Virginia Woolf: « Nous tous, des spectres en errance ».

« Entre les actes » roman de
Virginia Woolf

Le 26 février 1941 Virginia Woolf achève son roman « Ente les actes » , qu’elle donne à lire à son mari Léonard ..Le 28 mars suivant, elle pénètre dans la rivière Ouse, les poches remplies de cailloux. »Nous tous, écrit-elle, des spectres en errance ».

Le roman fut commencé en 1938, Woolf rédigea une centaine de pages qui en furent la matrice alors qu’elle travaillait parallèlement avec une biographie de Roger Fry, son ami mort à l’automne 1934.Et on comprend que le sentiment d’absence et de vide marque les deux œuvres.
Elle reprit le manuscrit écrit par intermittences en 40, dans une ambiance d’immense anxiété alors que la France s’effondre devant l’armée allemande et que la population française fuit sur les routes, mitraillée par les Stukas. La possibilité d’une invasion de l’Angleterre par les troupes nazies est dans toutes les têtes et terrorise Virginia . Elle achève une seconde version- proche de celle qu’on lit- du manuscrit en novembre 1940. Elle écrit dans son « journal »: »Je me sens quelque peu triomphante en ce qui concerne mon livre. Il touche, je crois, plus à la quintessence des choses que les précédents(..) J’ai eu plaisir à écrire chaque page ou presque ».
Ce plaisir « de la quintessence des choses » se retrouve intact à la lecture de la nouvelle traduction due à Josiane Paccaud-Huguet.

Ce roman est vraiment un sommet de son art. Perfection sur l’unité de lieu, et de temps dans une vraie homogénéité .Nous sommes plongés pendant 24 heures dans une magnifique demeure seigneuriale, un jour de juin 1939 (il est fait d’ailleurs allusion à Daladier qui va dévaluer le franc..).Nous sommes à environ 5O kilomètres de la mer, à Pointz Hal, sud-est de l’Angleterre… C’est là que va avoir lieu une représentation théâtrale amateur donnée à l’occasion d’une fête annuelle villageoise. Comme dans une pièce de Tchekhov (on pense beaucoup à « la Mouette » pour le théâtre amateur et les tensions familiales et à « La cerisaie » pour le passé d’une famille menacée d’expulsion ..
Les personnages ? D’abord des silhouettes et des voix entremêlées bien qu’elles soient caractérisées socialement avec finesse. Jeux d’ interférences complexes, de rivalités soudaines, de rapprochements et d’éloignement réguliers, jalousies, flirts, intermittences du cœur, commérages, etc. ..Comme des vagues qui rythment les pages . Il y a Oliver, retraité de son service en Inde, assez insupportable dans ses certitudes, sa sœur Lucy, sa belle- fille Isa, mère de deux jeunes enfants, et son mari Giles Oliver, intelligent et séduisant, qui travaille à Londres et rejoint sa famille chaque weekend; ajoutons Mr Haines, William Dogde ,Mrs Maresa qui drague Giles Oliver sous le nez de son épouse.
Virginia a entrelacé dans le même flux les vibrations de ce qui se passe entre les personnages, mêlant le dit, et le non-dit, la conversation apparemment banale et les ondes sous- jacentes. Dans un même courant de prose lumineuse et sensuelle, se révèlent les désirs des uns et des autres, leurs intérêts, leurs effrois, leurs instants de jubilation, leurs regrets ,et de déroutantes s arrière- pensées qui viennent hanter chacun, entre aveu , exorcisme, rêves de nuit prolongés le jour, supplications ,fantasmes, tout un remue- ménage affectif . Chacun se dérobe au voisin (tout en voulant parfois se confesser), dans ses allées venues. Il y a toujours chez Woolf une imagerie étincelante au plein soleil, un bain paradisiaque irisé qui cache des soleils noirs de mélancolie.

