Je suis un cinéaste raté

Pour mes 18 ans , j’avais demandé une camera car j’avais depuis des années la passion du cinéma. Mes parents m’offrirent une Camex Ercsam pour des films 9mm /5 à perforation centrale. Secrètement j’avais le projet de me préparer au concours de l’Idhec . A l’époque je me trimballais partout avec les deux épais volumes ( très techniques) de Jean Mitry traitant du montage cinéma . C’était ma Bible. J’avais pratiquement appris par cœur la théorie du russe Koulechov qui avait distingué deux sortes de montages ,le montage dit « réflexe », qui suit la logique narrative assez naturelle et proche du romanesque traditionnel et le montage « d’attraction »,plus sophistiqué, plus fascinant, qui délaisse la banale logique narrative pour provoquer une réaction forte du public en rapprochant deux images inattendues qui, si on les accole, font sens, symbole, polémique, ironie ,surréalisme, choc émotif.

J’avais bien sûr été marqué par Eisenstein. Dans son film « La grève » le cinéaste avait utilisé le montage « d’attraction » en alternant un massacre d’ouvriers par la police du tsar et des plans d’animaux égorgés.

J’avais donc filmé mes parents au cours d’un pique-nique sur la plage de Langrune .L’intérêt de cette séquence vint des rafales de vent qui firent s’envoler les feuilles de salade et les serviettes en papier vers les vagues. Je me servis du montage d’attraction en alternant cette scène de pique-nique champêtre avec des plans des lapins qui broutaient des herbes avec leurs petits tremblements marrants du nez .

Le grand choc fut lorsque je vis au ciné-club cet « Homme à la camera » de Dziga Vertov. Je deviendrai « l’homme à la camera normand. « Je demandai à un ami qui possédait un tandem, de sillonner les rues de Caen .Il pédalait, je filmais camera avec au poing. Il fallait arrêter de rouler pour recharger la camera et remonter la clé comme on remonte une pendule.

Je filmais les rues, passants, vitrines, églises, avenues à platanes,les mariages du samedi, la gare routière, les terrains de foot, la Prairie, et puis j’eus une période chantiers, pylônes,réseaux de fils électriques et nuages.et la période locomotives et train,s de marchandisez. Un étudiant de mes amis m’avait prête le projecteur de son père . je m’enchantais dans ma chambre de voir la ville de Caen tourner sur elle même,pivoter comme un disque sur le papier peint de ma chambre , avec les murs, les toits, les fenêtres, et les carrefours qui s’inclinaient avec leurs passants et leurs bus.C’était un genre d’ivresse tranquille que ma sœur ne partageait pas. . Les longs travellings donnaient l’impression que la ville et les visages fuyaient en arrière dans un vaste mouvement de nostalgie. . Ensuite, avec une petite colleuse , sur mon bureau, je mettais bout à bout ces petits films,travail minutieux car il fallait frotter avec une petite râpe en métal pour ôter la surface brillante de la pellicule, passer un petit pinceau enduit de colle sur le fragment de pellicule poncé et ensuite bien appuyer sur les deux morceaux de film le temps que la colle séchât.

Enfin, comme tout bon cinéaste, j’eus une Théorie. Il ne fallait pas réduire le cinéma à du mauvais théâtre, avec des bavardages insipides et des histoires amoureuses bêtasses,toute une salade psychologique écœurante de sentimentalité. Le mauvais théâtre petit-bourgeois filmé ça suffisait.C’était un symptôme de décadence. Il fallait que le cinéma retrouve sa Vraie Voie et que je sois un Pionnier pour ma Génération :il suffisait simplement d’enregistrer et de célébrer la Réalité, toute la Réalité, rien que la réalité Le Néo-Réalisme italien m’ouvrit des portes. A mon goût il y avait encore trop d’intrigues et de sentimentalité. Je m’étais donné un Impératif Phénoménologique et presque Théologique, en tous cas ma Mission. C’était l’époque où je parlais avec des majuscules. Ces films qui bavassaient argent, sentiments,intrigues oubliaient l’Immensité de la Réalité nue.

Je prenais le train pour Bayeux , plaçais la camera dans le dernier wagon. Je filmais par l’ouverture vitrée étroite donnant sur la voie , je filmais la campagne qui fuyait le long des rails ,ces deux lames étincelantes toutes droites qui divisaient le bocage et perçaient le brouillard . Je m’abandonnais à la grisante sensation de glissement : lignes fuyantes, secousses des aiguillages, feuilles sèches qui tourbillonnent au passage du train, reflets de lumière qui vibrent dans le verre, lourds trains de marchandises qu’on croisait, danse des fils du téléphone et des pylônes, grelot insistant des passages à niveau, petites gares de campagne qui rapetissent comme des jouets, et la sonnerie des passages à niveau m’exalta. Le noir soudain au passage d’un tunnel.

Exaltant.

Je piquais une crise quand on me demanda de filmer le mariage d’une cousine à Alençon. Je préférais filmer un cendrier plein, une fourmilière en pleine activité plutôt que des gens endimanchés en train de se bécoter ou de se poivrer devant l’objectif de ma camera. Je méprisais ces films d’amateurs, en vrai pro que j’étais. . La vérité m’oblige à dire que les séances de projections , surtout mes vues répétitives d’un wagon de queue ne soulevèrent pas vraiment l’enthousiasme, surtout auprès des filles. Un constat s’imposait: le public était trop terre à terre, déformé, il fallait former un nouveau public.

