« La messe est finie » de Nanni Moretti

« Je n’ai jamais cessé de raconter mon milieu, ma génération, et toujours avec ironie. J’ai toujours préféré critiquer avec affection mon monde plutôt qu’avec mépris un monde lointain que je ne connaîtrais pas. » 

Je viens de visionner,une nouvelle fois, un de mes films préférés, « La messe est finie » de Nanni Moretti. Quand il tourne ce film rédigé,tourné et joué par lui, il a 32 ans ; il est déjà remarqué par les cinéphiles italiens. Militant post-soixante-huitard déphasé par le naufrage des idéologies, Nanni Moretti se moquait de la contre-culture, des tics des intellectuels, de l’échec du gauchisme dans ses films précédents « Je suis un autarcique »(1976) , « Ecce Bombo » (1978) et « Sogni d’or » (1981) tournés souvent en Super huit ou en 16 mm dan,s un complet amateurisme audacieux.

C’est en interprétant le rôle d’un jeune prêtre qui exerce dans une paroisse de la banlieue de Rome, que Moretti atteint un public plus large , obtenant l’ours d’argent du festival de Berlin en 1986.

Que voit-on dans ce film ? Un jeune prêtre , don Giulio, à la foi ardente , plein de bonnes intentions, de courage est nommé dans une église délabrée de la banlieue de Rome. Ce prêtre au sourire angélique, sportif, qui aime le foot, dit souvent la messe devant des bancs vides. Le prêtre qui l’a précédé s’est marié, a un enfant et vit en face de l’église, ce qui fait sourire les gens du quartier. . Mais le plus intéressant est que don Giulio constate à ses dépens le brutal changement de société italienne. Pas facile d’être prêtre dans un pays qui se déchristianise à grande vitesse. Non seulement les églises se vident, les curés quittent leur sacerdoce pour fonder des familles, mais les femmes veulent avorter, affranchir de toute tutelle, vivre leur sexualité en toute liberté .Quand il organise un cours prénuptial Giulio s’apercoit que c’est l’occasion pour un couple un premier rang de tourner en dérision le sacrement du mariage.Pire : ses anciens amis de lycée, souvent des ex-gauchistes  dépriment tous. Ils ruminent l tous leurs illusions perdues et leurs enthousiasmes de jeunes marxistes .

Il fauit garder en tête que Moretti a débarqué dans le cinéma italien à 23 ans, après les années de plomb, avec des films satiriques tournés en super-8 qui stigmatisaient l’impuissance politique de sa génération. Dans « la messe est finie » sa génération sombre. L’ un brade sa librairie pleine de volumes marxistes (les actes du Parti communiste alabanais…) .Un autre ferme sa porte à ses anciens compagnons ,dépressif, il sombre dans la misanthropie,l’aboulie et enfile son pyjama, au milieu de l’aprés-midi. Son ami homosexuel se fait agresser à la sortie d’un cinéma par des jeunes fascistes. Quand on lui demande de témoigner en faveur d’un ami devenu terroriste, il ridiculise à la fois les juges, son ami, l’avocat. »Vous tous appartenez à une époque que je veux oublier »

La violence s’est emparée de la rue,on le constate dans une belle scène , quand le prêtre ,pour une place de parking, est jeté dans l’eau d’une fontaine. Mais le changement de société atteint aussi don Giulio dans ce qu’il a de plus cher, sa famille . Là, c’est encore plus douloureux. Car sa propre famille est le refuge ultime contre la solitude qui le détruit. Son père quitte le foyer conjugal pour vivre avec une jeune femme.Sa sœur tant aimée, Valentina, ne veut pas épouser son petit ami écolo,qui lui reste éghoistyement à) observer un aigle royale dans les montagnes. Pire,Valentina enceinte veut avorter. Sa mère finira par se suicider, n’acceptant pas le départ de son mari. Bref, un désastre.

Comment réagit alors don Giulio-Moretti ? Par la fuite ,l’agressivité verbale, mais aussi par des gifles, des bousculades, des engueulades au téléphone, de mukltiples maladresses. Il allume,par exemple, la radio quand sa sœur veut confier ses tourments après avoir été secouée parce qu’elle se taisait. Il raccroche au téléphone quand lui demande de l’aide. Il sème la pagaille dans un procès par une ironie déplacée. Parfois, au lieu de fuir, il s’impose,notamment dans la famille du prêtre défroqué qui habite face à son église. Il a besoin de la chaleur familiale mais à certaines conditions : il se révèle exigeant, impatient. Un jour il reproche au couple qui se dispute d’être mal habillé, de faire de la mauvaise cuisine, de se laisser aller sur le plan physique et moral. Une autre fois il cogne sa sœur contre un meuble et fracasse une chaise.

A chaque étape de son sacerdoce, il butte contre les autres, dans un mélange inimitable d’agressivité blessante ,de tension intérieure, d’humour cinglant , d’angoisse mal retenue, de colère infantile , de taquinerie, de geste inattendus de compassion. Après l’ incommunicabilité tragique et lancinante du couple chez Antonioni, Moretti invente l’incommunicabilité vibrante ,pudique, décalée, folle, d’un seul face au reste de la société.

Sans cesse il réagit en porte-à-faux, à côté, déçoit ceiux qui viennent demander de l’aide et,finalement il se déçoit lui-même,conscient de ses faiblesses, conscient d’être lui même tyrannique et impuissant devant cette nouvelle société égoïste. On est sidéré par le nombre de portes claquées, de coups de téléphone interrompus, de visites sacerdotales qui tournent mal, d’amis rabroués sans ménagement (notamment celui qui voudrait devenir prêtre). Ce comportement pourrait être odieux, amer , et construire un personnage cynique .Mais non, Moretti est un funambule charmeur . Il garde un ton de légèreté. face aux familles éclatées, aux amis devenus des étrangers. Même déprimé, trop seul, il ne cède pas au désespoir ni à une bigoterie amère, il a recours au foot, à la, nage, et surtout il se réfugie dans l’image idyllique qu’il a gardé de son enfance.Il est resté bloqué sur le rivage du monde disparu de son enfance et de l’image d’une famille unie. Le charme du film, sa vibration profonde, son originaioté est dans cet acte de croyance absolue dans le fait qu’il a connu le paradis en tenant la main de sa mère et de sa sœur en sortant de l’école. C’est le cœur névralgique du film, sa source, son irradiation si troublante. Aussi désemparé et maladroit soit-il , il garde cette force vive originelle de la parcelle d’enfance préservée qui joue comme une grâce.Chez lui cette enfance n’est pas une obsession narcissique, mais la possible source d’une future paix intérieure. Avoir été aimé , enfant, dans sa famille -cette trinité- ressemble à un acte de foi qui explique peut-être la naissance de sa vocation.Las mais pas désabusé, notre prêtre revient toujours se ressourcer dans l’appartement familial et.

Il cherche dans le couloir de l’appartement ,dans sa chambre d ‘enfant, des morceaux de ce paradis perdu. C’est la balle rouge qu’il lance sans cesse contre les murs du couloir, ou dans une chanson italienne qu’il fredonne et qui parle de retour .

Il cherche dans le couloir de l’appartement ,dans sa chambre d ‘enfant, des morceaux de ce paradis perdu. C’est la balle rouge qu’il lance sans cesse contre les murs du couloir, ou dans une chanson italienne qu’il fredonne et qui parle de retour .

Ce qui aurait ou être un drame bernanossien déchiré d’ombre et d’angoisses ténébreuses d’un prêtre se débattant dans une paroisse morte baigne au contraire dans une évidente beauté rutilante du monde,.C’est son paradoxe. Ce film d’un pretre en difficulté reste printanier, collectionne des moments épiphaniques. Moretti offre la lumière d’un monde romain ressuscité chaque matin. Vues panoramiques de Rome, d’un lac, touffeur des belles lignes de platanes, bleu pur de la mer tyrrhénienne, étincelants éclats de lumière au fond d’un couloir, tiédeur des murs, ombres bienfaisantes des ruelles, jardins brillants après la pluie, sorties de vacances pour les élèves du catéchisme dans un vieux train déglingué, robes légères des filles, gaieté des enfants visitant une chocolaterie spécialisée dans les œufs de Pâques , fluidité sensuelle des plans et des travellings, tout ceci compose et propose une subtile note aérienne à cet itinéraire d’un prêtre dans une banlieue monde qui oublie le catholicisme. Sans oublier nudité tendre de certains visages, dans la droite ligne d’une église catholique romaine qui a toujours fait appel aux meilleurs peintres et sculpteurs pendant la Contre-Reforme.

Le film tient sur ce chant sensuel. Le jeune et beau prêtre joué par Morettti parcourt des rues ensoleillées de son quartier romain, son visage frôle des chèvrefeuilles , sa main caresse les feuillages des magnolias comme si ce monde ressemblait à un inépuisable jour de vacances toujours recommencé…Ce n’est pas un hasard si la première image du film divise l’écran entre bleu figé du ciel et bleu effervescent de la mer qu’on pourrait lire comme une référence biblique au premier jour de la création . Le prêtre remarque quand un appartement est sinistre, quand un dispensaire est mal tenu, comme si le mpnde devait être aussi bien tenu qu’une cuisine hollandaise comme si le monde visible était mystérieusement de la même substance qu’une une joie invisible, spirituelle, cachée .On notera avec quel soin Moretti revêt les vêtement sacerdotaux dans la sacristie ,prêtre vêtu de blanc sure fond de fresque naïves aux teintes pâlies et douces.

Conscient de ses terribles faiblesses,de son impuissance à changer ses amis, sa famille, ses paroissiens, il se ressource dans des ruelles aux vieux murs éclaboussés d’ombre et de soleil, en jouant au train électrique comme un gosse, en dansant soudain avec sa sœur.A chaque scène, il comptabilise l’échec de sa génération gauchiste et marxiste, l’échec en parallèle, du catholicisme Que lui reste-t-il ? Il le dévoile à la fin du film devant la dépouille de sa mère, en évoquant une journée de son enfance : »La journée avait été longue, belle,éclatante de lumière, une journée de printemps qui n’en finissait pas(..) ce jour là j’ai été heureux ». L’intérêt du film c’est qu’il nous approche cinématographiquement et sensuellement de cette lumière radieuse, fine, légère de son enfance et qui nourrit sa difficile maturité.

Le film est plus grave qu’il n’y paraît et Moretti n’a pas enfilé une soutane comme on ajoute un rôle à sa filmographie. Moretti a précisé à un journaliste de « Positif » J’étais intéressé par la difficulté qu’il y a à faire quelque chose pour les autres. » Et il pourrait dire comme Pasolini : »L’odeur de toute ma vie:l’odeur de ma mère.. »

Le saut de Querlin

Ce soir, le courant est fort dans la baie. Et je me dis : le temps, le temps, le temps !… Cette eau grise qui coule sur moi et mes amis.. L ‘un est mort avant 1968 , Querlin. Nous partions dessiner des lignes de peupliers le long moi du canal de Caen à la mer. Il voulait suivre les cours de l’IDHEC et avait annoté plusieurs manuels sur le montage,les optiques, et l’éclairage au cinéma, mais à peine dix jours après la signature des accords d’Evian, la gendarmerie lui avait appris par téléphone que sa mère avait été retrouvée dans un charnier sur les hauteurs d’Alger. Oh, il n’avait rien dit, il s’était absenté en laissant ses croquis et ses carnets sur sa table.

Querlin n’est pas revenu,Querlin n’est jamais revenu.

Il n’avait pas importuné ses proches, il s’était absenté et avait laissé la clé de sa chambre sous le paillasson. En son absence, j’avais feuilleté carnets, cahiers, feuilles volantes. Inusables petits croquis à la mine de plomb, avec des grains de sable incrustés; sur la table à treteaux,une simple planche de pin: un verre propre, des bidons d’huile, les saletés bitumeuses que rejette la mer après les grandes marées. Il dessinait des petits danseuses , et la fille du syndicat d’initiative trop poudrée, trop ronde, potelée, si bien serrée dans un ensemble rose. Ses cheveux châtain moyen coupés ,si bien lissés, tombaient sur ses épaules,une jolie poupée sortie de la cellophane.Ses yeux trop bleus, trop fixes, intimidaient Querlin. Ce fut toute sa vie… un peu de la mienne…

Je me souviens, la vaisselle était restée dans l’eau trouble de l’évier en inox.

Puis ce fut l’été. Juillet passa, puis début août. Un lundi, je fus appelé par une vendeuse de la librairie Sébire. Lui qui vivait dans une vieille maison à colombages s’était jeté par l’ouverture étroite de sa mansarde,  une lucarne avec des carreaux colorés. Je revins de la plage. Il n’y avait plus trace de sa chute sur le trottoir, simplement de la sciure sur une tache sombre..

Que s’était-il passé ? J’ai essayé de reconstituer. D’après ce que je sais, un mystérieux capitaine du 2ème RIMA lui avait annoncé que le corps de sa mère avait été trouvé mutilé sur les hauteurs d’Alger.

J’imagine. Il s’envole seul pour Alger. La mer, une villa aux murs blancs. Le corps de sa mère nu sur une table d’autopsie, le dallage, le corps bleui.

D’après ce qu’on m’a dit il a enveloppé le corps dans deux draps. Il a emporté sa mère dans un village près de Sétif. L’arène de pierre, le soleil qui tape, la prière, les herbes sèches. Il voit des femmes algériennes au loin.

Il revient à Caen. Il monte sur le bord de la fenêtre. La main fébrile sur le carreau… il saute…Nous étions quatre à ton enterrement, tes amis de lycée.Je te revois,un soir d’hiver, devant ce lycée Malherbe, tu viens d’avoir ton bac tu aides un garçonnet à construire un bonhomme de neige .

Au cimetière, nous étions cinq, le prêtre nous a promis d’un ton sentencieux que tu serais admis dans l’au-delà comme on entre dans un club de première division.

Pendant quelques jours, une sensation engourdissement, dans les cafés, un monde hostile, bruyant, un gâchis. L’inaudible essoufflement du monde devient une évidence. S’endormir la tête contre le mur au milieu des voix familières. La dernière chose que tu m’as fait remarquer: – Où sont hannetons Boulevard Bertrand ? 

A la sortie du cimetière j’ai retrouvé mon frère Joachim. Et nous sommes partis vers Arromanches par la route de Douvres-la-Délivrande ; le temps s’est mis brusquement au froid en pleine journée, le vent a soufflé, la plaine de Caen prit cette couleur brune et terne de désolation, et à perte de vue, la ligne d’horizon. La limite de sa propre vie est là, égale, morne, désespérante, une éternelle plage un soir d’hiver …Enfin, la voiture est arrivée en bord de mer, des nappes d’eau d’un gris sale. Des clartés jaunes au loin, tous les caissons métalliques installés par le génie militaire américain le 6 ,7 et 8 juin 44. Tout est là. Nous descendons de la voiture avec l’attirail pour la pêche et nous embarquons dans une embarcation à moteur. Nous sommes restés la nuit à danser sur ces caissons avec les énormes vagues qui ondulaient et se heurtaient au béton. Nous sommes restés assis sur le guano plâtreux, dans des rigoles de sable, des odeurs de varech remontant des anfractuosités marines .Joachim grelottait. Les caissons geignent et grincent sous les vagues. Nous étions des petits garçons transis en train de faire semblant de pêcher en songeant à tous les bateaux coulés, à tous la ferraille engloutie dans ce mois de Juin libérateur sous couverture nuageuse . Nous avions jeté des lignes comme si nous devions enfin nous laver de quelque chose. Le déroulement sans fin des vagues qui blanchissent dans la nuit, pénètrent dans les caissons avec un raffut. On distingue les points blancs des phares le long de la côte, et seulement des plages comme des trous noirâtres. .On pêche, on entend le raffut marin, on est là, on a abouti là, détachés de tout, surpris par tout, l’air froid, humide, les vagues, le sous-les vêtements trempés , la haute mer et ses monticules blanchâtres , les semelles glissent , un paquet de cigarette oscille dans l’eau, l’océan fouille dans les caissons.

Chacun s’enfonce lentement dans le froid, recroquevillé. De l’angle où je suis, j’aperçois Varennes, Joachim , Gusewski -fils- de-mineur,et Morel parlent un peu,puis pas du tout. On échange des cigarettes puis des mégots , on s’apelle d’un bout du caisson à l’autre. Joachim signale une luminescence bizarre:banc de poissons ? plaque métallique dégradée ?Varennes raconte qu’il a trouvé quelques cervicales sur le sable de Ouistreham ,face au casino, et qu’on pouvait jouer aux osselets avec. Elles sont dans la boite à gants de la 4L

Jason, dans un minutieux travail de précision se sert de son canif comme d’un crayon pour graver son nom dans la ferraille. Gusewski prépare des hameçons. Nous, les amis si proches du mort, nous sommes réduits à un rôle de témoins impuissants, nous devenons un groupe écrasé par ce qui est arrivé, la mort de notre ami éveille en nous des peurs, comme si tout le négatif de nos vies futures pouvait appraitre, là, dans un petit cercle de lampe de poche, là où on prépare des hameçons. On boit un peu de calva, on reste dans le creux de la nuit, avec un bout de cigare éteint, les yeux fixés sur l’obscuritéL’assaut des vagues, les tourbillons de pluie qui s’alternent en sens inverse, tout ça nous rince, nous essore, des nappes blanches d’écume surviennent en fracas et firlent des espaces laiteux dans la nuit.. Nous sommes repartis au petit jour, avec peu de poisson, nous tous démolis de fatigue, trempés , transis. Sur le petit teuf-teuf qui nous ramenait vers la côte, on ne s’est pas beaucoup parlé.

Que devient Roger Nimier?

