replâtrage sentimental sous un volcan. Un paysage déroutant, un jardin trop exubérant, des silhouettes de péons en blanc, des sentiers orageux, bestioles rampantes, imminence orageuse annonçant catastrophe, corrida burlesque , et surtout un type éméché qui marmonne quoi: des regrets? des remords? des espérances improbables? une quête mystique? une prière qui sauverait tout?  

Le lecteur naïf doit se dépendre d’une lecture facile, évidente. Il faut accepter un temps d’accommodement, comme on lit Musil , Joyce ou Proust. On est d’abord déconcerté  par une déconstruction de la chronologie (tout à fait voulue par l’auteur) dans cette unique journée coupée en 12 chapitres, ainsi qu’une modulation de la prose vraiment particulière , hérissées de références, qui fixe des vertiges et des délires, presque une musique atonale qui remue dans cette prose ductile, ce que rend admirablement bien la traduction de Jacques Charras.

La prose se surcharge d’ allusions mythologiques, littéraires, philosophiques, cabalistiques, Des allégories et des scènes renvoient à la Bible, à Dante, à des prières, à des chansons, à des épisodes autobiographiques :le bombardement de Saint-Malo ,la rencontre édénique avec Yvonne, ou un épisode tragique en Extrême Orient à bord d’un cargo. Parfois  des personnages sortis dont ne sait où voltigent et disparaissent. Reviennent des images obsédantes du paysage de Cuernavaca. Les premiers lecteurs professionnels du roman, chez l’éditeur Jonathan Cape ont été ,eux aussi, déconcertés devant de livre vertigineux. Malcolm Lowry a minutieusement répondu à leurs observations et à leurs perplexité dans une longue lettre . En résumé sommairement : 1) Malcolm Lowry plaide pour une structure baroque qui s’appuie sur des flash back.2) Le flou des personnages? « je n’ai pas cherché à créer des personnages au sens traditionnel du terme. »3) La couleur locale n’est pas voulue comme une vision touristique mais se fonde sur une exigence et un sentiment de la Nature très spécifique. 4) la dépression nerveuse à laquelle succombe Geoffrey Firmin ? l’auteur en utilise toutes les possibilités poétiques qu’offre la « fantasmagorie mescalienne ».

Il faut savoir que le roman fut écrit , réécrit, repris, le personnage d’Yvonne changea de statut. Inlassablement Lowry s’y consacra pendant dix ans, entre 1936 et 1946 (au moins quatre versions du manuscrit dans son intégralité verront le jour!) Enfin le roman fut sauvé in extremis d’un incendie qui avait ravagé le bungalow où Malcolm Lowry s’était réfugié avec sa compagne. Le texte fut refusé par plusieurs éditeurs, et la critique fut mitigée à la sortie , à l’exception de quelques enthousiastes dont Anthony Burgess, l’auteur d’Orange mécanique . Puis vinrent les traductions et les enthousiasmes se multiplièrent. En France ces « happy few » furent entraînés par Maurice Nadeau et Max-Pol Fouchet. . Aujourd’hui,  » Sous du volcan » est unanimement considéré comme un des cinq meilleurs romans publiés au XXème siècle.

Pour bien comprendre l’objectif de Lowry il faudrait citer les 15 pages serrées de justifications de Malcolm Lowry écrites de Cuernavaca, le 2 janvier 1946 à l’éditeur Jonathan Cape. On découvre alors que le roman est concerté, voulu, construit dans un effort continu et très conscient pour atteindre une vérité intérieure.il se fonde sur une sincérité absolue, une recherche morale avec des moyens littéraires amples et raffinés. Comme chez Proust, l’ œuvre devient alors un un acte de connaissance et une expérience sur la myriade d’instants sensoriels qui nous compose à chaque instant .Cette lettre de est reproduite, avec d’autres documents dans la belle édition de la Pochothèque « Romans, nouvelles et poèmes, présentation, notes , avec d’excellentes traductions dont celle, si exemplaire de Jacques Darras.

il faut au moins une seconde et une troisième lecture pour comprendre et aimer cette œuvre aussi révolutionnaire que celle d’un Joyce. Le Consul a quelques heures pour retenir et reconquérir Yvonne . « Aussi quand tu partis, Yvonne, j’allai à Oaxaca. Pas de plus triste mot. Te dirai-je, Yvonne, le terrible voyage à travers le désert, dans le chemin de fer à voie étroite, sur le chevalet de torture d’une banquette de troisième classe, l’enfant dont nous avons sauvé la vie, sa mère et moi, en lui frottant le ventre de la tequila de ma bouteille, ou comment, m’en allant dans ma chambre en l’hôtel où nous fûmes heureux, le bruit d’égorgement en bas dans la cuisine me chassa dans l’éblouissement de la rue, et plus tard, cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ?« *

Au départ, une intrigue simple.
Au-dessous du volcan  nous fait suivre la déambulation chaotique d’un Consul Geoffrey Firmin, démis des fonctions diplomatiques qu’il exerçait à Quauhnahua. C’est le jour des morts(fête ambivalente au Mexique, qui fête autant la séparation d’avec les défunts que la renaissance, dans un carnaval baroque) que revient sa femme, Yvonne, un an après leur séparation. A ce si difficile moment de retrouvailles avec la femme éperdument aimée et perdue, s’inscrit le départ probablement définitif de son frère, Hugh. Les trois personnages tentent – en vain – d’empêcher la rupture amoureuse et le naufrage définitif du Consul Firmin dans l’ivrognerie. Mais ceci se passe en 12 chapitres qui sont autant de stations d’un chemin de croix vers la mort et la solitude définitive. Et tout se passe de cantina en cantina, dans les brumes de l’alcool. le roman est donc sans cesse en balance entre remémorations d’instants de bonheur entre Yvonne et Firmin et analyses de l’échec, oscillation entre présent et passé, maturité et gamineries, débâcle et effort de reconstruction, souvenirs lumineux et présent torturant , ou parfois l’inverse, tandis que des images de la ville se superposent sans cesse: c’est une affiche de cinéma « Los manos de Orlac » ,les portes battantes d’une pulqueria, un jardin saturé de chaleur et d’insectes , et un voyage épuisant dans un autocar ferraillant sur une route dangereuse.

Malcolm Lowry et Jan Gabrial, première épouse rencontrée à New York

Il y a aussi des remémorations particulièrement douloureuses de Geoffroy Firmin.Il a a laissé enfourner des prisonniers allemands dans la chaudière du bateau. Sa conscience ,(marquée par le catholicisme? l’anglicanisme? )refuse de l’absoudre.c Souvent pendant la lecture, ,vous vient l’idée que ce roman repose sur le thème de l’expiation. Est-ce que la fuite et le retour d’ Yvonne, n’en est pas la métaphore?

Les alcooliques des » cantina  » qui cuvent , accoudés au bar, sont à la fois des trognes sorties d’un tableau de Breughel et des morts nageant dans l’Hadès. Des souvenirs d’autrefois se mélangent et des fantômes d’un temps futur inquiétant. Ils m’apparaissent parfois comme les figurants d’un film baroque, saturés de noirs et gris , sortis d’un mélo tel que les studios de cinéma du Mexique en ont produit dans l’immédiat après-guerre. Il y a parfois, des épisodes burlesques, comme celui où le Consul, ,au cours d’une corrida, quitte les gradins pour sauter dans l’arène et rejoindre le taureau.

Malcolm Lowry

Il y a ceux qui considèrent en France que c’est un des plus grands romans de tous les temps, de Maurice Blanchot à Maurice Nadeau, de Gilles Deleuze à Olivier Rolin. Excusez du peu.. ..Il y a également ceux qui avouent sur les sites littéraires leur extrême difficulté à plonger  dans ce fleuve verbal .Mais il y a des passages bouleversants. Exemple: »A présent le Consul faisait de cette Vierge-ci l’autre qui avait exaucé sa prière et, comme ils se tenaient en silence devant elle, il pria encore : « Rien n’est changé et malgré la miséricorde de Dieu je suis toujours seul. Bien que ma souffrance semble n’avoir aucun sens je suis toujours dans l’angoisse. Il n’y a pas d’explication à ma vie. » En effet il n’y en avait pas, et ce n’était pas là non plus ce qu’il avait voulu exprimer. « Je vous en prie, accordez à Yvonne son rêve – rêve ? – d’une vie nouvelle avec moi – je vous en prie laissez-moi croire que tout cela n’est pas une abominable duperie de moi-même », essaya-t-il… « Je vous en prie, laissez-moi la rendre heureuse, délivrez-moi de cette effrayante tyrannie de moi. Je suis tombé bas. Faites-moi tomber encore plus bas, que je puisse connaître la vérité. Apprennez-moi à aimer de nouveau, à aimer la vie. » Ça ne marchait pas non plus… « Où est l’amour ? Faites-moi vraiment souffrir. Rendez-moi ma pureté, la connaissance des Mystères, que j’ai trahis et perdus. Faites-moi vraiment solitaire, que je puisse honnêtement prier. Laissez-nous être heureux encore quelque part, pourvu que ce soit ensemble, pourvu que ce soit hors de ce monde terrible. Détruisez le monde ! » cria-t-il dans son coeur. Le regard de la Vierge était baissé comme pour bénir, mais peut-être n’avait-elle pas entendu. »

Maurice Nadeau qui introduisit Malcolm Lowry en France .
Le modèle d’Yvonne.

Second extrait. Le Consul Geoffroy Firmin flâne dans son jardin.

 « Quelque fût le chaos, voilà qui prêtait un charme de plus. Il aimait l’exubérance sans retouche de la proche végétation. Tandis que plus loin, les plataniers superbes, à la floraison si obscène et si péremptoire, les splendides jasmins de Virginie ainsi que les poiriers, braves et têtus, les papayers plantés autour de la piscine et, au-delà, le bungalow lui-même, blanc et bas couvert de bougainvillées, avec sa longue galerie semblable à un pont de navire, formaient positivement une petite vision d’ordre, vision qui, toutefois se fondit sans plus de logique, à l’instant où il se détournait par hasard, en une étrange vue subaquatique des plaines et des volcans avec énorme soleil indigo à flamboiement innombrables au sud-sud-est. Ou était nord-nord-ouest ?  Il nota le tout sans chagrin dans une certaine extase même, allumant une cigarette, une Ailas(mais répétant tout haut mécaniquement le mot « Ailas ») puis la suée de l’alcool lui coulant aux sourcils comme de l’eau,  il se mit à descendre vers la clôture séparant de sa propriété le nouveau petit jardin public qui la tronquait. »Traduction de Clarisse Francillon;

Troisième extrait:

« Aussi quand tu partis, Yvonne, j’allai à Oaxaca. Pas de plus triste mot. Te dirai-je, Yvonne, le terrible voyage à travers le désert, dans le chemin de fer à voie étroite, sur le chevalet de torture d’une banquette de troisième classe, l’enfant dont nous avons sauvé la vie, sa mère et moi, en lui frottant le ventre de la tequila de ma bouteille, ou comment, m’en allant dans ma chambre en l’hôtel où nous fûmes heureux, le bruit d’égorgement en bas dans la cuisine me chassa dans l’éblouissement de la rue, et plus tard, cette nuit-là, le vautour accroupi dans la cuvette du lavabo ?« 

Traduction de Jacques Darras

Reynolds Price , si méconnu en France

Qui a lu Reynolds Price en France ? Un tout petit club dont je fais partie. Cet écrivain sudiste rare,très estimé aux USA (il obtint le prix Faulkner du meilleur premier roman en 1962) je l’ai découvert avec un recueil de sept nouvelles « les noms et visages de héros » (1958) qui m’a sidéré. D’emblée, Price se place dans la lignée fastueuse de Carson Mc Cullers, William Goyen ou Flannery O’ Connor. Gallimard a aussi traduit « Un homme magnanime »,(1966) . Il a aussi publié plusieurs recueils de poèmes très appréciés .

Reynolds Price est né en février 1933 à Macon en Caroline du Nord ,prés de la frontière avec la Virginie dans un pays où les fermiers cultivent le tabac et le coton.Il a fini ses études littéraires à Oxford en Angleterre. Il est mort le 20 janvier 2011. Une enfance solitaire « occupée, dit-il, à peindre et dessiner, niché au haut d’un arbre. » Mais c’est de cette enfance qu’il extrait le meilleur de son œuvre.

En 1984, drame. L’auteur est atteint à 51 ans d’un cancer de la moelle épinière qui le laisse paraplégique, donc condamné à une chaise roulante. Il appelle cela « les bouffées automnales d’avant la mort ».

En France il reste ignoré des dictionnaires et encyclopédies mais prend une belle revanche par un article dans la magnifique « Histoire de la littérature américaine » de Pierre-Yves Pétillon.

Découvert aux Etats unis en 1958 et traduit par Maurice- Edgar Coindreau-le premier traducteur de Faulkner- , »Les noms et visages de héros » rassemble sept nouvelles, de longueurs inégales.Les enfants et les adolescents en sont les personnages principaux.

La première nouvelle « une chaîne d’amour » raconte une famille rassemblée dans une clinique de Caroline du nord. Les enfants viennent se relayer au chevet d’un père malade. Chacun des enfants essaie d’en savoir plus et de sonder les zones obscures du passé familial. Les heures passent, les veilles de nuit se multiplient, l’alternance de vide, de repos, l’ observation de la « chambre d’en face » les bribes de conversations, de brèves confidences avec les infirmières, les docteurs, et de soudaines précipitations du personnel médical dans la chambre forment un merveilleux tempo du récit. Le texte est tissé de réminiscences, d’incises, de sentiments fugaces et surtout de questions enfantines devant le milieu hospitalier, les réactions des adultes devant la maladie et la mort. .

.Il y a des délicatesses dans les changements de points vue, questions en suspens, confidences comme si chacun cherchait un sens à tous ces liens entre les personnages et tant d’allusions au passé familial,qui sont de curieux indices d’un monde clos. Price l’impressionniste nous offre une circulation virtuose entre les petites planètes individuelles.

La dernière nouvelle qui clôt le volume et donne le titre au volume, est constituée d’un monologue. Un enfant de dix ans, assis à côté de son père dans une Pontiac roulant en pleine nuit cherche à connaître les secrets de son Père, idolâtré. Il se demande qui sont ses héros, de Roosevelt au Général Mac Arthur. Mais cette quête enfantine pour savoir ce que cache le visage souriant de Père entraîne l’enfant et le lecteur dans des zones troubles où l’Inconscient joue sa partition. Le dialogue père et fils nous fait comprendre les appréhensions infantiles, les délicieuses naïvetés, courant sous la surface des échanges. On est littéralement envahi et enveloppé par les grandes espérances du garçonnet à côté de cette présence paternelle qui dégage une puissance quasi divine . Souvent chez Price un être fragile et démuni veut comprendre, aimer, faire le Bien et découvre son flottement et sa fragilité et ses manques face aux énormes secrets de la société adulte.

Dans chaque nouvelle un enfant s’interroge sur ce qu’on dit à table, les allusions mystérieuses au passé, ou devine une part des détresses enfouies uniquement en regardant une scène apparemment banale et dont il ne comprend pas tout. Alors ce qui est simple bavardage pour adultes devient pour l’enfant, un chemin de secrets dans lequel il s’enfonce vers ce qui l’attire et l’effraie en même temps. Chaque nouvelle est une initiation.

Que ce soit dans une chambre d’hôpital, au cours d’une soirée dans un bois qui effraie un peu , ou dans le souvenir d’un oncle disparu trop tôt , un garçonnet s’interroge pour connaître les secrets de la vie , et se sent soudain menacé,mais plus clairvoyant.

Price nimbe toute cette quête infantile d’un rayonnement bien particulier par les décors de maisons à véranda, les tendresses et extravagances des réunions familiales les paysages boisés de la Caroline du nord.

Pierre-Yves Pétillon, dans son portrait de l’écrivain note : « Price est un styliste de premier ordre.Il écrit un des plus beaux anglais qui soient, une prose à la fois simple et baroque, proche,-comme celle de Goyen- des archaïques et envoûtantes cadences de la Bible du roi Jacques, et en même temps musclée, flexible et qui rappelle le meilleur Updike ».