L’oeuvre entière propose le tissu diapré d’émotions fragiles. Toujours beaucoup de porcelaines et de blazers rayés chez Woolf. Mais cette porcelaine devient soudain un terrain archéologique, des tessons sortis dont on ne sait quelle époque disparue et au final, sans doute affleure une quête mystique. Il y a un pessimisme impitoyable dans la galaxie lumineuse woolfienne. Présentée comme un royaume de la transparence fragile- toujours, la porcelaine- l’œuvre filtre dans le chatoiement un sentiment de disparition et de mort totale de l’espèce. Tout ceci se structure avec l’assistance de quelques villageois en bonne santé. La toile de fonds historique (l’Angleterre coincée entre deux guerres) forme la grande ombre et la menace orageuse sur cette famille privilégiée qui se prélasse . Dans ce roman impressionniste, chaque scène, chaque heure, chaque personne (enfants compris) s’édifie par petite touches aussi cruelles que délicates sous leur urbanité ou leurs désirs de copulation.. Non seulement les voix humaines, les destins individuels sont pris dans une sorte d’élan d’écriture, mais comme emportés par on ne sait quel vent métaphysique menaçant, et des flamboiements aussitôt éteints qu’allumés.. Virginia Woolf y associe l’air, les oiseaux (ils sont comme les augures romains), ,la nature, les vitraux et les étoiles, les nuages, beaucoup les nuage: voluptueux mélange d’ondes aquatiques et de musique de chambre pour voix humaines sur une place de village.
On entend ces conversations entre personnages comme on entend des cris de joie de ceux qui jouent ,au ballon sur une plage sur une autre rive, dans une sorte de brume sonore.. Nous sommes en présence d’une chorale des femmes, avec répons de voix masculines, dans une liturgie du farniente.

Et le théâtre dans tout ça?…

Car dans le roman,la représentation villageoise domine. Beaucoup de paysans qui s’amusent à se déguiser.
Quel genre de pièce (proposée par la très impériale Miss La Trobe) regardent donc les personnages du roman ?et pourquoi ?
On remarquera que cette « pièce » n’est qu’un curieux assemblage de citations et d’emprunts assez parodiques voir loufoques, et carnavalesques.. de trois grands moments du théâtre anglais :le théâtre élisabéthain(tant aimé par Woolf) , avec notamment le Shakespeare patriote de Henry V et Richard III ; puis les stéréotypes des comédies de la Restauration dont Congreve est l’éminent représentant ; et enfin, le théâtre victorien et ses effusions sentimentales.
Mais on remarque que ,à chaque « moment » de ce théâtre, il est question de l’Angleterre menacée, du pays saisi dans temps de grand péril avec le spectre de la dissolution de la nation.
Ce qui est à noter c’est que le contrepoint à ces épisodes « parodiques » et façonnés en plein amateurisme cocasse(la cape de la Reine Elisabeth possède e des parements argentés fabriqués avec des tampons à récurer les casseroles…) et en même temps emphatico-patriotique , s’achèvent par…. le meuglement répété des vaches derrière le décor dans le champ voisin!! Elles couvrent les grésillements du gramophone. Meuglements si incongrus que l‘auteur s’explique.
La romancière commente: »l’une après l’autre, les vaches lancèrent le même mugissement plaintif. Le monde entier s’emplit d’une supplication muette. C’était la voix primitive qui retentissait à l’oreille durement à l’oreille du présent (..) Les vaches comblaient la béance ; elles effaçaient la distance ; elles remplissaient le vide et soutenaient l’émotion. ».
Ainsi Woolf répète ce qu’elle avait déjà affirmé dans d’autres romans , à savoir que l’art est impur, imparfait, boiteux, artificiel et ne rejoindra jamais le réel brut de la vie ..Entre cette « vie réelle »et nue et l’art théâtral, « reste ce vide « entre les actes »… Woolf ,avec ces vaches qui meuglent, jette l’opacité du mode à la tête du lecteur. Cette opacité brutale du monde que par ailleurs, elle chante d’une manière si chatoyante.. Mais il ne faut pas s’y tromper, Woolf nous indique l’énorme coupure entre « l’acte » d’écrire et « l ‘acte » de vivre .C’est l’irruption de ce que Woolf appelle souvent « la vie nue » .e Ce thème reviendra, dans le roman, avec le retour de la conversation sur la fosse d’aisance qu’il faut installer derrière la demeure.



. Dans cette demeure patricienne à lierre et balcons , on goûte une dernière fois une haute bourgeoisie qui s’ approprie le monde dans un moment de bascule :sentiment d’une fin d’ innocence paradisiaque.On n ‘est pas loin du thème central du « Guépard » de Lampedusa. Une classe sociale se sent finie et remplacée.
On joue à se maquiller en rois et reines,on répète maladroitement le texte dans la grange, on papote dans les coulisses, on écoute un fox- trot sur un appareil à manivelle à l’instant ultime, avant que les bombes ne tombent sur ces demeures à escaliers centenaires. Woolf nous incite à penser que ce songe d’une journée d’été à la campagne , sera brûlé comme une simple feuille de journal dans un barbecue ou une photo ratée déchiquetée en petits morceaux.
Avec cette prose, s’élève « une supplication muette » pour reprendre les mots de l’auteure .Woolf parlait dans son journal de « nous tous, des spectres en errance ». Nous y sommes. Davantage peut-être que dans ses autres romans, on reconnaît cet art que l’auteur définissait comme un « vaisseau poreux dans la sensation, une plaque sensible exposée à des rayons invisibles. »