Que devient Roger Nimier 63 ans après sa mort le 28 septembre 1962 sur l’autoroute de l’ouest ? La publication d’un Quarto de 1200 pages nous permet une réévaluation de notre insolent en chef des jeunes gens de Droite d’ après-guerre. N’oublions pas, à l ‘occasion que ce brillant cadet sortit du vieux vestiaire Collabo Jouhandeau, Morand, Rebatet et Céline pour les couvrir de paroles affectueuses en oubliant leur antisémitisme.

On redécouvre donc les trois romans a caractère autobiographiques publiés entre 1948 et 1951 « Les Épées », « Le hussard bleu » », «  Les enfants tristes ». Soyons honnête, Nimier jette sur le tapis trois cartes maîtresses : insolence, allégresse, désinvolture .

Le Quarto offre aussi les nombreux articles de critique littéraire, des textes introuvables qui défendent Bernanos ou Maurras, c’est le plus passionnant du volume. On goûte la grande intelligence ,le discernement de ces   « Journées de lecture » , un modèle du genre. Le Mauriac est d’une grande finesse. Il n’oublie ni le poète, ni la sensualité « ni légère ni facile » de ce chrétien, ni les poèmes les moins lus , les pages oubliées d’« Orages » et de « Province ». . Le Marcel Aymé est parfait. Nimier est moins convaincant sur Bernanos comme si ses curés lancés trop jeunes dans des paroisses avachies l’ embarrassaient . Gide bénéficie d’un portrait si complet qu’il ressemble à une nécrologie au ton feutré pour le journal « Le Monde » . Admiration modérée. Notons ces quelques lignes : »André Gide (..) donnait une assez juste image de l’intelligence et de toutes les provinces voisines : l’honnêteté, la lucidité ,la curiosité intellectuelle. » Il ajoute ceci : »Nous penserons qu’il a été le second dans tous les genres, moins universel que Malraux, moins brillant que Valéry, moins fin que Larbaud, moins profond que Proust. » Pieyre de Mandiargues, Simenon et Jacques Perret sont plébiscités mais jamais dans un aveuglement béat. Les lignes brèves sur l’ami Blondin sont floues ,trop de proximité embarrasse. Il ne faut pas caricaturer le critique Nimier : il appréciait avec élégance les écrivains de l’autre bord, par exemple, le communiste Roger Vailland, et même Jean-Paul Sartre , l’ennemi existentialiste préféré , traité avec des égards.

Stendhal est bien vu « Il accumule les théories de la séduction, les martingales infaillibles de l’amour, mais il meurt seul, et pas une femme, sans doute, ne le pleure. ».

Ouvrant ce Quarto tout frais imprimé, j’ai relu deux romans , « Les Épées » et « Le Hussard bleu ».

« Les Épées » déroute. Beaucoup de pirouettes, une farce écorchée sur le thème de adolescence. On note des remarques incongrûment juxtaposées, un mélange de frivolité et de cris du cœur assourdis pour dire l’inceste avec une sœur . Ce François Sanders est un double de Nimier. Le charme ado, des pénombres attirantes, un visiteur du soir avec un égotisme tendance Drieu – donc bourreau de lui même- et pas mal de vide autour .Nimier cultive dans une langue souple remarquable pour son âge les charmeurs désolés. La médiocrité de la troupe humaine reste une basse continue de tout Nimier, même si on y trouve des joliesses à la Giraudoux.

François Sanders ,si romanesque, je l’imagine plutôt le long d’un bassin du Versailles à papoter avec Madame de La Fayette, ou astiquer son épée en bras de chemise avec Fabrice del Dongo dans la brume matinale du lac de Côme. D’ailleurs ce personnage on le retrouve sur les bords du Lac de Constance . Différence avec Stendhal: ses hussards méprisent les femmes avec des gestes de galanterie et des pensées de soudard.

Dans « Les épées » Nimier se révèle éparpillé, batailleur, plein d’éclat, indompté, virtuose. De brillantes pépites sur une tapisserie sombre de fin d’ adolescence. Nihilisme un peu blasé : « Les hommes ne savent que précipiter ou retarder des situations qu’ils n’ont pas créées. Chacun de leur geste se répercute si loin qu’ils en ignorent le sens. Ils font leur destin, mais ils ne le sauront jamais – ce qui revient à ne rien faire. » Ce Nimier là compose l’épitaphe de la Résistance avec cette flèche :« Dans l’armée française, il y a moins de garçons coiffeurs que dans la Résistance… » faisant allusion aux femmes tondues à la Libération. On résume : « La démocratie ne valait pas les chiottes pour la noyer ».

Lire « Le hussard bleu », c’est autre chose.

Paru à l’automne 1950, ce roman d’un auteur de 25 ans éclabousse le Tout-Paris littéraire. Nimier a puisé dans son expérience puisqu’il s’est engagé volontaire à 19 ans au 2eme Hussard à Tarbes le 3 mars 1945.Nimier fut pendant quelques mois radio sur une automitrailleuse stationnée sur la Côte d’Azur tandis que son meilleur ami, lui, Michel Stièvenart, meurt prés de Munich dans l’accident d’un camion militaire. La mort de son ami d’enfance le bouleverse à tel point qu’on peut soupçonner qu’il est la source secrète de ce livre gai-douloureux, amer-clinquant. La tristesse pointe dns un argot qui cree une curieuse féerie scatologique. Le tragique apparait dans le récit d’une embuscade vers la fin du livre: c’ est le meilleur du livre car la tristesse flotte sur un ciel bleu avec de curieuses étoiles en papier alu.

Le roman se nourrit aussi visiblement des lettres de ses anciens amis du 2° hussard qui lui ont livré des compte rendus détaillés de ce qu’est l’occupation militaire française qui traque les derniers débris des divisions nazies réfugiées entre la Forêt noire et le lac de Constance. On obtient des successions de touches réalistes dans un décor de cartes postales  à sapins où manœuvrent des soldats de plomb. dans une expédition guerrière qui ressemble parfois à une excursion touristique. La panoplie des personnages reste sous cellophane. François Sanders, déjà rencontré dans « les épées » est le séducteur viril, Don Juan odieux, cassant, mais qui possède une autorité qui fascine la chambrée. Forjac , officier trimballé dans sa jeep se croit toujours dans la bataille de Wagram. Enfin Saint-Anne , garçon incertain, au profil fitzgeraldien a des timidités d’ado pas très sûr de son identité sexuelle. Il garde quelque chose d’un grand Meaulnes en treillis. Il a des bouffées tendres pour Sanders .Son histoires amoureuse avec Isabelle ,la belle allemande qui erre en combinaison dans une villa modianesque, apporte une note romantique dans ce roman plein d’argot bidasse, de souleries au cognac, au gros qui tache et au Cinzano,..

Les jeunes filles , françaises ou allemandes, se ressemblent par des chatteries voluptueuses et provocantes . Des corps trop neigeux et lisses, des contacts au lit en feux de paille innocents.Elles se déshabillent pour apprendre à des blondinets des choses de l’amour bien trop compliquées pour ces conducteurs de half tracks . Nimier accable ses marionnettes de ricanements ou de maximes déplaisantes. « Faut-il violer cette jeune allemande ou s’en faire aimer ? « 

L’important pour l’auteur est de nous faire comprendre que l’armée permet d’ échapper aux canailleries des régimes parlementaires, à la vie civile d’une platitude irrémédiable, encombrée d’imbéciles. Les auto-mitrailleuse roulent dans des décors de Noel qui ressemblent à des maquettes en bois vernis. Il manque les trains électriques….La fin de ces curieuses colonies de vacances s’achève avec quelques minces traits d’un vrai sang rouge habilement tracé dans le paysage.

Le livre fermé on garde en tête la rythme syncopé, caracolant, survolté, jeté pour l’épate, avec sa pluie d’insolences pour cacher une scène de comédie amère avec un grand vide autour. . Enfin la voix de Nimier emprunte à l’argot sophistiqué et précieux de Louis-Ferdinand Céline, nous rappelant au passage que Nimier jouera un premier rôle dans la résurrection après-guerre de celui qui sombra dans la haine et l’antisémitisme par ses pamphlets. Il y du clairon à chaque phrase, mais également une mécanisation bizarre de l’humanité, un désir de marquer dans le brillant, sa haine de la Gauche, d’accumuler les trivialités en se persuadant que c’est une manière de garder la pureté de la jeunesse. Pour Nimier, l’âge dégrade. D’ailleurs il abandonnera le genre romanesque pendant dix ans avant de se tuer en voiture. L’âge ne l’a pas dégradé.

Ma promenade dans Rome

Je commence ma promenade par le vieux Pantheon.

Intérieur de la coupole, rayons latéraux d’une lumière qui danse, voûte fissurée , silence de papillons qui volettent vers la rotonde, mais quand j’en ressors, dans l’odeur de vieille terre sèche, Rome garde toutes les autres matinées, la vie fébrile des générations séculaires, les bavardages dans l’antre sale d’un cordonnier, les maçons aux chapeaux de papier retapent à la truelle le contour plâtreux d’une fenêtre. La blanche impiété du ciel m’attire toujours autant et j’imagine dans le quartier mes amis dispersés, les disparus de mon enfance retrouvés à une terrasse de la via dei Coronari, cernés par des petits cris des jeunes , enfouis dans le remords attristé de ne pas avoir su assez aimer le monde.

Plus loin le bourdonnement des voitures, les lointains crissements métalliques des tramways me ramène parmi la suave dureté de l’instant : les vêtements légers, l’air tiède, les enfants partout qui se perdent dans les ruelles, grimpent sur les voitures, une femme en tablier blanc nettoie les dalles d’une cour intérieure. Pureté incisive de l’instant qui brille comme un tesson de verre. Herbes, fleurs, jours, nuits, couloir frais, lumière brutale, quelque chose de pur te ramène toujours dans Rome, dans la même matinée avec ces vases remplis d’eau après la pluie. Tu reviens toujours vers les mêmes petites rues noires à odeur de café grillé.

Ensuite je traverse la piazza della Rotonda et marche dans la via dei Pastini ; plus tard je m’installe dans un de ces étroits cafés voûtés tout en longueur pour accueillir la nonchalance et du creux de la fin de matinée ;l’abri romain par excellence. Café tiédissant. Le monde court à sa perte dirait en souriant marguerite Duras avec sa collection de bustes d’empereurs romains aux nez ébréchés. Ta pensée s’enfonce dans les cercles herbeux et les portiques du Forum. Somnolence.

Contrairement à ce que croient les touristes devant quelques colonnes isolées, ou appuyés contre la vasque d’une fontaine pour mieux déplier leur plan ils peuvent savourer la perpétuation d’une soirée antique ;elle commence chaque soir après six heures, quand les serveurs en veste blanche prennent la pile des nappes blanches et les déplient avec soin et les lissent sur les longues tables avec un geste léger de la paume de la main. .je ne suis pas dans un temps différent des dieux d’Agrippa. Les milliers de midis aux nappes blanches, les milliers de soirs où les familles s’endorment, adossées aux murs tièdes, legato d’une soirée romaine, si indéfinissable : paix soudaine, engourdissement, de bien- être, fluidité comme si on retrouvait une saveur paysanne si ancienne.

Le soir je dîne chez Bartolomeo dans une étroite salle voutée, avec chaises de paille et dalles cirées rouges sang-de-boeuf. L’hiver des vestes de fourrure sont empilées sur une table dans une près de la porte et son rideau. Assieds toi. Bouge plus. Carafe de blanc légèrement mousseux. Tripes à la tomate. J’ écoute le restaurant comme si j’étais dans la caverne de Platon. Au milieu des voix méridionales et familiales commence la traversée calme de pur bonheur terrestre incompréhensible. Quelqu’un a dit l’ignorance est un don du ciel ,je ne sais plus qui, ce n’est pas grave  que ce soit incompréhensible ,c’est un bienfait du moment. Incompréhensibles aussi les filles de la Torre Argentina nées et surgies de la grande baignade amoureuse et charnelle de l’été dernier , ensuite déposées sur les pierres brûlantes des rives du Tibre, en plein mois d’aout, retrouvée l’été suivant sous les voûtes de soutènement et les arches du Colisée. Ce soir, elles attendent le bus, enfouies, le visage intact dans le col remonté de leur petit manteau léger .


Je revins par la piazza Galeno. L’air brûlait ,les tramways étaient bondés, l’orage couvait

Relire son roman

Faut-il relire ses anciens livres ? J’ai toujours évité, prudent, comme s’il s’agissait de remettre sous le nez d’un condamné son acte d’accusation. Tout ce que vous avez écrit peut se retourner contre vous. Cependant, depuis que j’habite à Saint-Malo, chaque matin, ,pour aller prendre un café place du marché aux légumes, je passe devant l’hôtel Elizabeth.

Je regarde une fenêtre du troisième étage. C’est dans cette chambre que je m’étais installé pour relire les épreuves de « La nuit tombante » ,roman publié en 1978, mon sixième livre.. . J’avais 35 ans, je lisais et relisais Claude Simon. Dans cette chambrette malouine je feuilletais ces pages détachées en écoutant les mouettes piquer du bec sur les carreaux pour avoir, le matin, des bribes de croissant. Je travaillais avec un crayon pour redresser les phrases bancales, traquer les fautes d’impression, replacer un blanc qui manquait entre deux paragraphes, méditer sur un début de chapitre mou. J’avais en tête le conseil du directeur littéraire :changez le moins de choses possibles, ça coûte ! Et le temps presse à l’imprimerie !

Au fond, j’avais envie de retracer et de refaire plusieurs chapitres. Je me résignai et renoncai ,songeant avec nostalgie à Proust qui avait eu le droit de multiplier à l’infini les corrections sur épreuves et rajouté des centaines de paperolles sans limite de l’éditeur.

Mon petit négoce littéraire plan-plan se poursuivait depuis 1965 avec d’excellents dossiers de presse et une vente moyenne. J’ écrivais non pas – comme beaucoup d’auteurs- avec des souvenirs, mais en premier lieu avec un souci du temps présent. De l’instant, de ce nid à la fois éphémère et collant. Le roman s’attachait à retenir qui est inattendu, sauvage, retient, blesse ou fait plaisir dans une journée ordinaire, dans un couple ordinaire. J’avais noté les nuances de gris qui tapissent l’ordinaire des jours, et en même temps les surprises d’un homme qui marche dans une ville, Paris, l’immersion dans ses foules et les accidents du hasard, la nage dans cette mer de milliers d’habitants . Phrases coupantes d’un jeune couple qui se cherche , conversations dans une salle de rédaction, téléphonages, tout ce qui meurt et renaît sans cesse dans un couple, pendant des week-ends en Beauce, dans les couloirs du journal, au hasard des rues, ou quand les enfants sortent du bain et font semblant de grelotter de froid.

Il y a du carnet de notes dans ce roman. Vacances qui renforcent le tourment d’on ne sait quoi, dîners de famille trop longs, les salamalecs des adieux entre invités, l’heure qui obsède à son poignet, la route de Paris immobile et droite dans la chaleur des champs, cette hantise des chemins solitaires de campagne, les pensées muettes et vides, quand on pense à son enfance et qu’on ne trouve que les quatre misérables photos d’un album trop feuilleté, l’espace plein et blanc du ciel en Bretagne , l’eau qui tremble dans l ‘étroit lavabo de l’hôtel de La Réole quand tu y plonges ton rasoir. Surtout une collection ces moments anonymes et cachés où chacun joue à la marelle avec ses émotions, ses pensées inutiles, dans une salle d’attente d’un médecin ou dans un coin de bus. Collections de visages croisés , ce grand bain d d’émotions dans la foule, ce visage bouleversant de jeune femme qui semble tenir toute la tendresse et la chaleur d’un autre monde. Ou bien cette résignation mal contrôlée qui s’abat sur vous, pendant les réunions du lundi, dans la salle de rédaction, et sa baie vitrée pas propre, ces collègues qu’on houspille, ces autres qu’on caresse :tu rêvasses, toi. Tu es ailleurs. C’est ton territoire, l’Ailleurs. Tu traînes le long des vitrines dans les reflets des mannequins qui cachent le vrai monde. Tu examines les gens dans les cafés comme s’il s’agissait d’un reportage gratuit, pellicule perforée qui cassera avec ta disparition. Tu frôles des mondes, regarde bien ce type prés de la porte de toilettes, tout seul, qui regarde à l’intérieur de son sommeil, il essuie tout le temps sa salive, et exige de sa main qu’elle ne tremble plus. Et cette femme de 50 ans dans son manteau de misère, à la fois pelucheux et pelé, l’ourlet avec un fil qui pend, elle pose délicatement sa tasse, elle plie et déplie l’enveloppe papier d’un sucre, tassée sur une vie d’abandon , de malchance, plus rien de vivace dans son regard; et cette fille au visage pur si bien incliné, aux longs cheveux lisses et noirs, séparés au milieu par une raie, un visage d’indienne, telle une squaw avec sa robe sac à motifs cachemire comme si elle venait tout droit de Woodstock… Ces images se télescopent et t’interpellent, ces générations si différentes collées sur la même banquette, avec cette interrogation lancinante: que deviennent les façons de vivre de ceux qui ont, autour de nous, récemment disparu? Chaque génération boit différemment dans le même café et dans les mêmes tasses, ceux qui ont connu la défaite de 40, ceux qui ont attendu sur un quai de gare à Berlin, et ceux qui se sont exaltés en Mai 68 Que deviendront ces lycéens qui chahutent et se bousculent dans la joie d’être jeunes, ces banlieusards assis sur les mêmes chaises et qu’on ne verra qu’une seule fois dans sa vie .