Dans d’autres romans « a Long and Happy Life »(1962) ou bien dans « Un homme magnanime » (1966) on retrouve le Sud familier de Faulkner, avec un humour franc, débonnaire, assez paysan qui s’exprime pendant les funérailles, ou bien dans les vantardises de prouesses sexuelles.Mais il y a surtout une attention portée, dans une petite ville du Sud, ,aux voyageurs de commerce, aux enfants esseulés, aux serveuses malmenées, à ceux qui vivent, Noirs ou blancs, à ces humiliés qui travaillent et dans les arrière cours où traînent les poules et les bassines. Sur les sujets les plus rebattus, comme un anniversaire, ,une initiation sexuelle, Price trouve toujours un angle nouveau, propose une scène où des sentiments contraires se heurtent ou se chevauchent .Aucune caricature, pas d’esbroufe, mais une intelligence qui comprend et imprègne ses visions d’un art fluide et plein de ferveur. Le sens du péché, sous l’influence de la Bible, dans cette région du Sud, poinçonne l’âme de chaque enfant . Mais ce qui caractérise le mieux cet écrivain c’est que la vie complexe ouvre sa tapisserie et son labyrinthe avec des personnages vulnérables, hypersensibles, tous attachants et analysés avec une déroutante justesse.

Comme dans l’œuvre de John Updike, Reynolds Price exploite le très fort sentiment d’appartenance à une généalogie familiale et à une communauté d’âmes et donne une humanité particulière et des promesses à tout ce qu’il écrit.

« Journal d’un écrivain » de Virginia Woolf

« Je suis troublée par le transitoire de la vie humaine ».

Publié à paris en 1953, soit 12 ans, après le suicide de Virginia , ce « Journal d’un écrivain »,malgré ses coupes, à l’époque, reste le document capital pour comprendre la singularité , la nature et les sources de l’art woolfien.

Je l’ai lu en 10/18 dans une traduction assez ancienne de Germaine Beaumont.Il paraît que la nouvelle traduction est supérieure . Cependant, lu d’une traite avec un infini plaisir, ce « Journal » permet de mieux comprendre les enjeux, les buts, les soucis ,les batailles de l’écrivaine (j’ai du mal avec ce mot..) avec les mots et ses personnages, car nous sommes dans son atelier, et nous voyons son processus de création de près. Elle ne cache rien de ses moments d’oppression, de doute, mais aussi ses enthousiasmes. Mais le fond du texte, son originalité c’est le dialogue de cette femme avec elle-même, les fantômes qui l’habitent, ses anxiétés, son perfectionnisme, son honnêteté morale, et la manière dont elle tient à distance une dépression qui la guette, survient, lui cause des insomnies et des migraines, et qu’elle combat par l’imaginaire, c’est à dire l’écriture. Eklle ne cache jamais aussi quécvrire lui permet de liquider son passé.Le 28 novelbre 1928,elle écrit: « Anniversaire de Père.il aurait eu quatre-vingt-seize ans,oui, quatre-vingt-seize ans comme d’autres personne que l’on a connues.Mais Dieu merci il ne les a pas eus. Sa vie aurait absorbé toue la mienne. Que serait-il arrivé ? Je n’aurais rien écrit ,pas un seul livre.Inconcevable.Je pensais chaque jour à lui, à Mère, mais « la promenade au phare » les a ensevelis dans mon esprit(..) Il revient maintenant,mais davantage comme un contemporain. »

Ainsi, dans le recueillement presque proustien, elle puise beaucoup dans le silence dans sa cabane au fond du jardin, là où elle a écrit ses plus beaux romans.

Elle réussit à décrire cet espace mixte dans laquelle se mêle le retrait en soi et ce qui bruisse autour d’elle de vie sociale . Cet équilibre si délicat pour elle entre vie mondaine et recueillement, entre souvenirs lancinants d’une blessure originelle (venant des innombrables morts qui ont marqué son enfance) et baignade dans le fleuve sensuel des jours lumineux.

Et en même temps, une sorte de confiance originelle traverse ce Journal .On note que ses états d’âme si subjectifs qu’ils soient se relient directement à la situation générale de cette Angleterre prise entre deux guerres mondiales.On sait que cette femme qui soutenait par sa présence les meetings travaillistes ne fut jamais déconnectée de la politique comme on le croit souvent.Ce n’est pas un hasard si elle tient sa part dans le combat féministe de son époque.

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L’auteur de « Mrs Dalloway «  ou de « Vers le phare » ( qui longtemps fut publié sous le titre « la promenade au phare ») nous entraîne dans son bureau, dans ses piles de livres, parmi ses manuscrits et ses tasses de thé ,mais rien de confiné chez elle, l’appel de la mer, des plages, des dunes, des champs, des jardins, des odeurs après la pluie, ou la fascination de draps blancs forment un hymne à la vie de l’instant et une aventure sensuelle.

Monks house

À noter un détail important qui explique -en partie- l’audace formelle de ce qu’elle écrit:elle sait qu’elle sera publiée puisqu’elle est son propre éditeur. Son mari Leonard Woolf, son futur époux, a créé la Hogarth Press avec elle.Cette bienheureuse indépendance matérielle et financière fait rêver car elle lui a permis une émancipation intellectuelle, une aventure moderniste pour aller au bout de son artsans crainte d’être corrigée ou censurée; Ses recherches formelles ont pulvérisé tranquillement (enfin pas si tranquillement,on le voit dans ce journal..) le vieux modèle victorien d’une manière au moins aussi radicale que celle de l »Ulysse » de Joyce.

Virginia et son mari Léonard

A parcourir un peu vite ses romans,et dans une lecture superficielle on peut croire son art incertain, seulement vibratoire, une plaque ultra sensible exposée au soleil..quelque chose de gracieux, vacillant, aquatique, fleuri, une porcelaine alors qu’elle va très loin dans l’exploration d’une figure féminine centrale qui anime ses romans. Grâce à ce Journal-atelier on découvre une recherche technique acharnée, des recherches musicales , un art des ruptures, des soliloques lyriques, des collages, pour faire passer le monde invisible et profond de la conscience dans le monde visible. Recherche précise, épuisante. Elle ne cache rien de ses pannes, découragements, journées vides, tentation de tout flanquer à la poubelle. Il y a un bruit de papier froissé dans ce Journal.Une sévérité aussi envers pas mal de romanciers qui,selon elle, ne vont pas « vers la simplification » qui caractérise les poètes. Chapitres bancales, chapitres biffés, raturés, c’est le labeur quotidien et son cortège de perplexités et le labyrinthe des doutes. Tout lui paraît transitoire, fugitive, difficile à fixer et figer en phrases. Elle ajoute que ce transitoire sonne comme un adieu. Woolf est la mère courage du stylo , arrimée à son bloc de papier. Elle poursuit, reprend, avance, écoute ses bruits de délabrements intérieurs qui se font de plus en plus fréquents à mesure qu’elle vieillit. Au milieu de ces monologues intérieurs déterminée, cette audacieuse renouvelle les formes romanesques avec une prodigieuse audace dont se souviendront les françaises Sarraute ou Duras. Dans la critique littéraire (qui lui mange pas mal de temps )elle manifeste une liberté de ton ,une sincérité,des élans, un caractère entier. Son coup de griffe est bien ajusté. Carrément, à première lecture rapide (200 premières pages), elle déteste l »Ulysse » de Joyce, livre scandaleux, « bourré d’obscénités interdit, dont on parle tant dans son entourage. Elle renâcle devant DH Lawrence dont elle avoue pourtant qu’il travaille dans le même registre qu’elle.

Sa chambre

La critique littéraire n’est chez elle ni un sport frivole, ni un service d’entraide mutuelle, ni une manière de régler des comptes, c’est une discipline qui fait partie de son métier d’écrire, son laboratoire expérimental de romancière. Elle n’a nulle satiété de lire, et même dans ses périodes dépressives , jamais au grand jamais elle ne perd le don d’admirer; sa curiosité à ouvrir un livre subsiste avec ce mélange d’impatience, d’instinct, et de fièvre qui caractérise les vrais critiques littéraires. Elle parle métier de l’intérieur. Elle observe le Milieu littéraire à la bonne distance, cette foire aux vanités qui la fascine -dont elle est un phare. L’intérêt de ce carnet intime c’est d’y lire en filigrane une sorte de buée de joie d’écrire, écarte tout soupçon d’acrimonie, de jalousie. Rien d’étriqué chez elle, et dans cette prose, subsiste toujours un halo lumineux, un étonnement premier, un remerciement sur le fait d’être là, au monde, dans une lumière de jardin. .On dirait qu’elle a toujours le pas plus vif et hume de l’ air plus frais dés qu’elle écrit. Car il est aussi évident que l’écriture est pour elle un moyen de lutter sont ses moments dépressifs qui se révèlent, vers la fin, plus fréquents. Le couple Création-destruction penche du mauvais côté dans les années 38-39.Les fantômes accourent. Et là son courage consiste à écrire au bord de l’indicible comme si les mots et les phrases de ses derniers romans devaient être une naissance perpétuelle -au-monde sans relâche, jusqu’au bout. On devine un vertige devant le chaos, la mort, les visages décolorés des morts de sa famille qui s’empare d’elle, la guerre et les bombardements de Londres qui pulvérisent sa maison d’édition et font bruler la ville. La crainte de l’invasion de tout le, pays. . Ce printemps 41 marque la zone noire dans laquelle se concentrent ses angoisses.

Jeudi 30 mai 1940

 »En le promenant aujourd’hui(qui est le jour anniversaire de Nessa) prés de la mare du Martin,-Pêcheur, j’ai vu passer mon premier train-hôpital,bondé; non pas funèbre,mais majestueux,comme s’il ne fallait pas ébranler les os. Quelque chose de (quel mot je cherche ? ) de douloureux, de tendre, de pesant, de secret, ramenant nos blessés à travers les vertes prairies que certains, je suppose, devaient regarder. Je ne les voyais pas,mais la faculté de voir en imagination me laisse toujours sur des impressions en partie visuelles, en partie émotives. Je n’ai pu, bien que j’en fusse tout imprégnée, ressaisir l’impression en rentrant à la maison, la lenteur mortuaire, la tristesse de ce long et lourd convoi emmenant à travers champs son fardeau. Je l’ai vu glisser très tranquillement par la brèche, à Lewes. Aussitôt le vol des canards sauvages des aéroplanes passa au-dessus, manœuvra, , prit ses positions et survola Caburn. « 

La folie charmeuse de Mrs Dalloway dans Bond Street

Quand, en mai 1925 Virginia Wolf publie » Mrs Dalloway » simultanément en Grande Bretagne et aux États-Unis,ce n’est pas la première fois qu’apparaît ce personnage .Clarissa et Richard Dalloway apparaissent dans « Traversées » dix ans auparavant . C’est un couple de snobs.Lui est membre du Parti Conservateur qui a perdu son siège au Parlement, et elle,Clarissa est une brillante mondaine qui a la répartie brillante , étalant ses références culturelles. Une intéressante nouvelle « Mrs Dalloway  dans Bond Street » est publiée en 1923. On retrouve déjà la marche sur les trottoirs encombrés de Bond Street une femme snob qui cherche à acheter des gants et multiplie les « états de conscience ». On retrouve les principaux éléments du roman .

Nous sommes à Londres au mois de Juin . Par une claire matinée de juin Clarissa Dalloway sort dans Bonds Street pour acheter des fleurs et en orner sa maison pour la fête qui s’y tiendra dans la soirée. .le teste enregistre le flux de sa conscience, dans son regard, et tous les petits impacts sonores qui l’assaillent .Sentiments, sensations lumineuses, kinesthésiques images et scènes du passé , conversations, qui reviennent , prises dans une sorte d’euphorie printanière. Le décousu ajoute au charme. Réminiscences diaphanes questions politiques qui préoccupent son mari député  : Clarissa se souvient de P, regrets de n’avoir pas épousé son amour de jeunesse, Peter Walsh, le monologue intérieur et ses expressions familières, un sens aigu du ridicule pour décrire les personnages que Clarissa croise, « l’air vibrant d énergie » entre Arlington Streets et le Mall les croisements d’images insolites(le visage fardé d’une grosse dame et les lignes des poteaux télégraphiques, ou bien les taches sur le bras d’une vendeuse qui rappelle à Clarissa les milliers de jeunes gens morts dans les tranchées d’Argonne) , et malgré le scintillement de l’espace, son côté oh le beau jour d’été qui métaphorise et renvoie ce quartier huppé de Londres à une sorte de vitrine de bijouterie scintillante; on note surtout une exploration survoltée , une hypersensibilité écorchée ,une femme se débat dans un vide miroitant peuplé d’ancêtres tombés en poussière , d’absents, de disparus, de soldats morts, de chagrins ajoutés à une chanson sifflotée par un jeune passant. Au milieu de ce charroi printanier bruyant et étincelant Mrs Dalloway subsiste, allègre. Elle s’abandonne à de sinistres présages mêlées à une effervescence poétique où des étendards anciens d’une armée héroïque et fantomatique se superposent à un banal prospectus publicitaire . Le mélange de lumière saturée d’images éclairs et la rapidité kaléidoscopique, qui dynamisent sans cesse la prose, sont aussi le résultat d’une inquiétante hyperactivité mentale . On devine que l’ euphorie étrange de Clarissa qui doit être couronnée par une fête mondaine le soir peut tourner à une affolante crise d’hystérie parmi le bla-bla snob des invités.

Littérairement, un éclatant évènement : Virginia balaie le roman traditionnel anglais victorien . le même flux libre et complètement neuf dans le roman anglais de l’époque., comme si ,en filigrane, les névroses explorées par Freud (que l’éditrice Virginia Woolf publiait avec passion) imprégnaient le texte. Dans son « Journal » et ses lettres de l’époque V.W. mentionne Proust avec enthousiasme et ne cache pas son influence sur ce qu’elle écrit.

Le cinéma mental mêle avec un chatoiement d’images charmeur le présent de la rue, ses bruits, ses voix, rencontres. La subjectivité désordonne la réalité solide et immédiate de la marche avec ses bouffés, à une fièvre envahissante. Ce que ‘l’auteur appelle dans son Journal « des moments d’être » envahissent la conscience brise et émiette le temps des horloges.

C’est dans « Mrs Dalloway » qu’elle pousse le plus loin l’expérience de «  moments extatiques ». On se souvient que c’est dans « Le Temps retrouvé » que Proust les réunit ces moments : la sensation du pavé mal équarri, le bruit d’une cuillère contre une assiette, le grain d’une serviette empesée, qui transportent le narrateur successivement aux pavés de la basilique St-Marc à Venise, au bruit métallique entendu dans un train entre Cabourg et paris, et à la serviette rêche utilisée à Balbec.» Clarissa Dalloway, quand elle sort de chez elle, ressent le même phénomène : un bruit de gonds et la fraîcheur de l’air la transportent trente ans en arrière, dans la maison de Bourton, au bord de la mer, où elle a passé les étés de son enfance.

Elle écrit :«  La bouffée de plaisir ! Le plongeon ! C’est l’impression que cela lui avait toujours fait lorsque, avec un petit grincement des gonds, qu’elle entendait encore, elle ouvrait d’un coup les porte-fenêtres, à Bourton, et plongeait dans l’air du dehors. Que l’air était frais, qu’il était calme, plus immobile qu’aujourd’hui, bien sûr, en début de matinée ; comme une vague qui claque ; comme le baiser d’une vague ; vif, piquant, mais en même temps (pour la jeune fille de dix-huit ans qu’elle était alors) solennel »

Le critique littéraire Max Pol Fouchet a bien cerné  les personnages de Virginia Woolf : «  Si vous vous fondez sur le « caractère » » ou le pittoresque pour les reconnaître, vous ne les verrez pas, vous ne les rencontrerez jamais. Ils sont, si j’ose dire, impressifs et non pas expressifs. Ou plutôt, s’ils sont expressifs c’est de ce qui ne s’exprime pas. De merveilleuses méduses et délicates, portées par le flot jusqu’à nos rives, pour témoigner des mêmes abysses et de l’unique profondeur. »

Mais, au-delà de Proust et ses phrases gigogne, filées avec du sucre caramélisé, Virginia Woolf rend elle sa prose aquatique. L’image des vagues, revient sans cesse, car les phrases , telle les vagues, charrient , se superposent, s’étalent, se balaient, l’écume des sensations s’évapore, un soleil multiplie les reflets et facettes, remous de prémonitions, souvenirs. Sa prose coule, ruisselle, vivifie, miroite, au fil des livres, des titres (« les vagues », « Vers le phare ») forme un impressionnant flottement, vune dérive dans la profondeur des sentiments cachés ou devinés. Tout est saisi dans la torpeur d’une eau qui remue sans cesse et qui fascine un enfant au bord de la mer. La narratrice nous glisse sous la ligne de flottaison de la conscience lucide pur révéler ce qui blesse, écorche cette conscience et la saisit dans sa fragilité. L’écrivain nous murmure ceci :»Car c’est cela, la vérité en ce qui concerne notre âme, notre moi qui, tel un poisson, habite les fonds marins et navigue dans les régions obscures, se frayant un chemin entre les algues géantes, passant au-dessus d’espaces tachetés de soleil et avançant, avançant toujours, jusqu’à plonger dans le noir profond glacé, insondable ; soudain l’âme file à la surface et joue sur les vagues ridées par le vent ; c’est-à-dire qu’elle éprouve l’impérieux besoin de se bouchonner, de s’astiquer, de s’ébrouer, à écouter des potins… Qu’est-ce que le gouvernement avait l’intention de faire (Richard Dalloway serait au courant) quant à la question de l’Inde ? »

La dernière lumière d’été de Virginia Woolf, « Entre les actes »



Le 26 février 1941 Virginia Woolf achève son roman « Ente les actes » , qu’elle donne à lire à son mari Léonard ..Le 28 mars suivant, elle pénètre dans la rivière Ouse, les poches remplies de cailloux.
Je viens d’achever la lecture de ce texte (qui longtemps s’appela « Point Hall », ou « La parade »).
Un éblouissement. Rendons hommage à cette oeuvre aquatique, fluide, lumineuse, et qui fait miroiter les sensations fugaces et les couches profondes de l’être.