Le paradoxe de Woolf, sa totale originalité c’est que l’ irruption traumatique de la grande Histoire, ( la possible invasion de l’Angleterre par Hitler ) s’élabore , se construit, avec des métamorphoses et des métaphores burlesques. Au ravissement des spectateurs se superpose un vide, une angoisse, une béance. Une des plus belles réussites est ce mélange entre un art qui nous protège du néant et du vide et une souterraine certitude que soudain, tout éclate et crève le joli décor peint de l’Art. Tout devient inaudible et inutile.

Dans la page 117 de l’édition Pléiade (excellente édition sous la direction de Jacques Aubert,à signaler, avec abondance de notes que j’utilise largement ) un des points culminants du texte se joue lorsque soudain, il y a un trou,un moment de silence déconcertant,incongru, inattendu dans cet spectacle d’amateurs« car la scène était vide;mais il fallait soutenir l’émotion ; la seule chose qui pouvait soutenir l’émotion était le chant ; et les paroles étaient inaudibles..(..) Puis la scène fut vide.Miss La Trobe restait appuyée contre l’arbre paralysée.Son pouvoir l’avait abandonnée. La sueur perlait sur son front. l’illusion avait échoué. »C’est la mort,murmura-t-elle,la mort. »

La romancière introduit alors un troupeau de vaches. Elles meuglent soudain derrière le décor. « L’une après l’autre,les vaches lancèrent le même mugissement plaintif.Le monde entier s’emplit d’une supplication muette. C’était la voix primitive qui retentissait à l’oreille du présent. La contagion frappa tout le troupeau.frappant leurs flancs de leur queues cinglantes qui s’élargissaient comme des pique feux, elles relevaient et plongeaient la tête,mugissaient comme si l’Éros les avait piquées de sa flèche et les avait rendues furieuses.Les vaches comblaient la béance ; elles effaçaient la distance ; elles remplissaient le vide et soutenaient l’émotion . » Les ruptures de ton sont aujourd’hui lieux comprises par la critique. Notamment les passages brusques de l’Art au Réel, l’imbrication bouffonne entre classes populaires et classes bourgeoises, et surtout les scènes burlesques coupées par l’angoisse intime, ces déchirures à l’ intérieur du texte et qui le rendent si attachant et proche. On voit que les artistes professionnels s’opposent aux amateurs rigolards, les humains surexcités deviennent dérisoires face à la nature indifférente, sans compter les déphasages et décrochages ente l’Intime subjectif et le Réalisme plus ou moins épique.Chez Woolf, les instants fugitifs renvoient souvent à des vérités immémoriales, comme si, dans les nuages apparaissaient des figures disparues, des dieux cachés, des héros de légende. Au bord du ravin, Woolf manipule différents types de Comique. de l’ humour cérébral à l’humour noir,de la fantaisie rabelaisienne débridée à la farce champêtre.Un souterrain récit Épique s’orne de minuscules tragédies privées.Sans cesse la prose, son suivi, disjoncte,se réfracte, se disloque et se reprend.La guerre toute proche en France crève le décor du spectacle amateur. Le flux d’écriture inclut des contraires.

C’est une symphonie avec discordances.Une musique atonale.

Virginia Woolf capte des instants volatiles: d’un côté les secondes d’une journée; et d’un autre côté, elle fait allusion aux fumées lointaines et âcres des siècles passés et de leurs innombrables tragédies . Elle mêle la plaque photographique d’un été 39 et la tapisserie de Bayeux.

Oui, Woolf est allée très loin dans les sa recherche de rythmes, et ces canevas de vies effilochées . Il faudra encore du temps pour que les lecteurs de notre génération, et des suivantes, apprennent à apprécier ce qu’elle a défriché.

Mes amis

La nuit bouge de passé, dans le passé, c’est comme une latte de fer qui tape sur le volet de bois. Chuchotements, frissons, déploiement, néant, ombres. Encore jeunes, ils me poussent vers la mer, sans maillot, chaque matin, tous dévoués, excessifs, rigolards, impossible de les arrêter, surtout Valmy et Morales. Ils se promènent même sur les cheminées des villas de Dinard le dimanche matin  pile poil à l’heure de la messe. La nuit n’arrive pas à passer le dernier boulevard de la ville et sa station-service qui rouille. Tous restent là à cloper, à comploter, à essayer de se retenir de rire en me voyant vieillir.