L’instant devient fleuve, tu t’y baignes , naissance et vertige, vérité et extase.Tu notes dans ton roman cette scène : tu ranges ta voiture, un jour de grand vent, vers Méréville, devant une pompe à essence, tu dévisses le bouchon et une fille en mini-jupe, jambes et chevilles épaisses et un peu rouges de froid , poitrine forte, elle est penchée sur le réservoir qui se remplit, seins amples, épanouis dans échancrure, elle ne dit rien et la pure piqûre du désir s’enfonce en toi .La flèche traverse le Temps. Tu paies le plein dans l’irréalité des vitres d’un aquarium, sachant que cette fille va disparaître ,mais non, elle reviendra pendant tes insomnies, pendant des années, dans les rafales de vent de la plaine de la Beauce

Mais non elle reviendra te visiter dans tes insomnies.

Quand tu refermes ce roman , tu médites, un brin incrédule, devant la précision de ce diagnostic d’un malaise général d’un écrivain qui porte ton nom et que tu reconnais fraternellement. Ce malaise des jours qui fuient , comme des reflets sur la surface de l’eau, c’est donc ta vie ? Tu es le seul a pouvoir signer et persister : oui ce fut cela, ces jours enfuis qui refluent intacts dans les pages de ce livre. Au moins, mes quatre enfants sauront qui j’étais quand j’avais 35 ans. Chacun son album de famille.

Le dortoir

Extinction des feux . Mon copain Frédéric compte les croûtes de son psoriasis sur son coude , puis il colle du sparadrap sur ses orteils écorchés . Ras le bol du sport dit-il. Il juge mes poèmes « bien moyen », ce qui est pire que tout. Je l’admire. Avec ses grands mains et ses poils roux il joue Liszt merveilleusement dans la salle de musique qui a un plafond bas et un air surchauffé poussiéreux. Un buste de Mozart placé sur un harmonium ressemble à du saindoux sculpté . Frédéric a le droit de jouer le jeudi par dérogation exceptionnelle du proviseur et je me demande par quel marché et tractation sournoise ses parents ont obtenu ce privilège.

Le pion regarde sa montre et répète  : extinction des feux ! Ténèbres. Chuchotements d’un lit à l’autre, soupirs, toux rauques, crépitement doux de la pluie, des pommes roulent sur le parquet, rigolades étouffées, lampes de poches sous les draps, balises dans l’obscurité. Luttes enfantines qui s’apaisent, quelqu’un cherche son sexe entre les draps, puis rien. Je pense au garage où mon père travaille. Une Buick parmi des Aronde et des 4CV. Puis le silence de la nuit commence. La pluie forme un étang sur le terrain de volley. Flaques d’eau frissonnantes dans la cour N° 2.Silence des sommeils alignés, à peine quelques soupirs, l’averse crépite faiblement dehors. Je pense à cet infini vert et salé de la mer qui n’exprime rien et nourrit mon imagination. Je pense à Anne, la fille si pâle du receveur des impôts. Elle est la première à venir vers moi chaque matin , sous le porche, apportant cet air vif et libre de la ville ; sa présence et son approche me donnent espoir qu’il y a une vraie indulgence chez les fille. Sa manière de m’abandonner une main nonchalante ,légèrement moite, ressemble à un aveu de tendresse. Anne, le visage blanc neigeux , assez enfoui dans ses cheveux a remonté aristocratiquement son grand col de manteau chiné et me laisse sa main molle et tiède avec une insistance qui me trouble. C’est comme un rêve intense et furtif .

Je revois mes parents qui chuchotent la nuit dans la 404 .La merveilleuse douceur à l’intérieur de la voiture, l’air chaud sur les chevilles, le faisceau pâle des phares qui fait surgir la route de Cabourg comme une allée blanche, la luminescence verdâtre du tableau de bord , le profil de ma sœur qui somnole et les ombres énormes des parents sur la banquette avant. Mon père se penche vers ma mère et chuchote longuement , ils sont comme deux fantômes qui complotent tandis que la route dévoile la ligne écumeuse d’un bord de plage. Dans le doux battement des essuie- glace , la 404 suit la route de Cabourg vers Houlgate, et dans les vitres viennent parfois trembler des silhouettes massives des villas à clochetons. L a chevelure de ma mère reste longtemps penchée vers le col de pardessus de mon père. Ils parlent à voix basse de manière à ce qu’on ne puisse pas comprendre. Méfiance. Un couple scellé dans ses histoires s’isole et ne saurai rien de leur intimité , même après leur mort. Ils s’abandonnent à leurs secrets et nous en privent.

La route côtoie la ligne de chemin de fer , la mer apparaît sous une grande clarté lunaire. Je me demande s’il est vrai que les parents , tous les parents complotent contre leurs enfants . Frédéric qui vit dans une famille décontractée, marrante, bordélique, m’assure que non, j’ai du mal à le croire. Quand mon père glisse une de ses mains dans le cou de ma mère, je suis persuadé que le complot a bien eu lieu devant moi, chaud, moite, dégoûtant. Heureuse sœur qui somnole et ignore tout de cette conspiration. L’entente entre mes parents contre nous deux subsistera en moi ,blessure ouverte, jusqu’à l’âge adulte. L’aiguille du compteur penche et oscille vers la gauche, tandis que la route rétrécit et que des bois touffus nous enfoncent dans une voûte de feuillage.

Les émotions de la journée clignotent de plus en plus faiblement .Les enfants dorment déjà, c’est l ‘heure de l’évasion. Tu rejettes le drap et la couverture et dans une belle torsion , tu grimpes sur le montant du lit, puis sur le radiateur, puis sur l’armoire métallique, tu atteins le plafond d’un blanc laiteux et tes doigts trouvent la trappe. Tu soulèves avec précaution ce carré de bois étonnement léger (isorel?) et par une traction qui te semble acrobatique tu accèdes à ces innombrables poutres qui jalonnent ce tunnel de ténèbres. Jacques et Frédéric te rejoignent. La charpente du dortoir nous engloutit dans un long espace sombre qui sent la poussière le vieux bois. . On se croirait dans l’entrepont d’un navire. Le vent et ses rafales apportent une note orageuse romantique à cet endroit. J’ai l ‘impression que tout le poids du ciel pèse sur la charpente qui craque . C’est la grotte prodigieuse, l’antre sacré de notre Club. Les Chiche Capon de Pierre Véry ne sont pas loin.

Nous nous réunissons et nous fumons sous cet enchevêtrement de poutres . Le danger vient quand on marche avec précaution : cette fine couche de lattes de bois et de plâtre qui forme le plafond est fragile. Il suffit d’un poser le pied dessus pour sentir la fragilité de ce réseau de fines baguettes saisies dans ce plâtre.

Nous avons frôle le drame un jeudi soir quand le pied gauche de Frédéric s’était appuyé sur le lattis au risque de crever le plafond et de réveiller le dortoir.

Quand nous braquons nos lampes de poche sur  » l’ îlot de camping » apparaît ,splendide dans l’obscurité. Le refuge est fait de deux couvertures kaki mal clouées sur une solive . Un jeu de fléchettes et sa cible de liège tricolore sont suspendues plus loin. Deux cartons à dessins forment notre table de jeu. De notre dernière rencontre il subsiste des épluchures de noix, des cendriers Byrrh pleins de mégots, un carnet avec nos gains, des morceaux de bougies, trois bouteilles de Muscadet dont deux vides, des verres Pyrex (fauchés dans les cuisines) un pot de rillettes, des lunettes Ray-bahn genre pilotes de ligne . La merveille des merveilles trône au milieu : un poste à transistors Philips, avec son clavier à touches.Il est couleur vert amande , cadran beige. Le tissu argenté de son haut parleur est orné d’un écusson rouge émail. Quand on l’allume, ça apporte des bouffées de crachotements, des sifflements, un crépitement de parasites. Frédéric manipule l’aiguille de son cadran carré. vivons alors des heures intenses dans cette clandestinité.

On revit chaque nuit des heures magiques dans notre refuge planté au milieu des poutres que l’obscurité agrandit. Nous sommes définitivement à l’abri des pluies qui tambourinent et des adultes qui se croient tout permis dans la journée. On apporte des camemberts, des paquets de Gitanes , souvent aussi une pochette d’Amsterdamer pour l’unique pipe recouirb ée façon Sherlock Holmes. Ce tabac nous fait baigner dans une fumée qui sent le miel et les grands ports. On garde d un tube de lait condensé et deux jeux de cartes dans une boite de pastilles Vichy piquetée de rouille. On commente les évènements marquants de la journée , les voix aiguës d’une dispute dans la salle des profs , les grotesques réprimandes du « surgé » contre un sixième complètement paumé qui a souillé sa culotte. On revient souvent sur le scandale des sardines imbouffables de de la semaine dernière et la distribution de cacahuètes en guise de dessert,comme si nous étions des singes. Frédéric remet son Lénine sur le tapis, et le marxisme qui va tous nous sauver. Et Jacques lui fait remarquer que, fils d’un négociant en «  vins et spiritueux » possédant un long magasin rutilant de la rue de la République une camionnette de livraison, un manoir pas loin de la route de Paris, avec un court de tennis, il serait privé d’héritage sous un tel régime. Jacques s’empare alors du poste à transistors , l’allume et faut pivoter la longue aiguille du cadran  : au milieu d’un concert de parasites et de voix étrangères lointaines surgit soudain le son pur, clair, stratosphérique , d’un violon.Une mélodie vibre vers les aigus. Ce fil d’or dans le silence nous ébahit.

-Concerto en ré majeur de Beethoven,dit sobrement Frédéric .

Nous restons saisis d’admiration devant cette érudition. L’éther et la vaste nuit nous apportent , intacts, l’humanité chaleureuse de Beethoven. La musique nous recolle à la vraie vie. Ce violon qui s’envole vers un aigu limpide nous délivre de notre existence entravée, grise ,terne et répétitive de pensionnaire . Ce cadran Philips mal éclairé nous confie le message Sacré de l’Art. La musique cette nuit là me transporte vers l’univers élégant d’une salle de concert à l’ancienne, avec baignoires à moulures, nymphes au plafond, orchestre uni dans la solennité des smokings , invités à jabots, diplomates à rouflaquettes , têtes couronnées, princesses décolletées , cuivres rutilants et belles violonistes aux bras souples. Une salle obscure en train de communier.

-Les meilleurs chefs orchestre sont russes ! assène Frédéric. Et le meilleur violoniste au monde est David Oïstrakh !..Écoutez ce phrasé.

On écoute. Je sais où Frédéric va nous entraîner, nous expliquer une fois de plus la suprématie du monde communiste.

Autre sujet de fierté de notre club  : la pile des albums Buck Danny. Ils sont soigneusement rangés par numéro. On est tous fanatiques de ces récits de guerre : voix grésillantes des aviateurs américains dans le ciel de Corée, ils crient dans leurs cockpit,« Attention Tuckson !!!  Mig à 10 heures !!!!. » . Jacques préfère la bataille d’Angleterre avec Spitfire à cocardes, Focke Wulf à croix gammées sur le fuselage , et les longues traînées blanches gazeuses laissées par les bombardiers en haute altitude qui filent vers Londres. Notre groupe nage dans la mythologie des combats aériens. Nos villes détruites normandes y sont pour quelque chose. Pistes de décollage et herbe rase, baraquements et manche à air, gants fourrés , coups de palonnier, l’aile et sa cocarde qui bascule et pique vers les flots gris de la Manche un minuscule cargo en bas. Le père de Jacques est le héros , son fils a humé son courage dans la penderie, dans le tissu sombre et rêche et les insignes dorés du blouson accroché au cintre .Nos père resteront à jamais des « rampants ». Sur une photo découpée dans un journal Jacques l nous a montré un grand type maigre et blond, qui trimballe un harnais ou un gilet se sauvetage sur l’épaule. Il pose sur une piste de ciment clair. Son père, vraiment aviaterurt ? Nous en avons douté quand on a vu son vrai père, grassouillet, boudiné dans un costume Belle jardinière une cravate ficelle, et une chemise à col de nylon jauni , c’était quelqu’un de courtaud qui devait porter des bretelles et être frileux. Et puis, ces yeux pleins de bonté ,quand il nous serra la main, ça ne collait pas avec l’image que nous avions du héros de la bataille d’Angleterre.

Nos conversations ne portaient jais sur notre avenir, on s’en foutait. On souhaitait simplement l’arrêt de la guerre d’Algérie avant notre incorporation. Nous retions étions immergés dans le passé, nos familles habitant au milieu des ruines. Déjeuners interminables du dimanche en famille pour raconter l’Occupation et les bombardements du Débarquement tout en sirotant des ballons de Calvados. Le sang et la poussière de la rue Saint-jean traversaient encore la salle à manger.

-Ma grand-mère , dit Frédéric , a traversé deux étages le 7 juillet, au moment où elle prenait un cachet d’aspirine.

Nos parents entendaient encore les sirènes et le bruit de frelons des bimoteurs dans les nuages.

-Quand je pense que ce collège c’ était un ancien couvent. 

-Dans le couloir qui mène aux caves, dit Jacques il y a des phrases en allemand.

-Ouais, elles sont comme écrites au charbon de bois.

– En lettres gothiques, dis-je.

Jacques tire sur sa bouffarde et regarde la fumée qui s’élève en un rond parfait qui erre sous la charpente .On entend le grésillement infime du tabac qui se consume.

-Il est deux heures vingt,dit Frédéric.

-Faut redescendre.

On dégringole avec précaution, par la trappe après avoir vérifié que les mégots soient bien éteints.

Pension

Octobre 1953, les horloges s’arrêtent. Les mois et les années ne passent plus. Dans le dortoir on entend la cloche à 6h30. Le pion arrache couverture et draps, les rêves de douceur avec. Les taches de rousseur de mon voisin de lit m’intriguent. Le gel blanchit les fenêtres. Le jeudi après-midi, sur la route de Trun, si droite et désolée, on découvre l’alternance des saisons. Des corneilles. Dans la forêt aux feuilles d’or on déterre des balles des fusils US, qu’on dévisse pour récolter une poudre encore sèche, versée dans des tubes d’aspirine. Fusées sifflantes dans le vide du ciel. Mon ami Jacques déterre des boites de munitions avec une croix gammée.

Sous un étroit pont de pierre envahi de roseaux on est trois à feuilletter Paris-Match : soldats en chapeau de brousse, visages creusés, regards fiévreux, l’Indochine. Plus tard, ce sera un album avec des photos des camps nazis, un type squelettique, on découvre le torse nu d’un spectre ,un peu de peau collé sur une cage thoracique. ce fantôme tient le bas de son pantalon rayé et nous regarde . L’album est caché sous un matelas dans le dortoir du premier.

Pendant des années le réfectoire et ses tables octogonales, le pot métallique au milieu et son odeur de café , la peau du lait frisonne . La baie vitrée ressemble à une véranda, elle donne sur les deux rangs marronniers de la cour numéro 2,celle des cours de gymnastique.

La cour numéro 1, celle de plein vent, offre la pauvreté des murs, le préau , les longs bâtiments mornes aux huisseries neuves . Toutes ces es fenêtres me regardent , innombrables, et , à force de les regarder je vois un long mur de plus en plus blanc qui m’absorbe. Le grillage qui protège les réserves de l’économat retient , suspendues, de minuscules carapaces blanchâtres des insectes. Je souffle sur les ailes transparentes.

Le froid s’est figé en moi,il y restera des années.

Je me réfugie dans le vieux pull rouge vineux en boule dans le casier de l’étude, dans aussi une carte postale d’une montagne suisse, envoyée par une fille que j’ai vu à peine à Noel. L’air glacé des couloirs . A propos de filles, elles passent en socquettes blanches tout au fond du couloir. Un mirage. Le Sacré Cœur. L’autel. Des bagues de fiançailles pour certaines d’entre elles. Déjà. Ma sœur a l’air tellement sérieuse que je ne la reconnais pas.

Peu ou pas d’amis. L’humus des feuilles pourries, blanchies de givre  sont craquantes sous la paume des mains, quand je fais des « pompes »,voilà la vraie complicité , comme dans un cloitre qui offre au visiteur la tendre courbe de ses voûtes. Des refuges pendant les heures d’étude : la boite de compas et ses petits ustensiles métalliques qui brillent incrustés dans le velours noir, le Lagarde et Michard du XIXème siècle feuilleté, écorné, la couverture tachée de confiture, volume démantelé, re-scotché, avec de paperolles et notes diverses , et les pages Musset annotées au crayon Bic, celles de Hugo au stylo encre bleue . Le portrait de Stendhal tient à peine, il est dû au suédois Sodermark. Stendhal se présente en austère costume noir officiel. L’infime trait rouge de la légion d’honneur sur le revers de sa vareuse m’attire, c’est un signe secret , de quoi ? De sa blessure sentimentale jamais guérie ? De son ennui de vivre surveillé par les hommes du Vatican ? D’être déjà dans le flux de sa mort ? Il me suit partout ce portrait. Visage boursouflé , lèvres minces, regard aigu perçant, le Consul me fixe. Il m’accompagnera des années , dans les salles d’étude, caché dans mon porte-document de cuir brun tabac avec ses griffures du chat de la cuisinière .Ce portrait me suivra dans les pluies de la route de Paris, dans la penderie de la salle de sports, dans l’abri aménagé sous les combles, dans la salle 24 B où l’on projette les diapos de « Connaissance du monde », o les crocodiles m’ ennuient , le portrait est également dans l’odeur de copeaux de bois de l’atelier de menuiserie du mardi matin, dans la poche de mon duffle-coat jusqu’à cette miraculeuse année du bac quand tombe des nues la prof d’anglais, pin-up en jupe tweed dont la poitrine se tient si bien dans son chemisier.