John Lavery


Il fut commencé en 1938, V W rédigea une centaine de pages qui en reste la matrice… Elle y travaillait parallèlement avec une biographie de Roger Fry, son ami mort à l’automne 1934.
Elle reprit le manuscrit écrit par intermittences en janvier 40, dans une ambiance d’immense anxiété après la défaite de la France et la possibilité d’une invasion de l’Angleterre par les troupes nazies. Elle achève une seconde version- proche de celle qu’on lit- du manuscrit en novembre 1940. Elle écrit dans son « journal »: »Je me sens quelque peu triomphante en ce qui concerne mon livre. Il touche, je crois, plus à la quintessence des choses que les précédents(..) J’ai eu plaisir à écrire chaque page ou presque ».
Ce plaisir « de la quintessence des choses » se retrouve intact à la lecture de la nouvelle traduction. Ce roman est vraiment un sommet de son art. perfection sur l’unité de lieu, et de temps dans une vraie homogénéité .Nous sommes plongés pendant 24 heures dans une magnifique demeure seigneuriale, un jour de juin 1939 (il est fait d’ailleurs allusion à Daladier qui va dévaluer le franc..).Nous sommes à environ 5O kilomètres de la mer, à Pointz Hal, sud-est de l’Angleterre… C’est là que va avoir lieu une représentation théâtrale amateur donnée à l’occasion d’une fête annuelle villageoise. Comme dans une pièce de Tchekhov (on pense beaucoup à « la Mouette » pour le théâtre amateur et les tensions familiales et à « La cerisaie » pour le passé d’une famille menacée d’expulsion ..
Les personnages ? ce sont d’abord des silhouettes et des voix, bien qu’ils soit finement dessinés socialement. Jeux d’ interférences complexes, de rivalités soudaines, de rapprochements et d’éloignement réguliers ..Comme des vagues. Il y a Oliver, retraité de son service en Inde, assez insupportable dans ses certitudes, sa sœur Lucy, sa belle- fille Isa, mère de deux jeunes enfants, et son mari Giles Oliver, intelligent et séduisant, qui travaille à Londres et rejoint sa famille chaque weekend; ajoutons Mr Haines, William Dogde ,Mrs Maresa qui drague Giles Oliver sous le nez de son épouse.
Virginia a entrelace dans le même flux de sa prose les vibrations de ce qui se passe entre les personnages, mêlant le dit, et le non-dit, la conversation apparemment banale et les ondes sous- jacentes. Dans un même courant de prose lumineuse et sensuelle, se révèlent les désirs des uns et des autres, leurs intérêts, leurs effrois, leurs instants de jubilation, leurs regrets amortis, les sinueuses arrière- pensées qui viennent hanter chacun, entre aveu muet, exorcisme, supplication retenue, fantasmes, remue- ménage affectif confus. Chacun se dérobe au voisin dans ses allées venues ou s’emmure dans son manège après quelques sarcasmes maladroits.

Un Marquet

Affleure le tissu diapré d’émotions fragiles. Toujours beaucoup de porcelaines et de blazers rayés chez Woolf. Hantises, naïvetés, sourires(intérieurs et extérieurs) vacheries obliques et crinolines, candeurs et aigreurs, brise sur des roseaux et bouilloire à thé, réminiscences qui se fanent dans l’instant,hésittions t tourment semés à chaque page. tout ce qui forme, le temps d ‘un week-end, les rituels du farniente mêlé de visions d’éclairs.Tout ceci avec l’assistance de quelques villageois.Les fragments du passé s’imbriquent dans le présent du récit. l’exaltation d’êtres sensibles à la beauté, aux divans profonds, aux tableaux de maitres, aux grandes tablées ajoute un parfum de fête douce, mais grignotée par l’infaillible grignotement du temps. La naissance d’un amour -et sa fin – charpentent discrètement le récit sans mettre au second plan les subtiles chassés croisés affectifs entre les autres personnages.. la toile de fonds historique (l’Angleterre entre en guerre) forme la grande ombre et la menace orageuse sur cette famille privilégiée qui se prélasse . Dans ce roman impressionniste, chaque scène, chaque heure, chaque personne (enfants compris) s’édifie par petite touches aussi cruelles que délicates sous leur urbanité. Non seulement les voix humaines, les destins individuels sont pris dans une sorte d’élan d’écriture, mais comme emportés par on ne sait quel vent métaphysique menaçant, et des flamboiements aussitôt éteints qu’allumés.. Virginia Woolf y associe l’air, les oiseaux, la nature, les vitraux et les étoiles,voluptueux mélange d’ondes aquatiques et de musique de chambre pour voix humaines.
On entend ces conversations entre personnages comme on entend des cris de joie de ceux qui jouent ,au ballon sur une plage sur une autre rive, dans une sorte de brume sonore.. Nous sommes en présence d’une chorale des femmes, avec répons de voix masculines, dans une liturgie du farniente.
Et le théâtre dans tout ça?…
Car dans le roman, la représentation villageoise domine.
Quel genre de pièce (proposée par la très impériale Miss La Trobe) regardent donc les personnages du roman ?et pourquoi ?
On remarquera que cette « pièce » n’est qu’un curieux assemblage de citations et d’emprunts assez parodiques voir loufoques, et carnavalesques.. de trois grands moments du théâtre anglais :le théâtre élisabéthain(tant aimé par Woolf) , avec notamment le Shakespeare patriote de Henry V et Richard III ; puis les stéréotypes des comédies de la Restauration dont Congreve est l’éminent représentant ; et enfin, le théâtre victorien et ses effusions sentimentales.
Mais on remarque que ,à chaque « moment » de ce théâtre, il est question de l’Angleterre menacée, du pays saisi dans temps de grand péril (pièce écrite rappelons le entre 1938 et 194I) avec le spectre de la dissolution de la nation.
Ce qui est à noter c’est que le contrepoint à ces épisodes « parodiques » et façonnés en plein amateurisme cocasse(la cape de la Reine Elisabeth possède e des parements argentés fabriqués avec des tampons à récurer les casseroles…) et en même temps emphatico-patriotique , s’achèvent par…. le meuglement répété des vaches derrière le décor dans le champ voisin!! Elles couvrent les grésillements du gramophone. Meuglements si incongrus que l‘auteur s’explique.
La romancière commente: »l’une après l’autre, les vaches lancèrent le même mugissement plaintif. Le monde entier s’emplit d’une supplication muette. C’était la voix primitive qui retentissait à l’oreille durement à l’oreille du présent (..) Les vaches comblaient la béance ; elles effaçaient la distance ; elles remplissaient le vide et soutenaient l’émotion. ».


Ainsi Woolf répète ce qu’elle avait déjà affirmé dans d’autres romans , à savoir que l’art est impur, imparfait, boiteux, artificiel et ne rejoindra jamais le réel brut de la vie ..Entre cette « vie réelle »et nue et l’art théâtral, « reste ce vide « entre les actes »… Woolf ,avec ces vaches qui meuglent, jette l’opacité du mode à la tête du lecteur. Cette opacité brutale du monde que par ailleurs, elle chante d’une manière si chatoyante.. Mais il ne faut pas s’y tromper, Woolf nous indique l’énorme coupure entre « l’acte » d’écrire et « l ‘acte » de vivre .C’est l’irruption de ce que Woolf appelle souvent « la vie nue » .e Ce thème reviendra, dans le roman, avec le retour de la conversation sur la fosse d’aisance qu’il faut installer derrière la demeure.

Cet échantillon à canotiers et vestes de cricket, de la petite tribu humaine, si éphémère, si instable, en sa demeure aristocratique rappelle le monde condamné du « Guépard » .
. Dans cette demeure patricienne à lierre et balcons , on goute une dernière fois une haute bourgeoisie qui s’ approprie le monde dans un moment de bascule :sentiment d’une fin d’ innocence paradisiaque.
.On joue à se maquiller, à se déguiser en rois et reines avec des torchons et des gros draps, on se donne la réplique dans la grange, on papote dans les coulisses, on écoute un fox- trot sur un appareil à manivelle à l’instant ultime, avant que les bombes ne tombent sur ces demeures à escaliers centenaires. Woolf nous incite à penser que ce songe d’une journée d’été, sera brulé comme un tableau de Seurat, ou poussé au bulldozer dans un hangar à accessoires… « Entre les actes « bourré de sensations éphémères « nous entraine dans le crépuscule d’un monde curieusement sans rivage.
Avec cette prose, s’élève une supplication muette .Une voix nue. Woolf parlait dans son journal de « nous tous, des spectres en errance ». Nous y sommes. Davantage peut-être que dans ses autres romans, on reconnait cet art que l’auteur définissait comme un « vaisseau poreux dans la sensation, une plaque sensible exposée à des rayons invisibles. »
Je recommande la traduction de Josiane Paccaud-Huguet, en Pléiade. Volume 2.

L’hiver est passé

Les matinées d’hiver sont en train de disparaître, je les regretterai, ces promenades sous un ciel sévère ,dans un gris mat, épais, les vagues qui se creusent et sortent de la nuit avec des traînes d’écume et des tourbillons d’eau vert violacé ou une zone d’étain devant l’estuaire de la Rance . J’observe la dérive si curieuse d’un canal d’eau plus sombre devant le grand Bé. Il me semble traîner les souvenirs des terribles années 5O dans les dortoirs.

Aucun chalutier à l’horizon, le vide ,la solitude, l’eau.

Plus de mémoire,les plis de la mer s’élargissent en une surface morne   vers le Sillon. Vers la lointaine élévation on distingue le sillon jaune du Fort de la Varde où des vieilles filles à chignons disposaient leurs tricots et leurs pelotes de laine sur un plaid un .Cet été là j’y séjournai dans une curieuse moiteur laotienne car je lisais « Barrage contre le Pacifique » de Duras.

Prenant le chemin forestier qui serpente entre des pins maigres, penchés, de la Cité d’Alet tout ce qui m’ est familier s’argente et prend les couleurs d’une époque enfouie , quand il y avait des lavoirs, des vergers, des étangs, des abbayes, des chats faméliques sur des vieux murs à lichen.

Dinard, en face, avec ses toits qui brillent ses ses festons fragiles de balcons à l’italienne qui frappent par leur transparence en plein midi. Puis des nuages en archipels approchent , ils éteignent alors les brillances pailletées d’argent de l’estuaire,alors l’endroit devient cet étrange lieu trouble sournois, avec des brouillards qui stagnent vers l’usine marémotrice, et ça rappelle ce « sinistre promontoire » dont parle Shakespeare dans « Hamlet ».Parfois,en plein hiver, l’estuaire devient une estampe japonaise et la ville la neige du Mont Fujiyama.

La météorologie d’une vie se lit sur cette ligne côtière : enfance familière, avec des billes aux couleurs de sulfures , des sons de cloches arrachés par les rafales de vent, un prêtre en soutane, des genoux écorchés , des jeux de cerfs-volants en plein ciel et la toile rouge qui vibre, puis ,au fil des années on aborde un paysage de cendres, de roches, des hommes en treillis , on oublie les timides déclarations amoureuses laissées dans un cartable , il ne reste que ces étés du Lavandou avec ces gens nus qui courent vers les vagues.

Il fut un temps assez récent où j’éprouvais un curieux dégoût de ces belles phrases ronflantes et littéraires. Saint-Just tenait la plume contre l’autofiction. Je traquais la bizarre ivresse des amazones aux devantures des librairies.

Des ouvriers en bleu de travail installent et déploient des stores rouges immaculés devant l’ancien café de « La petite » qui va désormais s’appeler « Le saint-Pierre» . Les chaises de plastique s’empilent et les tables neuves aussi. Sur le muret face à la Tour Solidor s’ entassent des sacs à dos et des bâtons de marche ,comme une station de sports d’hiver sans neige.

Le sauvage des nuits glacées imprègne encore le bâtiment de bois des scouts marins. Dans la ruelle qui mène à la cale, une femme blonde plantureuse, ôte son en anorak blanc sale, secoue ses épaules et attend que son chien, au bout de la laisse ait fini de renifler le granit du caniveau. L’employé municipal pousse sa serpillière dans les courants de l’eau. Toutes ces eaux, pense-t-il, eaux limpides, eaux sales, vaisselles des familles, eaux rapides, eaux lentes, eaux usées, eaux lustrales, eaux de café et eaux des bouilloires qui fument, eaux du matin qui vident les miroirs, eaux des estuaires et des détroits qui figurent l’exil elles ont traversé ta vie comme si dans l’obsession même des eaux germait l’image compensatrice, celle du feu qu’un jour désolé tu retrouveras sur les pentes de l’Etna au moment de ton divorce . Une vague déferla sur lui, venue des îles de Jersey et Guernesey, de cette eau fine et sans nuages qui mouille des plages désertes vers Saint Lunaire. Puis cette sensation reflua, l’abandonnant, inerte, au titanesque ressac de la marée descendante. Pauvre employé municipal, mon frère, un jour, je ferai une conférence sur ces roches, ces fissures, ces trottoirs , que tu as fréquenté pendant quarante ans, ces ruelles à loups garous, ces impasses à copains beurrés, ces roches à mica diamanté , ces silex pointus, ce sucre bleu de granit qui ne fond jamais sous ton balai.

Je fuis vers l’été.

Je tourne vers le raidillon qui monte vers le centre-ville et enfin après un passage couvert sous des solives délabrées, je glisse la clé plate légèrement tordue qui ouvre la porte de la vieille demeure 1760 . Elle est vitrée, granitée et dans son épaisseur, consistance de sel gemme. Les arabesques de son fer forgé rouillent un peu plus à chaque saison. Oiseaux et fleurs du couloir. Avant de prendre le vieil escalier aux marches de bois qui grincent, j’appuie sur le bouton qui commande la minuterie. Arrivé au premier, la lucarne me laisse entrevoir un tourbillon de mouettes entre les antennes de télé. Le ciel devient un fleuve. Le coin du feuillage d’un tilleul s’épaissit vers midi Les portes des chambres ressemblent à des tombeaux. Chaque lit est une urne funéraire. Chaque placard ouvre sur un port, une arrière-saison, une enfance, une convocation de police, un mariage pathétique , cela me rappelle la dernière navigation d’un brave ami correspondant local d’une feuille de chou normande, ,;tout ce qui subsiste de mes amis qui désormais mangent froid . ils me demandent s’ils sont exclus de mes pensées et je leur réponds non, non, non. J’ai imbibé tous mes mouchoirs en papier de vos souvenirs, et je leur jure que ça sent bon.

Jadis, avant le Covid, nous échangions les bons tuyaux de turf aux terrasses du casino, quand les enfants jouaient encore au ballon dans l’escalier et que les prix n’avaient pas grimpé en flèche .Le soleil du matin était frisquet et nos pardessus bien minces.

Dans l’appartement haut de plafond la lumière du printemps se fait aujourd’hui caressante.Je regarde mes mains d’un jaune ivoire sur le clavier. La piste rose privée de mon enfance m’est désormais interdite,oh pas vraiment interdite, mais délabrée avec des bruits d’oiseaux et des battements d’aile quand je ferme la fenêtre pour dormir. Dans un placard, mes espadrilles d’un rose défraîchi, froissé, et leurs taches de plâtre. Ce sont celles que je gardais en automne, sous l’abri-bus , le temps que la pluie cesse et que Delphine apparaisse. Aujourd’hui elle se repose sous des oliviers,mais vérifie toujours si la bretelle de sa combinaison ne tombe pas .

Je balance la clé plate dans la corbeille d’osier aux vieilles cartes postales achetées dans les vide greniers de la région : les remparts de Carcassonne, Cadouin (Dordogne), »maison du XI° siècle où coucha Saint-Louis », Toulouse, le Square Wilson et Allée Jean-Jaurès, avec des messieurs à cannes et canotiers, Hôtellerie du Moulin du Vey, à Clécy Calvados. Le bâtiment est couvert de lierre, des draps sont étalés aux fenêtres des chambres à papiers peints fleuris, mais aucune trace des amants ni de leurs jeux de nuit. Il subsiste une odeur de charbon de bois dans l’escalier et sa rampe de fer. La grande salle vitrées à minuscules carreaux ne garde aucune trace du déjeuner de communion de ma sœur.