De ma rotonde, je les vois juxtaposés, images décalées dévalant je ne sais quelle pente d’Etna. Je les retrouve sous un store, bien à l’ombre, heureux apaisés, dans un petit village du Tarn. Ils sont plongés dans leurs pensées d’avant, avec tout ce qui les empêchait de jouir, oppositions, hésitations, dénis, toujours calmes et recueillis. Leur retenue :Intacte. Solides. Généreux . Tranquilles. Contre moi, Ils ne quittent jamais un journal du coin sans me prendre à témoin de je ne sais quoi. Tous se juxtaposent, s’empilent, avec leurs petites phrases marrantes, idiotes, comme un rituel, tous accoudés au bar devant des affiches de corrida du siècle dernier, décolorées . Ils sont là prés de moi sans y être tout à fait, au bord d’un canal, prêts à m’aider quand même.

Alors je retourne à la cuisine me faire un café italien, bien indécis face à cette exceptionnelle présence d’eux tous réunis, les uns sur le pont, d‘autres en bas. Je me doute bien que Valmy se cache avec une fille à grosses lèvres, peut-être cette inconnue de Sorèze qui avait une frange qui lui cachait une partie du front et vivait chez un charpentier. Je cherche son prénom.

Ils font pivoter le tourniquet à cartes postales à Albi , et choisissent la carte avec une grenouille qui fait une blague.

Aucune de leurs phrases ne se renouvelle , la journée se désolidifie, on entre en groupe dans une brasserie de Castres et tous les clients deviennent raides et moches comme les portes des toilettes.

La mer vient me chercher sous le balcon puis me laisse, puis me reprend. Plénitude, silence, les pétroliers attendent au loin. Ma porte est ouverte, avec un morceau de carton qui forme une cale.

Navire-silence. Espace immense ce soir sous les pins. Odeurs profondes du tilleul. Légère poussée du vent, poussières.

De vague en vague, je retourne là-bas, mes enfants en chœur me demandent une chaise-longue ,un fauteuil d’osier,puis exigent le retour des mes amis disparus : Coudray, Monclair, Bas rouge, Valmy,Moraves,Köhler, tous retenus ailleurs comme tout le monde, ils sont tous abrités sous une voûte romane, pleine d’ombres, à l’abri de la pluie, tous instables, épuisants,énervés, abstraits,chiants à ne pas écouter , en train d’essayer je ne sais quoi, une paire d’ espadrilles, un bout de papier peint, un futon, une serviette éponge, la fermière d’en face .

Maintenant, devenus bien humides, ils vont traverser les siècles, éternels vacanciers.je m aperçois que je prends des notes à leur place dans une sorte de miniaturisation mentale dégoûtante alors qu’ils ont toujours réparé mes roues de vélo. Je les vois encore, hésitants à me piquer une cigarette, à la sortie du cinéma Lux à Caen, tous emplis de mauvaise foi pour détester jean-Luc Godard. Et l’autre qui renonce à un croissant beurre devant son bol, alors qu’on lui jette déjà en pleine figure une pelle de terreau. Valmy reste démesurément indécis, courtois, souriant, languide, avec son pouvoir illimité de raconter ses rêves de la nuit pour les prolonger et les enrichir en pleine matinée, dans une rue de Bruxelles avec ses innombrables cheminées et ses bijouteries. A midi pile,ses réflexions devenaient si immenses, cyclopéennes, qu’il n’en disait plus rien. Depuis quelques temps, il se présente à moi, à la caisse, sans son ticket, sans s’occuper de rien, il se répand comme une tasse de café se répand dans la soucoupe et s’étale sur le papier cloqué trop blanc du restaurant.

Proust est un foutu menteur avec sa madeleine et ses subtiles traits nuancés lilas fanés pour voir l’avenir dans le passé.

Donc mes amis re-recommencent , ils se re-re-reprennent,et m’éveillent à un mal inconnu, kermesse inepte comme s’ils m’habitaient de quelque chose que je ne veux surtout pas connaître. Ils me font les poches après le dîner en terrasse , ils me volent ma soirée quand je plie mon pantalon sur le dossier du fauteuil, ils me manquent , ceux qui justement ne m’avaient jamais manqué.Quand je regarde la mer au large,c’est comme au cinéma, ils sont tous cette vague qui blanchit, ils m’apportent leurs souvenirs de vacances en Castille , quand Köhler avait changé de femme pour une encore plus brune, encore plus extasiante dans des robes étroites jaune canari

Pentes de L’Etna

Et le chœur des femmes qui officie là-bas, sur une barque pendant que les hommes préparent l’agneau grillé, les piments, verres entrechoqués et assiettes. La nuit est sourde, l’univers de l’été bégaie, bégaie, bégaie à n’en plus finir… Je suis de nouveau sur la plage. Au large, les catamarans culbutent les vagues qui blanchissent .Je regarde une beauté créole sidérante .