Stendhal, je le dessine à la mine dure sur des carnets quadrillés, sur du papier Canson grenu , sur les feuilles translucide et gaufrées d’un papier japonais, je le retrace à l’encre de Chine pendant un cours de dessin . J’abandonne les fusains et le redessine à coup de gomme et de crayon gras. Le papier se déchire, j’entends les filles jouer au volley , leurs cris aigus dans la cour numéro 2, je les entends encore.

Route de Trun . Le morne paysage des champs dévastés par l’hiver jusqu’à l’horizon . Promenade obligatoire. M’sieur ! On peut fumer ?

Dans l’enfermement hivernal, le soleil n’émerge plus qu’à peine au dessus du préau, j’oublie les les bêtes, les foules, les fetes, je n’ai n’ain plus aucune idée des bords de mer, ni des bals de campagne. Dans la salles d ’étude sous les globes pâles , mon meilleur ami somnole, les jambes trop grandes et les pieds dans des tennis sans lacet. Ses bras repliés attendent la prochaine Révolution d’octobre. Allongé sur un banc de bois de la piscine , dans les fragments lumineux des reflets de l’eau, il se regarde les testicules, il me parle de Lénine et me confie qu’il volé la 404 vert pâle de son père. un week end entier. Je suçote ma lèvre inférieure gercée.

En classe de première, je peux sortir le jeudi. Suis reçu par une « correspondante » qui doit me surveiller. Belle demeure bourgeoise. Grandes pièces, hauts plafonds. Rayonnages de bibliothèque, papier peint à reflets argentés ,un piano fermé la baie, le jardin. Sur la commode , trône une de ces pendules sous globe avec un balancier à quatre boules d’or qui pivotent tandis que je caresse le coude de la jeune fille de la maison. La délicieuse anxiété, les pas de la mère qui marche à l’étage supérieur. La piquante odeur d’encaustique. Quand je caresse la blonde Agnès ,elle renverse la tête en arrière, ferme les yeux, toute molle, j’ose à peine toucher ses lèvres pleines. Je ne me souviens que de mon anxiété. C’est déjà l’heure. La mère du haut de l’escalier crie : c’est l’heure Agnès !… Raccompagne ton ami !..La jupe , alors, avec le tissu remonté quand elle se lève, révèle la blancheur de deux genoux trop lisses et trop blancs pour être vrais.

A nouveau, tant de fenêtres alignées, la crinière noire d’une fille venue de Grèce qui zozote le Français comme une langue étrangère et balance des hanches quand on bavarde avec elle au milieu de l’escalier . Guerre d’Algérie, encore et toujours, le mince volume blanc de « La question » d’Henri Alleg glisse sous les lits. Pauvres camarades envoyés dans les djebels.

La journée se répète au son de la coche dans la cour. Les externes garçons, bien fringués, passent prés de nous avec leur arrogance si facile , leur blousons et rejoignent les filles à la sortie. Pétarades de leurs mobylettes. Moi je compte les éraflures du mur. Je rejoins la salle de physique chimie, guette longtemps un verre d’eau laissé sur une étagère car une tache de soleil se projette au milieu du liquide et le reflet bouge à peine . Je renverse le verre et pense aux années avant ma naissance. Courir dans les étages en renverser toutes les chaises. Le sentiment que quelqu’un d’autre vit en moi, ma chair aboie et va tout saccager.

Au milieu de la nuit, dans le complot de ceux qui ne dorment plus, avec une bouteille de Muscadet entre les jambes , on rêve à quatre, dans la céramique des douches, sur des magazines pornos. Tempête au dehors. La densité de la nuit, alors, nous comble. On reste en extase. Le doux capitonnage des filles . Leurs lèvres molles, l’ombre douce entre leurs seins  . Comment font elles ? L’azur est pour elles, tout est pour elles, le portail ouvert sur la ville , les flirts, leur manière de tirer sur leurs jupes. Nous, on a l’automne, la Toussaint, la Nouvelle année, les Rameaux, la merde quoi.

Les grandes marées


Les grandes marées sont revenues. L’estuaire de la Rance prend des reflets d’étain . Aucun vent. Luminosité douce. Les voix parviennent de loin, claires, serties dans l’air froid vers la cale et la tour Solidor. Dans le promontoire rocheux d’Aleth, et sa pinède, la matinée est flottante et indolente .Place Saint-Pierre garçon de café aligne bien les chaises de rotin le long des tables, en clignant de l’œil pour voir si la perspective est bonne.

Quand je descends vers les Sablons, l’eau du port ressemble à une surface de plomb avec, parfois un imperceptible gargouillis proche des pierres mouillées. La marée de 109 a apporté ce matin un paillasson d’algues brunes, semé par des éclats blancs d’os de seiche et aussi pas mal de carcasses d’araignées de mer qui ressemblent à des débris calcaires. Pas mal de pattes éclatées d’un curieux rose délavé jonchent des amas d’algue. Tout au long de la digue, de fines colonnes de bulles montent d’une eau trouble.

Quelques mouettes se balancent au gré du flot mou comme des jouets en plastique. Deux cormorans, ailes déployées, préfèrent les balises.

Sur la zone de carénage des retraités en shorts décolorés et tongs aspergent les coques de leur voiliers avec une eau sous pression qui crépite et s’éparpille en nuages brumeux vers d’autres coques sur cales ou les carrosseries du parking . Il y en a un assez âgé, voûté, cuisses maigres à faire peur, anneaux aux oreilles et catogan, qui pousse son voilier dans l’écume poreuse puis sautille maladroitement pour monter à bord. Ses jambes , curieuses branches mortes, sont brûlées et noircies par le soleil.

A la terrasse du café « Les filles d’Aleth », une tablée de retraités en polos et pantalons larges d’un rouge passé commente le procès de Cedric Jubilar et se divise en deux camps, ceux qui croient à son innocence et les plus nombreux qui ont la certitude de son crime et regrettent l’abolition de la peine de mort.

Les cigarettes écrasées s’accumulent dans les cendriers. Un grand type crâne rasé, abrité derrière les pages de « Ouest-France » annonce qu’il a acheté « ses premières coquilles saint-jacques de la saison » tandis qu’un autre, en veston de tweed, un visage mou sous une chevelure argentée parfaitement peignée, obtient le silence autour de la table.il prophétise que lui, ancien banquier, tient l’information secrète et le bon tuyau : une partie de l’épargne française va être transformée en « obligation d’état » .Consternation autour de la table.Les flux et reflux du silence s’emparent de la tablée.L’un essuie ses lunettes en formant de la buée sur les verres. Apparaît alors chancelante, une petite vieille perchée sur des hauts talons. Elle vient serrer cérémonieusement les mains de ces messieurs en accordant que l’extrémité de ses doigts comme une princesse de sang. Elle porte toujours la même robe de dentelle qui ressemble à une vieille combinaison fripée sortie du lave linge. Cette pauvresse qui marche par de curieuses saccades se dirige vers le bar pour remplir une grille de PMU. Le temps défile à vide tandis que l’un tapote sur son téléphone et qu’un autre grommelle « Tiens,  Faye Dunaway » vient plut tôt ce matin.Tu connais son mari ? »  Un autre décide de commander un grand crème, comme pour rompre la pesanteur de cette table rendue muette par la prophetie du banquier.

Les verres de rosé tremblent au soleil pâle.

Je remonte vers la Mairie, en savourant ces promenades sous un ciel serein ,en train de devenir d’un gris mat épais sous une fine couche de nuages.

Certains matins, l’estuaire est lisse comme un lac Léman, d’autres jours ce sont des vagues courtes qui multiplient à l’infini les entailles d’argent vers Dinard et la ligne fine du cap Frehel. De curieux canaux d’eau noire serpentent vers le barrage de la Rance. Il m ‘intriguent d’autant qu’ils charrient des bandes étroites d’ écume sale d’une mousse pisseuse qu’une brise écrête.

Quand, vers midi, j ‘accède aux remparts qui dominent le Grand Bé , aucun chalutier à l’horizon, ni voile, ni ferry, le vide ,la solitude, le désert d’eau. Il y a deux ans vers les Thermes je m’étais installé sur un banc et , dans une curieuse moiteur laotienne , je lisais chaque après midi « Barrage contre le Pacifique » de Duras, en voyant défiler tous les couples à chiens. Bel été.

Hier, j’ai lu   une bio de François Nourissier, « Au cœur des Lettres françaises », d’un universitaire François Chaubet. Pendant toute la lecture de cet ouvrage dont le sérieux ressemble à quelque chose d’une patience scolaire, je me dis qu’il est paradoxale, presque comique, de construire une biographie sur un écrivain qui a labouré dans tous les sens sa propre vie. Nourissier est unique pour avoir réussi une vaste biographie qui sonde jusqu’à l’infinitésimale ses malaises. Il a tout sondé, parcouru, vérifié depuis sa prime enfance, orphelin de père très vite, élevé dans un milieu pauvre et aigre, jusqu’à s a réussite de grand Bourgeois devenu le grand Connétable des Lettres et l’arbitre des élégances dans la critique parisienne entre 1970 et 2000.

Ce fut édifié et construit avec un tel mélange de talent, de minutie, de sincérité écorchée, d’acharnement -pour écouter toutes les voix secrètes de sa mémoire- que la tentative Chaubet est presque indécente.

François Nourissier jeune, au temps d’ « Un petit bourgeois »

Nourissier a réussi (et qui d’autre ? Michel Leiris?) à remonter les sentiers qui accèdent à la secrète misère qu’on éprouve quand on est lucide sur soi pendant les insomnies  et les heures froides de sa vie .Notons qu’il n’est pas si aisé que ça de se familiariser avec soi même quand on a un stylo à la main, d’autant que cet examen de soi se déroule dans une période un peu mollassonne et prise dans des fatras de bavardages qu’on appelle « les trente glorieuses » ,période papelarde et pompidolienne, favorable aux promoteurs immobiliers et aux agences de voyages…. Notre Nourissier n’est pas particulièrement attiré par la politique, soucieux bien davantage de traquer les impressions fugitives, la volubilité, les retours, les corrections, les remords, et la souplesse de ce monologue intérieur qu’il se tient à lui-même et qu’il finit par nous faire partager, sans rien dissimuler de ses déchirures familiales , de ses propres lâchetés, ou bien brisant parfois l’omerta avec un certain culot de ce que les mœurs littéraires de Saint Germain-des-Prés répugnent à dévoiler. Voir « Le bar de l’escadrille ». Il y réussit sur plus de quarante ans…

Chapeau l’artiste!

Il y a toujours chez ce prosateur (avec la fluidité d’un beau gris Drieu La Rochelle, un blessé qui fascine) un côté confession de minuit en plein midi . Il y faut de la grâce, et surtout un opiniâtreté hors du commun. La tentative autobiographique Chaubet tourne court. Il finit, résigné, par ne plus concurrencer les sincérités et les aveux de son sujet d’étude, et multiplie des extraits des correspondances qu’entretenait Nourissier avec ses fidèles , dont je fus.

De toute façon les biographes s installent toujours dans une zone policière

J’éprouve bien sur quelques piqûres de vanité quand je retrouve deux ou trois passages de mes lettres à celui qui fut mon mentor au journal « Le point ». Cet homme fidèle fut présent dans les bons et surtout les mauvais moments de ma vie . Parfois, j’ai lu « Un petit bourgeois » et «  « La crève » , troublé que son passé ressemblât au miroir de ma vie. Je le relis régulièrement pour savoir où j’en suis.

Un jeune romancier nommé Claude Simon

Contrairement à ce qui a été écrit dans quelques articles, à propos de la réédition de deux « écrits » de Claude Simon , « Le tricheur » et « La corde raide » parus aux éditions du Sagittaire (en 1945 et 1947 ) et republiés en mars de cette année,aux éditions de Minuit (en un seul volume) l’auteur n’a jamais renié ces deux premiers romans. Il avait même eu l’intention de les inclure quand il a été question de publier ses œuvres complètes en Pléiade en 1994 .

Selon Mireille-Calle Gruber qui a fort bien présenté la réédition de « Le tricheur » et « La corde raide », Claude Simon a toujours considéré ses deux premiers romans comme une partie intégrante de son œuvre.

Découvrir ces deux textes est un vrai bonheur. Claude Simon est déjà tout entier dans son écriture puissante et touffue .

Dans « Le tricheur » il offre déjà des blocs de réalité, des fragments juxtaposés , des séquences aux descriptions ralenties, minutieuses, d’où émergent lieux, personnages, paysages qui seront sa marque. Il bouscule la continuité narrative classique , préférant la dissolution dans un flux de conscience avec ses stases. Il privilégie les sensations, le discontinu, souvenirs et arrière -monde dans une obsédante précision et intensité du regard. Jamais il ne quitte un monde concret.

Celui qui voulut être peintre le reste avec des mots. Chaque phrase possède sa couleur, sa surface, ses volutes et arabesques. Chaque sensation s’impose avec une présence neuve .

L’intrigue n’est pas passionnante. D’ailleurs Claude Simon donne le sentiment de s’y désintéresser soudainement C’est la fugue de deux jeunes amoureux dans un paysage de campagne . La jeune fille est sans doute mineure. Le garçon profite d’une sieste d ‘Isabelle pour repérer une gare d’où il pourra prendre le train avec elle. On ne sait pas trop si la jeune fille est consentante. Phrases surchargées, sensuelles, savoureuses, pour parcourir l’éblouissante surface du monde, avec savants changements de plans et perspectives , comme un cinéastes. Mais ici le temps n’est qu’ une suite d’instantanés. On trouve déjà dans « le tricheur »l’écriture exubérante qui désoriente par sa méticulosité, son foisonnement , et ce savant décousu qui déplaira à une catégorie de lecteurs, et critiques,   mais en séduira d’autres…

On voit déjà apparaître un thème essentiel : l’immutabilité des saisons et la beauté pastorale et virgilienne de la Nature opposée au chaos violent de l’Histoire.

La grande surprise vient de« La corde raide » publié en 1947.

Le texte offre une série de brèves épisodes autobiographiques rédigés dans une prose rapide, informative, qui n’a rien à voir avec le style fastueux auquel Claude Simon nous a habitué. Claude Simon revient sur l’évènement fondateur sur lequel se fonde son œuvre , cette journée du 17 mai 1940 telle qui l’a vécue: le massacre de son escadron en Belgique ,quand il quitte la route de Beaumont, et traverse un village saccagé et encombré de véhicules démolis et de cadavres d’hommes et de bêtes. Il décrit sèchement, presque en journaliste, sa guerre. La mobilisation, les séparations des soldats et de leur famille sur un quai de gare, la chevauchée de son escadron en rase campagne ,puis l’idiotie d’un chef , le carnage, la terreur, enfin l’ humiliation quand Simon est fait prisonnier puis envoyé ,dans des wagons à bestiaux, vers un stalag en Saxe, d’où Simon s’évadera.

A ces épisodes se mêle une réflexion sur la peinture et l’importance de Cézanne .Là il devient théoricien du regard, quand la vision ordinaire et réconfortante de la réalité cède à un effarement. Le traumatisme face à la mort immédiate change l a nature de ce qu’on voit et de qu’on ressent. S’affirme alors une discontinuité temporelle et spatiale. Ce 17 juin 40 a rendu dérisoire ce qui était le sentiment de sécurité dans lequel l’auteur avait baigné jusque là. On comprend mieux alors cet art fracassé, à la fois désenchanté et ébloui, ces formes, ces couleurs qui semblent avoir la puissance d’un écorché en peinture. Simon constate la faillite de l’humanisme, sa perte de foi dans les « avenirs radieux » et les consolations dérisoires de la religion. Impossible transcendance et bouffonnerie amère.

Quel texte ! On comprend que les illusions politiques idéalistes du jeune Simon furent ruinées par cet épisode; et dans le même élan, l’urgence de forger un outil romanesque neuf , qui soit à la hauteur de cette expérience traumatisante.

On se demande également pourquoi ce récit nu, irrépressible, comme écrit au sein des ténèbres. On a une partie du mystère résolu quand on sait que ce texte est dédié à cette Renée, la jeune femme aimée, qui choisit la mort le 7 octobre 1944 .  « La corde raide » irradie d’une curieuse blancheur de ton avec ces drames vécus. Le chagrin ,pudiquement, se dessine en filigrane tout au long de cette une prose dans une sorte d’urgence d’un homme qui v se voit coupé de son passé .C’est un récit secret, un récit de minuit. Un homme jeune découvre, dans sa chair, le fond noir de la nature humaine.

Plus tard il développera dans « La bataille de Pharsale », dans « Les corps conducteurs » , « Les Géorgiques », ou  »l ‘Acacia » ce chant à la foi funèbre, célébrant, et somptueux pour détailler des épisodes de sa vie, de celle de ses ancêtres, dans leurs demeures méridionales obsédantes , ces pièces qui gardent une odeur de fleurs fanées et de plâtre moisi, et une odeur de cierges éteints après une inhumation.

On découvre la naissance d’un homme neuf, brûlé, dans lequel l écriture joue le rôle d’une renaissance secrète. La beauté immédiate du monde, le chant du monde , dans sa lumière vibrante , ses pluies, ses nuages, ses saisons, avec le miracle d’être vivant, soulève les dernières pages du livre, dans la continuité de la réflexion sur la peinture Cézanne. L’éloge de la chair féminine – à travers l’image des putains- boucle le texte dans une pirouette ironique émouvante

Voici les dernières lignes de «  La Corde raide » : »Immobile, dans la nuit, à regarder la hasardeuse disposition des fenêtres allumées, rectangles peints en jaune orangé, écoutant le bruit d’un pas sur les boulevards, écoutant une femme qui rit quelque part, une musique, , écoutant l’arbre palpiter et s’ouvrir, pousser ses ramures à travers moi, m’emplissant les mains de ses feuilles , m’emplissant de sa voix chuchoteuse, les voix de ceux qui n’ont pas encore vécu, celle de ceux qui ont fini de vivre, les mêmes voix, les mêmes présences , toutes celles qui m’ont tellement donné, celle qui m’a donné une vie, celles qui m’ont donné la bouleversante tendresse de leurs chairs, celles qui m’ont aimé, celle qui m’a trop aimé .Les branches passent à travers moi, sortent par les oreilles, par ma bouche, par mes yeux, les dispensant de regarder et la sève coule en moi et se répand, l’emplit de mémoire, du souvenir des jours qui viennent, me submergeant de la paisible gratitude du sommeil. »

Redécouvrir « L’Avventura » d’Antonioni

Pendant tout l’été, une des chaînes de OCS a rediffusé régulièrement « L’Avventura »(1960) d’Antonioni. J’ai revu ce film stupéfait.