L’hiver est passé.

Olivier Rolin dans les îles du Sud

En rédigeant une préface des textes de Thucydide, pour l’École de guerre, l’ écrivain Olivier Rolin ne se doutait sans doute pas que la Marine Nationale allait lui offrir un cadeau: naviguer sur « Le Champlain » pendant quatre semaines. C’est ce récit « sur le pont » qui compose « Vers les îles Éparses » d’Olivier Rolin (Verdier 89 pages, avec dessins de l’auteur). Le Champlain est un « bâtiment de soutien et d’assistance outre-mer », immatriculé A623. Il assure le ravitaillement de ces « confettis » de l’empire colonial dans le canal de Mozambique. Il effectue, quatre fois l’an une rotation de quatre semaines, ravitaillement logistique des bases militaires et scientifiques françaises installées dans le canal de Mozambique.

Rolin le civil invité (« le pékin ») embarque et rejoint le navire sur un semi rigide. Ce qui le frappe c’est qu’il est un « vieux » de 75 ans (« A leurs yeux, je suis si vermoulu que je risque l’effritement au moindre choc. ») face à un équipage jeune, bien entraîné, des moins de 30 ans , techniquement rôdé aux manœuvres et situations délicates (on simule un feu, une avarie, ,une approche d’embarcations hostiles).Chacun connaît son rôle, ses gestes, du moindre mataf au Midship, du commandant sur son trône plastifié, au capitaine d’armes. Tandis que la mer cogne le bateau, Rolin se familiarise avec le capitaine d’armes, avec Elsa,second,avec l’enseigne de vaisseau Hector Floche, le maître principal Koffi , le matelot Céline Borges « jeune réunionnaise au sourire discret » et d’autres.

Ce que ne révèle pas le texte ,mais que je sais, c’est que Rolin connaît bien la mer. Il habite dans la baie de Paimpol, a toujours possédé un voilier ,sait manœuvrer, connaît les courants, sait lire des cartes, réparer des voiles, traverser des coups de tabac. Le vocabulaire maritime du plaisancier lui est familier. A bord ,il frémit de plaisir en entendant les ordres«  Barre à droite vingt, machine quarante, machine stop, propulseur d’ étrave droite quarante pour cent ». Il connaît l’ exaltation d’une aube vue d’une passerelle , savoure en connaisseur le rituel de l’appareillage, les journées dans la brume vue d’un hublot , les forts roulis, ,les brises tièdes, la floraison des rivages du Sud, les premiers oiseaux qui annoncent une île. L’océan l’attire depuis son enfance, cette immense surface qui «  cache quelque chose, une vie énorme et grouillante, en dépit des efforts faits par les hommes pour l’anéantir. » Et donc il retrouve le plaisir monacal d’une couchette étroite, et ne craint pas les forts roulis « qui font voltiger les tasses ».

A chaque ligne de ce récit, il révèle sa passion des ports, des îles, des ciels changeants, des crépuscules et de la venue des premières étoiles quand le bateau tangue. .Il est aussi sensible à la discipline qui règne à bord. Il passe de « l ‘heure Bravo » à l’heure Charlie » et se sent intégré quand on lui attribue deux TPB »tenues de protection de base » ,combinaisons bleues sombres que porte tout l’équipage .

Il contourne la pointe sud de Madagascar, croise des engins des forage, des vraquiers .Le navire avance sous pilote automatique, et aborde l’île Europa. Notre Rolin découvre comment l’équipe de mouillage ,plage avant ,manœuvre au sifflet .Il décrit avec gourmandise par le menu comment la chaîne d’ancre lâche un nuage de rouille quand elle disparaît dans l’eau. Tout y est pour notre plaisir:les frégates noires tournent dans le ciel, un matelot qui raconte des souvenirs de carnage animalier, et la belle aspirante Estelle « qui fait un peu chatte au carré des officiers « .C’est elle qui l’entraîne visiter l’infirmerie, la cambuse, l’atelier, les ponts inférieurs, en suivant les conduites gainées des coursives, franchissant des portes étanches « lourdes comme des portes de coffre-fort ».

Bref, notre marin est au paradis. Le Champlain se comporte bien même dans les nuits noires , les flots qui fument, les explosions d’écume.  Un seul incident, dû à une négligence, entre les atolls, mais pas grave. Sur les îles, il connaît l’exaltation de marcher sur le sol craquant fait de corail et de coquillages broyés, craint les murènes, il évite les bernard-l’hermite qui pullulent.

Le narrateur est toujours précis, minutieux. Il tient son journal de bord sans oublier de nous raconter qu’à Bassas da India, atoll qui affleure à peine, ,un galion y fit naufrage. Tout au long de ce récit, Rolin rassemble tout ce qui enflamme l’imaginaire, ce qui donne à son récit des résonances et des échos tantôt graves, tantôt ironiques, ce forme une complicité avec le lecteur.

Parfois il n’est pas loin de Victor Ségalen, cet officier de marine qui cherchait dans les tombes et les stèles chinoises à humer sinon comprendre un sens sacré à toute existence, rendre hommage et respect à des peuples disparus . Rolin éprouve un frisson à évoquer des anonymes oubliés, des pionniers de l’aviation , des pilotes morts laissés dans leur monoplan fracassé sur un misérable bout de piste en ciment ou en plein désert. Dans chaque de ses romans, Rolin , archéologue fervent , sort du sable, avec respect et presque piété, les conquérants de l’inutile, les héros bravaches , les Mermoz inconnus qui n’ont pas eu la chance d’avoir un Saint-Ex pour chroniqueur. Il nous évoque ainsi Maryse Hilz, pionnière de l’aviation, qui a relié Paris à Saïgon en avril 1932, seule à bord d’un biplan Morane-Saulnier. Une panne l’a contrainte à atterrir sur cette île de Juan de Nova , que Rolin découvre par beau temps .Il flâne dans un cimetière que survolent des libellules. « Des grains courent, la mer fonce et blanchit. La nuit tombe, des lumières s’allument à la Pointe des Galets. » On sait que bourlinguer est sa vocation et que la poésie de Blaise Cendrars lui est bréviaire. . Il suffit de relire ses précédents textes : » « Port Soudan » « Bar des flots noirs », « Sibérie », « Bakou »,derniers jours »pour s’en assurer.

Rolin ,carnet à la main, écrivains en bandoulière(de Pessoa à Borges, et de Nabokov à Hugo) sillonne le globe depuis la fin des années 90. Prague, Sarajevo , Buenos Aires, São Polo.

Il aime les bruits des villes, des ports, des cargaisons qu’on charge.

J’imagine qu’il aurait aimé se promener sur le pont d’un croiseur, dans la tenue blanche d’un amiral,enfin je suppose.

Il appartient à cette génération qui, au sortir de la guerre, a arpenté la planète pour la découvrir la joie pure de l »explorateur ,loin des villes nouvelles et leurs cubes gris de HLM. Cette génération ,littérairement représentée par Handke et Le Clézio, a arpenté le globe comme si, après les ravages , les invasions, les bombardements, les millions de morts, le nazisme, le stalinisme, chaque écrivain devait fuir une société aliénante et se mettre en communion, en « extase matérielle » avec le monde plutôt que le détruire .

En lisant Rolin, j’ai souvent pensé à ce roman de l’écrivain anglais Malcolm Lowry , son chef d’œuvre « Au-dessous du Volcan », car le cheminement des pensées, la description si curieusement minutieuse du paysage marin, une angoisse sourde et latente, un saut d’île en île, comme des cercles symboliques, suggère que ces endroits désolés et magnifiques sont ritualisés et indiquent un secret cheminement du narrateur vers un tragique non-dit.

Olivier Rolin nous expédie donc une lettre océan couverte de sel dont le paradoxe est qu’elle est rédigée à l’ombre des armes. .La mer scintillante, étale, aux approches de la mort physique, reste une une promesse et un éden, un miroir des songes.
Rolin s’est toujours tenu éloigné du roman traditionnel renfermé, privilégiant une prose fraiche avec ses sensations et une dimension cosmique. Le vent du large lui permet de humer des peuples oubliés, des colonies perdues, des héros engloutis, des guerres et des massacres enfouis. Il traque des amours disloqués, collectionne des cimetières marins, s’imprègne du long silence qui se dégagent des tombeaux, les détours des inscriptions sculptées effacées, il retrouve avec tact des sentiers qui mènent à on ne sait vers quelle île de Pâques avec ses chers disparus.

C’est un parfait romantique. Il le fut politiquement (lire son « Tigre en papier »2003) et romantique aussi à la recherche d’un océan qui roule des disparus(tendance Hugo) et offre en même temps la beauté scintillante des îles perdues du Pacifique(tendance Segalen première manière ) .


Ces trois écrivains en quête de lieux écartés, d’une vie plus sauvage et plus sereine, cherchent une terre promise , devenant eux-mêmes un peu des îles .Tous trois marqués par le marcheur Rimbaud. Pour Rolin ce serait davantage les feux d’un port oublié vers le soir, ou la lumière coupante du plein midi qui détaille le cul rouillé des cargos russes sur une eau grasse.

L’impasse des filles perdues, suite et fin.

C’est en marchant en plein hiver, au hasard dans les rues de Quimperlé, que je finis par oublier l’effroyable colère du boucher qui secoua les habitants de « l’impasse des filles perdues ». Ce pétage de plombs d’un voisin qui savait le poids d’un veau au premier regard, spécialiste du pot-au-feu et de la langue de veau sauve gribiche, divisa les habitants de l’impasse pour longtemps. La cantatrice ne saluait plus l’homme au rouge sang. Des bobos firent installer un système de surveillance pour leurs maisons. .

Je me remis donc, morose, au travail. J’ écrivis deux bons chapitres sur la fin de vie de Turner. Mais l’évènement le plus improbable eut lieu près du « Bar des sports », sur les quais. J’étais en train de choisir un briquet Bic lorsque je remarquai une faute sur une affichette collée sur la porte des toilettes. Il était écrit : « Le bar sera fermé tout les lundis ». Je fis remarquer au buraliste qu’il fallait remplacer le T final de « tout » par un S. Il me fixa longtemps, soupçonneux, comme s’il mesurait mon degré de délabrement mental.

Il posa la soucoupe qu’il était en train d’essuyer , vérifia qu’il n’y avait absolument personne au fond du café , appela sa femme » Néneeette ! « pour l’interroger à voix basse , car elle était responsable de la rédaction de l’affichette. Il y eut un début de discussion entre eux, puis le ton monta. « Je me trimballe pas avec un dico dans le tablier..  » Et moi je supporte ton haleine de vieux.. ».. .» Pas la peine de masquer ta cellulite dans une djellaba !!.. » .Puis : » Tes humiliations me font grossir.. »etc etc.

Une fois dehors, devant le flot de voitures, je réglai le briquet Bic ,la flamme siffla d’un bleu éther dans la matinée .

C’est alors que l’évènement se produisit.

J’étais près du pont, face à l’hôtel Anne de Bretagne,c’est alors que je me sentis soulevé. De joie.La pure combustion de la Joie. Ce fut une ivresse sqoudaine, choeur des anges,gloria, bonjour mes frères,in excelsis deo,Alléluia !!!

Un peuplier brandit son glaive d’or au sein de son feuillage de feu. Quimperlé s’embrasa. Soudain une Certitude me submergea ,la Joie, rebelle, idiote, fatale, bête, étoilée, inassouvie, sortie vierge de mon enfance, enfin d’une enfance que je ne reconnus pas comme telle au premier instant. La joie naïve ,comme celle des champs et des rivières, des poissons et des oiseaux, dansait en moi, malgré le temps venteux . Je levai la tête et remarquai la propreté hollandaise, géométrique, carrelée, vitrée de cet hôtel de Bretagne .Ma vie enfin, était une île le long de l’eau, la joie pure d’une lessive dont les draps éclairent le ciel. C’était un avènement, une immense clairière joyeuse, une montagne étincelante de neige dans le tissu terne de mes journées précédentes . Cette joie s’est imposée à moi, ni fragile ni intermittente , mais simple, nue, évidente ,comme si j’avais été lavé de toute la maussaderie et les déceptions accumulées depuis des années. Ça échappait à toute raison. Soudain, j’étais de l’autre côté, dans une île magnifique et sauvage . Le grand théâtre de la mer s’ouvrait ,le bleu profond, enfin, l‘immensité qui s’argente et murmure, avec le soir qui approche, le soleil bas, rongé, éclairant , tout était là et ne me quitterait plus. Soudain la rareté des bruits de la ville de Morlaix me surprit , signe d’ un nouveau sentiment d’humanité. Le désagrément des jours précédents s’était enfui , repris par les quais .La ville exultait mais cette métamorphose était invisible aux autres. Au fond du ciel, la puissance apaisante du ressac régulier m’absorba, me roula, me baigna, me lava. Les anciennes et tendres compagnes de ma vie revenaient du fond de l’eau comme des Ondine dans les reflets qui bougent .J ‘aperçus , comme au-delà du Styx, la suite des bars mal éclairés où picolaient quelques bienheureux naufragés de Quimperlé. Ils ressemblaient déjà aux ossements de leur mort prochaine tout en piochant des cacahuètes dans un bol avant de reconquérir les ruelles et leurs porches pour se protéger du froid.

La fin de journée me laissa filer dans ce bassin d’eau trouble, le long des quais devenus déserts, les néons des bars tous éteints, et dans le jour qui baisse, je retrouvai les sources non pas de mon enfance étriquée, pauvrette, racoleuse, mais la large enfance de notre planète hyper fréquentée Je crus même, un moment , que les ténèbres allaient cesser d’engloutir mes frères, mes sœurs et leurs enfants.

Alors reflua tout évènement, toute expérience, toute pensée, comme un exil brisé , dans le murmure de la nuit. Les lentes lames approchèrent ,plus vertes que jadis, m’éparpillèrent et me démembrèrent comme si je n’avais jamais existé. Les Parques, mes sœurs, qui emportèrent et lièrent mes proches depuis si longtemps, découvrirent leurs ciseaux cachés dans les plis de leurs tuniques, je vis briller l’éclat d’acier des lames, clic-clac, elles me tranchèrent le fil ces braves filles,moroses, affairées, le visage nu , elles poursuivirent leur œuvre anxieuse et monotone, tout en sortant d’un tiroir de coiffeuse quelques fards intimes pour se séduire les unes les autres.

La nuit s’étendit, elle devint d’abord un mince trait sur le seuil tendre du ciel, la courbe du temps s’infléchit et me transporta vers à ce que je n’avais pas connu ; Daladier pique-nique avec mes parents à Langrune,il se goinfre de feuilles de laitue huileuses .

Au pied de la dune du Pyla, dans l’odeur résineuse des pins, un minicar est tombé en en panne , à l’intérieur je vois la photo de Rudi Dutschke, il est brisé de douleur et s’effondre sur un trottoir de Berlin, replié sur sa blessure, comme pour la soigner, en écoutant les Doors.

Ce soir Circé s’allonge à mes côtés, ôte ses boucles d’oreille , me murmure : »A vrai dire, ce que je sais de toi est peu de chose, mais il suffit d’un mot pour relever un mortel comme toi. « 

Les sandales d’Empédocle

Les blogs accueillent toute personne sous l’ample manteau de l’anonymat. C’est un déversoir spontané,brutal, cacophonique, fascinant, de notre Temps. Le blog produit quelque chose de curieusement irréel dans ce mouvement brownien de construction-destruction. Cette tour de Babylone est constituée de l’ arc-en-ciel de tous les « Moi je » et des opinions qui s’affrontent. Les débats tournent régulièrement à l’orage.La mesure,la tolérance, et l’écoute de l’Autre sont régulièrement oubliés .Le mouvement d’humeur éclate parfois en mille petites haines, en écailles de mépris. Et ça s’infecte.

Enfin la dépréciation du passé culturel se répand -avec le cortège de tous les anachronismes possibles- comme si l’effacement de notre mémoire historique, des mémoires religieuses, et des mythes fondateurs devenait systématique, comme si l’homme était fatigué d’être un animal métaphysique. Il devient un agrégat de pulsions manipulé par la science, la cybernétique, la statistique, le débat télévisé, et désormais l’intelligence artificielle. .La vieille piété cosmique que l’homme installait , avec ses divinités, pour lutter contre sa solitude, comme il arrivait dans l’Antiquité, c’est définitivement au rebut, périmé comme un yaourt, et même moqué.