Ensauvagé

Envie subite d’ensauvagement. Prendre n’importe quelle route de campagne qui mène à un sentier pour fuir ce monde qui a soif de désastres. La fugue se termine par une carrière au fond de laquelle repose une eau brunâtre.

Je reprends la route vers la côte. Le calme de la terre et des collines, l’antique et douloureuse paix des champs et ses vaches brunes , la certitude que cela ne nous appartient pas , une prière monte comme une pitié .

Les abords des villes n’imprime plus rien,ni dans les aires de circulation ni dans les visages.Les jardins,les fontaines, les cours ombragées à tilleuls ont disparu.La multiplicité des piétons en mouvement ressemble à un mouvement brownien devenu fou qui ensevelit des générations précédentes avant leur mort..Les grandes perspectives architecturales sont ouvertes au vent, au vide des chantiers ..Le passage d’un train qui sort de la nuit traverse la campagne reste plus vrai:il rassemble les couleurs des champs posées presque par hasard.

Les grandes haies à noisetiers que hante la subite chaleur du plein été, reviennent. Les chants des alouettes retrouvé, lui aussi, au fond des feuillages, comme sortis d’ un grenier. Des disparus grimacent , tout hante, tout est signe de vie et d’espérances. Incapable d’avancer, de marcher, que des questions le long des chemins de sable qui gagnent les dunes et la mer.. Ma mère m’aidait à traverser la rue quand j’avais les membres grêles et que je m’écorchais les genoux et les coudes. Elle m’avait donné une âme dont je ne profite plus. Elle me soulevait, moi et mon vélo et je me perdais dans les feuilles de salades fraîches et l’herbe aux lapins. Un soir, elle prit peur, elle resta bras immobiles, allongée sur le divan du salon, fut persuadée qu’un malheur nous poursuivait car depuis la fin de la guerre , on lui avait arraché ,disait elle, les couleurs de son cerveau, l’eau du bain était une masse de têtes qui bougeaient et clignaient de l’œil en se moquant d’elle…Quand on venait, ma sœur et moi, la visiter au Bon Sauveur, le dimanche après midi elle priait en douce pour que nous ne revenions jamais. Elle tournait ses bras dans tous les sens et voulait se clouer les doigts au lavabo.

Sans aucune preuve,nous sommes devenus sa famille indigne.

Depuis, je sillonne le département du Calvados , soulevé par les vagues trop vertes,par l’air chaud d’un ciel trop noir.Je vois,sur les digues de Cabourg ou de Houlgate, des gens tristes, raides, empesés, puritains, mélancoliques, hargneux, chaussures impeccablement cirées, tandis que les formes des nuages dans le ciel jouent à saute-mouton et forment des dessins gais avant l’orage. Sous les parasols, s’échangent d’aimables réponses mécaniques aux amertumes, ce qui pousse à commander une Pelforth puis à écrire au stylo plume épaisse sur du papier Japon pour devenir absolument quelconque.

Temps de Pâques dans l’abandon et l’ inachèvement et le provisoire . La vie des saints dans leurs niches de pierre s’assoupit dans les ombres verticales de Saint-Étienne, l’abbaye aux Hommes .Personne n’attend plus la Résurrection, et dans ma lointaine mémoire un TGV file et traverse un pont sur la Garonne dans une immense clarté car je rejoins ma fille encore toute petite . Oui, tu es là dans une sorte de paix absolue des collines, le sentier s’arrête avec du sable, des barbelés, la béatitude . Une seule et lourde odeur de pré fauché , la paille sèche et brunit dans cette lumière qui inonde le paysage océanique, la journée splendide est là, le ciel haut et clair, des vagues partout à perte de vue.

Peinture d’Anna Eva Bergman

« L’inconnue d’Arras » de Salacrou, un huis clos pré-sartrien

 « L’Inconnue d’Arras » est une intéressante machine de théâtre en trois actes d’Armand Salacrou.

Elle fut représentée pour la première fois à la Comédie des Champs-Élysées le 22 novembre 1935 et publiée l’année suivante.
Elle s’ouvre sur l’agonie d’un homme, Ulysse,35 ans .Il vient de se suicider après avoir appris que sa femme Yolande, le trompe avec son meilleur ami, Maxime.