Une occasion de redécouvrir ce film capital. La copie restaurée surprend dans la haute définition de l’image . Par exemple le travail d’Antonioni pour mettre en évidence la beauté minérale, les strates, les linéaments, les différences de densité des paysages siciliens. La passion du cinéaste pour les paysages gris sur gris dans leur dure minéralité, sur cette ile caillouteuse de Lisca Bianca (elle fait partie du groupe d’îles volcaniques des Éoliennes) permet au cinéaste de rappeler le vieux coeur indifférent de la terre qui couve jour et nuit, dans les ravins, les pentes caillouteuses, , préserve les choses secrètes -comme le ressac des vagues sur les rochers- qui nous fascinent, nous inquiètent depuis notre enfance ,comme si, dans ces images, quelque chose de sombre, d’oublié, passait entre les personnages pour leur rappeler leur caractère éphémère et leur errance , que renforce la disparition d’Anna, jouée par Léa Massari.

Toute la gamme des gris s’étale donc, se superpose sur cette île rocheuse. Les gris râpeux,ou le gris lisse et monotone de la mer , le côté éternellement inquiétant et morose d’une côte sauvage.Il met aussi en évidence la dérision des bavardages mondains des riches bourgeois sur leur yacht , un monde visiblement décrit comme superficiel avec des liens corrompus. Dans cette société d’ennui qui n’a pas besoin de travailler pour vivre, la disparition d’Anna va renvoyer chacun à sa solitude, sa nudité. Déjà Antonioni avait abordé ce thème de la défaillance des rapports humains de la bourgeoisie ultra riche (ici à Turin )avec « Femmes entre elles » (1955) avec son film adapté d’une nouvelle de Pavese « Entre femmes seules «  publié en 1949 .

D’emblée, Antonioni entraîne le spectateur vers une terre nue au milieu duquel évolue un couple marqué par un désir perturbé et inassouvi. Dés que le groupe de riches romains quitte le yacht pour aborder sur une île , la parole abondante, le bavardage libertin, le marivaudage se tarit lentement, la conversation se transforme en appels lointains et cris sur les pentes venteuses de l’île. La disparition soudaine d’Anna (, qui restera une énigme ce qui choquera beaucoup les spectateurs du festival de Cannes..) ) fait prendre conscience au couple principal, Sandro (Gabriele Ferzetti) et Claudia (la blonde Monica Vitti) que la parole avait été jusque là gaspillée et dévalorisée. C’est une premier découverte capitale du film: la revanche du silence. Ce n’est plus la parole abondante et dévoyée du quotidien qui permet la communication, c’est au contraire le silence, il devient écoute, il devient énigme. Et comme par hasard le théâtre des visages ,si important chez Antonioni reprend de sa signification . Sandro et Claudia savent mieux se taire que les autres pour communiquer.

Et d’emblée, dès les premières scènes, Antonioni nous avait prévenu que Sandro ,comme tout italien bellâtre et dragueur,comme tout séducteur utilise la parole comme une stratégie de séduction bien rôdée .

Séquence dans un appartement romain, au bord du Tibre , :on voit Sandro (Gabriele Ferzetti), vaguement fiancé, faire le joli cœur sur un ton faux .Ce discours ironique décalé n’a aucune valeur auprès d’ Anna ((Léa Massari). Pour y couper court, Anna se déshabille. Sans un mot.

Seconde surprise :c’est le monde qui entoure le couple,les collines, mais aussi plus tard dans le film (ce road movie sicilien) les routes désertes, l’approche des villes ,les églises baroques de Noto, les bâtiments cubiques d’une ville nouvelle déserte , ces paysages qui exacerbent la solitude, ces horizons dégagés , ce vent , Noto vue d’un clocher, mettent le vide et le silence au centre du couple. Ces déplacements en train, en voiture, en taxi, à pied, font enfin respirer et vivifient le couple Sandro-Claudia.

La camera inspirée d’Antonioni écoute le paysage comme elle écoute les visages-paysages de Monica Vitti et et de Gabriele Ferzetti. Les deux personnages se cherchent d’abord entre les éboulements rocheux d’une île puis se séparent et se retrouvent, oscillent dans des sentiments mêlés, contradictoires , saisis par le cinéaste souvent dans leur énigmatique complexité, mais la disparition d’Anna qui scelle la quête dans sa vérité . Ce qui était mondain, ironique, sarcastique, second degré , superficiel s’évanouit . En cherchant la disparu,la fugitive Anna , le silence et inquiétude révèlent ce qui se cachait sous le train -train de la vie ordinaire ,qui n’est plus possible. Antonioni filme au plus prés cette détresse et cette recherche de vérité qui lie Sandro et Claudia juqu’à l’ultime image . Mais il y a davantage dans la manière de filmer Antonioni .Parfois, quand ce couple est dans une voiture, quand il marche l’un à coté de l’autre , quand il se trouve en face à face dans un chambre d  ‘hotel soudain ce moment sir particulier, fugace, où l’un des deux semble se trouver face à un ou une inconnue., une soudaine hésitation à le reconnaître. Un saut du regard et Sandro se demande fugitivement »mais qui est cette étrangère ? Cette personne  blonde au visage ovale lisse et opaque ?» ? comme si Sandro avait perdu toute idée de familiarité. Ce moment où l’un des membres du couple ne se souvient plus de l’autre reste un des apports les plus plus originaux d’Antonioni. Il y a tellement de films fondés sur l’exploration du couple qui s’enlise dans une sorte de familiarité ronronnante qui affadit l’histoire et ne se contente que ce mouvement cardiaque de déchirures et de réconciliations entre deux êtres qui ne mettent jamais en cause leur familiarité.Avec Antonioni l’ovale même du visage de l’Autre,proche du masque blanc , semble venir d’une autre année, d’un souvenir oublié, d’une matinée ou d’un réveil avec une autre personne dans une autre vie.

Cette disparition d’Anna est un déclencheur pour Sandro et Claudia. Antonioni rejoint ce qu‘écrivait Pavese dans « Le métier de vivre » : » »On se tue parce qu’un amour, n’importe quel amour, nous révèle dans notre nudité, dans notre misère, dans notre état désarmé, dans notre néant. » La vérité , la misère, le néant habitent et déchirent le film au rythme des routes, des places de village, des brèves rencontres (un journaliste de Palerme , un couple de pharmaciens, une réunion mondaine dans un Hôtel de Taormina, des policiers fatigués qui interrogent des marins ) pour nous rappeler qu’un couple se construit ,magnifiquement désorienté à l’écart ou souvent contre la communauté jacassante et mondaine. Et lui,le couple, continue son cheminement, son apprentissage dans un perpétuel accommodement, ajustement à ce qu’il y a d’inconnu chez l’autre. Et Antonioni traque si bien cet ajustement si délicat, si difficile, si fuyant, de ce couple désorienté par ses pulsions, qu’ils deviennent étrangers au reste du monde, et ça devient incertain et logique comme un rêve. . On a l’impression que lorsque le couple Andro -Claudia retrouve ces mondains, ils traverse ce cercle et restent élégants, dans des scènes qui culminent dans l’hôtel de Taormina. Le détail de leurs émotions, parfois de leurs souffrances de leurs désirs -au sens le pus charnel- leur donne une sorte de grâce lorsqu’ils font l’apprentissage de l’inconnaissable chez l’Autre. Elle est brisée quand Sandro se roule sur une prostituée dans une inconséquence bien masculine et latine, étreinte qui rejoint celle la première scène, froide et expéditive au début du film avec LéaMassari-Anna

C’est là que le paysage intervient. Ambigu, souvent froid et gris,  avec son immobilité en states, et son silence vertical . Souvent la grande lumière de la Sicile décolore les personnages, suggérant une existence ombreuse qui doit vite se fondre dans le bruissement du vent. Le caractère mythique des grands panoramas, des collines désolées, joue un rôle de révélateur. Etat désarmé, néant, nous y voilà sur ce théâtre de vent , de pleine lumière froide qui pose la question de l’Origine. Tout se passe comme si les grands panoramas,ces soudaines vues larges, dégagées, emplies de silence révélaient la fragilité de tout, dans une sorte de ferveur mélancolique et urgente pour affirmer que tout a déjà été dans ce qui est et dans ce qui sera. On le constate dans toutes les scènes d’ aubes qui achèvent aussi bien « L’avventura » que « La notte » . chez Antonioni, , dans des matins blêmes, dans la fatigue des corps, dans une sorte de lassitude métaphysique dans une persistance nue de l’émotion à vide .Cette transmission muette, qui forme le couple, sans étreinte, mais avec un petit geste pour se blottir chercher ce point d’appartenance réciproque, révèle ce que les paroles ont violemment masqué .C’est une ouverture bouleversante sur la nudité et le désarroi.

Il semble que l’étendue austère du paysage ,plus ou moins ensoleillé ou gris révèle jusqu’à la cruauté des vérités psychologiques replace ces deux humains dans une aube primordiale. Cette aube qui hante le cinéaste et qui pose un voile de tristesse, un désabusement dans ses films. C’est le petit matin face au Vésuve dans « L’avventura » et la pente d’un grand parc , le couple Jeanne Moreau-Mastroianni dans les dernières images de la Notte ».
Pauline Kael avait ces mots très justes : « 
L’aube d’Antonioni n’est pas l’aube des gens qui sortent d’une nuit blanche ; c’est la fin de la nuit précédente, c’est la lumière blafarde dans laquelle vous vous voyez et savez qu’il n’y a pas un nouveau jour qui se lève – juste un somnambulisme qui n’en finit pas, et un dégoût de soi-même. » Une premier tentative cinématographique avait été faite en ce sens, avec Roberto Rossellini dans « Voyage en Italie » .Le cinéaste cherchait déjà une dramaturgie non traditionnelle, non classique psychologiquement, pour décrire un couple en filmant une suite de moments creux, vides, blancs, cette suite d’instants qui finissent par former, au lieu d’une vérité psychologique nous invite à suivre le parcours d’une duplicité qui s’agrandit. .Il dévoile un couple en voyage dans ses faux-semblants et scrute et traque les signes de la rupture uniquement par des jeux de distance ,des stratégies d évitements et de demi mensonges entre les deux comédiens .

Antonioni va plus loin Il réussit à unifier en une narration fluide,élégante, cette danse des émotions instables ,cette sismographie des humeurs changeantes.La camera traque cette vie souterraine et secrète des affects, des anxiétés, des excitations immédiates avec des visages muets, visages-énigmes , visages pris dans leur rythme, dans leur opacité ,, avec le regard qui refuse ou attire La camera saisit qui murmure le visage à notre insu. Le cinéphile avait déjà été saisi par une sorte de une fraîcheur photogénique antonionesque , déjà évidente dans la première en 1957 dans le film « Il Grido » « Le cri » en français) première tentative de fonder un « néo-réalisme de l’intérieur » comme le cinéaste l’a affirmé. Film déjà froid, austère, hivernal. Ce que la critique ou les spectateurs ont souvent pris pour de « l’incommunicabilité » , ces moments creux, ou apparemment vides sont au contraire des moments où l ‘énigmatique rôle de l’inconscient , l’apparition volatile d’émotions instinctives, de doutes, d’incrédulité, de soudaines agressivités, tous ces affects momentanés , ces bouffées de jalousie, des souvenirs enfouis, des moments blancs,opaques,incontrôlés, jouent leur rôle à plein dans cette nouvelle narration cinématographique . La camera pénètre alors dans ces régions complexes de la vie intérieure que ,jusque là, seuls les romanciers, avaient pleinement abordé, ce qu’a bien vu et analysé l’écrivain Alberto Moravia à la sortie du film.

Je note aussi que dans un film considéré comme ayant une tonalité tragique au milieu d’une foule de sentiments instables ou contradictoires , surgit un moment unique, extatique comme le cinéma en offre peu. Rien, au fond, de plus fiicile que de filmer un appétit charnel, une étreinte au cinéma. Hollywood nous offre de touchants efforts de grands cinéaste américains pour nous monter deux corps en pleine jouissance souvent réduits à un plate démonstration physique que la bande-son enrichi de grognements censés signifier l’extrême de la jouissance.

Antonioni a échappé à ce désastre. Ce « moment charnel vrai » on le découvre quand Sandro et Claudia s’étendent dans l’herbe à proximité d’une ligne de chemin de fer, dans un vaste panorama incliné qui descend jusqu’à la mer. Une soudaine communion extatique, un accord parfait des corps contre la terre .Sans se déshabiller, le couple s’étreint, s’aime dans une douceur, des caresses, un tressaillement , quelque chose à la fois de fébrile qui soudain prend part et s’immerge dans la pression du ciel et le bruissement de la me, ce paysage de paix du soir approchant dans une lumière bienfaisante et complice. Dans cette séquence on a l’impression que l’étreinte des corps habillés, resserrés, enfoncés dans l’herbe leur permet de trouver quelque chose de stable, d’oublié, et de maternel . Curieux qu’on ait pu autant parler de » l’ennui « comme thème principal du cinéma d’Antonioni quand on voit enfin, une telle séquence, discrètement lyrique pour dire l’ harmonie sensuelle, la beauté virgilienne, antique d’un tel chant.

Silence des caresses, profondeur des cheveux épais de Monica Vitti , lèvres se cherchent enfin délivrées de toute parole , « les sens fondus en un » comme l’écrit Baudelaire , tout ce qui éblouit et console dans l’étreinte. Antonioni accompagne la scène d’un froissement de tissu . Sentiment que le couple éprouve tout ce que l’expérience d’une vie attend. L’aile de la grâce est passé sur eux.

Antonioni cadre de manière à inclure la présence d’un ciel orageux, une menace suspendue sur cet instant unique d’exaltation, d’harmonie .Profonde joie des corps , Monica Vitti la femme-terre transmet la vie à l’homme seul.Thème qu’on retrouve aussi dans les récits de Pavese, écrivain qui a visiblement influencé Antonioni. Dans ce moment unique , c’est l’arrêt subi de l’errance, des doutes, de la malédiction des sexes séparés .Cette malédiction du couple séparé elle reprendra et culminera dans « La Notte », film de 1961, tourné par Antonioni dans un Milan fonctionnel, moderne,géométrique,aseptisé, avec ses immeubles de verre, ses chantiers, ses embouteillages, ces immenses travaux qui démolissent le passé d’une ville, si bien que Jeanne Moreau est obligée d’aller retrouver ses souvenirs de jeunesse dans une lointaine périphérie où subsistent quelques maisons qu’elle a connu enfant.

Pour revenir à notre séquence de l’étreinte si discrètement lyrique dans la pente d’un paysage ouvert, elle se termine sur la survenue si brutale d’un train qui passe .C’est si si inattendu cette voie ferrée (qu’on ne devinait pas si proche du couple) une proximité qu’on avait pas vue venir, que cette rupture déstabilise. On se demande longtemps le pourquoi. Est-ce pour marquer la fuite des choses, si inéluctable et brutale? Est-ce le rappel que le monde délivré de temporalité dans l’extase érotique se déchire soudain pour revenir à la loi inexorable de la fuite du temps? C’est sans doute pour ça que Sandro parle du jour qui décline. Ce train sombre, violent, inattendu rappelle le retour aux gares, aux villes, à leur circulation frénétique des foules, au supplice de l’emploi du temps, à la logique des montres, au supplice de la vitesse là où régnait une lenteur à parfum d’éternité , au bruit et à la fureur urbaine. Ce moment suspendu rappelle ce qu’écrivait Pavese dans son journal intime « Le métier de vivre » » Celui qui dénonce l’immoralité de l’amour vénal devrait laisser tranquille toutes les femmes, car, une fois qu’on a exclu les rares instants où elle nous offre son corps par amour, même la femme qui nous a aimés se laisse faire et agit seulement par politesse ou par intérêt, à peu près résignée comme une prostituée.(..) Mais il reste toujours que baiser-qui réclame des caresses , qui réclame des sourires, qui réclame des complaisances – devient tôt ou tard pour l’un des deux un ennui dans la mesure où l’on, n’a plus naturellement envie de caresser, de sourire, de plaire à ladite personne ; et alors cela devient un mensonge comme l’amour vénal. »(« Le métier de vivre, 8 décembre 1938)

Vers la Villa Médicis

En fin d’après midi , après une lente remontée dans la foule du Corso et le passage bruyant des bus nous nous sommes dirigés vers les hauteurs de la Villa Médicis. Par un étroit escalier . Sous la paume de la main je sentis la tiédeur de la pierre poreuse couleur minerai de fer L’expression sérieuse et concentrée de Judith ,depuis notre sortie de l’église San Salvatore in Lauro s’était murée en une distance défensive et un évident refus de parler . J’avais fait semblant de chercher longtemps mon paquet de cigarette et mon briquet lorsque Judith me dit :

-Pourquoi tu m’as empêchée de rester prés de l’autel ?

-Parce que la messe allait commencer. Des vieilles femmes s’agenouillaient prés de toi.