Pour bluffer mes amis je fis une tentative de film fantastique.Un soir d’hiver, je fis l’obscurité dans notre pavillon. Je posai à ras de terre la grosse lampe de bureau de mon père, vasque métallique genre Gestapo , et je l’ orientais de manière à former une bande de lumière latérale intense. Ma sœur devait jeter du haut de l’escalier notre chat noir Caton dans cette bande incandescente tandis que le visage de mon meilleur ami, devait surgir un gros plan, les narines charbonneuses et les joues couvertes de farine et la bouche hideusement ouverte . J’eus beau multiplier les prises , les réglages, l’éclairage le résultat fut décevant. Caton resta caché dans le jardin au moins une semaine. Ma sœur m’insulta.

Nous en arrivons maintenant à la partie navrante de l’histoire. Mon père remarqua que mon travail au lycée devenait médiocre. Cet été là mes parents partirent sur la Côte d’Azur. Je restais à tenir une petite boutique de livres soldés prés de l’église Saint-Jean.il n’y avait pas grand-chose à faire alors je me mis à taper un début de roman sur une grosse machine Japy d’un vert armée. Et puis j’ai rencontré une fille qui vendait du matériel de jardin dans la même rue. Elle portait des robes moulantes d’un rose pâle et ses longs bras nus pendaient le long de son corps avec une nonchalance qui m’enthousiasma. Elle faisait tout avec une lenteur qui me fascinait. Quand je voulus la filmer elle refusa, m’embrassa sur la joue et partit dans les Vosges avec un « type qui savait nager » .Depuis je hais les Vosges.

Les années passèrent. Je m’installai à Paris . La camera se couvrit de poussière dans la penderie .Je la ressortis pour un voyage en Grèce. Dans le théâtre antique d’ Epidaure je fus si ému par cette vasque pierreuse et son ouverture sur le ciel bleu parfait que je me mis à filmer sans voir l’inégalité des dalles. Je me tordis la cheville. La Camex Ercsam rebondit sur les gradins et vola en éclats. Je récupérai les débris métalliques un peu comme Antigone récupère les restes de son frère. Je réussis quand même à s faire développer cet ultime film. On y voyait la plaisante familiarité des touristes en robe d’été, et shorts délavés, leurs bavardages rigolards , leurs manières de se filmer en se tenant par les épaules et cela m’apparut comme l’image même de l’indifférence humaine face au drame d’un grand cinéaste dont la carrière s’achève sous le regard des Dieux Grecs.

Sur la route de Corinthe , je me débarrassai des restes de la camera sur une aire de parking, dans une poubelle contenant des boites de bière Heineken des noyaux d’olive, et des mignonnettes d’Ouzo.

Quand je découvris les premiers films de Nanni Moretti, ceux tournés avec une camera d’amateur, « je suis un autarcique », et « Ecce Bombo » Je fus saisi d’un immense regret, d’une immense désespoir, d’une immense jalousie.

Une soirée au centre de la France

Dans un train qui m’emmenait vers le Limousin ,je feuilletai la Bible que mon frère Joachim m’avait offert pour mon 50ème anniversaire. Il m’avait demandé d’essayer de la lire « sans esprit de moquerie ». Je lui avais promis.

Les champs brillaient sous un ciel d’un bleu parfait,et dans le roulis ensommeillant du compartiment vide, défilaient des vallées et leurs rangs de peupliers , les méandres d’un cours d’eau ou quelques fermes lointaines isolées dans la pente d’une colline. L’opulence de cette campagne pleine d’ombrages me rendait joyeux . Elle me rappelait mon enfance et ses vergers.

Je baissai une vitre , des rafales de vent tiède s’engouffraient dans le compartiment. Je feuilletai cet Ancien Testament,vite rebuté par ces généalogies interminables et ces chapelets de noms barbares .

Toutes ces tribus et leurs batailles perdues aux confins du Temps… L’éclair du couteau luisait à chaque page. Je me demandai quel intérêt pouvait trouver mon frère Joachim à ces palais vidés par certaines nuits d’horreur.

Quant au Nouveau Testament,  j’ imaginais un lac calme, le Christ ,seul, appliquant son visage contre un immense drap propre en train de sécher au soleil, les apôtres, plus loin, discutant paisiblement avec quelques femmes et leurs enfants. Je me demandai si cet homme seul n’était pas un peu lassé par ces villageois et ces apôtres réclamant sans cesse de nouveaux miracles. Bandes d’incrédules.

Parfois, une phrase me serrait le cœur, quand le Christ dit aux apôtres : « Je suis encore avec vous pour un peu de temps,puis je m’en vais vers celui qui m’a envoyé ». Le train ralentissait, je refermai cette Bible. Je descendis dans une petite gare déserte avec une allée de tilleuls.Je me dirigeai vers le centre du bourg  et longeai quelques commerces aux stores baissés. Je contournai une église massive, austère, avec un clocher carré. La chaleur stagnait sous les feuillages de quelques platanes.

Je pris la route de Limoges et déposai ma valise dans un petit hôtel modeste, en fait simple pavillon récent posé à un carrefour plein de vent . A la réception un vieil homme maigre à la respiration difficile et au crâne laineux  regardait un écran de télévision suspendu prés du plafond. La chambre était un simple cube nu avec une fenêtre coulissante garnie de cretonne. Un tube au néon bourdonnait et diffusait une lumière blanchâtre et vibrante .