Les trois actes de la pièce sont censés durer entre la première seconde du coup de revolver et la dernière seconde de son agonie ,ce mince intervalle entre le coup de feu et la mort réelle, au cours duquel -prétend-on- chacun revoit défiler les moments de sa vie en accéléré.

De fait, la pièce n’est qu’un long flash-back au cours duquel le film de sa vie se déroule. Sous l’œil de son majordome Nicolas, Ulysse est donc assailli -il n’y a pas d’autres mot- par une foule de personnages qui l’ont connu depuis sa toute petite enfance. Il revoit ainsi son père, son grand père (mort à vingt huit ans pendant la guerre de 70) , un proviseur, un mendiant, un garçon de café.il y a surtout les trois femmes qu’il a aimées avant de rencontrer celle qui deviendra sa femme, Yolande «  la garce« tant détestée, et cette inconnue d’Arras si mystérieuse.

La pièce est curieuse et intrigante à plus d’un titre .D’abord c’est une des toutes premières pièces à ne reposer que sur un flash-back, originalité que revendique l’auteur. Mais surtout, elle commence sur un ton mi-boulevardier ,mi comique, mi pathétique mélo avec ce coup de revolver sur scène, mêlant aussitôt des hurlements, une chanson, un cri d’amour de l’épouse ,contesté violemment par le majordome qui dans un même élan déclare qu’Ulysse s’est tué à cause de l’infidélité de cette » garce » d’épouse. Il dénonce la tartufferie du faux chagrin de cette Yolande qui, selon lui, se réjouit, au fond ,de cette mort qui la libère du lien conjugal.

Ce majordome, sorte de meneur de jeu de la pièce ,va commenter chaque rencontre avec des personnages de l’existence abolie d’Ulysse. Il le fera avec un mélange de détachement, de lucidité narquoise , d’intérêt sadique, comme s’il était un peu le crieur de vérités face aux mensonges ou illusions dont se bercent des personnages . Le défilé des membres de la famille et le cortège de femmes plus ou moins bien aimées , vont dissiper les confortables illusions sur lesquelles la vie d’Ulysse reposait.

Le ton boulevardier du début va progressivement céder la place au tragique des vérités dévoilées par le passage dans l’Au delà.

Armand Salacrou, photo Harcourt

S’ouvre alors une série de malentendus (mais parfois aussi des tendresses) entre les personnages du passé et Ulysse qui revoit défiler le film de sa vie. avec stupeur. A cet égard parmi les malentendus un des plus vifs est le conflit qui a lieu entre le personnage de Maxime, 37 ans, ami d’Ulysse, confronté au Maxime de 20 ans. Cette confrontation de chaque être entre ses idéaux de jeunesse et ses douteux compromis avec la maturité est un des aspects réussis de la pièce. Anouilh s’en souviendra. Cela annonce aussi dans une certaine mesure, la célèbre mauvaise foi sartrienne qu’on retrouvera dans le « Huis clos » de Sartre, neuf ans plus tard.

En traversant la vitre de la Mort ,Ulysse, découvre combien sa vie fut un tissu d’illusions et de faux-semblants, un sommeil sur l’oreiller de douceâtres certitudes du conformisme petit-bourgeois. Il y a parfois du ton grinçant à la Henri Jeanson dans ce Salacrou. Les souvenirs et les personnages affluent en foule(angoissante pour Ulysse car chacun vient avec ses récriminations) . Une vie entière apparait sous un nouveau demi jour curieux :succession d’ éléments peu fiables, dérisoires, qui mine définitivement toute idée de vérité stable. Il en résulte, parfois, une sorte d’impression de damnation mi bouffonne mi amère irrémédiable.

Des scènes brèves tourbillonnent de telle manière que le centre de gravité d’une existence se réduit à une illusion sur soi-même et des malentendus avec les autres. Mais heureusement, rien n’est monotone dans ce saut vers la mort. Le plus émouvant vient sans doute que dans ce déballage cruel , surgissent des bouffées de tendresse , des aveux de fidélité pour un vieux souvenir(un chat, un soir de neige), des attachements vrais pour un grand père mort jeune à Gravelotte ,ce jeune mort privé de sa maturité, ou par l’apparition presque chrétienne et miraculeuse de cette « Inconnue d’Arras » aux pieds mouillés dans les ruines de la ville bombardée. qui reste une halte merveilleuse, comme sortie d’un vitrail.