-Je ne savais pas que tu étais si religieux…

Judith déplia le plan de Rome pour se repérer et ne répondit pas à mes questions. J’essayai de trouver -en vain- des mots qui auraient détendu l’atmosphère,mais toutes mes tentatives échouèrent . Ce dos tourné irradiait d’ hostilité . La tête tenue haute de Judith , la ligne dure, et surtout la blancheur minérale de son profil me fit penser à une Junon de pierre. Nous fûmes distraits par le bref passage joyeux, bavard, et bigarré de quelques écolières , elles laissèrent dans leur sillage des odeurs enfantines et des miettes de viennoiseries sur les pavés.

J’arrivai devant la Villa Medici : la largeur du ciel me surprit à nouveau, rien n’avait changé depuis des années, toute la rutilante beauté de ces toits vers le Colisée et le Mont Palatin.

Je repensai alors à notre premier voyage, il y a si longtemps quand Judith portait d’étonnants corsages pailletés ,des longues jupes bariolées un peu gitane et des petits lunettes rondes au cerclage métallique. Mas ces audaces vestimentaires avaient disparu remplacés par une haute silhouette ajustée et conventionnelle dans des ensembles gris. . La Judith fofolle et spontanée de nos premières rencontres ,celle qui dansait devant les ascenseurs d’hôtels, avait disparu..Judith passait un temps fou derrière des machines électroniques froidement silencieuses et des traitements de texte dont le léger bourdonnement mystérieux s’ enclenchait au milieu de la nuit au fond du couloir de notre appartement parisien. Ou bien elle restait absorbée dans des négociations commerciales interminables avec des correspondants à l’autre bout du monde. Le temps et l’espace avaient effectivement pris une courbure inattendue , l’insouciance et l’humour s’éteint dissipés .Les particules de notre passé passé joyeux avaient disparu dans un mystérieux trou noir.

Je guidai Judith vers la terrasse d’un café à tonnelle placé prés de la Villa Medici,de l’autre côté de la viale Trinita dei Monti  ; l’endroit dominait les vagues figées des terrasses rose brique de Rome, avec les coupoles, clochers, dômes . Je retrouvai toute cette beauté étalée sur des couches d’air calme et ce léger scintillement brumeux que Rome offre toujours comme si les guerres et les désastres européens n’ avaient jamais atteint cette ville sainte . Les murs tièdes et le ruelles aux odeurs terreuses n’avaient subi aucun changement. Cette magique étendue urbaine ressuscitait mes anciens séjours dans une lumière aussi neuve que le premier jour,quand je sortis de la Stazione Termini. . Je me rappelai l’espèce de joie enfantine qui m’avait pris quand j’avais guidé Judith sous les ruissellements verdâtres, ces tunnels de feuillages qui longeaient les quais du Tibre.

Je n’avais pas oublié l’indolence et la béatitude que nous avions éprouvé huit ans auparavant , nos désirs assouvis dans les draps froissés , dans cette chambres d’hôtel vetuste pres du Campo dei Fiori, ces vieux rideaux,le grand jour sous la porte, et le portrait un à la sanguine de Garibaldi dans son cadre en vieil or terni. . Judith, enveloppée dans une serviette-éponge s’amusait à faire grincer les lattes disjointes du plancher en sautillant pieds nus.

J’avais aussi gardé en mémoire cette manière que Judith avait d’abandonner ses bras nus sur mes épaules pour me laisser reboutonner son col Claudine, ou cette manière leste pour quitter le lit en lançant ses jambes en l’air, ou bien ses espiègleries éclaboussantes dans l’eau de la baignoire . Enfin, je la revoyais souple, aérienne, en robe blanche immaculée, descendre l’escalier de la Place d’Espagne , elle virevoltait , ondulait des hanches pour imiter la volupté exhibitionniste de Sophia Loren dans je ne sais plus quel film.

Maintenant l’implacable lumière de quatre heures révélait ce que je sentais bruire obscurément entre nous, une distance voulue et entretenue qui annonçait quelque chose d’irrémédiable

Plus tard nous nous sommes réfugiés sous la tonnelle à glycine ; je remarquai l’ austère porche de la Villa Medici ,soigneusement clos, qui transformait ce bâtiment en une forteresse. Le coin de terrasse était absolument désert et gardait une certaine touffeur. Nous nous installâmes à une table ronde couverte d’une nappe au tissu épais et râpeux d’un bleu délavé .Les chaises de jardin aux pieds de fer en forme de lyre avaient été laissées dans un désordre comme si une bande d’invités avait fui en vitesse.Un serveur âgé, grand, très droit, vint prendre notre commande.il nous servit de l’eau minérale avec des gestes contrôlés. Les nonchalantes soirées d’été de mes précédents voyages où tout le corps s’abandonne revinrent me hanter , c’était comme une sournoise fièvre qui s’installait en moi.

Sur la table proche des mouches grises minuscules parcouraient les parois de quelques verres qui avait dû contenir du jus d’oranges pressées.

Une serveuse boulotte ,en noir et tablier blanc, pliait des serviettes pres des cuisines .Cheveux noirs, yeux noirs, maquillage soutenu. Elle s’adressa au serveur âgé avec un accent traînant incompréhensible .Etait-elle Italienne du Sud ? Une Grecque ? Sa silhouette un peu lourde laissait deviner des grossesses et une beauté en train de s’étioler . Ses gestes adroits faisaient s’entrechoquer des bracelets à son poignet gauche.

-Elle te trouble ?

Je ne répondis pas. Un grésillement de friture vint des cuisines. Une porte vitrée était tenue ouverte par une cale de bois.

Judith et moi avons changé de table pour éviter le contre-jour. Je m’efforçai de concentrer mon regard sur un bouquet de pins vers l’hôtel Hassler et j’imaginai un soleil couchant qui enflammerait les terrasses et églises avoisinantes dans ces teintes ocrées ou sableuses que le peintre Corot affectionnait.

En me tournant,je découvris une desserte monumentale ,meuble , surchargés de plats en inox ,d’huiliers et surmonté de bouteilles de vin poussiéreuses de paniers d’osier . Je m’efforçai d’ examiner chacun des reflets acajou de cette desserte pour échapper au visage fermé de Judith qui ne cessait de feuilleter le Guide du Routard . Sur la droite, bien au milieu de cette terrasse , un bassin d’eau sombre, comme creusé dans le carrelage offrait un miroitement sombre, ses reflets formaient des serpents d’argent hypnotisant qui se perdaient entre quelques nénuphars.

Le serveur âgé, enfoncé dans la pénombre mouvante du feuillage de la tonnelle gardait la bouche entrouverte , je me demandai s’il pensait à sa proche vieillesse avec résignation ou une parfaite tranquillité. Je m’aperçus que dans sa main gauche, au fond de la poche de sa veste blanche , il manipulait quelque chose : des clés ? de la monnaie ? canif ? amulette porte-bonheur ?

Quand je revins à l’hôtel après avoir longtemps cherché un kiosque à journaux, je découvris que Judith était discrètement partie payer. Dans la chambre, des cintres vides avaient été laissés ostensiblement éparpillés sur la plaque de verre fumé de la table basse. Le Guide du Routard était posé sur ma table de chevet et aussi le billet d’entrée de Judith à la Galleria Borghese. Il était soigneusement plié . Au verso il y avait une reproduction photographique du monument de Pauline Borghese, voluptueuse , alanguie sur son canapé, dans des luisances de marbre troublantes sur sa poitrine offerte dans son glacis . Judith m’offrait donc, avec ce bout de carton   une plénitude charnelle qui me narguait. Je me demandai comment j’avais réussi à transformer en huit ans une jeune femme alerte, malicieuse en une femme gelée , aux traits durcis , et qui nettoyait ses lunettes avec une lingette pour mieux sonder et scruter les traits de cet étranger ,moi.

J’écrasai gauchement ma cigarette consumée jusqu’au filtre et tentai de repousser les obsédantes images de nos nuits précédentes. Elles se résumaient à des insomnies , des déchirures de mauvais rêves, une bouche pâteuse, et mes regards insistants sur la belle silhouette de Judith, la courbe de sa hanches , ce long corps enrobé dans les draps dans une lumière de lumière artificielle venant d’une enseigne dans la ruelle. Le foulard qui enrobait l’abat-jour et atténuait la source trop fore de ma lampe de chevet et me permit de lire ma partie préférée du « Temps retrouvé » en attendant l’aube. Dans la salle de bain, pendant mon rasage avec une eau tres douce, me revint une scène bien précise . Au cours de la deuxième journée de notre premier voyage nous flânions sur le Mont Janicule , c’était un printemps de juin un peu maussade , des bouffées d’air humide s’accompagnaient d’un léger grondement orageux. Ce grondement orageux revenait régulièrement comme s’ il recelait quelque chose d’emblématique et d’essentiel sur la nature profonde de notre couple,mais ce signe là restait toujours mystérieux dans son ressac. Est-ce cela qu’on appelait un souvenir-écran en psychanalyse ? Ce grondement orageux me surprenait dans les moments où je m’y attendais le moins, le soir, parfois, en refermant mon ordinateur, ou en essuyant la pellicule de fatigue de mon visage ,le soir, chez des amis. Tout était donc là, rien n’avait bougé, les collines de Rome vibraient au loin dans la même poussière étincelante que lors de notre premier séjour Toujours ce ciel immense dont je ne savais s’il était fait d’eau, d’air, de sable fin, de poussière d’anges . Trois heures pus tard la ville embarquait pour ses plaisirs nocturnes , avec ses bars à éclairage bleuâtre, ses longues tablées familiales qui s’installaient , joyeuses , voix, rires, répercutés par l’étroitesse des ruelles et les hauts murs aveugles. L’eau des fontaines tintait, la circulation lisse et luisante,pleine de reflets, encombrait les quais du Tibre sous les platanes. Tant de visages et de corps étaient embellis par la tiédeur obscure et moite de la soirée. Le visage de Judith,luisait de propreté .

Rome et sa terrible immensité brillante, brumeuse, faisait un curieux fond sonore par la porte-fenêtre ouverte. Je demeurai étalé sur le lit, pressé entre deux oreillers et dans un moment de rêverie affalée, j’eus la visite de mes parents morts, ils me voyaient découragé,et se faisaient encore du souci pour cet adolescent qu ils ne pouvaient imaginer à l’aise dans l’ âge adulte, comme si la maturité n’avait été que le privilège de leur génération. Mon âge mûr. Où était-il ? Ma maturité, au lieu de croître, fondait. Je pris le Corriere della sera qui traînait et j’appris que des pluie diluviennes abattaient sur le Piémont.

Je me rafraîchis le visage et dînai dans une trattoria modeste qui faisait l’angle de deux ruelles pleines de lierre. Le garçon eut l’air ennuyé de servir un homme seul . Une femme , à une table voisine, s’éclaircit la gorge pour commander un café ristretto. Avec un de ces minces crayons q

accompagnent les agendas, elle dessinait des volutes me semble-t-il, sur le papier gaufré de sa serviette, puis elle ajusta ses lunettes d’un rose transparent, pour découvrir l’addition, régla ,puis se leva et partit dans une souplesse dégingandée.

Matinée

Personnages

Ghislaine, soixante ans

Alain, soixante ans

Décor

Une villa en bord de mer ,un matin d’automne .Un salon encombré de livres. Une grande baie ouvre sur la mer.

Alain lit et boit son café . Ghislaine regarde la mer.

Ghislaine L’ été est passé. La mer devient grise.

Alain. Quel soulagement.Trop de monde sur la plage.Tous tatoués.Certains adipeux.

Ghislaine. (silence)La marée est haute , 93, on entend les vagues.

Alain. Toutes ces nuits où on va bien dormir.

Ghislaine. Pendant lesquelles on va bien dormir.Pendant lesquelles ! Enfin, fais un peu attention … Pour un prof et critique littéraire ça la fout mal.

Alain. On dort tellement mieux en vieillissant,on lit tellement mieux, tellement mieux. On comprend tout.

Ghislaine.Les enfants n’ont pas appelé de tout l’été.

Alain. L’absence des enfants a quelque chose de rassurant.

Ghislaine J’ai préparé les trois chambres pour rien. Pour rien.

.

Alain. Nathan et Caroline jouaient au volley, là, devant la maison, avec un curieux type. Et j’ai encore leurs vieilles raquettes de tennis au garage. Avec les masques de plongée. En caoutchouc bleu. (un temps)

Ghislaine. Leur arrivée à Noël dernier n’a pas été tré réussie.

Alain. Le foutoir tu veux dire. . (silence)Arrogants, tous.

Ghislaine. Et cette façon de Caroline de parler de ses « nibards » et de les montrer à son frère comme si c’était deux burgers mayonnaise.

Alain.Caroline ne s’arrange pas. Ce n’est plus notre société, c’est la leur.Ils parlent comme si nous n ‘étions plus là.

Ghislaine. Ses nibards sortis de sa robe.

Alain Ils se foutaient carrément sur la gueule dés que tu avait le dos tourné.Dés que tu étais à la cuisine ils se foutaient sur la gueule.

Ghislaine. Tu as remarqué ? Notre aîné a quelque chose de squelettique depuis un an. Et pourquoi toujours ses lunettes noires ?

Alain. (silence) Je préfère ne pas les voir. Leur absence me rassure.

Ghislaine. Qu’est-ce que tu veux dire..qu’est-ce qui te rassure dans leur absence ?

Alain. Leur présence est déconcertante, elle me met mal à l’aise.Je préfère les imaginer courtois, raisonnables,  attentifs. (silence) Pas la peine de les attendre à la barrière.Ils reviendront pas comme nous les avons aimé.Leurs menottes dans notre main. Leurs petits cartables. (silence), On déjeune avec des étrangers qui ont pris leur nom. Des étrangers mal élevés. Des grandes bringues pieds sur la table. C’est pour ça que je préfère penser à eux quand ils sont absents. Je règle les freins du premier vélo de Caroline. A Noël dernier ils étaient vraiment insupportables à se beurrer la gueule dans le jardin.

Ghislaine. C’est pour ça que tu t’es réfugié dans la lecture ?

Alain. D’après toi ? (il rumine) Comment ça a pu arriver ? Tu as une idée ?


Alain. Ils nagent dans une espèce de chaos médiatique.. Et Nathalie qui en se caressait les siens avec sa serviette. Leurs nibards à table, leurs nibards entre le Quincy et les bouchées à la Reine.

Ghislaine. Il faut tvouer que l’amour, au sens le plus physique, si on y pense sérieusement deux minutes , c’est tout à fait bestial.. bizarre .. Se rentrer l’un dans l’autre… à heure fixe..

Alain. Se rentrer dedans ? Tu ne m ‘as jamais rentré dedans (silence) Qu’estce que tu racontes ?

Ghislaine .Ma langue dans ta bouche. Non ?

Alain. ( silence) C’est différent. Se rentrer dedans..

Quand j’ai voulu faire écouter un lied de Schumann à Nathalie , elle est allée s’envoyer un Campari sur le balcon .

Ghislaine. J’ai vu. Elle est partie avec la bouteille de Campari.

Alain. Nos enfants nous regardent comme si nous étions de vieilles fringues pendus dans une armoire.

Ghislaine. Enfin. c’est normal qu’une certaine distance s’installe entre parents et enfants.Ils sont devenus des adultes .

Alain. Je suis ravi que tu prennes ça comme ça. (il lit) J’ai voulu parler de Tzara avec Nathan. Rien. Il n’a même pas ôté ses lunettes noires pendant deux jours.

Ghislaine. Qu’est-ce que tu lis ?

Alain. « L’éducation de l’oubli « d’Angelo Rinaldi. (un long temps).C’est magnifique.Il écrit magnifiquement. Il a toujours écrit en grand seigneur, Ses articles dans l’Express, ses romans chez Denoel, quels souvenirs. les lettrs qu’il m’envoyait.. tout était.. seigneuriale chez lui . Je découpais ses articles.

Ghislaine. Tu n’as pas toujours dit ça.

Alain. J’ai toujours dit qu’il écrivait magnifiquement. J’étais le premier à déceler son talent chez Denoël quand j’étais au comité de lecture . J’ai parfois contesté le critique littéraire , quelques jugements un peu durs de sa part. Mais quel style Exemplaire. Fidèle à ses valeurs.

Ghislaine. Tu me passeras le roman. C’est un vieux roman ? Un de ses premiers ?

Alain .1974. Grande époque. Il avait.. attends.. 74- né en 40 ..il avait 34 ans La pleine maturité.

Ghsilaine. Comme toi.

Alain. Non. Ma maturité a été plus difficile D’ailleurs je n’en ai pas. Là encore tout le monde ment...(silence) Pas lui. Pas Angelo.

Ghislaine. Ça raconte quoi  cette « éducation de l’oubli » ?

Alain. Une partie de sa vie entre Nice et la Corse. Magnifique.

Ghsilaine;Tu as parfois fait la moue en le lisant.

Alain.Oui, en lisant certains ses articles de critique littéraire.Parfois.parfois. Souvent implacable. Mais rétrospectivement c’est lui qui avait raison. Nous, le reste de la Critique Littéraire, nous étions dans le vaste marigot de l’éloge avachi., du compliment mécanique et pas sincère du tout. Tout le monde se ménage dans ce milieu. Faut encourager les gens à lire, à lire n’importe quoi, voilà notre grande erreur. Comme pour les examinteurs au Bac, faut noter large. La grande dérive. Nous étions tous en pleine dérive commerciale. Pas lui. Jamais. Un maître. (un temps)

Et tu sais quoi ? De toutes nos déjeuners nos dîners, nos rencontres, ce qui me reste de lui ? Tu sais quoi ? Un soir d’octobre en 1981. Je le croise devant Gallimard.. rue Sébastien Bottin.. il a l’air fatigué dans son blazer trop grand , Il s’appuie au mur. Je le félicite pour je ne sais plus quel article et je lui redis mon admiration.. Il me répond : » Mon pauvre Alain, si tu savais comme j’en ai marre de faire chaque semaine un numéro de clown !… si tu savais comme j’en ai marre.. » Il était sincère..navré.. visiblement si las.. alors que tout le monde, nous tous, écrivains, critiques, libraires, attachées de presse , tous dans la profession on l’admirait .II sauvait l’honneur de notre métier. On attendait tous ses articles chaque jeudi .(silence) J’étais sidéré par cet aveu. (silence)

Ghislaine. Déçu ?

