
Au cours des années 1970 ,8O, 90, je restais souvent à Paris en Août à travailler au journal,et j’avais pris l’habitude de me rendre au cinéma Saint-André des Arts. On y projetait l’intégralité des films d’Ingmar Bergman. Ce festival devenait une chapelle qui attirait les fervents du cinéaste suédois. Quel beau souvenir de pèlerinage. ..Et sortir du cinéma en fin d’après-midi du mois d’aout dans les ruelles vides du quartier aux ombres tranchées , aux murs tièdes et resserrés, prolongeait les solitudes qui fermentent dans l’œuvre de Bergman.

Pendant ces multiples projections j’avais remarqué qu’il n’y avait pas un Bergman, mais deux .Le premier s’exprimait avec les images volubiles de Gunnar Fischer . Une esthétique tourmentée, flamboyante, romantique. Cette époque culmine avec « les fraises sauvages »(1957) véritable confidence autobiographique . Le second chef opérateur de Bergman Sven Nykvist propose des explorations à la fois très physiques, érotiques, et finit dans l’expérimental dans « Persona ». Je ne parlerai pas du Bergman passé à la couleur.

Revenons au jeune chef opérateur Gunnar Fischer. Son style s’affirme avec trois belles œuvres , « Jeux d’été »(1951) « L ‘attente des femmes »1952, et la formidable célébration érotique de la turbulente Harriet Andersson. Il faut la voir dans « Monika » avec son pull moulant en train de préparer du café parmi les rochers sous un ciel immense . La photographie de Fischer exprime toutes les nuances de l’été suédois .Les eaux scintillent, le temps se couvre, les corps féminins s s’exaltent ,la houle et le zig-zag des éclairs ouvrent des angoisses . Au cours de l’année 1957, Fischer est au sommet de son art avec « Le septième sceau ».Là il se révèle un maître des lumières sombres, des ciels bas , des danses macabres de pénitents, façon gravures sur bois, des contrastes puissants entre des visages dont les blancheurs émergent sur des fonds obscurs. Il répartit des ombres oscillantes sur ses comédiens, met en évidence la pureté virginale de Bibi Andersson ; il rend hommage aux fresques naïves des chapelles du Moyen âge. Flagellants en contorsions, cortèges de corps rompus, présences obscures et sataniques,. Il multiplie les diagonales ténébreuses, les éclairages expressionnistes ,les séries de visages saisis par une horreur sacrée, les uns sur fond des flots d’ étain, d’autres dans le contre-jour d’une mer étale. Des grilles quadrillent les des bouffons ou des criminels, avec les murs blancs de chaux et des ténèbres qui roulent sur la mer. Fischer fignole des sous-bois romantiques pour cavaliers de gravure à la Gustave Doré. . Cet opérateur juxtapose flammes de l’enfer et trouées d’un ciel édénique.