Je me rendis dans la salle des fêtes où se donnait le soir une représentation d’un Marivaux avec un comédien célèbre sur le déclin. Il n’y avait personne , les portes vitrées étaient closes.Dans le hall,j’aperçus une petite table de bois peinte en noir avec dessus un paquet d’affichettes. En ce milieu d’après-midi, le village était oppressant de silence .

Je descendis quelques ruelles étroites comme des gorges pour aboutir à une rivière somnolente dans laquelle ondulaient de longues herbes. Elle était bordée de tristes saules Il y avait une curieuse auberge à ma gauche avec des moellons jaunes et un porche surdimensionné couvert de lierre, et une espèce de tour qui ressemblait à une gravure dans un vieux livre d’aventures sous Louis XIII. Le banc sur lequel j’étais assis dégageait une odeur de résine. Au delà de la rivière , la campagne s’ouvrait, plate avec ses champs surchauffés .

Vers six heures je remontai vers le centre-ville , longeant les séries de volets clos. La devanture d’une agence de voyages m’attira, avec sa vitrine poussiéreuse  offrant un unique présentoir de carton décoloré qui vantait les Seychelles et un palmier.

Cette somnolence de gros bourg provoquait un curieux sentiment de malaise comme si cette tranquillité trompeuse cachait quelque chose qui devait m’être révélé plus tard. Derrière la devanture d’une banque j’aperçus une femme assise derrière un bureau genre administratif, il y avait des classeurs derrière elle. Elle semblait jouer avec quelque chose car je voyais ses mains s’agiter.

J’achetai un journal et m’installai devant la mairie, sous la fraîcheur d’un tilleul. Le chuintement continu de la brise dans le feuillage, les piqûres de lumière qui jouaient entre les feuilles accompagnaient ma lecture nonchalante . Longtemps, j’observais la crête des toits sur un ciel devenu gris comme si cherchai un signe.

Je repensais à Joachim, j’éprouvais de la tendresse pour ce frère habité par une certitude religieuse , je l’enviais . Je me demandai comment il se débrouillait avec ses désirs sexuels et s’il tenait une comptabilité morale que j’imaginai oppressante entre bonnes et mauvaises actions de sa journée . J’étais persuadé que sa foi l’aidait à vivre bien mieux que moi. Quand il me parlait- de sa voix monotone je me demandai d’où il tenait ce chant de certitude et s’il jouait un rôle. Était -il en proie à des doutes  ? Savait-il prier  avec ferveur où était-il sclérosé dans une habitude marmonnante  ? Avait-il en lui une lumière inaltérable , subissait-il des moments d’ angoisse à l’état pur ? Se sentait-il parfois vide comme moi, c’est à dire comme une demeure à l’abandon après un déménagement ? Dieu était-il une présence écrasante à certains moments de sa journée  ou était_il la source cachée de sa naturelle compassion dont il aspergeait ses fidèles avec tant de générosité ? Pourquoi avait-il un accès à un univers invisible (et si bien fréquenté) qui m’était refusé ? Nous avions pourtant vécu la même enfance , avec les parenthèses enchantées de longues promenades en foret de Balleroy quand nos parents étaient jeunes , et quelques rares pique-niques au pied des falaises de Longues -sur-mer. Lui possédait le don de gagner l’intime des êtres, tandis que moi je demeurai flottant à la surface du monde comme un mégot dans un cendrier plein d’eau .

Lui était dans les pensées intimes des autres, et moi j’effleurai tout sans rien saisir .

J’étais à un moment de ma vie peu glorieux, avec des doutes sur mon métier de journaliste en fin de carrière , et une vie de célibataire sans relief, une solitude indécise. Par conscicene professionnelle je m’efforçai de relire le programme de la soirée,les intentions révolutionnaires du metteur en scène. Je me dis bêtement que la vie ressemblait à ce » stérile promontoire » dont parlait Shakespeare, puis j’entrai dans la salle et cherchai une chaise à mon nom. Quelques notables découvraient leurs places dans les deux premiers rangs et se faisaient des courbettes.

La salle se remplissait lentement. On bavardait d’un rang à l’autre. Je m’interrogeai sur cette mystérieuse présence du public qui s’éventait, blaguait, somnolait, devant l ‘épais rideau rouge fermé.D’où venaient-ils ? De fermes lointaines ou de proches demeures des maisons à colombages, ou d’antres de notaires  tapissés de livres à vieilles reliures ?

Les appliques sur les murs atténuèrent leur luminosité, le noir se fit, on chuchotait. Le rideau s’ouvrit sur un faux jardin à la française avec un éclairage cru et brutal qui ratatinait les couleurs pastels des personnages de Silvia et Lisette.

Pendant la représentation j’eus du mal à m’intéresser à ces personnages tout en minauderies. stratagèmes et ruses invraisemblables . Le comédien à la célébrité sur le déclin, dans un costume d’Arlequin brassait l’air pour pas grand-chose.

Quand les comédiens revinrent saluer , se tenant tous par la main, souriants, courbettes mécaniques , certains visages plâtreux encore barbouillés de leurs fards. J’avais conscience d’avoir vu trop de spectacles et d’être devenu blasé.
De ces milliers de spectacles auxquels j’avais assisté, il ne me restait que les minuscules bouts de papier tombant au ralenti du haut des cintres de l’Odéon ,dans un silence parfait, et représentant de la neige, tombant sur un Campiello de Venise ,dans une pièce de Goldoni montée par Strehler. Le reste avait disparu.