Ulysse avance donc dans un no mans land où tout miroite entre mensonges , clichés, affections mal reconnues, nostalgie pour une vie sur terre , illusions perdues , ce qui entraîne le spectateur sur la jetée inconfortable d’une irréalité pirandellienne . L e suicide a ouvert une énorme brèche parmi les souvenirs rassurants. La mémoire est devenue une maladie. .La rassurante familiarité s’efface et ouvre sur un curieux vertige métaphysique. Le fossé entre ce qu’ Ulysse croit avoir compris de son vivant, et ce que son agonie lui révèle , l’amène ainsi, par degrés, au fond de l’inquiétude humaine.

Aucune consolation théologique chez Salacrou.

Vue de l’autre côté du Léthé ,ce fleuve des enfers, la vie apparaît comme un théâtre,un décor trompeur, un assemblage conventionnel,artificiel, qui serait médiocre dans son conformisme, sans l’humanité (fugitive) et la bonté de quelques rares personnages consolateurs. La noirceur de la pièce ne fut pas très appréciée du public en 1935 et elle ne tint l’affiche que grâce à la présence du comédien exceptionnel Pierre Blanchar et l’humour de Jean Tissier an majordome. Salacrou annonçait, en quelque sorte l’ existentialisme noir de Sartre.

La pièce met donc à jour les déchirures d’une conscience qui est tiraillée par des vérités contraires,instables des autres, de l’Autre. .« A chacun sa vérité »Et chaque acte d’un personnage mine l’acte précédent. Comme l’a dit Pirandello , une vie, « ce cratère bouillonnant de folies, d’actes illégitimes ou refoulés, » de raisons plus ou moins recevables, fausses, inconstantes, met à nu et rend dérisoires nos pensées et nos actes gelés par la mort.

La vie passée ressassée et revécue, devient alors une fiction insaisissable,un jeu d’ombres, de reflets, , un curieux Mal sans autre Châtiment que sa culpabilité. L’être intime est ainsi condamné à une curieuse peine : sa vie entière, devient sables mouvants , identité se cherchant. Où est le Bien ,où est le Mal ? Et c’est ainsi qu’Ulysse se débat comme un forcené dans les mensonges de sa vie et entre dépaysé dans le grand mystère , l’au-delà.

Ce qui m’a le plus frappé c’est que cette « Inconnue d’arras » annonce « Huis clos » de Sartre, pièce, rappelons le composée entre octobre et décembre 1943 et créée le 27 Mai 1944.

Comme dans la pièce de Salacrou, Sartre propose le jugement d’après la mort sur la somme des actes qui ont composé une existence. Comme dans Salacrou, Sartre nous introduit dans l’enfer des consciences qui se jugent. Plus férocement que dans Salacrou , il ny a pas possibilité de ratures ou de corrections chez Sartre, chaque acte de l’existence ne peut être modifié. Le caractère irrémédiable de la damnation est bien là et le cycle tragique sartrien est plus épais, noir, comme si une souillure s’attachait à la vie terrestre qu’aucun au-delà ne peut alléger . Pas de seconde chance dans une autre vie. la correction morale, le remords ne servent à rien. Chaque acte de l’existence reste fermé sur lui même. Aucun échappatoire. La pièce de Sartre se boucle sur elle même plus violente, aigre, plus « rancunière », que celle de Salacrou. « Huis clos » sent la prison, l’abime, la morbidité, la révolte devant le régime de Vichy, et parfois le dégout comme si la période de l’Occupation ,période de son écriture, avait accentué un sentiment d’oppression et un certain écœurement de l’auteur . Jamais la pièce de Salacrou ne va jusqu’à cette noirceur sartrienne, cette « nausée » existentialiste . Salacrou présente aussi des instants d’espoir, des souvenirs charmants, des lueurs, des moments de douceur ,il offre quelques belles silhouettes , des innocents ou des amoureux sincères épargnés dans le règlement de compte général .

Sartre reprend aussi à Salacrou le personnage du Majordome-meneur-de jeu,Nicolas, si important pour le déroulement de la pièce, et que Sartre nomme « Le garçon » d’étage.

Choix des pièces de Salacrou au Club Français du Livre.

Chez Sartre c’est une espèce d’opinion rageuse , presque de vengeance et de masochisme qui prédomine pour une définition de la qualité éthique de soi-même. Enfin, comme dans la pièce de Salacrou, c’est la déchirure amoureuse qui joue le rôle cathartique déclencheur chez Sartre .Une différence -et elle est de taille !- c’est que Sartre est plus âpre, plus radical, plus systématique, plus acharné pour affirmer que « chaque conscience poursuit la mort de l‘autre »dans une sorte d’entredévoration sauvage .« L’enfer c’est les autres. »Chez Sartre le règlement de compte sentimental est acharné, infini, sans répit ni pause, avec une dose d’érotisme tout à fait originale et prégnante, capitale, qui a fait sursauter le public de l’époque, sans compter la franche mise en scène du lesbianisme, et une volonté de détruire l’Autre, définitivement, qui n’est pas du tout le sujet de Salacrou.