Parler d’œdipe ou de Thésée, d’Antigone , du mythe de Phèdre, d’une Ode de Pindare, des « Tristes » d’Ovide, ou des » Catilinaires » de Cicéron, provoque le ricanement de ceux qui ne regardent que vers l’avant. Qu’on puisse trouver du réconfort, des sujets de méditation urgents, chercher l’ équilibre de sa conscience en puisant dans les anciennes cultures, les anciennes religions, tout ceci est « démodé «  et anachronique dans notre actuel Supermarché des Opinions et des pancartes politiques. Avec rabais et promotions.

Alors il m’arrive de rêver que que je marche sur un sentier qui mène d’Agrigente à l’Etna .  Il m’ arrive même que je ressaisisse des parcelles de ce que possède de précieux et de si singulier le nu d’un poème de Parménide ou le tact(dans sa grandeur), d’une scène de Sophocle .

Je suis à Catane , à Agrigente, à Taormina , sous un ciel épuré, puis je reviens dans la poussière noire des laves qui couvrent les pentes de l’Etna et j’adresse la parole à l’étranger qui approche sur le chemin ; je vois qu’il a ôté ses sandales pour disparaître dans le cratère, comme un vulgaire nageur laisse ses espadrilles sur sa serviette de bain, avant de gagner le plongeoir.. Et j’écoute les autres bavarder au bord de la piscine. Tiens, en cette matinée de Juin, le Temps a donc les ailes légères ? Hölderlin se demande à propos d’Empédocle ce qui a provoqué ce saut volontaire dans le cratère. Est-ce pour se punir de son coupable sentiment de supériorité par rapport à la Nature ? Est- ce par ce besoin fondamental d’un retour volontaire et libre à l’Origine ? Est-ce pour que ce sacrifice allégorique culpabilise les citoyens d’Agrigente incapables de fonder une vraie démocratie ?

C’est étrange comme ces vieilles questions me reviennent, là, en Bretagne, à l ‘orée du Printemps.

Deux écrivains français sur les traces de Pavese

Plus il s’éloigne de nous, plus il se rapproche, Pavese. Dès ses premiers poèmes, dans « Travailler fatigue » il enregistre tout, filtre tout, s’ étonne de tout, les corps frêles, la campagne et ses « verts mystères », les soirées interminables, les filles gaies, les virées dans les collines, les cafés enfumés , les « femmes malicieuses ,vêtues pour le coup d’œil »,les vieux, les averses, les galeries de Turin, ,et encore les filles qui descendent dans l’eau, le muret qui brûle au soleil. Pas étonnant que deux écrivains français se mettent dans ses pas et dans sa prose.

Pierre Adrian , ancien pensionnaire de la Villa Médicis, 34 ans, écrivain français qui vit désormais à Rome, a publié à l’automne dernier « Hotel Roma » chez Gallimard. Dans son blog« La république des livres » Pierre Assouline a souligné les faiblesses de ce voyage sur les lieux de Pavese . Pierre Adrian, ancien pensionnaire de la Villa Medicis s’était déjà attaché à autre écrivain italien avec  « La Piste Pasolini » (Equateurs, 2015).

De quoi s’agit-il ? D’un essai qui revisite les lieux où vécut l’auteur du « Bel été » et de « La lune et les feux ».   C’est un pèlerinage de Turin jusqu’à sa tombe, à Santo Stefano Belbo dans les « Langhe » les collines de l’enfance. Ajoutons de rares rencontres , des citations de ses œuvres, de quelques lettres, extraits d u « métier de vivre » son journal intime.

Pierre Adrian revisite donc la chambre de « l’hôtel Roma » proche de la gare de Turin où Pavese s’est suicidé le 27 aout 1950, en absorbant des somnifères.

Adrian procède un peu comme Maigret: il s’imprègne des lieux pour comprendre l’auteur. Mais il reste prudemment à la surface des choses. Le jeune Adrian se met en scène accompagné d’une femme « à la peau mate ».Il boit du vin dans les collines et se souvient de ses premières lectures pavesiennes, ému. « Je voulais voir un café où Pavese avait ses habitudes, une rue qu’il citait dans un livre. Je déposais le calque de mes obsessions sur le plan d’une ville en croyant qu’il répondrait à l’identique . » Adrian ne dit rien de ce Turin du jeune lycéen et étudiant Pavese .

Pas un mot non plus de son travail de traducteur, de lecteur, chez l’editeur Einaudi. C’est pourtant là qu’il se lie avec Italo Calvino à Leone Guinzburg.

Adrian se rend à Brancaleone en Calabre, sans expliquer pourquoi Pavese est assigné à résidence par le gouvernement de Mussolini. Il visite la maison face à la mer où vivait Pavese pendant sa relégation qui dura sept mois. Les pavesiens savent combien cet épisode de solitude , de rumination, de lectures nombreuses, est important.

Adrian  :« Là-bas ,dans cette chambre rustique, entouré de gens de peu, il commença la grande entreprise de sa vie. Le 6 octobre 1935, deux mois aprés son installation, Pavese écrivit les premières lignes du journal qui deviendra « le métier de vivre » . J’ai sursauté devant « ces gens de peu » Pavese n’aurait jamais écrit ni pensé ça. « La chambre avait été reproduite à l’identique. Seul le sol en terre cuite était d’époque. On avait refait les murs dont la blancheur jurait avec l’austérité du mobilier:un lit simple d’asile psychiatrique ou d’hôpital militaire, à l’armature en fer, une bassine en cuivre sur pieds, un secrétaire en merisier avec deux chaises, un coffre. »La femme du pays qui lui sert de guide ,Carmine, l’emmène ensuite voir la plage et lui offre du thé. Rideau.

Dans une seconde partie de son essai Adrian fournit quelques brèves indications sur les difficultés de Pavese face aux femmes, ses dragues, ses flirts de jeunesse ses liaisons passionnées et ses échecs plus tardifs, mais tout ceci assez convenu . Rien non plus sur sur l’itinéraire politique de Pavese, ses tiédeurs, ses retournements, et son engagement soudain, tardif ,mal compris des dirigeants, du côté du Parti Communiste italien dans l’ après-guerre. Rien non plus sur sa quête religieuse .« Année étrange, riche. Commencée et finie avec Dieu », écrit Pavese le 9 janvier 1945. .Rien non plus sur la découverte du « carnet secret  » , tenu entre 1942 et 1943 où se révèle chez l’écrivain une fascination pour le mythe viril de l’action et une critique des intellectuels antifascistes. C’est dans une lettre à Fernanda Pivano du 2 août 1943 que Pavese est sans doute le plus sincère: « Je ne suis pas un politique et je n’ai rien à gagner avec la politique. »

En revanche , Adrian convoque d’autres suicidés de la littérature Stig Dagerman , Thierry Metz sans que ces réflexions ouvrent des perspectives. La partie ultime du livre se focalise sur le « dernier été de Pavese ». Pavese, couronné du Prix Strega, devenu célèbre, déprime. «  « En somme je suis devenu une vache à écrire », note-t-il en 1948,comme si ses succès littéraires renforçaient son pessimisme.

Adrian fait alors du sentimentalisme sur cet écrivain qui est la dureté même :« Oui, je voulais prendre Pavese dans mes bras. Dans ma tête, je le dessinais d’après les images que j’en avais.  ».Pourquoi Adrian ne ‘interroge-t-il pas sur la pièce capitale du « Métier de vivre » au lieu de le « prendre dans ses bras »? Là encore, c’est Martin Rueff qui donne les meilleures clés pour comprendre la portée pour nous lecteurs d’aujourd’hui, de ce journal intime: « Se mettre à nu c’est se dédoubler pour se demander des comptes, s’interroger moins sur les faits que sur leur signification et, dans un geste qui pourrait remonter à une pratique chrétienne, procéder à son « examen de conscience » — adopter par rapport à soi cette position à la verticale de sa propre existence pour se juger d’un point de vue sans échappatoire (l’héautotimoroménos se mange le cœur), tout comme le poète et le narrateur peut devenir critique pour juger son œuvre. Reconduites au plus tranchant de leur effort, les minutes de ce « Métier de vivre » sont, en tous sens, à l’épreuve de ce seul souci : se mettre à nu, et c’est par ce souci qu’elles peuvent aussi, aujourd’hui, se transformer en question pour nous. »

Avec « Hotel Roma » Adrian semble avoir survolé plutot que compris Pavese.

Il vaut mieux retrouver le travail de Jean-Pierre Ferrini. De plus, il a l’avantage de l ‘antériorité.

C’est en 2009 que Gallimard publie « Le pays de Pavese ». Ferrini( né en 1963),  de père émigré italien, amoureux du théâtre, connaît bien la littérature italienne. Il   a écrit des essais sur Dante et a participé à l’édition de la » Divine comédie «  dans la traduction de Jacqueline Risset. Mais surtout ,quinze ans avant Adrian , il avait sillonné l’Italie de Pavese lieux pour mieux comprendre les angoisses, les amours, les œuvres.

On note des similitudes troublantes entre Adrian et Ferrini.  Chaque auteur, pendant son voyage , est accompagné par une femme. Les deux français interrogent visiblement Pavese comme on va s’allonger chez un psychanalyste, spécialiste en couples en difficulté.

Ce qui nous amène à une autre similitude troublante . Le problème Antonioni. Adrian , imitant Ferrini, parle du cinéaste de « l’Avventura ».

Il faut savoir que Ferrini avait déjà publié en 2013, un second périple en Italie : »Un voyage en Italie », ( éditions Arlea) qui s’attache au célèbre couple Monica Vitti et Michelangelo Antonioni . Adrian, lui, consacre un chapitre entier au cinéaste et à Monica Vitti . Bien sûr, les affinités entre Pavese et Antonioni sont évidentes. L’écrivain de Turin et le cinéaste de Ferrare sont hantés par le fossé qui sépare les hommes des femmes. Pavese, dans « La plage » rédigé de novembre 1940 à janvier 1941 annonce l’ Antonioni de la fameuse trilogie de « l’incommunicabilité » avec « L’Avventura » , « La Notte » et « l’Eclipse ». On observe chez les deux artistes une rigueur, une discipline pour faire parler les temps morts les vides du couple bourgeois. Même austère construction chez ces deux là. C’est Pavese qui, le premier, porte une attention particulière aux dialogues de la vie ordinaire et met en évidence une sous- conversation riche d’échos, de malentendus, d’allusions.

Dés les années 40 Pavese annonce cette musique atonale des conversations des couples , faite de silences opaques , de soudains mutismes, de fausses tranquillités , d ‘accès de jalousie ou de pulsions de désirs, mal retenus sous un calme apparent. Il analyse ces moments où le temps se dilate et fracture le couple . La météorologie sentimentale se construit alors dans l’opacité, le malentendu, le mutisme, le blocage, leçon que retiendra et amplifiera Antonioni dans ses films avec les comédiennes Monica Vitti ou Jeanne Moreau en dérive solitaire dans un urbanisme nouveau , femmes qui bovarysent ou cherchent leur émancipation dans un Milan en reconstruction ou un centre-ville d’un Turin embouteillé et rutilant.

Il était donc logique que le cinéaste Antonioni adapte si fidèlement le récit de Pavese « entre femmes seules » cinq ans après le suicide du piémontais.

Ajoutons aussi que le cinéaste , comme l’écrivain, furent des hommes hantés par le suicide . Tous deux analysent la lâcheté masculine . Pavese, dans une lettre à Fernanda Pivano, du 25 octobre 1940, décrit parfaitement l’homme selon Antonioni. » « Il veut être seul- et il est seul-, mais il veut l’être au milieu d’un cercle qui le sache.il veut éprouver -et il éprouve- pour certaines personnes ces attachements profonds qu’aucun mot n’exprime, mais il se tourmente jour et nuit et tourmente ces personnages pour trouver le mot. Tout cela est sans doute, sincère, et s’entremêle malheureusement avec le besoin d’expression de sa nature de poète.(..) Que pourra faire un tel homme devant l’amour ? »

Pierre Adrian remarque  avec justesse : «  « Il (Pavese) ,avait compris,comme Antonioni l’avait confié un jour, que la femme était le filtre le plus subtil de la réalité. »

Dans cette confrontation entre Ferrini et Adrian , à seize ans de distance, je préfère nettement Ferrini.

La finesse de ses analyses , son approche des textes, révèlent une compréhension, des intuitions justes, de l’ intelligence et du doigté pour relire. Il accorde une grande place, avec raison, aux poèmes de Pavese et à ce recueil « Travailler fatigue »  : »Le vers marmonne toujours sa litanie que verrouille avec fermeté l’enjambement, mais on entend dans les sonorités une dureté, le bruit de la pipe que Pavese mâchonnait comme un loup de mer au début de l’année 1936 durant sa relégation en Calabre. »… Oui, la dureté des sonorités, le côté minérale parfois de la langue de Pavese c’est une superbe remarque . Ferrini comprend cette langue de Pavese de l’intérieur, ce mélange d’aridité et de fluidité, ce mélange de naturalisme et d ‘ épiphanie .Dommage que les deux auteurs n’aient pas étudié de prés « Dialogues avec Leuco »,le livre préféré de Pavese . C’est dans ce texte que Pavese se révèle à son meilleur , pris d’une sorte de joie avec ses paysages virgiliens du Piémont , avec sa manière allègre et si naturelle pour convoquer les mythologies méditerranéennes .C’est dans » Leuco » que la colline apparait, avec ce moment extatique qui relie la mémoire personnelle avec la mémoire collective, thème capital pour comprendre quelque chose à ce retour de Pavese , sans cesse, vers les « Langhe » , ce pays natal . Dans cette féerie mythologique , Pavese dialogue et de sourit aux Dieux, aux vignes, là où la terre et le ciel resplendissent dans une tiédeur d’un paradis ancestral qu’exhalent les murets de pierre . Tout se passe comme si le suicide de Pavese avait occulté la flamboyance sensuelle, son goût de l’extase, sa ferveur érotique qui marquent les plus belles pages de son Leuco.

Enfin dans « Le pays de Pavese » Ferrini aborde la théorie du souvenir vécu deux fois, l’éternel retour , l’obsession de l’enfance, sur l’articulation du mythologique et du personnel, les rites intemporels du « village », les fêtes anciennes, et les rôle des collines maternelles et maternantes. Comme est bien vu la brutalité misogyne de l’écrivain : » Celui qui dénonce l’immoralité de l’amour vénal devrait laisser tranquille toutes les femmes, car, une fois qu’on a exclu les rares instants où elle nous offre son corps par amour, même la femme qui nous a aimés se laisse faire et agit seulement par politesse ou par intérêt, à peu près résignée comme une prostituée.(..) Mais il reste toujours que baiser-qui réclame des caresses , qui réclame des sourires, qui réclame des complaisances – devient tôt ou tard pour l’un des deux un ennui dans la mesure où l’on, n’a plus naturellement envie de caresser, de sourire, de plaire à ladite personne ; et alors cela devient un mensonge comme l’amour vénal. »(« Le métier de vivre, 8 décembre 1938)

Un an avant son suicide, le 30 septembre 1949 , Pavese nous pose, à nous ses lecteurs d’aujourd’hui , la question, de son découragement, de son usure, de sa « fatigue » alors qu’il est aujourd’hui reconnu comme un écrivain italien capital, avec Pasolini et Calvino. « Tu n’as plus de vie intérieure. Ou plutôt , ta vie intérieure est objective, c’est le travail(épreuves, lettres, chapitres, conférences) que tu fais. Cela est effrayant. Tu n’as plus d’hésitations , plus de peurs, plus d’« étonnements existentiels . Tu es en train de te dessécher . Où sont les angoisses, les hurlements, les amours de tes 18 , 30 ans ?Tout ce que tu utilises fut accumulé alors. Et ensuite ? Que fera-t-on ? « 

Un conseil: la meilleure introduction à Pavese reste de loin le Quarto Gallimard, édition établie sous la direction de Martin Rueff, admirable travail .sur lequel je me suis souvent appuyé. Les pages de la biographie avec photos et citations judicieuses sont parfaites. Les nouvelles traductions ou celle révisées aussi ,de Murielle Gallot, de Claude Romano, de Mario Fusco sans oublier une analyse des thèmes de Pavese par Martin Rueff, « Laocoon monolithe ». Ce devrait être le livre de chevet de tous les pavesiens français.

Ingeborg

Depuis mon départ de Munich , par un matin brumeux, j’avais vu défiler tant de villages,des petites routes à arbres fruitiers ,de champs inondés, que cela m’endormait. Vers Ulm la pluie redoubla avec ses traits argentés qui rayaient la vitre du compartiment . Après Stuttgart , quelques pentes forestières sur lesquelles se superposaient des pylônes.Des morceaux de campagne s’inscrivaient aussi dans les reflets d’un sous-verre représentant le Rhin.