Il est le maître d’un univers minéral ,caillouteux, osseux. Son chevalier blond envahi d’inquiétudes religieuse joue avec la massive silhouette noire encapuchonnée de La Mort et son visage de plâtre avec un regard d’une inquiétante profondeur.Tout se passe au bord d’une mer montante qui annonce, dans ses rochers noirs l’Apocalypse et les grondements des derniers jours.La mer blanchit comme un os. C’est aussi en 1957 qu’il est à son meilleur avec « les fraises sauvages » Gunnar Fischer insère les jeunes filles en blanc dans des sous-bois avec trouées lumineuses . Il enferme deux visages, celui d’un vieux médecin(joué par le cinéaste Victor Sjöström) et sa fille ( géniale Ingrid Thulin) dans la prison d’une voiture mortuaire filant sur une route noire ,dessine, sépare deux vies parallèles livrées à leur amertume , il filme deux solitudes saisies dans la crainte d’une vie vide dans son déclin, tandis que, derrière les vitres, défilent des épaisseurs forestières. Deux personnages déjà damnés .
C’est dans « les fraises sauvages » que Bergman et Fischer réussissent les deux plus beaux cauchemars . Il y a celui du corbillard qui s’effondre en plein midi sous une horloge sans aiguilles .Le professeur Borg dit en voix off « Le soleil était très fort. Il dessinait des ombres noires et tranchantes. Mais il ne chauffait pas, j’avais un peu froid. J’arrivais devant l’enseigne d’un magasin d’optique : une immense montre indiquant toujours exactement l’heure, mais à mon grand étonnement, je remarquai ce matin-là que les aiguilles de la montre avaient disparu ». Images sidérantes. Dans le second cauchemar c’est l’imagerie expressionniste d’un professeur en surplomb qui terrorise le vieux médecin en lui refaisant passer ses examens d’étudiant devant quelques pupitres en gradins qui ressemblent à un tribunal kafkaïen. .« Mes cauchemars sont toujours noyés, inondés de soleil et je hais les régions méditerranéennes justement pour cette raison. Quand je vois un ciel infini sans nuage, je me dis, tiens c’est peut-être la fin de notre planète. » (Entretien de Bergman avec Stig Björkman)
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Gunna Fisher a illuminé la splendeur de l’été suédois, ses îles, ses lumières orageuses changeantes, ses routes noires.il ùutipmie les plans avec une grande profondeur de chant pour composer des jeux de lumière avec des failles, des tunnels de verdure, des clartés pour comédiens devenus ds photos début de siècle, souvenirs d’enfance. Chez lui l’eau devient plusieurs personnages :ses remous, ses lenteurs , ses reflets, s’emplissent de signes , de présages, d’alertes , et disent soit l’angoisse, la finitude, la solitude, soit cette eau devient un miroir d’argent aux souvenirs étincelants ou une plongées miroitante de jeunes corps .Mais les recoins rocheux cachent quelque chose de macabre. Un jeune amoureux plonge et se fracasse comme dans »Jeux d’été » .C’est dans ce film que les mouvements du cœur sont éperdus, tendres,comme jamais on ne les retrouvera dans les films ultérieurs. La danseuse jouée par Maj-Britt Nilson avec sa passion amoureuse, puis son deuil sont exprimés dans les baignades ensoleillées,les maisons de vacances ,puis les chambres vides, les ombres du passé dans des fauteuils recouverts.Des fantômes, vous dis-je.
Nous sommes dans une cerisaie tchekovienne qui s’éteint. Là encore la photographie est lyrique,prenante, souple , sophistiquée,inventive . Fischer et Bergman écoutent dans un même mouvement les émotions des personnages et le frémissement des opaysages naturels .Les embarcadères, l les barques au bout expriment du jardin expriment dune belle saison aussi resplendissante que fragile.
« L’Attente des femmes (Kvinnors väntan) sorti en 1952 demeure un de mes films préférés. Fischer et Bergman,complices, réussisent un film à sketch, des portraits de femmes.Le film étonne par une gaieté,une franchise, des embardées sensuelles, des cache-cache virevoltants, des épouses qui s’émancipent , une fiancée qui espère, et finalement le gouffre qui sépare les femmes des hommes. L’intrigue est simple. Cinq femmes ,de générations différentes,les unes sarcastiques ou espiègles et d’autres imprégnées de regrets se confient en attendant les maris. . En guettant le bateau du samedi , elles se souviennent tour à tour meurs rencontres heureuses , ou leurs premières déceptions, soit sur le mode burlesque, soit sur le monde tragique. Chaînes conjugales, complicités, fou rires . Une scène d’ascenseur, la nuit, avec un couple alcoolisé, atteint la perfection dans le bouffon .Une fiancée écoute des mères de famille désappointées, des maîtresses espiègles. Les inquiètes écoutent les sarcastiques. Ce film présenté dans la sélection officielle du Festival de Venise en 1953 reste méconnu et sous-estimé.

Comme souvent, Bergman montre les hommes dans leur égoïsme, leur veulerie, et leurs petitesses. Les femmes resplendissent avec leur appétit de vivre, leur humour, leur maturité ,leur sensualité, leurs ressources, leurs ruses, leur dynamisme.
Enfin , l a réussite absolue c’est bien « Fraises sauvages » ((1957), le « A la recherche du temps perdu » de Bergman. Fischer triomphe :génie des images romantiques effervescentes , soleil filtré des temps disparus , tout y est charme ,buée de regrets, élégance et ironie tendre S’y superpose la cruauté des règlements de compte entre un père et ses deux enfants devenus des adultes cinglants. La comédienne Ingrid Thulin est implacable pour dénoncer l’égoïsme dans lequel s’est muré son père.
Qu’admirer le plus ? Les sous-bois troubles pour premiers émois du coeur ? La sauvagerie d’un-huis clos entre une fille et son père ? L’harmonie quasiment musicale entre les comédiens et les paysages nordiques ? C’est Fischer qui a magnifié la liberté érotique de la jeune Harriet Andersson dansant quasiment nue sur un canot amarré ,et c’est lui qui réussit à suggérer le battement si insidieux de la mémoire chez un vieil homme.
Avec l’arrivée d’un autre chef -opérateur, Sven Nykvist, en 1961,changement radical du style Bergman. Il arase tout dans des nuances de gris et de noirs d’une grande minéralité dans « A travers le miroir »(1961).