L’ombre du grand Pirandello sur le théâtre de Salacrou et de Sartre

La manière dont les trois personnages -à égalité- ; cherchent le coupable chez l’autre pour se décharger de sa propre culpabilité prend un tour plus brutal, rageur, et définitif chez Sartre. Pas chez Salacrou. Mais chez les deux auteurs dramatiques, à neuf ans de distance, la métamorphose du théâtre pirandellien en tribunal des consciences est passionnante à suivre.

Bords de mer, enfances

…De nouveau sur la plage de Langrune, devant la route noire mon enfance ne passe pas. Sales souvenirs de pension restés entrouverts..  Mes parents sont des jeunes gens qui ne m’ont pas encore conçu. Au large, les catamarans culbutent les vagues. Plus d’ombre, une coulée lumineuse vers Riva-Bella . Gigue de mâts, fenêtres qui cognent, minuscules rides d’argent qui ourlent la plage. Pendant la nuit, des paquets d’algues ont bruni les bancs de sable. Tu es là, proche, enfance, cette honte qui te colle au corps,baguettes des jambes, crabe tricoté large sur ta misère laineuse qu’on appelle un maillot de bain . Tu échanges le froid de la mer avec ton propre froid.A 43 ans de distance tu cherches une délivrance impossible dans les traces de sel qui suintent sur les poteaux de bois goudronneux .

Les êtres que tu connais sont si peu nouveaux que tu en es malade Tu as perdu ton lycée, ton Gaffiot, entoilé orange, ton paquet de P4 , ton compas d’écolier étincelant sur velours noir et tu n’oses rentrer à la maison.La matinée chahute ses vagues comme si le monde était un endroit métallique qui t’adresse une grimace. Odeur gluante de dorade grise entre les cuisses, oui, tu ruisselles, tu viens de l’eau, poisson de mauvais temps.Oui, les vagues sont courtes ce matin. Demain, ce sera dimanche, dimanche partout, dimanche de messe, dimanche de la blanquette de veau, dimanche pour tous.Le monde entier émerge de son dimanche .Tu cours vers la maternelle,tintent les premiers tramways. quartier ouvriers bouclés.Tu danses sur une péniche dans l’estuaire de l’Orne,tu fais le con pour épater les filles, tu perds tes billes dans l’eau et les reflets verts forment la chapelle Sixtine,c’est si beau que tu sèches le cours de gym et que tu tombe sans fin dans les reflets.

Un vieil homme passe derrière la haie et te dit :

– Belle journée mon gârs ! Qu’estce tu fais là mon gârs ?

Tu poses ton vélo contre le mur.

Toi, tu vois le temps qui se tord entre ciel et mer. Il pousse des nuages entre deux trouées de lumière. La herse d’eau cogne en bas du jardin. Gerbes de verdure. Pins qui étalent un curieux pelage, les morts appellent ce matin… Les spectres emplissent l’air… Tu jettes le reste de café dans l’évier et tu te dis que tu es devenu père toi même sans savoir rien de l’usage du monde. Que vas tu leur apprendre à tes deux filles ? Le vol des hannetons aux pattes pleines d’encre? La danse sur une péniche ? Les images pieuses glissées dans le Missel ? Histoire de l’organisation Todt ? Le Gaffiot entoilé orange ? Le cache-nez à odeur pisseuse ? Le froid des dortoirs par jour de grand vent ? La roulade sur le tapis de caoutchouc devant les filles qui se marrent ? Les images vitreuses des grandes marées ? La rayonnement de l’été qui ne se met jamais en place ? Que tu le veuilles ou non ces années là se balancent comme une épave dans l’avant-port ?Nausée, vomi, bois flotté qui bouge sans cesse, folie d’oiseaux aux ailes blanches qui te chie dessus. Tout est trop vert, cru, vert cul de bouteille tout est trop dimanche. Le train des permissionnaires ne finit pas d’approcher entre les locos qui rouillent ,et le deuil des rues( noircies de fumées) grossit dans ta paire de lunettes. Ralentis. Eteins. La lumière mourante du soir ,même en bord de mer, n’apporte aucune nostalgie, voilà ce que tu dois apprendre à tes deux filles.

La peinture est d’Emil Nolde