Je m’étais dégourdi les jambes dans le couloir en approchant de Cologne En gare, il y avait foule, sifflets, groupes scolaires, annonces par haut parleurs . Des sportifs bruyants,massifs, envahirent le couloir puis s’éloignèrent en marchant dans le sens inverse du train,ils gagnèrent d’autres compartiment.

Installé dans le wagon restaurant je bus un café dans ces épaisses tasses de faïence avec le sigle de la compagnie de chemin de fer. Vers Bonn, des vignes apparurent et s’éloignèrent ,je vis glisser pas mal de quais déserts de petites gares. La fatigue du voyage se faisait sentir. Le soleil baissait à l’horizon et sautillait entre des arbres nus. Je me demandais si je faisais bien de retrouver Ingeborg ,j’avais pas mal d’appréhension après une aussi longue absence et j’essayais en vain de fixer les traits de son visage, mais ce n’était qu’une silhouette en manteau rouge et la gravité de son sourire qui me restaient en mémoire.

Quand je descendis à Essen,la nuit était tombée. Je trouvai un taxi et donnai l’adresse

-L’auberge Fichtenbaum?

-Vous connaissez l’endroit ?

– Un lac lugubre l’hiver. Tout est fermé. C’est bien l’adresse ?

-Oui.

-Par ce temps je ne pourrai pas vous y amener jusqu’au bout. Il faudra prendre un sentier boueux. Il vous faudra marcher .

-Je marcherai.

Dans le taxi, une radio crachotait des nouvelles que je ne comprenais pas. Je regardais le bord défraîchi de la chemise du conducteur. Les lumières étoilées d’un boulevard laissèrent la place à des pénombres incertaines. Une ligne de lampadaires éclaira des jardinets trop verts puis des entrepôts délabrés. Les phares du taxi firent surgir des carrefours déserts puis une route droite , abîmée, d’où surgit un lapin de garenne et son incandescence blanche. J’étais dans un de ces moments vagues où les visions deviennent ,sous l’effet de la fatigue, des images confuses en proie à la dissolution. J’étais saisi de nouveau par une appréhension en me demandant si je n’avais pas tout imaginé de cette si brève rencontre amoureuse. Depuis plusieurs jours je m’étais demandé si je n’allais pas paraître ridicule en venant chez Ingeborg , mais au téléphone elle avait eu une voix joyeuse et claire pour me dire qu’elle m’attendait.

D’elle je ne savais que peu de choses : sa mère, veuve, vivait modestement dans une auberge au bord d’un lac. C’était dans la Ruhr, pays maussade de hauts fourneaux . J ’avais en tête l’image d’une région industrielle avec des fumées, et un ciel bas.. Ingeborg m’avait pourtant prévenu que sa mère habitait dans une vieille auberge.

Dans les souvenirs de notre rencontre dans cette ville normande ,ce que je retenais c’était sa manière de pencher la tête de manière interrogative. Je me souvenais surtout de ses bouffées d’espièglerie, surtout quand je l’entraînais au bord de la mer . Nous étions à une table   devant un verre de vin blanc , à Courseulles , elle s’était abandonnée sur mon épaule. Dans les rues du centre-ville elle avait chantonné en croisant un bébé dans sa poussette. Je me souvenais aussi de sa coupe de cheveux impeccable , ses cheveux châtains lisses, et de sa frange bien taillée qui mettait en valeur la pâleur crémeuse de son front . Et aussi une étreinte inattendue, un soir, devant un cinéma ,dans la file d’attente. Nous nous étions retrouvés bien souvent au Restau U avec nos plateaux garnis de céleri rémoulade et de pitoyables yaourts jaunis.

Dans les couloirs de la Fac de Lettres, nous nous étions vaguement parlé entre deux cours d’allemand, nous avions aussi échangé quelques plaisanteries, descendu pas mal d’escaliers d’un même pas. Quand j’avais voulu lui poser des questions sur sa vie intime, elle avait hoché la tête d’un air distrait .

-Parlons d’autre chose.

Je n’avais pas insisté.

Longtemps, j’avais rêvé sur l’ourlet délicat et humide de sa lèvre inférieure. Elle fumait des Peter Stuyvesant comme quelqu’un de maladroit qui ne sait pas tenir une cigarette . Mais surtout je me souviens de la scène dans la bibliothèque universitaire.

Je m’étais placé en face d’elle. Son manteau rouge était ouvert sur un bizarre chemisier beige avec de la dentelle kitsch.Elle lisait un énorme volume relié cuir . Je prenais des notes sur  »Tonio Kröger » de Thomas Mann .La mine de mon crayon, cassa, alors je sortis un taille-crayon de ma sacoche , mais je m’y pris maladroitement et la mine cassa une seconde fois.

-Laisse moi faire.

Je la vis alors tourner avec soin le crayon dans le taille-crayon . Les rognures de bois s’allongèrent en spirale puis tombèrent sur son buvard. Elle prit une page d’un carnet , dessina vaguement un hérisson, la déchira et me la tendit :

-C’est toi.

Nous descendîmes vers les pelouses, pour rejoindre un café du bas de la rue Vauquelin le silence qui s’était installé entre nous avait gagné en complicité.

Il y eut un dimanche doux et calme le long du canal .Image de l’eau tranquille dans un paysage hollandais. La présence d’Ingeborg me fit oublier l’énorme poids de la présence de mes parents. P eu de temps avant son retour en Allemagne, devant un grand crème , elle me récita un poème en allemand. Je l’ai retrouvé des années plus tard, dans une anthologie:  « L’oie sauvage, seule, appelle, la nuit – Lorsqu’elle passe très haut dans le ciel d’automne – Sur la côte seule l’herbe remue au vent – Et pourtant te chérit mon cœur «

Le taxi me déposa devant une barrière blanche .Le chauffeur se tourna vers moi :

-Vous avez quatre cent mètres d’un mauvais chemin.

Le taxi disparut.

Le sentier était détrempé.La foret ruisselait . De l’eau brillait sur la gauche ,des pins bruissaient dans des rafales de vent. Je marchais en me souvenant du conte d’un enfant horrifié qui doit aller chercher je ne sais quoi dans un bûcher et qui croit entendre des monstres lui souffler dans le cou.

Enfin, j’aperçus une palissade emberlificotée de lierre. Une sorte de veilleuse au dessus d’une porte en bois éclairait deux fenêtres étroites  à minuscules carreaux en culs de bouteille. .C’était bien l’auberge à colombages qu’Ingeborg m’avais décrite. Je traversai la minuscule cour. Je vis deux barques retournées, vune échelle qui menait à ce qui ressemblait à une grange. J’approchai parmi les flaques d’eau et de feuilles pourrissantes lorsque la porte s’ouvrit . Je reconnus Ingeborg dans son manteau rouge posé sur ses épaules sur un lainage brun , ,épais, tricoté .

Elle me fit signe de ne pas faire de bruit et d’ôter mes chaussures. Je me souviens d’une odeur de copeaux de bois dans l’escalier étroit. Je n’avais jamais vu des murs d’ un tel plâtre rugueux , ça ressemblait à de la croûte de neige. Il y avait de minuscules terres cuites grimaçantes sur le palier.

Ingeborg posa alors deux doigts sur mes lèvres et me fit entrer dans une chambre à plafond bas. Il y avait un énorme édredon à reflets cuivrés sur un haut lit de campagne . Une lampe en tissu à fanfreluches, posée sur un tabouret rustique, éclairait la blanche douceur dodue d’un oreiller Elle me débarrassa de mon imper, se dépouilla de son manteau.

Puis il y eut les boutons qu’on défait, tous les boutons, la fraîcheur de l’air sur mes épaules nues, les chevilles qui se frottent sur mes pieds , l’étendue courbe d’une nuque ,les cheveux épars puis écrasés dans les plis de l’oreiller.

Des lèvres murmurent, un monde inexprimé survient, on croit que c’est la dernière chose et ce n’est qu’un commencement. Je me tournai vers son visage, son expression tendre, grave, me troubla. L’odeur forestière d’un corps qui s’égare en contacts doux dans des endroits rarement caressés. Prairie calme. Ce qu’il y a de prémonitoire dans l’absence puis la présence, une unité secrète

– Embrasse moi.

Les doigts qui cherchent à reconnaître quelque chose, les égards secrets d’une chair, l’indolence molle des seins suspendus au-dessus de ton visage. La table basse et le napperon avec les bracelets d’or qui tintent, goutte d’or dans le silence épais. Elle regardait avec acharnement.

-Serre moi contre toi.

La chambre s’enfonçait dans la nuit , le murmure de la pluie sur les carreaux fut inattendu. Les doigts se frôlent, le frais contact du cou et le creux de l’omoplate, là où se niche un secret .

-Ne dis rien.
Son manteau rouge jeté sur mes pieds nus. J’entendis un frôlement dans le couloir.

-Ta mère est là ?

-Viens contre moi. Laisse toi faire.

La résistance osseuse d’une hanche qui tourne, le chemisier se défait, la peau blanche , immense, démesurée se révèle, la colline du dos et le chemin des vertèbres, petites bosses d’ombre, l’épaule dérobée soudain par un mouvement de son bras qui m’avait saisi avec une précision désinvolte et de gai. Dressée, cambrée, Ingeborg m’observait, son regard toujours intense et agrandi , un puits sans fond creusant un autre monde dans une mystérieuse injonction que je ne comprenais pas . Un coin de sa bouche me toucha dans un la délicate sensation d’une lèvre gercée Pourquoi, dans les ténèbres, quelque chose étincelle et délivre ? Les préliminaires, l’attente, le déferlement, et enfin la sensation que le corps se défait, se dénoue, se désamarre, dérive. L’eau. Les îles enfin.

Quand je me redressai, j’avais le sentiment que la vivante fragilité du monde, condensée dans nos ébats, venait de racheter tant de journées vides et d’années perdues.

Un volet claquait quelque part.

Nous restâmes étendus , je retrouvais, je ne sais pas pourquoi, des images de pommiers en fleurs dans un verger en pente, nous y étions cachés, nichés, blottis ,Ingeborg et moi, dans une infime parcelle de paradis, nous ne grandissions pas.

Je me tournai , une partie du plafond était écaillée.

Le lendemain matin je descendis dans la cuisine .Il y avait un feu vif dans la cheminée et une délicate odeur de cendres. Une femme corpulente à cheveux gris soyeux tirés en chignon, était appuyée sur la barre de cuivre de la lourde cuisinière. De son visage fatigué il émanait une expression de patience, d’endurance . Elle me fixait avec ses yeux clairs.Elle portait un tablier gris et pétrissait quelque chose de farineux sur une planche en bois.

-Ma mère.

En buvant du thé, je remarquai que cette femme âgée portait de lourds souliers de campagne.Quelles années chaotiques avait-elle enduré cette veuve ?Quel long temps de guerre ?  Je me demandais où était son village natal.

Elle me proposa une autre tasse de thé et m’offrit des biscottes. Les flammes dansaient toujours dans la cheminée. Cette femme si terrienne, un peu lourde, ne semblait pas surprise de ma présence. Elle disparut dans le couloir.

La cuisine, assez étroite , était encombrée, de moules à gâteaux, de boites en fer piquées de rouille, de bocaux avec des fruits dans un liquide ambré.

Sur le sol de briquettes roses tout un fatras de pelles à charbon, de cartons vides. Prés de la porte on avait entassé des paniers en osier plein d’oignons , de pommes de terre terreuses , des cageots vides. Par la fenêtre encastrée dans un épais mur la proximité pâle du lac me fascinait autant que le rayon de soleil qui tombait sur les briquettes. Cette ancienne auberge gardait le fantôme de temps disparus, je voyais des saisons entières de canotages et de flirts entre ce que j’imaginais des garçons et des filles des Jeunesses hitlériennes. Ici, sous les tilleuls , j’imaginais que pas mal de gens étaient venus boire, brailler, monter dans des barques .

Au cours de la matinée devions faire une longue promenade en foret et suivre un sentier le long du lac pour voir la fameuse villa Krupp.

J’attendis longtemps dans la cour. Saison de brouillard . Embarcadère verdi de mousse. Clapot.

Je songeais à tout ce qu’il y avait de paisible dans ce paysage austère et ce qui restait engourdi . Je me demandai comment le père d’Ingeborg avait disparu. Je respirais avec délice cet arrière-saison des bois fanés et d’éternel hiver couvé . Un paysage d’attente.

Je fis le tour du bâtiment et m’appuyai sur une de ces barques retournées.Elles se dégradaient sur une couche de feuilles pourrissantes. Tous les passés défaits ou délabrés se concentraient ici ,dans ces peintures goudronneuses.

Enfin Ingeborg apparut, vêtue d’un sweater bleu pale , serrée dans une jupe plissée qui accentuait la largeur de ses hanches. Elle s’assit à mes côtés et me saisit la main gauche.Ses cheveux fraîchement lavés dégageaient une odeur d’amande. Son visage démaquillé était plus lisse et plus fade.

-Je vais dire quelque chose qui va te faire souffrir.

Je regardais de côté ses cheveux lisses et impeccables.

-Je pars demain midi pour Hambourg. Je vais travailler à la réception de l’hôtel Vier Jahreszeiten.

Je regardais une curieuse pompe entourée de paille. Je remarquai le faux sommeil des arbres.Une anxiété y rodait. Au silence se mêlaient quelques vagues remous d’eau. Puis il y eut un soudain vacarme de moineaux.Ils s’envolèrent.

– Ensuite je dois aller à Bombay. Puis la Tunisie.

Elle précisa :

– Dans l’ hôtellerie.

Elle ajouta :

-Tu vas travailler, tu vas écrire…

Elle ajouta:

– J’ai toujours eu envie de chambres, de pays, de trains, de gens nouveaux. Tu comprends ?

Je ne comprenais pas.

Elle se leva et enfila des petits gants noirs souples.

-Je vais chercher du lait à la ferme voisine. Tu m’accompagnes ?

Marguerite Duras, un barrage contre l’oubli

« Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’ oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir. » Maurice Blanchot

Les nuages viennent souvent de la mer le matin. Alors je m’installe sur la terrasse avec une montagne de paperasses et un bol de café noir. Et là, tout un suçotant une biscotte et sa gelée de groseille, je revisite ma documentation sur la vie et les amours de Marguerite Duras.

Je relis « L’amant ».

1984. Duras a 70 ans. Je reste fasciné par sa période indochinoise , entre Vinh Long et Sadec, entre Hanoï et Saïgon. Surtout j’en reviens à la concession acquise au Cambodge par la mère,Marie Donnadieu, veuve dans des rizières dévastées par les grandes marées de la Mer de Chine-et non pas le Pacifique..Ce fameux « barrage contre le Pacifique » et la figure autoritaire de cette mère,cette veuve qui n’a jamais joué de piano à l’Éden Cinéma comme l’affirme sa fille.

Ce n’est pas l’histoire d’amour qui me retient le plus dans « L’amant », ni l’éveil de la sexualité chez une adolescente, ni même son sentiment d’humiliation de lycéenne qui se sent pauvre parmi les familles blanches des coloniaux aisés de Saïgon ou de Sadec ,non, ce qui me retient  c’est cette famille à isolée dans les rizières , trois enfants et une veuve sur la  « vérandah »(sic) du bungalow fermé le soir aux chiens errants, cette famille plongée dans une irrémédiable solitude, face à la foret, face à la montagne du Siam. Marguerite se sent à l’abandon. La solitude de ces quatre là, trois enfants face aux angoisses d’une mère fantasque, obsessionnelle. Trois enfants dont l’aîné qui vole de l’argent pour ses nuits dans une fumerie d’opium, à Sadec, cogne sa sœur Marguerite, viole une domestique annamite, chasse le tigre, terrorise son « petit frère ». Duras écrit : »Dans cette histoire commune de ruine et de mort qui était celle de cette famille dans tous les cas, dans celui de l’amour comme dans celui de la haine et qui échappe encore à tout mon entendement, qui m’est encore inaccessible, cachée, au plus profond de ma chair, aveugle comme un nouveau-né du premier jour. » Duras ne masque pas les trous de mémoire, l’ambivalence qui surgit devant certains clichés, les méandres et caprices de sa mémoire qui joue avec l’oubli comme le charme souterrain d’une vérité mise à jour dans son plein accent.