Dans « Les communiants » ((1962),le visage de plus en plu nu et contracté d’un prêtre qui perd la Foi imprègne l’image d’une austérité absolue. Cette période culmine avec « Le silence »(1963) et « Persona »(1965) .dans le premier il filme deux sœurs, Anna et Esther, qui séjournent dans un pays inconnu à la veille d’une guerre. Elles partagent une chambre dans un hôtel grandiose et désert, aux couloirs vertigineux Un mur de silence sépare les deux femmes dans ce pays dont elles ne parlent pas la langue. Le corps féminin,la chair prend des pénombres convulsives L’obsession érotique prend son plain-chant. Corps malade, contre corps en extase. Esther combat sa douleur par de la masturbation, tandios que le corps d’Anna épanoui, plantureux, en sueur, ad’Anna qui se donne au premier venu avec une avidité névrotique. Entre ces deux femmes, le jeune fils d’Anna erre à l’abandon. Avec Nykvist, s’impose un théâtre de visages en gros plan. Collines du front, courbes des lèvres, obscurités des ailes du nez, masses de cheveux denses,La peau est un mur.Le visage ,une cérémonie..On oscille entre la convulsion mortifère et la pamoison dyonisiaque.. Surexpositions, éclairages violents expressionnisme,divisions de l’image en deux, couple douleur -extase ,c’est une danse de mort avec des visages voraces (et mêmeme cannibales dans « L’heure du loup » qui deviennent des masques . Les visages sont lavés par une lumière frigorifique, tantôt déformés par la jouissance puis rendus à un anonymat parfait comme dans « Persona », exploration limite avec des effets de surimpression ,dédoublements et trucages. Le visage ne montre rien ,il est couleur d’absence .Freud peut intervenir.
Visages- paysages neigeux passés sous une loupe. Le cadrage se fait exploration in,sistante, sadique,comme si le chef operateur assignait au cinéma de décontaminer le visage humain de ses expressions habituelles, de son psychologisme, de ses différenciations, pour atteindre on ne sait quel point ultime de l’anonymat.

La partie chaleureuse de l’humanité a disparu. .les femmes si vivantes, fraîches, imprévisibles droles des comédies bergmaniennes filmées par Fischer ont basculé dans un miroir érotique grossissant. L’effroi et la solitude sont là. Lentement et longuement cadrés . La douleur, la peur, la vie quelconque, racontent le terrible anonymat et la dépersonnalisation chaque individu .Chaque femme -même belle, surtout très belle ( superbes Liv Ullmann et Bibi Andersson) – devient une fiche d’admission pour clinique. Ascétisme,silence. Douleur ; Gouffre du regard. La vie brûle à proximité de La Mort.Le lit est là non plus pour les jeux de l’amour mais les draps forment un suaire sur un corps qui refroidit. . Les lampes scialytiques puissante éclairent une salle d’opération.Le corps nu et radieux sur une plage est un lointain souvenir. L

Le couple Bergman Nykvist dépouille le cinéma des artifices du théâtre, du maquillage, des dialogues, de la psychologie des rebondissements, des intrigues, au profit d’une exploration muette, insistante, opaque, du visage féminin, tellement rendu anonyme qu’il devient interchangeable et superposable dans « Persona ». La solitude absolue du corps a englouti le reste.

Une dernière question: pourquoi Bergman s’est -il séparé de Gunnar Fischer au profit de Sven Nykvist en 1960 après le tournage de « l’œil du Diable » ?
Bergman confesse et reconnait des années plus tard qu’il était devenu injustement tyrannique avec Gunnar Fischer. Fischer réplique avec pudeur que Bergman avait trouvé un chef-opérateur qui lui convenait mieux et qu’il était peut-être meilleur. Ce qui est généreux mais faux.




























