Alain. Au contraire !Et me disant : «  Si tu savais mon vieux Alain comme j’en ai marre de faire chaque semaine un numéro de clown.. » il avait tout dit de notre note paresse, de notre décomposition morale, de notre j’en foutisme confortable..

Ghislaine.Tu exagères. Tu lisais les livres jusqu’au bout avec une grande conscience professionnelle. Tu prenais des montagnes de notes. Tu lisais tard dans la nuit.

Alain. Angelo, appuyé contre le mur de la maison Gallimard, sa lassitude, sa vérité.. ça m’a tellement marqué que pendant des mois que j’ai eu du mal à écrire. Il m’est arrivé de déchirer jusqu’à huit fois mes articles. Mes propres articles. Je n’y arrivais plus..il avait tout dit.Nous étions, en quelques années devenus des nains , des bouffons, tous.. avec notre catalogue d’éloges idiots sur n’importe quel torchon bâclé autobiographique. La confession d’Angelo ce soir là ça a changé ma vie, j’ai rencontré mon chemin de Damas.

Ghislaine.Ah, les grands mots.

Alain. Avec nos articles nous barbotions dans une bouillie d’éloges foireux. J’ai couvert d’ éloges des bouquins lamentables.

Ghislaine. Tu exagères ! (silence) tu as écrit des articles parfois durs mais tres équilibrés et d’une grande justesse .(silence) Un soir de novembre, je t’ai accompagné à un cocktail chez Grasset, si tu avais vu la tête des jeunes auteurs quand tu es entré dans le salon. Si tu avais vu leur air désespéré. Ils te craignaient. Tu étais craint. Tu avais de l’autorité aux yeux d’une nouvelle génération. Ce soir là je m’en suis rendu compte.

Alain (bondit) J’étais un clown. Nous étions tous des clowns à encenser chaque semaine des bouquins médiocres.  Comment toute une profession a-t-elle pu tomber si bas ? Comment ai-je pu tomber si bas ? Quelle trahison de ma jeunesse…Quelle manque de respect pour l’étudiant en Lettres que j’étais.. Quelle lente dérive intellectuelle. Mes dissertes sur Thomas Man étaient si brillantes.

Ghislaine. ( ouvre un tiroir de secrétaire ) Tu exagères. Ce n’est pas vrai. Je les ai tous là tes articles.Il n’en manque pas un. Six dossiers. Classés par années. . Plusieurs centaines. Et ton plus beau, sur Saul Bellow. Repris et traduit en anglais.

Alain. Si seulement je pouvais retourner dans ce café prés de la fac, j’étais devant une bière, j’avais des cheveux sur les épaules, et je découvrais la grandeur de Thomas Mann. Si je pouvais retrouver cet époque, ce dynamisme, J’avais une telle idée magnifique de l’élan créateur. Dans ces années là. quelle honte.Nous sommes tous devenus mous, sombrant dans des papotages douteux.. des calculs d’apothicaire.. déférents.. cauteleux … Sauf Angelo.. Il a tenu bon. Il m’avait prévenu ce soir là sur ce bout de trottoir,devant chez Gallimard. Un prophète. Tout était dit de nous , de nos erreurs, de l’époque boutiquière.

Ghislaine.Tu exagères. Le ciel se couvre. Le ferry est parti. (long silence) Pour en revenir aux enfants, quand on les voit , petits, dans la cuvette en plastique de la maternité, on ne les imagine pas immenses, bourrés comme une noix, en train de pisser du haut du balcon en braillant je ne sais quoi.

.Tout ce que j’ai appris à la Fac en lisant Thomas Mann , je l’ai renié dans mes articles.

Ghislaine. Tu dis ça parce qu’il est d onze heures et quart et que tu n’a pas ton whisky. Quand tu n’as pas ton JB tout est décomposition, dérision., Tiens (elle lui tend la bouteille de JB et un grande verre) Même nos enfants. Tu les juges comme si c’était de mauvais livres, c’est répugnant. Tiens ,le voilà ton JB adoré . Le voilà ton JB (elle remplit le grand verre .Il boit)

Alain. J’ai vu l’époque sombrer , la dignité littéraire sombrer,  nous étions tous dans l’ivrognerie complimenteuse..dans l’ignominie commerciale voulue par tout le monde . Depuis les rédacteurs en chef jusqu’aux plus petits libraires. Sauf lui.Angelo. Intact. Lucide .

Ghislaine  . Tu te répètes. (long silence) .

Alain (marmonne) voilà la révélation.. ce soir là il m’a prévenu que nous étions tous en train de devenir grotesques.. Je lui en serai toujours reconnaissant..c’était le seul à avoir vu juste.. à tout comprendre du cirque littéraire.. depuis un an j’ai compris que petit à petit ..je suis devenu un clown.. pendant trente ans..j’ai fait un numéro de nain, des culbutes indignes dans la sciure,voilà ce qu’étaient mes articles. . sans m’en rendre compte.. et lui..il s’en est rendu compte et il m’a averti. Je croyais qu’avec mes articles je dessinais le paysage littéraire nouveau. Au lieu de ça.. nos articles ont réduit la littérature qui se fait à une bouillie ..Là mes enfants auront raison de rigoler de leur père. Voilà ce que nous avons fait..génération devenue sans dignité…. ..des culbutes dans la sciure… et je croyais guider mes contemporains … mon bla bla culturel.. (silence.il boit) )

La nuit je repense à tout ça….Mon enfance..si tranquille.. Le pavillon avant guerre le grand cerisier et la table de ping -pong sous la pluie….les balles de ping-pong poussées par le vent sur le contreplaqué qui se gondolait sous les pluies..

Ghislaine.Tais toi.

Alain. j’entends le dernier bus de nuit..traverser l’Orne, allant à la gare routière ,le clocher de Sain-Jean sonne les demi et les quart, mon père tousse la lumière s’éteint dans leur chambre le dernier bus passe , s’éloigne puis rien.Depuis il n’y a rien. On a oublié les deux raquettes sous la pluie.

Ghislaine. Regarde ! L’orage est passé. Nous sommes vivants. La marée est de 91.. dans deux heures .Vers cinq six heures je t’offre une coupe de champagne au casino comme dans les années 80.

Alain. (perdu dans ses pensées) Ma mère avait une jupe plissée blanche pour aller à Cabourg.. elle était si jeune..svelte…

Ghislaine. On lèvera notre coupe de champagne à ..à toi, à moi, à n Angelo Rinaldi. Et à tes articles.. ! Quand tu auras fini  »l’Éducation de l’Oubli » tu me le passeras.

Fin

Relire John le Carré

Relu « La taupe » roman de 1974 , John le Carré est mort il y a cinq ans.

Sidéré par cette maitrise dans la composition des personnages, la précision documentaire, les révélations à tiroirs et la virtuosité qui composent l’intrigue et enfin cet art du suspense, de l’attente et l’analyse de la naissance de la peur. Hitchcock autant que Graham Greene ont marqué le Carré.

le Carré reste le maître absolu du roman d’espionnage. Si on en juge par la savante composition à tiroirs des intrigues, la complexité et les nuances psychologiques de chacun des personnages( entre ombre et lumière, entre peur et courage) le soin si méticuleux apporté pour l’emboîtage des trahisons et fausses amitiés, la manière dont Le Carré installe des atmosphères troubles et doucement anxiogènes(un quartier de Londres sous le bruine, la campagne tchèque faussement tranquille ,un bureau du Foreign Office et ses hautes fenêtres, un port hivernal sur la Baltique , une route de RDA, une villa piégée) la technique narrative, qui emprunte au cinéma , reste toujours impeccable.

John Le Carré

Le MI6 , service secret britannique nommé « Le Cirque« a été infiltré au plus haut niveau par une  taupe » qui travaille pour les soviétiques. Les hauts fonctionnaires et ministres chargés des services secrets à Whitehall demandent donc à George Smiley ,petit bonhomme rondouillard ,un ancien du Service, doit découvrir qui est la « taupe » qui a infiltré et détruit les réseaux du Cirque.
Le MI6 est donc le lieu de cette catastrophe annoncée. Le Carré le nomme « Le cirque » , service de renseignement dépendant du Foreign Office. Il rassemble une aristocratie, les meilleurs espions, ces modernes chevaliers de la Table Ronde, formés à Oxford pour la plupart.
Bill Haydon, Percy Alleline, Jim Prideaux, Connie Sachs  sont des idéalistes ,humanistes, et certains tentés par le mirage communiste. L’un a succombé et a été « retourné » par le redoutable Karla, et il est devenu « la taupe » qui transmet tous les documents secrets et donne les noms des chefs de réseau.

Smiley va donc s’installer à l’écart dans un petit hôtel de troisième ordre, pour éplucher les archives afin de comprendre le pourquoi de l’échec d’une mission en Tchécoslovaquie, quand l’agent britannique Jim Prideaux,   a reçu deux balles dans le dos, été torturé par les Russes pendant des semaines. On apprend que cette catastrophe , Control, l’ancien directeur du Cirque, mort récemment, l’avait devinée .C’st dans ce roman que Le Carré donne le meilleur portrait de Smiley. Il le décrit : »petit, bedonnant, et à tout le mieux entre deux âges(..) il, avait les jambes courtes, la démarche rien moins qu’agile, il portait des vêtements coûteux, mal coupés ».Son manteau sent le veuf , il est d’un tissu noir et mou qui semble conçu pour absorber les pluies de Londres. Il habite Chelsea.

La figure de  Smiley se distingue par une profession de foi totale envers la mission du Cirque. Il déploie une vigilance austère, presque luthérienne dans son patriotisme, auquel s’ajoutent des échos du passé qui gardent des   résonances douloureuses face aux manœuvres réussies des Soviétiques. Mais l’ennemi intime, l’obsession de Smiley restera toujours restera toujours Karla.

Smiley reprend donc le problème en s’aidant d’un fidèle, Peter Guillam, qui, lui a la mission délicate de sortir clandestinement, des dossiers et archives du Cirque, sans se faire repérer.

George Smiley, logé dans un endroit discret, reprend tous les vieux dossiers.

Il interroge les témoins d’un passé parfois lointain , il joue le rôle du prêtre et du confesseur avec une admirable constance sous des allures paresseuses et débonnaire. Il épluche la nuit des dossiers récupérés habilement par le fidèle Peter Guillam , il poursuit à force de réminiscences douloureuses sa traque de la taupe et retrouve d’anciens collègues dans un gout de cendres . Il revient sans cesse sur  Karla, son « Graal noir », son obsession, le maître espion soviétique qu’il n ‘a rencontré qu’une seule fois entre deux avions ,et à qui il a offert son briquet avec l’espoir fugitif de le « retourner ». Peine perdue, c’était un fanatique.

Le Carré a analysé de toutes la formes de peurs, d’angoisses, de bouffées paranoïaques, avec une anxiété latente et permanente qui ne quitte jamais. Ces émotions si humaines , si constantes chez les agents, perturbent les filières , les hiérarchies, déstabilisent le réseau, gangrènent le personnel. La maladie du Soupçon et l’obsession de la Trahison sont au cœur de l’affaire. Depuis le simple traîne-patins jusqu’aux privilégiés qui pénètrent dans la Salle du Chiffre, tout le monde est frappé.

C’est dans »La taupe » que le Carré pose les règles de son univers fondé sur la fidélité selon la légende des Chevaliers de la Table Ronde. C’est le roman mètre-étalon, la matrice de l’œuvre. Il scintille de tout l’art ambigu et raffiné de l’auteur. C’est dans ce livre que le décor d’un Centre de Renseignement apparaît dans sa vétusté, sa mélancolie, ses règles d’un club devenu anachronique dans un monde devenu cynique. Le Joyau d’un Empire, avec ses chevaliers, tombe en cendres devant nous. Le roman se découvre comme une photographie vieillotte trouvée dans la boite à chaussures d’une demeure familiale en plein déménagement .Un groupe d’hommes fidèles au même serment suit des protocoles ,mais un individu pourrit tout. L’inestimable groupe de patriotes suit donc un chemin de douleur sans trop s’ apercevoir au début qu’il y a un traître. Le glissement minutieux de la narration pour montrer l’érosion des valeurs devient inquiétant par la lenteur même du mécanisme. L’effroyable duplicité est mise à jour mais dans des demi certitudes, des faux jours, des témoignages suspects. Smiley avance dans des sables mouvants. Les tables de la Loi du Renseignement , avec son code d’honneur, sont brisés. Ne subsiste donc parmi les scènes, les actions, les confidences arrangées qu’une irréalité théâtrale. C’est l’abime. Il y a alors chez Smiley du Hamlet avançant déséquilibré dans un Cirque qui ressemble aux douves du Château d’Elseneur.

La Taupe est parmi eux

Des agents ont été massacrés. Les plus grands dévouements ont été trahis. Smiley ramasse les morceaux. Tout ne repose plus que sur un trompe l’œil : fraternité, fidélité, courage des uns et des autres coulent dans le même bain de la trahison. tout est devenu mesquin, obscur, douteux. Dans ce désastre, dans ce paysage en ruines émerge la personnalité grise et tenace et loyale de George Smiley. Il a une allure de comptable, avec des pensées lentes pour s’attacher davantage aux paperasses oubliées, aux bordereaux sans importance, aux incidents minuscules repérés par lui pendant de longs entretiens fastidieux qu’il impose aux agents.

Smiley erre dans la poussière d’un Cirque écroulé. C’est lui la figure centrale dans l’univers de John Le Carré, c’est lui le porte parole de la philosophie désabusée de l’auteur .Il faut y ajouter que Le Carré ajoute et manifeste des touches de tendresse et d’humanisme qui rendent toute son œuvre attachante.

En cherchant quel est le Chevalier qui a trahi autour de la Table Ronde, on voit bien que Smiley poursuit personnellement le rêve d’une chevalerie animée par la fidélité à l’amitié. Mais la trahison professionnelle du groupe se doublera d’une seconde trahison, plus déstabilisante encore, car le traître, la Taupe, a également brisé le fondement de la littérature Courtoise, en couchant avec l’épouse, la « Dame », de Smiley, Ann. On devine que derrière tous les gestes et toutes les ruminations de Smiley, il y a l’ombre portée de ce chagrin intime qui est immense. C’est la trahison ultime car elle atteint au coeur de la vie privée. Compagnonnage et éthique chevaleresque ont donc été perversement saccagés. A tout ceci s’ajoutent des échos d ‘un passé qui s’efface irrémédiablement avec le Temps et qui métamorphose le Cirque et ses chevaliers vieillissants en une annexe du Musée Grévin ou, au mieux, en une recherche du Temps perdu sans rachat possible.

Gary Oldman dans le rôle de Smiley, film de Tomas Alfredson

Pour les simples amateurs de romans espionnage c’est dans « La Taupe » qu’on découvre une fabuleuse masse d’informations .Le romancier dévoile la fabrication des identités (« les légendes ») le recrutement, les entraînements, les intoxications psychologiques, les exfiltrations d’urgence, les repêchages prioritaires, les intermédiaires, les codes, les courriers, les planques, les gadgets électroniques, les debriefings, mais aussi les salaires, les implications de la vie privée et ses conséquences sur les missions.

Mais la leçon en filigrane de son œuvre , son pessimisme à l’égard des démocraties occidentales il l’avait affiché en 1968, dans un de ses romans anciens, peu lu en France, une œuvre de jeunesse, « Une petite ville an Allemagne »  :

« C’est comme se raser. Personne ne vous remercie de vous raser, personne ne vous remercie de la démocratie. La démocratie n’était possible qu’avec un système de classes, c’était une indulgence accordée par les privilégiés. Nous n’avons plus le temps pour ça, ça a été une brève lueur entre la féodalité et l’automatisation, et maintenant c’est fini. Les électeurs sont coupés du Parlement, le Parlement est coupé du gouvernement et le gouvernement est coupé de tout le monde. Le gouvernement par le silence, voilà le slogan. Le gouvernement par l’aliénation .»

La série française intelligente qui montre les rouages de la DGSE « Le bureau des Légendes » s’est inspirée de Le Carré .

« Le feu follet » de Drieu La Rochelle, un examen de conscience percutant

« Je jette en arrière, sur les autres comme sur moi , un regard plus dédaigneux que charitable« 

« Le Feu follet » est un roman de Pierre Drieu la Rochelle publié en 1931.On sait que le héros ,Alain, doit beaucoup à la personnalité et au destin de l’écrivain Jacques Rigaut, ami dadaïste de Drieu qui s’est suicidé le 6 novembre 1929: »je répands de l’encre sur la tombe d’un ami » écrit Drieu dans « l ‘Adieu à Gonzague ».

Il faut dire que Rigaut et lui étaient proches, ils passaient des vacances ensemble au Pays Basque , et le suicide a bouleversé Drieu comme s’il perdait un frère: « J’aurais pu te prendre contre mon sein et te réchauffer », va-t-il jusqu’à écrire dans son petit carnet noir 1929,la veille de l’enterrement.

Drieu nourrit donc son récit des épisodes de la vie de Rigaut :mariage avec une riche américaine, obsession de l’argent, dandysme intellectuel, masochisme baudelairien.