« L’amant » n’est pas un roman. C’est le commentaire de Marguerite Duras qui regarde un paquet de vieilles photos de famille prises à partir de 1920 en Indochine photos retrouvées dans la maison de Neauphle-le-Château ,clichés d’amateurs mélangés à des photos prises par professionnels installés à Hanoï ou Saïgon. Le premier titre du texte était « la Photo absolue ». Le ton de Duras est là , informatif, souvent neutre, loin de la mélopée classique de cette « musica Duras » qui en agace certains mais qui a a fait le charme, la singularité de son œuvre. Ecriture brutale, loin des effets d’une jolie écriture . Aucun souci d’esthétique .L’effet sur le lecteur est efficace. On comprend que le livre ait séduit à la fois la critique et un immense public. Accès facile. C’est d’une grande puissance sous une apparente neutralité .Elle se souvient de certaines scènes. Au présent. La scène s’ anime à l’indicatif présent, son temps de conjugaison préféré, l’éternelle présence, l’instant, l’émotion renaît, image après image l’immédiat, la sensation, le concret. Il faut relire les passages où elle raconte les départs du paquebot à Saïgon. c’est sans effusion, sans sentimentalisme affiché, mais l’émotion est là. «  L’amant «, suite de commentaires et de « légendes » de photos est un récit qui devrait être un bric-à-brac d’images, un fatras de visions parcellaires et de fragments qui ne tiennent pas debout pour faire un récit , cependant ça tient, ça forme un continuum, la neutralité du ton forme cohérence, la coulée disciplinée de la prose fait tout tenir ensemble. C’est une performance technique, une performance d ‘écriture. Il arrive même parfois que certaines phrases ne sont plus soutenues par la grammaire, ou à peine soutenues. On sent chez elle la tentation de s’en dispenser, de s’ en affranchir, ce corset de la phrase, et une syntaxe pour être au plus prés de sa vérité intérieure et du flux de ses émotions , de leur trace, de leur fluidité, de leur vibration. Elle devient comme un compositeur qui surprend par sa soudaine atonalité. Ca fonctionne. Le passé redevient présent immédiat, zoom qui approche de la flamme du présent. Brûle. La scène s’éclaire , cinéma, mouvement , et espace mental venu de loin et intact. « Le vent s’est arrêté et il fait sous les arbres la lumière surnaturelle qui suit la pluie ». Avec Duras, on y est. « Dans le dortoir la lumière est bleue. Il y a une odeur d’encens, on en fait toujours brûler au crépuscule. La chaleur est stagnante, les fenêtres sont grandes ouvertes et il n’y a pas un souffle d’air ».

Sensuelle, efficace, des mots simples. Soudain, une hésitation quand elle repense à Vinh long . »Je me souviens mal des jours. L’éclairement solaire ternissait les couleurs, écrasait. » .En revanche, pour exprimer l’ambiance autarcique de la famille, elle écrit : «  Jamais bonjour, bonsoir, bonne année. Jamais merci. Jamais parler. Jamais besoin de parler. Tout reste, muet, loin. Famille en pierre, pétrifiée dans une épaisseur sans accès aucun. »

On notera les places des virgules et points dans le texte. Duras, admirable pianiste de la ponctuation. On ressent l’ambivalence qu’elle éprouve, son trouble, devant certains clichés La mémoire et l’oubli rivalisent, l’incertitude et la précision se chevauchent. Le meilleur biographe de Duras, Jean Vallier, dans ses deux épais volumes, reconnaît souvent, que la Duras de 1984, la Duras de 70 ans , reste souvent d’une précision étonnante pour certains détails matériels qu’il a pu vérifier au long de son séjour au Vietnam ou en consultant les archives de l’administration coloniale.

Parfois, dans « l ‘amant» on retrouve survoltage, une grandiloquence bien à elle.   « J’ai eu cette chance d’avoir une mère désespérée d’un désespoir si pur que même le bonheur de la vie, si vif soit-il, quelquefois, n’arrivait pas à l’en distraire. » Mais ici, c’est sa vérité profonde, pourquoi la cacher ?

»Le mot conversation est banni.(..)Nous sommes ensemble dans une honte de principe d’avoir à vivre la vie.C’est là que nous sommes au plus profond de notre histoire commune, celle d’être tous les trois des enfants de cette personne de bonne foi, notre mère, que la société a assassinée. Nous sommes du côté de cette société qui a réduit ma mère au désespoir. A cause de ce qu’on a fait à notre mère si aimable, si confiante, nous haïssons la vie, nous nous haïssons. » La singularité du texte c’est que la frappe, la cadence de chaque phrase de Duras :elle nous renvoie à des thèmes et des obsessions des années 60. L’amant chinois est déjà dans « Hiroshima mon amour »(1960) .Les mêmes situations, les mêmes détails sensuels. reviennent, intacts, frais. La française du film d’Alain Resnais est déjà nue dans une chambre d’hôtel, contre un asiatique à la peau « si douce « La moiteur de l’air signalée dans le scénario du film c’est la moiteur de l’Indochine de sa jeunesse , et déjà un estuaire est là, l’immensité du ciel, et aussi la lente montée de la marée, et déjà ,le delta, l’estuaire d’Hiroshima au Japon coïncide avec le Mékong . Les gestes amoureux sont les mêmes. La situation est la même puisque l’amant japonais plus âgé dit : « Si jeune, que tu n’es encore à personne précisément. » comme l’amant chinois. Et chez la jeune femme, comme une évidence, le sentient qu’une « moralité douteuse » les réunit.

On trouve aussi le même mélange du couple entre extase et de détresse, entre calme et inquiétude, entre amour profond et érotisme, et toujours une pudeur dans la révélation. Quand l’amoureuse d’Hiroshima se souvient de sa mère à Nevers, on retrouve les images de la mère, la nuit, qui veille devant son bungalow au Cambodge. Extrême douceur et extrême détresse caractérisent quasiment tous les couples dans l’œuvre, depuis l’été dans « Les petits chevaux de Tarquinia »(pour moi son plus beau livre) jusqu’à « Dix heures et demi du soir en été ». A chaque fois l’histoire d’une femme qui s’écarte du mariage et défie le monde entier par une passion amoureuse clairement affichée devant le mari et les amis .

Permanence ,rémanence, persistance des grandes images fondatrices venues de l’enfance : la jeune française amoureuse dans un hôtel d’Hiroshima est tournée vers la rue, comme la lycéenne de Saïgon sur le lit avec son chinois.

Déjà une note fondamentale revient, déjà dans le film la figure masochiste est là qui mêle extase érotique et douleur. « Tu me tues. Tu me fais du bien » Puis aussi, autre thème qui construit son œuvre « Je mens. Et je dis la vérité. ». L’œuvre, en spirale, revient et repasse sur quelques images. C’est étonnant cette fidélité, et surtout cette autorité de la parole qui émane des phrases répétées, une litanie, une mélopée, qui tient son aplomb,  sa vérité, de sa répétition musicale et minimaliste. Vers la fin du livre, ça devient chant pur et mélancolique.

Je referme mes notes. Les nuages venus de la mer sont partis. Le ciel est vide, gris, pâle. Le bol de café noir est toujours là. Tout ce que j’ai appris de Duras persiste : le bac, les rizières, le voyage en car pour indigènes, Madame La Directrice, les foules de Saïgon, l’estuaire, le bac, la limousine, la douceur déchirante, d’une écriture qui se confie autant à l’oubli, aux blancs, à l’amnésie, qu’au souvenir. Hélène Lagonelle qui deviendra Lol V. Stein, Tout ce qui est écrit dans « l’amant » reste en mémoire. L’incantation Duras fonctionne. Je range mes notes. Tout est là. Je regarde des flaques d’eau, des mouettes tourbillonnent. Je reste incrédule devant ce paysage maritime breton qui devient durassien. Oui, la persistance du récitatif durassien agit comme une radioactivité lente et invisible qui contamine le lecteur , d’autant que la mer grise, ce matin, ses nuées pluvieuses viennent de loin et restent suspendues.

Chez le notaire

J’étais donc assis dans ce bureau aux reflets acajou face au notaire qui me demandait un peu agacé :

– Mais vous ne m’avez pas compris, il s’agit de quelqu’un de mes amis qui fait une offre d’achat de votre bien, cette superbe demeure qui..

-Attendez, attendez vous voulez dire qu’avant que je prenne les clés de cette maison qui a appartenu à ma famille depuis des générations ,cette maison il y a déjà quelqu’un qui  voudrait l’acheter?.

-Oui. Oui, c’est une opportunité car le..

Il ajouta, se penchant vers ses paperasses  :

-C’est une simple suggestion et une offre très intéressante..vu l’état.. vu l’état… des..des huisseries.. les infiltrations d’eau côté jardin et..

-Quoi ? Quel état ? De quoi parlez vous ?

-Mais..

– Enfin qui vous a chargé de transmettre cette offre ?..C’est quoi cette combine ?.. Je ne veux pas vendre, je vais m’y installer cet après-midi et même ce matin.

Et le notaire :

-Mais je suggérais seulement …étant donné l’ampleur des travaux…

Pendant qu’il se perdait une nouvelle fois en explications et justifications de sa démarche, je comprenais, moi, qu’à peine avais-je hérité de cette grande demeure familiale ,le domaine de mon enfance, qu’il voulait m’en déposséder. Sans doute une combine habituelle avec une agence immobilière du coin. En préparant la succession, il avait eu le temps de monter une petite escroquerie, un rachat pour des clopinettes d’une demeure Restauration et que j’appelais « La maison de Madame de Rênal » et qui était restée les volets clos pendant un an.. un peu à l’abandon je l’avoue mais je découvrais stupéfait qu’il était prêt à anéantir ce domaine et ses somptueuses tapisseries à fleurs fanées dans le moisi de l’humidité et ses volutes décoratives en train de s’effacer , tout l’afflux de ce passé me revenait dans mes insomnies ou mes somnolences pendant les ultimes réunions dans la salle de rédaction. J’étais monté si souvent dans le feuillage laqué et ténébreux du magnolia que le vieux journaliste que j’étais y restait suspendu. Il ne savait rien de tout ça cet idiot de notaire dans la prolifération de ses dossiers et de ses volumes de Droit.

Ballotté dans le TGV, je m’étais enfoncé , à moitié assoupi, dans ce jardin clos, dominé par un clocher massif. Sous l’immense magnolia et ses épaisses feuilles vernies on avait installé la table de ping-pong. Les invités arrivaient nombreux et jacassant. Et cet imbécile de notaire voulait me priver de cette moiteur, de cette touffeur, et l’hiver du vent d’Autan, si aigre, qui tombait d la Montagne noire. En poussant la porte et ses panneaux de verre granité je retrouvais la mousse de savon mal essuyée sur mes oreilles que ma mère ôtait d’un vigoureux coup de pouce , et mon père qui m’aidait avec tant de patience à enfiler mes gants de laine avant de m’emmener à l’école , et le fourneau de fonte avec des rondelles qu’on ôtait avec un crochet, et les deux beaux oreillers trop blancs, immaculés, rebondis, comme des dieux assoupis dans la pénombre du lit monumental avec ses boules de cuivre (avec au-dessus un Christ en ivoire avec un rameau de buis coincé derrière sa tête de supplicié ) et l’amoncellement d’un rouge sombre et satiné de l’édredon qui devait enfouir mes deux géniteurs . Leur absolu silence quand ils pénétraient dans cette chambre , les débris de leurs vêtements sur les chaises Empire, tout ceci m’avait intrigué .J’imaginais une crypte sépulcrale .Père et mère devenus gisants de pierre dans les ténèbres , et les lents gestes parcimonieux, timides, hésitants, de ces deux là comme s’ils n’avaient jamais cédé à une franche étreinte. Ma mémoire enfantine assimilait l’acte de chair à un noyau de mort. Je soupçonne aujourd’hui que leurs ébats devaient être le résultat d’un épuisant marchandage du côté de mon père.

Dans quelques instants, je quitterai cette étude de notaire et ses bibliothèques vitrées à croisillons , je rejoindrai ce vieux vestibule si familier les murs bruns ornés gravures algériennes , et encore et toujours la clinique de Sétif meringue blanche. Je devais retrouver mes billes de verre aux volutes de sulfures cachées dans les tiroirs d’un nécessaire à couture.. Je voyais courir sur les murs les monstrueuses ombres projetées par les phares de voitures qui franchissaient les grilles de l’ancien Collège Royal les soirs de Décembre. Il ne se doutait pas une seconde de la puissance, du mystère et de la majesté louis-philiparde que portaient et les hauts murs nus de cette demeure familiale. Il voulait brader ça au premier traîne-patins venu comme si les maisons n’étaient pas des êtres vivants… Je revoyais la bonbonne de verre sur le rebord de la fenêtre emplie d’un liquide vineux dont la surface était couverte d’une couche de guêpes mortes , certaines en train de grésiller.

Et l’autre avec sa cravate club nouée de travers qui continuait à débiter ses vaseuses justifications précisant que même les huisseries devaient être remplacées à cause de je ne sais quelle espèce de vers à bois. Il avait même osé utiliser le terme de « grave déficience thermique » Je remarquais surtout cette tête flasque avec un début de bajoues (trop de gueuletons dans les hostelleries  du coin?) posée sur un col amidonné ,il ressemblait à la tête émaciée d’ Holopherne posée sur un plat d’argent.Je cherchais les gouttes de sang.

– Vous savez la charpente tient par miracle,dit-il. Enfoncez une lame de canif vous verrez ça rentre comme dans du beurre..Non croyez moi les travaux vont vous coûter les yeux de la tête..C’est pas à vous que j’apprendrai les taux d’intérêt des banques actuellement et le manque de main-d’œuvre qualifiée ,d’ailleurs mon beau-frère..

Et il se lève pour tirer le store de toile en disant :

– Y’a de quoi manger un sacré capital..

Je dis :

-Et le magnolia ?

-Quel magnolia ?

-Le magnolia au milieu du jardin,lui aussi il est bouffé par les vers ?

Il remua les papiers officiels pour se donner une contenance. Qu’est-ce qu’elle foutait là cette boite de chocolats Suchard sur le radiateur ?

Je rêvais alors de me balader en espadrilles parmi les pièces vides, flâner, errer, guetter, écouter les rafales de vent , toutes les musiques d’autrefois . Je les entends encore les invités de mes parents ,certains avec des fume cigarettes nacrés , quand tout le monde était en shorts ou jupes plissées évasées . Au lieu de travailler ma version latine , je me demandais si Irène,la femme plantureuse de l’expert-comptable, la meilleure amie de ma mère, était baisable ou pas,avec son châle posé sur ses seins lourds.

Le notaire avait avancé le dossier vers moi. J’avais vite paraphé les feuillets et je m’étais levé, abrégeant ses considérations sur les rumeurs d’un changement à la tête du conseil municipal et de prochains travaux pour un nouveau parking devant l’ancien collège royal.

J’avais traversé la ruelle furieux, et poussé la lourde porte vitrée qui coinçait . Enfin je retrouvais le damier noir et blanc du vestibule et la cage d’escalier qui s’achevait par une rotonde jaunie par les intempéries.

Je claque et ferme les verrous,enfin chez moi. Je me détends.

Je tire la table de jardin vers la fenêtre, j’envoie valdinguer mes mocassins et m’étire. Mon royaume est retrouvé..Les soirs orageux reviennent avec leur touffeur .

Je prends un whisky .Ils sont tous là, Querlin, Valmy, et Chaplain si délicat avec ses chemises grises, fines, avec des partitions de Ravel sous le bras , et son épouse Léna, une poupée de porcelaine avec ses cheveux noirs coupés sur la nuque, à la Louise Brooks.

La fenêtre du deuxième étage n’a plus ses lourds volets. C’était là que j’avais vu sa silhouette si sage , son Kimono entrebâillé et sa main qui disparaissait dans le reflet de la vitre dans un curieux geste. Etait- ce un appel ? Revenue dans la cuisine, elle n’avait pas répondu à mes mes questions . Je finis par dire n’importe quoi de banal ,sa lèvre inférieure si bien ourlée, luisante, m’attirait.

Je les écoute mes chers disparus pérorant , Valmy avançant dans l’allée , ses pieds repoussant les feuilles de magnolia dans un froissement rêche,promenant un regard hautain sur nous. Je les avais invité à la Toussaint , année particulièrement froide. Les routes étaient encombrées de neige sale dans le Quercy. La Simca dérapait , Valmy frottait la buée du pare- brise avec son gant pour découvrir le paysage calme, immaculé,d’une plaine avec une fumée qui monte droit dans un ciel gris. La première nuit dans les pièces humides je me souviens que j’essayais de déchiffrer les visages de ces jeunes femmes endormies que je connaissais à peine. Elles s’étaient emmitouflées dans des couvertures, ou enveloppées dans des plaids , dormant dans les canapés humides du grand salon.Le sang dans les corps ne fait aucun bruit.

Les premières nuits sont de pur cristal dans cette région. On entend craquer les pins.Ma jeunesse se recolore pendant que je chiffonne du papier journal pour la première flambée.