Dehors, je goûtai cette humidité de l’air après la pluie.

Des petits groupes de spectateurs bavardaient et confrontaient leurs opinions.Je fus saisi par un de ces moments du soir d’où il émane quelque chose de si paisible et d’ancestral. Je fus abordé par une jeune attachée de presse rousse, visage fin,jupe courte, bras nus, qui voulut me donner un second programme et m’inviter à rejoindre la troupe, ce que je déclinai. Je m éloignai en cherchant mon paquet de cigarettes puis me calai sur un parapet pour prendre quelques notes sur le programme.

L’évènement se produisit vingt minutes plus tard. Je marchais au milieu de cette route droite et lugubre, pour rejoindre l’hôtel . Un amoncellement de nuages formait comme une foret noire suspendue dans le ciel. Endroit sauvage.  C’est alors que je chavirai.Effroi ? Chaos ? Même pas. Une dérive. Un vertige nauséeux. Ma nudité révélée. Ma vie comme une défroque. Je coulai dans une vie sans ampleur, sans direction qui se défaisait . Je n’avais aucune protection de ces choses familières,je n’avais même plus la dérisoire protection de mon orgueil et mes anciennes certitudes de critique dramatique dans l’éclat brutal de sa jeunesse. Plus rien.

Tout ce qui s’était amassé d’évidences au fil des années s’était dilué. J’en étais réduit, depuis quelques mois à la répétition de gestes quotidiens, au confort de se préparer un café devant la fenêtre de la cuisine en regardant un chien tournicoter au bout de sa ficelle. Tout ce en quoi j’avais cru s’était dissipé .J’étais comme un enfant abandonné sur une immense plage effrayé devant la puissance de la mer.

J’allais mourir pour rien.

Il y a déjà longtemps que père et mère sont morts, ils me manquèrent soudain. J’entendais encore la voix blanche et détimbrée d’un ami de Bruxelles mort récemment. Il me parlait du « feu follet » le film de Louis Malle.

Je me souvins alors du ton hautain, méprisant que j’avais pris ,un soir d’hiver, sur un parking envahi de neige sale, face à une attachée de presse transie de froid devant le hall vitré.

Et j’aurai tout donné pour que cette scène n’eût jamais lieu.

Et je me souvins alors que Joachim, qui m’avait demandé de m’asseoir à côté de lui, pas loin de l’autel, dans sa petite église bretonne , dans cette paroisse dont il venait d’avoir la charge, pour me confier ceci : « Etait-il possible de faire un geste, de parler, d’écouter , sans que le Mal s’empare de nous ? »

Quand la critique littéraire allemande avait un Pape.

Mort à 93 ans, le 17 septembre 2013 , Marcel Reich-Ranicki était surnommé « le pape » de la critique littéraire en Allemagne. Il a régné pendant plus de quarante ans, d’abord avec ses articles, puis à la télévision. L’hebdomadaire hambourgeois « Die Zeit » l’embauche comme critique littéraire entre 1960 et 1973. Sa réputation grandit grâce à ses jugements tranchés , des formules assassines ,des articles argumentés, et des citations bien choisies. De 1973 à 1988, Marcel Reich-Ranicki gagne encore en célébrité à la  « Frankfurter Allgemeine Zeitung ». Le milieu littéraire attend chaque semaine son feuilleton.

Il a représenté une espèce en voie de disparition : le Grand Critique Littéraire qui fait la pluie et le beau temps sur la littérature en train de s’écrire. En France, à cette époque, nous n’avions pas de « pape » de la critique littéraire mais deux grands cardinaux flamboyants : François Nourissier et Angelo Rinaldi , qui vient de disparaître la semaine dernière et qui officiait à L’Express grande époque , puis au Point, au Figaro littéraire. Il nous manque.

Ces deux Français ,chacun à leur manière, faisaient partie de cette espèce en voie de disparition: le critique littéraire qui tient son éminence et son aura non seulement pour ses jugements qui font autorité , mais surtout pour le plaisir de savourer un morceau de prose fastueux. pour fins gourmets.

Outre Rhin , Marcel Reich –Ranicki a influencé trois générations de lecteurs mais s’est en même temps mis à dos un grand nombre d’écrivains allemands parmi les meilleurs, et chose rare, certains qui furent, à leurs débuts, ses amis.

Pourquoi donc cette célébrité hors- norme ? Pour plusieurs raisons : d’abord une érudition sans faille qui permettait à Reich-Ranicki de citer un poète du XVI°, siècle, un petit maître baroque, aussi bien qu’un Lessing, un Heine ou un Schiller, ou à bon escient, sans jamais se tromper de cible.

Ensuite, un talent d’écriture couplé à des qualités d’analyse des textes remarquable.

Ensuite, aucune tricherie : il ne cachait jamais ses références, sa préférence pour ligne classique qui allait de Goethe à Thomas Mann, sans oublier Kafka et Bertold Brecht. Chez lui aucune trace de jargon universitaire, et aucune analyse marxiste venue d’Allemagne de l’est.