Si récit exprime la déception des soldats « démobilisés » de la Grande Guerre (lire « Fond de cantine« ) et le traumatisme de cette génération (exprimé aussi par l’Aurélien » de Louis Aragon il prend la forme parfaite d’une crise intime de quelques heures qui s’achève par la mort, ce qui fait ressembler le texte à une tragédie classique par son unité de lieu et d’action.

Maurice Ronet

Alain , comme Rigaut, est fasciné par les riches américaines , les fins de journée dans les bars chics , les nuits par étapes dans les dancings, les taxis en maraude  .Il franchit les cercles de solitude dans la fumée , des gens qu’on connaît vaguement, qui entrent et sortent de votre vie, se séparent, se retrouvent, cherchent quelqu’un d’autre. C’est un ballet de noctambule avec une sentimentalité masochiste, et des bribes de souvenirs qui sont des fragments d’un miroir cassé. Nul attendrissement , c’est coupant comme du verre et glacial, une vie de cendriers pleins et de moments vides.

L’auteur a le talent de nous murmurer cette confession ultime avec des phrases qui cherchent à prendre forme dans la bouche d’un Alain fatigué par le quatrième whisky, la vie en biais, les ruptures, les femmes quittées, les amis enlisés dans le conformisme; un tiroir empli de belles chemises finiront dans des draps froissés et une Lydia qui signe un chèque. Au fond, Alain cherche une idée de lui-même acceptable , elle reste introuvable.

Maurice Ronet dans le film de Louis Malle

Quand on relit « Le feu follet » , ou quand on revoit le beau film de Louis Malle magnifiquement adapté,en 1963, avec Maurice Ronet dans le rôle d’Alain, on se dit que Drieu a été notre Scott Fitzgerald, tous deux morts à quatre ans de distance. Tenue classique de la prose, ligne si nette d’un récit sobre, psychologie étudiée au rasoir,discipline de récit, exactitude des dialogues (avec leur non-dit) de ces soldats qui ont échappé à la boucherie de 14-18, et qui errent dans la vie civile comme les fantômes avec encore un peu de boue des tranchées sur leurs manches. . Scott Fitzgerald et Drieu ont eu le même sentiment d’une vie qui tombe et ne rebondit pas. Les deux écrivains l’expriment de manière lumineuse., les deux fréquentent les cliniques, les deux subissent les années folles comme une fièvre qui tourne mal, ,les deux analysent cette « touche de désastre », les deux , fréquentent leurs contemporains dans une curieux sentiment d’ infiniment lointain, comme s’ils les écoutaient dans un vague brouillard.L’alcool se mélange à de la lucidité. Et curieusement, les deux font part de leurs difficultés d’écrire au moment même où ils expriment cette difficulté avec des phrases impeccables !

Drieu La Rochelle

Prenons le début du récit de Drieu . Un couple dans un lit dans un hôtel de passe saisi au moment de la fin d’un orgasme décevant. le roman s’ouvre dans tous les sens du mot par une  » débandade », celle de la chair et celle de l’esprit.L’écrivain trouve la phrase magique :

»Pour lui, la sensation avait glissé, une fois de plus insaisissable, comme une couleuvre entre deux cailloux. » . Comme souvent chez Drieu , les gestes et les mots se nimbent d’une tendresse inattendue, venue des personnages féminins. Lydia dit à Alain :

 »Je suis content, Alain, de vous avoir revu, un instant, seul ».

L’impuissance d’Alain est charnelle bien sûr, mais cette défaillance englobe une impuissance souveraine, ontologique.Les femmes du monde,généreuses mais mal prises ,ne suffisent pas à le retenir dans sa chute. «Il vous faut une femme qui ne vous quitte pas d’une semelle dit à Alain l’une de ses maîtresses, Lydia, sans cela vous êtes trop triste et vous êtes prêt à faire n’importe quoi» .Pourtant elles le quitteront pour d’autres hommes.

Le récit nous fait vivre ses dernières quarante-huit heures après avoir pris la décision définitive de se suicider. Avant, il se rend à la banque toucher un chèque remis par Lydia, puis décide de retourner à Paris pour revoir une dernière fois ses anciens compagnons de débauche. Chemin de croix. La jeunesse s’est flétrie, les anciens amis deviennent des inconnus que l’eau de la Seine et le temps qui passe, a rendu flous.

Alain reste un grand adolescent mélancolique, défait avant l’âge, cyniquement léger, -c’est son charme et sa limite – en route vers le néant, comme un jeune officier qui monte au Front .On notera d’ailleurs que la génération des « Hussards », de Nimier à Blondin en passant par Déon ou le jeune François Nourissier, a beaucoup emprunté au vestiaire de Drieu et aux fêlures romantiques de Scott. Alain , reflet d’une génération de démobilisés que le retour à la vie civile a dégoûté plaira à ceux qui sont démobilisés de la seconde guerre mondiale. Cycle éternel? Alain traverse donc Paris en taxi, un peu comme les cercles d’un enfer mondain ou la visite en spirale des paradis artificiels. Il passe d’un endroit à l’autre sans trouver un point d’appui. La nuit tombera ,définitive, à, l’aube. La confession tragique sera réussie littérairement et c’est le meilleur de Drieu qu’on a là.

Par certains côtés Alan Leroy ressemble à ce Frédéric Moreau de » l’Education sentimentale » de Flaubert. Ici éducation sentimentale tourne à la fin de partie. Ce n’est pas à un roman de formation qu’on assiste, c’est à une destruction en accéléré, une faillite d’homme pressé, un poème sur les séductions de la mort comme une délivrance qui permettrait on ne sait quel rachat .

Comme Frederic Moreau , Alain se révèle un aboulique lucide, un désespéré au regard sec, un errant élégant au pauvre sourire en train de se défaire, un lucide paralysé, capable de auto-analyse bien davantage que Frederic Moreau. Les salons de drogue chez les deux écrivains, évoquent un parfum de passé évanoui et d’impalpable mélancolie .

Précisons enfin qu’en parlant de suicide, Drieu a méthodiquement multiplié les brouillons de son suicide définitif, comme s’il voulait au fond retrouver une page blanche au bord du gouffre.

*** Extrait du récit «Le Feu follet »

« Tu as raison Milou, je n’ai pas aimé les gens, je n’ai jamais pu les aimer que de loin ; c’est pourquoi, pour rendre le recul nécessaire, je les ai toujours quittés, ou je les ai amenés à me quitter.

-Mai non, je t’ai vu avec les femmes, et avec tes plus grand amis :tu es aux petits soins, tu les serres de très près.

-J’essaie de donner le change, mais ça ne prend pas … oui, tu vois il ne faut pas se bourrer le crâne, je regrette affreusement d’être seul, de n’avoir personne. Mais je n’ai que ce que je mérite. Je ne peux pas toucher, je ne peux pas prendre, et au fond, ça vient du cœur »

Le jugement d’Angelo Rinaldi sur Drieu La Rochelle:

« L’erreur aura été l’inséparable compagne de Drieu et, quand on examine le parcours en zigzags de ce dandy qui n’a que trop bien réussi à déplaire, on découvre l’itinéraire d’un homme quia cherché le cul-de-sac, la voie sans issue, le mur contre lequel on vous colle, aussi obstinément que certains la sortie au soleil.

Les procureurs perdent leur temps à accabler cet accusé qui supplie les juges de frapper fort et qui, pour plus de sûreté,; choisit de se faire justice lui même .Personne ne dira de lui autant de mal qu’il en a dit, la plume à la main, , et ne le fustigera plus durement qu’il ne s’est fustigé. Son œuvre , aux réussites inégales, n’est que le ressassement du dégoût né d’un perpétuel examen de conscience effectué avec cette honnêteté meurtrière qui, d’ailleurs, fausse la balance dans la même mesure que l’aveuglement. Car ce sont toujours les généreux qui parlent de leur avarice, les courageux, de leur lâcheté .Drieu , qui se détestait avec application, et qui, à travers sa personne haïssait également son milieu d’origine , ne s’est rien pardonné. Et, comme il s’est trompé en tout , doutant à l’extrême de son talent, il n’a pas vu davantage qu’il avait fondé la confession moderne et notre romantisme sec. Que, dans la mise à nu de l’âme et de l’inavouable ,précédant Michel Leiris, il venait immédiatement après Rousseau. »

Angelo Rinaldi, in lExpress 31 Juillet 1978.

L’ultime et magnifique roman de Virginia Woolf


Le 26 février 1941 Virginia Woolf achève son roman « Ente les actes » , qu’elle donne à lire à son mari Léonard ..Le 28 mars suivant, elle pénètre dans la rivière Ouse, les poches remplies de cailloux. C’est un adieu d’une grande richesse et qui mérite d’être aussi célèbre que  » Mrs Dalloway ».
Ce texte qui longtemps s’appela « Point Hall », ou « La parade » est éblouissant. Et drôle.
Rendons hommage à cette œuvre aquatique, fluide, lumineuse, et qui fait miroiter les sensations fugaces et les couches profondes de l’être.


Il fut commencé en 1938, V W rédigea une centaine de pages qui en reste la matrice… Elle y travaillait parallèlement avec une biographie de Roger Fry, son ami mort à l’automne 1934.
Elle reprit le manuscrit écrit par intermittences en janvier 40, dans une ambiance d’immense anxiété après la défaite de la France et la possibilité d’une invasion de l’Angleterre par les troupes nazies. Elle achève une seconde version- proche de celle qu’on lit- du manuscrit en novembre 1940. Elle écrit dans son « journal »: »Je me sens quelque peu triomphante en ce qui concerne mon livre. Il touche, je crois, plus à la quintessence des choses que les précédents(..) J’ai eu plaisir à écrire chaque page ou presque ».
Ce plaisir « de la quintessence des choses » se retrouve intact à la lecture de la nouvelle traduction. Ce roman est vraiment un sommet de son art. perfection sur l’unité de lieu, et de temps dans une vraie homogénéité .Nous sommes plongés pendant 24 heures dans une magnifique demeure seigneuriale, un jour de juin 1939 (il est fait d’ailleurs allusion à Daladier qui va dévaluer le franc..).Nous sommes à environ 5O kilomètres de la mer, à Pointz Hal, sud-est de l’Angleterre… C’est là que va avoir lieu une représentation théâtrale amateur donnée à l’occasion d’une fête annuelle villageoise. Comme dans une pièce de Tchekhov (on pense beaucoup à « la Mouette » pour le théâtre amateur et aux tensions familiales de « La cerisaie» pour le passé d’une famille menacée d’expulsion .
Les personnages ? Ce sont d’abord des silhouettes et des voix, bien qu’ils soit finement dessinés socialement. Jeux d’ interférences complexes, de rivalités soudaines, de rapprochements et d’éloignement réguliers ..Comme des vagues. Il y a Oliver, retraité de son service en Inde, assez insupportable dans ses certitudes, sa sœur Lucy, sa belle- fille Isa, mère de deux jeunes enfants, et son mari Giles Oliver, intelligent et séduisant, qui travaille à Londres et rejoint sa famille chaque weekend; ajoutons Mr Haines, William Dogde ,Mrs Maresa qui drague Giles Oliver sous le nez de son épouse.
Virginia a entrelace dans le même flux de sa prose les vibrations de ce qui se passe entre les personnages, mêlant le dit, et le non-dit, la conversation apparemment banale et les ondes sous- jacentes. Dans un même courant de prose lumineuse et sensuelle, se révèlent les désirs des uns et des autres, leurs intérêts, leurs effrois, leurs instants de jubilation, leurs regrets amortis, les sinueuses arrière- pensées qui viennent hanter chacun, entre aveu muet, exorcisme, supplication retenue, fantasmes, remue- ménage affectif confus. Chacun se dérobe au voisin dans ses allées venues ou s’emmure dans son manège après quelques sarcasmes maladroits.

Manuscrit de Virginia Woolf

Affleure le tissu diapré d’émotions fragiles. Toujours beaucoup de porcelaines et de blazers rayés chez Woolf. Hantises, naïvetés, sourires(intérieurs et extérieurs) vacheries obliques et crinolines, candeurs et aigreurs, brise sur des roseaux et bouilloire à thé, réminiscences qui se fanent dans l’instant,hésittions t tourment semés à chaque page. tout ce qui forme, le temps d ‘un week-end, les rituels du farniente mêlé de visions d’éclairs.Tout ceci avec l’assistance de quelques villageois.Les fragments du passé s’imbriquent dans le présent du récit. l’exaltation d’êtres sensibles à la beauté, aux divans profonds, aux tableaux de maitres, aux grandes tablées ajoute un parfum de fête douce, mais grignotée par l’infaillible grignotement du temps. La naissance d’un amour -et sa fin – charpentent discrètement le récit sans mettre au second plan les subtiles chassés croisés affectifs entre les autres personnages.. la toile de fonds historique (l’Angleterre entre en guerre) forme la grande ombre et la menace orageuse sur cette famille privilégiée qui se prélasse . Dans ce roman impressionniste, chaque scène, chaque heure, chaque personne (enfants compris) s’édifie par petite touches aussi cruelles que délicates sous leur urbanité. Non seulement les voix humaines, les destins individuels sont pris dans une sorte d’élan d’écriture, mais comme emportés par on ne sait quel vent métaphysique menaçant, et des flamboiements aussitôt éteints qu’allumés.. Virginia Woolf y associe l’air, les oiseaux, la nature, les vitraux et les étoiles,voluptueux mélange d’ondes aquatiques et de musique de chambre pour voix humaines.
On entend ces conversations entre personnages comme on entend des cris de joie de ceux qui jouent ,au ballon sur une plage sur une autre rive, dans une sorte de brume sonore.. Nous sommes en présence d’une chorale des femmes, avec répons de voix masculines, dans une liturgie du farniente.
Et le théâtre dans tout ça?…
Car dans le roman, la représentation villageoise domine.
Quel genre de pièce (proposée par la très impériale Miss La Trobe) regardent donc les personnages du roman ?et pourquoi ?
On remarquera que cette « pièce » n’est qu’un curieux assemblage de citations et d’emprunts assez parodiques voir loufoques, et carnavalesques.. de trois grands moments du théâtre anglais :le théâtre élisabéthain(tant aimé par Woolf) , avec notamment le Shakespeare patriote de Henry V et Richard III ; puis les stéréotypes des comédies de la Restauration dont Congreve est l’éminent représentant ; et enfin, le théâtre victorien et ses effusions sentimentales.
Mais on remarque que ,à chaque « moment » de ce théâtre, il est question de l’Angleterre menacée, du pays saisi dans temps de grand péril (pièce écrite rappelons le entre 1938 et 194I) avec le spectre de la dissolution de la nation.
Ce qui est à noter c’est que le contrepoint à ces épisodes « parodiques » et façonnés en plein amateurisme cocasse(la cape de la Reine Elisabeth possède e des parements argentés fabriqués avec des tampons à récurer les casseroles…) et en même temps emphatico-patriotique , s’achèvent par…. le meuglement répété des vaches derrière le décor dans le champ voisin!! Elles couvrent les grésillements du gramophone. Meuglements si incongrus que l‘auteur s’explique.
La romancière commente: »l’une après l’autre, les vaches lancèrent le même mugissement plaintif. Le monde entier s’emplit d’une supplication muette. C’était la voix primitive qui retentissait à l’oreille durement à l’oreille du présent (..) Les vaches comblaient la béance ; elles effaçaient la distance ; elles remplissaient le vide et soutenaient l’émotion. ».


Ainsi Woolf répète ce qu’elle avait déjà affirmé dans d’autres romans , à savoir que l’art est impur, imparfait, boiteux, artificiel et ne rejoindra jamais le réel brut de la vie ..Entre cette « vie réelle »et nue et l’art théâtral, « reste ce vide « entre les actes »… Woolf ,avec ces vaches qui meuglent, jette l’opacité du mode à la tête du lecteur. Cette opacité brutale du monde que par ailleurs, elle chante d’une manière si chatoyante.. Mais il ne faut pas s’y tromper, Woolf nous indique l’énorme coupure entre « l’acte » d’écrire et « l ‘acte » de vivre .C’est l’irruption de ce que Woolf appelle souvent « la vie nue » .e Ce thème reviendra, dans le roman, avec le retour de la conversation sur la fosse d’aisance qu’il faut installer derrière la demeure.

Cet échantillon à canotiers et vestes de cricket, de la petite tribu humaine, si éphémère, si instable, en sa demeure aristocratique rappelle le monde condamné du « Guépard » .
Dans cette demeure patricienne à lierre et balcons , on goute une dernière fois une haute bourgeoisie qui s’ approprie le monde dans un moment de bascule :sentiment d’une fin d’ innocence paradisiaque.
.On joue à se maquiller, à se déguiser en rois et reines avec des torchons et des gros draps, on se donne la réplique dans la grange, on papote dans les coulisses, on écoute un fox- trot sur un appareil à manivelle à l’instant ultime, avant que les bombes ne tombent sur ces demeures à escaliers centenaires. Woolf nous incite à penser que ce songe d’une journée d’été, sera brulé comme un tableau de Seurat, ou poussé au bulldozer dans un hangar à accessoires… « Entre les actes « bourré de sensations éphémères « nous entraine dans le crépuscule d’un monde curieusement sans rivage.
Avec cette prose, s’élève une supplication muette .Une voix nue. Woolf parlait dans son journal de « nous tous, des spectres en errance ». Nous y sommes. Davantage peut-être que dans ses autres romans, on reconnait cet art que l’auteur définissait comme un « vaisseau poreux dans la sensation, une plaque sensible exposée à des rayons invisibles. »
Je recommande la traduction de Josiane Paccaud-Huguet, en Pléiade. Volume 2.