Mes amis, ce sont mes chemins perdus : ils se métamorphosent et évoquent leurs affaires bizarres dans des journaux vite disparus ou revendus . Querlin , à chaque petit déjeuner, posait un trente trois tours de Wagner sur électrophone et la Chevauchée des Walkyries réveillait tout le monde dans des fracas de cuivre. J’ agaçais le chat avec un stylomine . Valmy nous bassinait avec son admiration pour Michel Rocard. Je savais que Valmy , à Châteauroux, avait noirci des rames entières de papier pour enfin trouver la pulsation majestueuse d’une phrase qui en ferait le rival de Faulkner.Son prochain roman serait annoncé en, première page dans son journal préféré,Libération , avec une photo de lui dans une pose soigneusement étudiée, un imper négligemment jeté sur ses épaules comme Albert Camus .

J’ai retrouvé l’ article jauni. Valmy déclarait que le monde politique devenait follement arbitraire et qu’il fallait enfin bref des types dans son genre qui redonnent un fonction aux sources numineuses et authentiques de l’Écriture.  Je n’avais pas osé lui demander ce que veut dire « numineux »*. Sur la table de jardin il posait ses minces lunettes ronde ,métalliques, fragiles comme une sauterelle.

Querlin amassait un matériel photographique considérable il me montrait des archives prises dans la bibliothèque d’Alger, pour raconter la vie de mes grands-parents et oncles à Sétif, quand ils étaient propriétaires d’une clinique toute neuve qui ressemblait à un casino, avec son toit terrasse badigeonné de blanc .J’avais vu les photos d’amateurs mal cadrées. J’avais noté des palmiers et une silhouette en burnous (ou djellaba?) près d’ une mule.

Deux jours plus tard, je croise le notaire dans la supérette.

-Vous devriez vous présenter aux prochaines élections municipales..avec le nom que vous portez.. ça serait du tout cuit !..

Il ne savait pas que grâce à cette maison je m’étais mis à l’abri de la vaste insolation humaine agitée et carnavalesque des grandes villes. 

Il insiste :

-Et pourquoi, pas venir notre club de bridge ?..Ma sœur aînée était je crois très liée avec votre mère..

Les chambres du premier étage ont toutes des cheminées immenses, des trumeaux vieux vert à fausses colonnes rainurées et brins d’olivier .C’est là, que muni d’un couteau de cuisine , j’ouvre les cartons de déménagement . Je déplie des robes d’avocats . Je coupe les ficelles de paquets de vieux journaux, Sud-Ouest, France soir, La Dépêche de Toulouse . Je trouve également des dépliants touristiques d’un syndicat d’initiative pour le Lauragais, des piles froissées de programmes de théâtre, « Bobosse «  d’André Roussin avec François Périer ,et Daniel Soriano en justaucorps dans le rôle de du « Marchand de Venise » et Edwige Feuillère dans Léocadia et aussi une photo dédicacé à Arlette ,de Daniel Ivernel en empereur romain avec une couronne de lauriers sur la tête.

A feuilleter ces vieux programmes je me souviens que ma mère, avant de connaître mon père , était folle de théâtre et courait toutes les couturières avec sa meilleure amie . Elle avait gardé des piles entières de ces programmes, avec les esquisses des décors de Jean-Denis Malclès pour Anouilh , intercalés entre les réclames pour des parfums ou des marques de champagne et des esquisses de décor au fusain, des robes de chez Patou, si bien qu’on on ne sait plus, à feuilleter ces vieilleries trop bien dans quel siècle on est.

La journée s’effrite en regardant le mur d’en face. Il voit les hautes fenêtres d’un collège.J’ entends la cloche du pensionnat religieux, et je me demandes comment j’ai pu vivre aussi longtemps ,dans l’Orne, loin de tes parents, sous un préau à écouter la pluie ruisselante ou le choc régulier des wagons de marchandises qui s’assemblaient dans la gare de triage. S’user le cœur à se souvenir  ne vaut rien.

L ‘obscurité s’accroit avec la tombée du jour .Des trainées rouge des nuages apparaissent derrière le clocheton massif. Chaque soir défait cette journée unique, qui tourne, revient, calme, attentive, et rassemble tes amis jusqu’à demain.

Jason répète qu’il se sent lié à toutes les espèces animales du jardin. Devant le canal du Midi, Lisa revient sur le sentier de halage ,ses bras nus couverts des petites égratignures , les minuscules boutons de nacre de son chemisier sont arrachés. Elle reprend les rames de la barque et dans le silence de l’eau trop verte, avec son large chapeau de paille elle ressemble à Virginia Woolf .

Oui, reste devant ton verre Jason, avec l’humble sollicitude des objets étalés sur la table, ce verre épais empli d’un whisky pale, ,les glorieux débris de cacahuètes dans le cendrier en céramique et deux feuilles vernies du magnolia, reste avec tes amis disparus dans la religieuse complicité de ce jardin.

Bois.

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* Le Numineux: le sacré, conçu comme une catégorie spécifique de l’expérience humaine, distincte aussi bien de la sphère éthique que de la sphère rationnelle.

Les illustrations sont des tableaux de Pierre Bonnard

« Les privilèges » de Stendhal, ses ultimes fantaisies

Mes meilleurs vœux 2025 aux compagnes et compagnons qui fréquentent ce blog. Je vous souhaite à tous de ne jamais céder à l’indifférence et de ne pas perdre de temps à haïr.

A propos de Vœux, relisons ces bien curieux «  privilèges » de Stendhal, catalogue de voeux fantasques et ultime fantaisie d’un Stendhal en mauvaise santé.

C’est le 10 avril 1840 que le Stendhal de 57 ans, rédigea un texte vraiment étrange qui fut découvert assez tard .Il l’intitula « Les privilèges ». C’est deux ans avant sa mort, un consul qui s’ennuie et qui se sait malade mais cache sa maladie à ses proches. .Le premier janvier de cette année là ,il a des étouffements .Le 11 février de 1841, dans une lettre à son ami Di Fiore, il avoue pour la première fois ses ennuis de santé « Je me suis colleté avec le néant », formule restée célèbre. Depuis des années il fait de l’hypertension, a subi des pertes de connaissance, cherche ses mots , et a des minutes entières de confusion. C’est à ce moment qu’il dresse ce catalogue des vœux et souhaits pour lui même,ces privilèges » qui forment le fond de sa vie rêvée. Au moment même où il sent les plaisirs les plus immédiats et sa santé devenir un vrai problème de chaque jour ,il s’évade de la réalité, il rêve, comme il l’a fait avec « La Chartreuse de Parme ». Il rêve d’un monde accordé à ses désirs. Il ne s’agit pas vraiment de simples fantaisies et drôleries d’imagination : elles en révèlent beaucoup sur les désirs secrets de l’auteur.

Voici ce qu’il écrit en tête de son papier, s’adressant directement God , lui l’athée :

Rome, 10 avril [18]40. God me donne le brevet suivant

ARTICLE 1

Jamais de douleur sérieuse jusqu’à une vieillesse fort avancée: alors non douleur, mais mort, par apoplexie, au lit pendant le sommeil sans aucune douleur morale ou physique. Chaque année, pas plus de trois jours d’indisposition. Le corpus et ce qui en sort inodore. ?

ARTICLE 2

Les miracles suivants ne seront aperçus ni soupçonnés par personne.

ARTICLE 3

La mentula, comme le doigt indicateur, pour la dureté et pour le mouvement; cela à volonté. La forme deux pouces de plus que l’orteil, même grosseur. Mais plaisir par la mentula seulement deux fois la semaine. Vingt fois par an le privilégié pourra se changer en l’être qu’il voudra pourvu que cet être existe. Cent fois par an il saura pour vingt-quatre heures la langue qu’il voudra.

ARTICLE 4

Miracle. Le privilégié ayant une bague au doigt et serrant cette bague en regardant une femme, elle devient amoureuse de lui à la passion comme nous croyons qu’Héloïse le fut d’Abélard. Si la bague est un peu mouillée de salive, la femme regardée devient seulement une amie tendre et dévouée. Regardant une femme et ôtant une bague du doigt les sentiments inspirés en vertu des privilèges précédents cessent. La haine se change en bienveillance en regardant l’être haineux et frottant une bague au doigt. Ces miracles ne pourront avoir lieu que quatre fois par an pour l’amour-passion, huit fois pour l’amitié, vingt fois pour la cessation de la haine, et cinquante fois pour l’inspiration d’une simple bienveillance.

ARTICLE 5 Beaux cheveux, excellentes dents, belle peau jamais écorchée. Odeur suave et légère. Le 1er février et le 1er juin de chaque année les habits du privilégié deviennent comme ils étaient la troisième fois qu’il les a portés.

ARTICLE 6

Miracles. Aux yeux de tous ceux qui ne me connaissent pas, le privilégié aura la forme du général Debelle mort à Saint-Domingue, mais aucune imperfection. Il jouera parfaitement au whist, à l’écarté, au billard, aux échecs, mais ne pourra jamais gagner plus de cent francs; il tirera le pistolet, il montera à cheval, il fera des armes dans la perfection.

Article 7

Miracle. Quatre fois par an il pourra se changer en l’animal qu’il voudra, et ensuite se rechanger en homme. Quatre fois par an il pourra se changer en l’homme qu’il voudra; plus, concentrer sa vie en celle d’un animal lequel, dans le cas de mort ou d’empêchement de l’homme n° 1 dans lequel il s’est changé, pourra le rappeler à la forme naturelle de l’être privilégié. Ainsi le privilégié pourra quatre fois par an et pour un temps illimité chaque fois occuper deux corps á la fois.

ARTICLE 8

Quand l’homme privilégié portera sur lui ou au doigt pendant deux minutes une bague qu’il aura portée un instant dans sa bouche, il deviendra invulnérable pour le temps qu’il aura désigné. Il aura dix fois par an la vue de l’aigle et pourra faire en courant cinq lieues en une heure.

ARTICLE 9

Tous les jours à 2 heures du matin le privilégié trouvera dans sa poche un napoléon d’or, plus la valeur de quarante francs en monnaie courante d’argent du pays où il se trouve. Les sommes qu’on lui aura volées se retrouveront la nuit suivante, à deux heures du matin, sur une table devant lui. Les assassins, au moment de le frapper, ou de lui donner du poison, auront un accès de choléra aigu de huit jours. Le privilégié pourra abréger ces douleurs en disant: «Je prie que les souffrances d’un tel cessent, ou soient changées en telle douleur moindre». Les voleurs seront frappés d’un accès de choléra aigu, pendant deux jours, au moment où ils se mettront à commettre le vol.

ARTICLE 10

À la chasse, huit fois par an, un petit drapeau indiquera au privilégié, à une lieue de distance, le gibier qui existera et sa position exacte. Une seconde avant que la pièce de gibier parte, le petit drapeau sera lumineux; il est bien entendu que ce petit drapeau sera invisible à tout autre que le privilégié.

ARTICLE 11

Un drapeau semblable indiquera au privilégié les statues cachées sous terre, sous les eaux et par des murs; quelles sont ces statues, quand et par qui faites et le prix qu’on pourra en trouver une fois découvertes. Le privilégié pourra changer ces statues en une balle de plomb du poids d’un quart d’once. Ce miracle du drapeau et du changement successif, en balle et en statue, ne pourra avoir lieu que huit fois par an.

ARTICLE 12

L’animal monté par le privilégié, ou tirant le véhicule qui le porte, ne sera jamais malade, ne tombera jamais. Le privilégié pourra s’unir à cet animal, de façon à lui inspirer ses volontés et à partager ses sensations. Ainsi, le privilégié montant un cheval ne fera qu’un avec lui et lui inspirera ses volontés. L’animal, ainsi uni avec le privilégié, aura des forces et une vigueur triples de celles qu’il possède dans son état ordinaire. Le privilégié transformé en mouche, par exemple, et monté sur un aigle, ne fera qu’un avec cet aigle.

ARTICLE 13

Le privilégié ne pourra dérober; s’il l’essayait, ses organes lui refuseraient l’action. Il pourra tuer dix êtres humains par an; mais aucun être auquel il aurait parlé. Pour la première année, il pourra tuer un être, pourvu qu’il ne lui ait pas adressé la parole en plus de deux occasions différentes.

ARTICLE 14

Si le privilégié voulait raconter ou révélait un des articles de son privilège, sa bouche ne pourrait former aucun son, et il aurait mal aux dents pendant vingt-quatre heures.

ARTICLE 15 Le privilégié prenant une bague au doigt et disant: «Je prie que les insectes nuisibles soient anéantis», tous les insectes, à six mètres de sa bague, dans tous les sens, seront frappés de mort. Ces insectes sont puces, punaises, poux de toute espèce, morpions, cousins, mouches, rats, etc., etc. Les serpents, vipères, lions, tigres, loups et tous les animaux venimeux, prendront la fuite, saisis de crainte, et s’éloigneront d’une lieue.

ARTICLE 16

« En tout lieu,le Privilégié, après avoir dit « je prie pour ma nourriture, trouvera:deux livres de pain, un bifteck cuit à point, un gigot idem, une bouteille de Saint-Julien,une carafe d’eau,un fruit, une glace, et une demi tass de de café.Cette prière sera exaucée deux fois dans les vingt-quatre heures. »

ARTICLE 17 Dix fois par an, le demandant, le privilégié ne manquera ni avec un coup de fusil, ni avec un coup de pistolet, ni avec un coup d’une arme quelconque, l’objet qu’il aura voulu atteindre. Dix fois par an, il fera des armes d’une force double de celui avec lequel il se battra ou essaiera ses forces; mais il ne pourra faire de blessure causant mort, douleur, ou désagrément, durant plus de cent heures.

ARTICLE 18 Dix fois par an, le privilégié, le demandant, pourra diminuer des trois quarts la douleur d’un être qu’il verra, ou, cet être étant sur le point de mourir, il pourra prolonger sa vie de dix jours, en diminuant des trois quarts la douleur actuelle. Il pourra, le demandant, obtenir pour cet être souffrant la mort subite et sans douleur.

ARTICLE 19 Le privilégié pourra changer un chien en une femme, belle ou laide; cette femme lui donnera le bras et aura le degré d’esprit de Mme Ancilla* et le cœur de Mélanie**. Ce miracle pourra se renouveler vingt fois chaque année. Le privilégié pourra changer un chien en un homme, qui aura la tournure de Pépin de Bellisle, et l’esprit de [un blanc] (le médecin juif).

* Ancilla, c’est le sobriquet que Stendhal donne à Virginie Ancelot ( épouse de Jacques Ancelot ,auteur dramatique et académicien) qui tient un salon littéraire très à la mode que Stendhal fréquente chaque mardi (avec son ami Mérimée ) à partir de 1830, année heureuse car Stendhal publie « Le rouge et le noir » qui impressionne dans les salons et le fait reconnaître comme un véritable écrivain. Voici comment Madame Ancelot le décrit : » il éprouvait mille sensations diverses en quelques minutes ».Il y avait pas mal de disputes entre Stendhal et Madame Ancelot,qui trouvait notre écrivain trop libéral, trop impertinent,à son goût et saugrenu dans ses saillies.Mais ils continuèrent à s’écrire pendant des années.

**Il s’agit de la comédienne Mélanie Guilbert, née à Caen, découverte sur une scène de Marseille le 25 juillet 1805Pendant un ans ce Stendhal de 22 ans vivra heureux avec elle à Marseille ; elle était naïve, fragile et tendre. Stendhal écrit dans son journal » Je ne croyais pas qu’un si beau caractère fut dans la nature ».C’est une première parenthèse heureuse qui se ferme en février 1806 Mélanie partira, se sentant moins aimée .Elle se suicide le 18 août 1828 à 48 ans Elle voulait que l’on fasse graver sur sa tombe : « Après le malheur d’être, le plus grand est d’appartenir à l’espèce humaine. » Stendhal lui garda son affection et son estime. Il écrivit dans Souvenirs d’égotisme : « Je cours la chance d’être lu en 1900 par les âmes que j’aime, les Madame Roland, les Mélanie Guilbert… »

On notera que dès l’article 1, Stendhal se souhaite « une mort par apoplexie », au lit, pendant le sommeil, sans aucune douleur morale ou physique ». Il fut exaucé puisqu’il eut une attaque le 22 mars 1842 à la sortie d’un dîner avec le ministre Guizot, sur le trottoir longeant le Ministère des Affaires Étrangères de l’époque, au 24 rue des Capucines ».Son cousin Romain Coulomb arrive 20 minutes après sa chute : »Je le trouvai sans connaissance dans une boutique vis-à-vis du lieu où il était tombé, je ne pus obtenir de lui ni une parole ni le moindre signe. On le transporte à son hôtel et là il meurt à 2 heures du matin sans avoir repris connaissance dans sa chambre de l’Hôtel de Nantes, 78 rue Neuve -des-Petits Champs, actuel n°22 de la rue Danièle Casanova.