Pour ce juif d’origine polonaise les années nazies ont joué un grand rôle dans sa conscience aiguë qu’il fallait renouer avec la grande littérature allemande du XIX°siècle , de Heine à Fontane. Retisser les liens humanistes.Cet homme- encyclopédie-vivante est persuadé que les strates superposées de l’héritage littéraire ne décrivent pas seulement un passé enfui mais nous restitue des réalités sociales , philosophiques ou religieuses enfouies dont nous avons besoin. Enfin, il convainc le lecteur de base par un mélange d’humour, de dérision,  de vacherie épanouie,conquérante, ingrédients qui forment le fond même de son talent.

Il cultive ce venin noir qui, appliqué à la critique littéraire, attire les lecteurs nombreux comme les peaux mortes des serpents attirent les fourmis. Rinaldi était de cette famille qui écrit avec un fouet mais lui s’exprime dans une prose Grand Siècle . Tout lecteur de journaux aime voir les stars de la littérature poser un genou à terre sous le trident du critique-gladiateur.

Pour comprendre le prestige de Reich-Ranicki il faut également remonter a la fin des années cinquante . A cette époque une génération d’écrivains née sous le nazisme s’acharne à reconstruire une littérature allemande morale, démocratique, qui liquide les terribles années du nazisme. Ces jeunes gens s’appellent Günter Grass, Heinrich Böll, Uwe Johnson, Martin Walser, Hans Magnus Enzensberger, Siegfried Lenz, Arno Schmidt et d’ autres. Ceux là vont publier des romans ou des proses, qui réveillent la conscience démocratique des jeunes allemands. Leurs débuts sont éclatants .C’est le best-seller « Le tambour » (1959)de Günter Grass, fabuleuse machine à la fois rabelaisienne et grinçante, jusqu’à cette exemplaire « La leçon d’allemand »(1968) de Lenz. « Le quadrille à Philippsbourg« de Martin Walser  annonce aussi une œuvre décapante sous le signe de l’ironie et du persiflage par rapport non seulement au nazisme mais également au faux confort du « miracle économique allemand » naissant. Ces écrivains ont entre trente et quarante ans, ils ont connu une enfance et une adolescence sous Hitler ; les autodafés de livres, ils n’ont pas oublié . Pour reconstruire une nouvelle littérature engagée, cette génération se réunit dans « le groupe 47 ». Moment capital. Chaque année, ces écrivains se lisent leurs œuvres devant un parterre de connaisseurs, de critiques, d éditeurs, de directeurs litéraires , d’intellectuels. Les débats sont passionnants et Reich-Ranick les suit.

C’est au cours de ces réunions que se discutent les problèmes théoriques de cette littérature nouvelle ; on y aborde les problèmes du réalisme, de la littérature engagée, du Nouveau Roman (« l’école de Cologne » avec Wellershoff), du féminisme (avec Ingeborg Bachmann notamment), du formalisme, de la place du catholicisme (Böll et Hochuth) et de la possibilité décrire après Auschwitz. . Sans oublier le problème urgent de la division de l’Allemagne .Dans ce domaine c’est Uwe Johnson domine le débat avec son œuvre impressionnante « Conjectures sur Jakob » -sous titré en francais « La frontière » publié en 1959 et traduit en France aux « Lettres Nouvelles » en 1965 .

Ces rencontres,(ces « jeux olympiques littéraires » vont remodeler le paysage littéraire pour des décennies.

Donc parallèlement au « miracle économique allemand », il y a bien eu un « miracle littéraire » dans les années 60 avec ce groupe « 47 ».

Reich-Ranicki apprendra beaucoup et nouera des liens avec nombre d’écrjivains, avant de se fâcher avec eux. Car tres vite on le désigne dans le milieu littéraire comme « Der Verreissere », le « démolisseur » .

Tout le problème de Reich-Raniciki c’est qu’au fil des années il multiplie les éreintements et les démolitions en règle du haut de son, feuilleton, hebdomadaire puis dans son émission de télévision populaire « Quartett ». Ainsi au fil des années, Reich-Ranicki deviendra le bûcheron de la critique littéraire qui abat des forêts d’auteurs. Plus il « démolit » les écrivains de langue allemande (les autrichiens ne sont pas épargnés) plus le public applaudit . A son tableau de chasse , on remarque a peu prés tous les grands écrivains, dont,notamment, ceux qu’il avait contribué à rendre célèbre à leurs débuts .C’est ainsi qu’il finira par démolir le plus emblématique,car le plus politiquement engagé (aux côtés de Willy Brandt d’abord, puis du côté des Verts..)«Günter Grass », la grande gueule de l’époque , celui qui bat du tambour pour les grandes causes de Gauche et en particulier celle l’ouverture à l’Est. Reich-Ranicki qui a aimé avec quelques réserves la « trilogie de Danzig » de Grass pulvérise « La ratte » (1987), « un livre catastrophique » selon lui. Depuis le « Turbot » (1979) jusqu’à « Pelures d’oignon »(2006) le critique tape de plus en plis dur dur sur le moustachu kachoube aux gros tirages.

Si aujourd’hui, on fait le bilan de son travail critique entre 1960 et 1995 ,on doit reconnaître qu’il démoli les meilleurs écrivains de son temps, au lieu d’accompagner intelligemment le renouveau des générations. Non pas qu’il les ait négligé, ou ignoré ,au contraire : il les a analysés avec une percutante précision, mais il a cédé à la pente facile de la destruction jubilatoire.

La critique littéraire doit garder et préserver ce fragile palais de justice, ce temple sacré, la Littérature qui se fait. Reich-Ranicki a transforme sa tribune en chantier de démolition. Ivresse de son pouvoir ? Trop de facilité d’écriture ?Trop de confiance dans son jugement ?  Narcissisme ? Il y a un peu de tout ça. Son érudition, sa réelle culture, sa verve, sa passion pour le remuement intérieur de chaque œuvre, lui ont permis de briller, en mettant parfois la barre si haut, dans une tradition humaniste orgueilleuse ,presque muséale, qu’il est passé à côté des auteurs les plus originaux. Les écrivains en quête de nouveaux territoires en ont fait violemment les frais.

Par exemple, les deux grands autrichiens Peter Handke (qualifié d’« infantile ») et Thomas Bernhard ( il titre son article sur lui par « On liquide les cadavres ») en savent quelque chose.

Les Allemands de l’Est ne furent pas épargnés, d’ Anna Seghers à Stefan Heym . Chaque année la liste des victimes de sa férocité s’ allongeait:Peter Weiss le grand auteur dramatique, l’excellent Dieter Wellershoff et son école littéraire de Cologne , Horst Bienek, ou Peter Härtling (à qui nous devons un sensationnel « Hölderlin ») , Enzensberger,à la fois poète, critique sarcastique des médias, essayiste de grand talent furentr vraiment incompris et maltraités.

C’est avec Martin Walser qu’éclata la plus retentissante des polémiques. En publiant « Mort d’une critique » en 2002, Walser trace du critique un portrait au vinaigre . Walser si subtil ( lire « La licorne » de 1969) s’en est hélas maladroitement pris au « pape » de la Critique en tenant des propos ambigus qui firent accuser l’écrivain d’antisémitisme.Souvenons nous que Reich-Ranicki et sa femme Teofila réussirent à fuir le ghetto de Varsovie en 1943.

Une autre polémique fit grand bruit . En 1997 la Une du célèbre hebdo « Spiegel » montre Reich -Ranicki en train de déchirer un exemplaire de « Toute une histoire », roman de Günter Grass  qui aborde le traumatisme que fut la réunification du pays pour certains Allemands de l’Est . Règlement de compte politique ou simple jugement littéraire ? Personnellement je trouve que Reich- Ranicki eut grand tort d’avoir laissé publier cette « une » et, ensuite, de n’avoir pas réagi violemment contre ce photo-montage . Ce n’est pas la vocation d’un critique littéraire de déchirer un livre dans un pays où les souvenirs d’autodafés nazis sont encore si présents.

Quand il présenta l’émission de télévision « Das litterarische Quartett » de 1988 à 2001Reich-Ranicki devient aussi populaire que notre Bernard Pivot et son émission « Apostrophes ». Il se révèle à l’aise , enjoué, habile, bon débatteur.Il devient l’arbitre et le juge suprême de ce qui s’écrit.,;pour des millions de téléspectateurs.

Celui qui, dans les années 6O, se laissait photographier déjeunant et trinquant en compagnie de Grass, de Böll, ou de la jolie Ingeborg Bachmann , qui suivait , carnet de notes à la main, les rencontres du groupe 47 ,celui qui déambulait dans les foires du livre est devenu un pape solitaire .Ses jugements tombent comme des « bulles « papales. Si son intelligence brille, elle se révèle de plus en plus corrosive. Qu’il ait adoré débattre, ferrailler, revendiquer, polémiquer, expliquer, convaincre, griffer, pourquoi pas ? La critique littéraire vit de coups d’éclats, de colères, de passion libre, et meurt du ronron promotionnel.C’ est un genre griffu qui devrait avoir un chat. Ce qu’on peut lui reprocher c’est qu’il s’est tant méfié des innovations formelles qu’il est passé à coté de territoires entiers et d’ écrivains de première grandeur. Il a raté une part de l’originalité de son époque, la part si vive et si excitante des écrivains qui renouvellent le genre romanesque , de Helmut Heissenbüttel à Arno Schmidt ou de Peter Handke à Dieter Wellershoff , là, on peut parler de faute professionnelle caractérisée. Heureusement, il y avait d’autres feuilletons et d’autres journaux et de multiples revues qui ont corrigé le tir. Et puis, les livres ne sont -ils pas des pièces à conviction?

Arno Schmidt, l’insurgé des landes du Lüneburg

Arno Schmidt est vraiment un cas à part. Cet écrivain allemand (Hambourg 1914-Celle, Basse-Saxe, 1979) est devenu célèbre avec « Scènes de la vie d’un faune ».

Publié en 1953, ce roman d’un misanthrope athée, voltairien, est une charge contre le comportement des allemands sous Hitler qui, aussi, revendique «  l’ imbécillité » du christianisme. Le livre se présente dans des séries de paragraphes plus ou moins longs pour raconter les aventures de Düring. C’est un fonctionnaire de sous-préfecture. Ce père de famille d’une cinquantaine d’années pousse d’énormes colères contre le fanatisme de ses concitoyens. Le cœur du texte-et son morceau de bravoure- décrit le bombardement des Alliés vers Hambourg qui oblige Düring à se réfugier dans une cabane dans les landes avec une jeune voisine, dont il s’est épris. Avec pas mal d’ironie Schmidt nous explique qu’au au XIXème  siècle, cette cabane a servi de repaire à un déserteur de l’armée napoléonienne, dont Düring a patiemment reconstitué le périple. Ici, Schmidt autodidacte en profite pour étaler son érudition immense et parfois inventée .Dans ce texte on a déjà toute l’originalité de cet écrivain ,archiviste halluciné, collectionneur de fiches et de photos. L’œuvre dénonce la fondamentale bestialité de ses compatriotes et de toute l’espèce humaine. Il sait de quoi il parle , il a été enrôlé 5 ans sous l’uniforme de la Wehrmacht. Pour aborder cette œuvre , déconcertante à première vue, il convient de commencer par ses « romans courts » , »Les Enfants de Nobodaddy, ». Ce triptyque écrit entre 1951 et 1953, composé de « Scènes de la vie d’un faune », de « Brand’s Haide » et « de Miroirs noirs » vient d’être édité en un seul volume que je recommande. On a là une vue emblématique et assez complète de cet art iconoclaste .Il y a chez Arno Schmidt un mélange percutant de monologue intérieur, de maximes improvisées, de message intempestifs, de descriptions de paysages expressionnistes, hallucinés, de (mauvaises) humeurs totalement assumées et de réflexions inattendues, d’allusions historiques , géographiques ,étymologiques. Ajoutez à cela des capsules de citations, des perspectives utopiques, des jeux sur la langue parlée, des références à l’Antiquité la moins connue , des images qui semblent arrachées à l’enfer de Dante.

Les lecteurs français ont pu découvrir cet iconoclaste en 1961 grâce à deux éditeurs, Maurice Nadeau et Christian Bourgois. Mais son introduction en France fut particulièrement lente.

Un homme s’est merveilleusement acharné à le traduire, à le commenter, et à l’éditer avec soin , c’est bien Claude Riehl, aux éditions Tristram. Bien que cet auteur soit considéré comme un classique après-guerre en Allemagne, il reste en France lu par un petit cercle de fanatiques, les « happy fews ».

Claude Riehl a affronté les grandes difficultés de traduction puisque tous les tons sont mélangés, collés, imbriqués, par Schmidt. Le trivial et le noble, le conformiste et l’allumé, le culinaire ou l’érotique. Le montage (au sens cinématographique) des textes est virtuose, tout en digressions et dérapages amers, diaboliques, moqueurs, volontiers méchants. On passe du message faussement publicitaire, aux dialectes régionaux de l’Allemagne du Nord, au ton conférencier, aux parodies de commandements militaires , à une dénonciation du militarisme et des conformismes ,bref Schmidt assemble , désosse, déconstruit son époque, son pays, ses habitants. Mosaïques de textes et réflexions de toutes sortes où les jeux de langage, les confidences, les photos décrites, des éclairs de conscience, des prophéties instantanées, ou de fausses notices explicatives sont convoqués pour s’accumuler dans une même page.

Claude Riehl a réussi cette gageure de traduire cette prose expérimentale dont certains disent qu’elle doit beaucoup à James Joyce- sans que j’en sois bien convaincu .

Ce qui est évident, c’est que Schmidt a fait disjoncter la langue allemande. Il a balafré la littérature d’après guerre de couleurs violentes , de lunes , de brouillards, de nuits froides, d’aubes violettes comme jaillis d’un tableau de Nolde. Il a cassé la douceâtre torpeur de l’ère Adenauer. Ses incessantes inventions verbales, ses italiques, ses incidentes, ses digressions, empêchent toute lecture apaisée. Virtuose dans l’imprécation (« Rien ! Je ne sais rien !Je ‘me mêle de rien(Mais il y a une chose que je sais: Tous les politiques , tous les généraux, tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre , commandent, donnent des ordres, sont des pourris ! Sans exception ! Tous ! Je me rappelle encore très bien les grands progroms.. » écrit-il dans « Scènes de la vie d’un faune ».

S’il est un texte qui m’a particulièrement frappé, c’est bien « Miroirs noirs ». Schmidt met en scène une troisième guerre mondiale nucléaire (une de ses obsessions en temps de Guerre Froide) qui a ravagé les trois quarts de la planète. Les survivants retournent à un barbare état de nature. Le narrateur à vélo pédale comme un dératé et traîne une petite charrette ,sorte de Robinson Crusoé dans un paysage plat et vitrifié.« Bombes atomiques et bactéries avaient fait du bon boulot ».C’est un manuel de survie par un acharné de l’errance , hache à la ceinture et grande barbe, volontiers alcoolique, qui donne son avis sur tout, aussi bien sur Heinrich Heine que sur un vieux résultat de match de foot sur un terrain de sports dévasté. Il y a une rencontre, ce sera Liza, qui enfièvre le récit. Cette jeune personne a quasi réussi un tour de l’Allemagne dans la solitude la plus totale. Le plus étrange c’est que Schmidt, sur des données sinistres, arrive à composer une poésie délicate, étrange, décalée : « …si clairs et vides le monde et des grands espaces au pur et froid jeu de couleurs. Du haut des larges ponts de bois, on voyait les rails du chemin de fer qui, dans un excitant manque de mansuétude, couraient droit vers le ciel pâlissant ; les champs retournés s’étiraient à perte de vue dans l’azur ; dans les buissons d’épines – figés barbelés – des alizés pendaient tel du feu en grappes ; des gerbes isolées, comme des fagots de fils d’or dodelinant dans les champs ; partout du feuillage s’envolant couleur de magie et du vent cornant d’entre des branches rouges. le long des routes nues des faubourgs, des villas blanches reposaient derrière des jardins aux grilles dissuasives ; les pas bruissaient dans l’or froid du soir. Et lorsqu’on ramassait une de ces grandes feuilles jaunes, qu’on la tenait par la tige molle et froide, se découvrait dessous un étincelant marron rouge : noble demeure pour tel esprit déliré au manteau de soie rouge. Alors s’en venait une brève bourrasque glaciale qui retournait les feuilles traînaillantes, et l’on savait que c’était un genre de créatures à part, dont un grand nombre habitaient ce vaste faubourg mugissant. » »

Dan, un ancien article du journal Le Monde, à propos de la « scène de la vie d’un faune », le critique littéraire Eric Chevillard avait bien défini cet auteur : » C’est dans ce roman que Schmidt formule la clé de son œuvre : « Ma vie ? ! : n’est pas un continuum ! » Mensonges, donc, que la linéarité, le récit bétonné par une syntaxe qui ne doute de rien, la conscience du réel comme d’un bloc infrangible et figé. Tout vole en éclats dans cette langue incroyablement sensuelle, réactive, sensible à tous les souffles du monde, où la lune est tantôt un « crâne rasé de Mongol », tantôt le « visage émacié cuirassé d’argent » de Don Quichotte

Il ne faut pas non plus négliger les 28 « Histoires » , recueil de récits brefs, ou histoires macabres, avec des considérations sur l’astronomie et la géodésie se placent régulièrement, proses qui déconcertent le lecteur moyen, d’autant plus que l’ironie de l’auteur consiste à détourner des textes classiques comme Friedrich de la Motte Fouqué ou Ludwig Tieck .

Parus dans divers journaux allemands assez peu connus, ils furent souvent publiés avec des fautes. Claude Riehl les a réuni aux éditions Tristram. Nous sommes dans les années 50, dans la période noire de l’auteur . A cette époque de vaches maigres le grand éditeur Rowohlt avait refusé son texte « Cœur de pierre ».Par chance, Schmidt trouve des soutiens, d’abord l’éditeur Ernst Krawehl publie « Cœur de pierre » .C’est un tableau des habitants de l’Allemagne de l’Ouest jetés dans le chaos de l’après-guerre, tous saisis d’une angoisse névrotique devant la menace de l’Est. L’éditeur et écrivain renommé Alfred Andersch le publie dans sa revue. Enfin Heinrich Böll, l’écrivain catholique de Cologne, futur Nobel, l ’aide également à un moment où Schmidt , déprimé, songe à s’exiler en Irlande. On découvre aujourd’hui ces morceaux pleins de verve.

Schmidt traite aussi bien de la division de l’Allemagne, que de la manière dont les « nouveaux allemands » passent leurs vacances. Il réussit des coupes sociologiques en observant,par exemple, les discussions des routiers dans un bistrot. Il réussit une véritable critique de la vie quotidienne, qui prend aujourd’hui un relief étonnant.

Je ne cacherai pas,non plus, ma perplexité devant certains textes. Je pense en particulier à » La République des savants, » roman d’anticipation à la Jules Verne, prétendument traduit de l’anglais. Schmidt imagine(le texte est de 1958) qu’en 2008, un journaliste américain, Charles Henry Winer, arrière arrière-petit-neveu d’un obscur écrivain, un certain Arno Schmidt !…. publie un reportage sur ce qui reste d’une région du monde après une conflagration atomique.

Le reportage est si apocalyptique qu’il n’est autorisé à le publier dans aucune langue vivante. C’est pourquoi il demande à un érudit de traduire son reportage en allemand , une langue devenue morte après la disparition de l’Europe. J’avoue que je suis resté fermé à ce texte.

Quoiqu’il en soit, même si certaines proses comme « Alexandre » , roman historique fabriqué à partir des parcelles et fragments de citations de textes antiques – ou plus récents (il y a même Hölderlin) -sont plus faibles, hermétiques, cet autodidacte furieux nous offre une œuvre bourrée de causticité. Il oppose aux tragédies historiques contemporaines, un humour ravageur salutaire. Cet individualiste farouche  -qui annonce l’autrichien Thomas Bernhard dans l’art de l’imprécation- oppose sa lucidité coupante, tranchante, sa culture énorme et sa lucidité hargneuse à l’hystérie populiste de son époque.  

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 « Ma vie ? ! ; n’est pas un continuum ! (pas seulement qu’elle se présente en segments blancs et noirs, fragmentés par l’alternance jour, nuit ! Car même de jour, chez moi, c’est pas le même qui va à la gare ; qui fait ses heures de bureau ; qui bouquine ; arpente la lande ; copule ; bavarde ; écrit ; polypenseur ; tiroirs qui dégringolent éparpillant leur contenu ; qui court ; fume ; défèque ; écoute laradio ; qui dit « monsieur le Sous-préfet » : that’s me !) : un plein plateau de snapshots brillants.
Pas un continuum, pas un continuum ! : tel est le cours de ma vie, tel celui des souvenirs (de la façon qu’un spasmophile peut voir un orage la nuit) :
Flash : une maison nue de cité ouvrière grince des dents dans la broussaille d’un vert toxique : la nuit.
Flash : des faces blanches qui zyeutent, des langues dentellent au fuseau, des doigts font leurs dents : la nuit.
Flash : membres d’arbres dressés ; gamins poussant leur cerceau ; des femmes coquinent ; des filles taquinent à corsage ouvert : la nuit.
Flash : pauvre de moi : la nuit !! « 

Extrait de « Scènes de la vie d’un faune