« Journal d’un écrivain » de Virginia Woolf

« Je suis troublée par le transitoire de la vie humaine ».

Publié à paris en 1953, soit 12 ans, après le suicide de Virginia , ce « Journal d’un écrivain »,malgré ses coupes, à l’époque, reste le document capital pour comprendre la singularité , la nature et les sources de l’art woolfien.

Je l’ai lu en 10/18 dans une traduction assez ancienne de Germaine Beaumont.Il paraît que la nouvelle traduction est supérieure . Cependant, lu d’une traite avec un infini plaisir, ce « Journal » permet de mieux comprendre les enjeux, les buts, les soucis ,les batailles de l’écrivaine (j’ai du mal avec ce mot..) avec les mots et ses personnages, car nous sommes dans son atelier, et nous voyons son processus de création de près. Elle ne cache rien de ses moments d’oppression, de doute, mais aussi ses enthousiasmes. Mais le fond du texte, son originalité c’est le dialogue de cette femme avec elle-même, les fantômes qui l’habitent, ses anxiétés, son perfectionnisme, son honnêteté morale, et la manière dont elle tient à distance une dépression qui la guette, survient, lui cause des insomnies et des migraines, et qu’elle combat par l’imaginaire, c’est à dire l’écriture. Eklle ne cache jamais aussi quécvrire lui permet de liquider son passé.Le 28 novelbre 1928,elle écrit: « Anniversaire de Père.il aurait eu quatre-vingt-seize ans,oui, quatre-vingt-seize ans comme d’autres personne que l’on a connues.Mais Dieu merci il ne les a pas eus. Sa vie aurait absorbé toue la mienne. Que serait-il arrivé ? Je n’aurais rien écrit ,pas un seul livre.Inconcevable.Je pensais chaque jour à lui, à Mère, mais « la promenade au phare » les a ensevelis dans mon esprit(..) Il revient maintenant,mais davantage comme un contemporain. »

Ainsi, dans le recueillement presque proustien, elle puise beaucoup dans le silence dans sa cabane au fond du jardin, là où elle a écrit ses plus beaux romans.

Elle réussit à décrire cet espace mixte dans laquelle se mêle le retrait en soi et ce qui bruisse autour d’elle de vie sociale . Cet équilibre si délicat pour elle entre vie mondaine et recueillement, entre souvenirs lancinants d’une blessure originelle (venant des innombrables morts qui ont marqué son enfance) et baignade dans le fleuve sensuel des jours lumineux.

Et en même temps, une sorte de confiance originelle traverse ce Journal .On note que ses états d’âme si subjectifs qu’ils soient se relient directement à la situation générale de cette Angleterre prise entre deux guerres mondiales.On sait que cette femme qui soutenait par sa présence les meetings travaillistes ne fut jamais déconnectée de la politique comme on le croit souvent.Ce n’est pas un hasard si elle tient sa part dans le combat féministe de son époque.

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L’auteur de « Mrs Dalloway «  ou de « Vers le phare » ( qui longtemps fut publié sous le titre « la promenade au phare ») nous entraîne dans son bureau, dans ses piles de livres, parmi ses manuscrits et ses tasses de thé ,mais rien de confiné chez elle, l’appel de la mer, des plages, des dunes, des champs, des jardins, des odeurs après la pluie, ou la fascination de draps blancs forment un hymne à la vie de l’instant et une aventure sensuelle.

Monks house

À noter un détail important qui explique -en partie- l’audace formelle de ce qu’elle écrit:elle sait qu’elle sera publiée puisqu’elle est son propre éditeur. Son mari Leonard Woolf, son futur époux, a créé la Hogarth Press avec elle.Cette bienheureuse indépendance matérielle et financière fait rêver car elle lui a permis une émancipation intellectuelle, une aventure moderniste pour aller au bout de son artsans crainte d’être corrigée ou censurée; Ses recherches formelles ont pulvérisé tranquillement (enfin pas si tranquillement,on le voit dans ce journal..) le vieux modèle victorien d’une manière au moins aussi radicale que celle de l »Ulysse » de Joyce.

Virginia et son mari Léonard

A parcourir un peu vite ses romans,et dans une lecture superficielle on peut croire son art incertain, seulement vibratoire, une plaque ultra sensible exposée au soleil..quelque chose de gracieux, vacillant, aquatique, fleuri, une porcelaine alors qu’elle va très loin dans l’exploration d’une figure féminine centrale qui anime ses romans. Grâce à ce Journal-atelier on découvre une recherche technique acharnée, des recherches musicales , un art des ruptures, des soliloques lyriques, des collages, pour faire passer le monde invisible et profond de la conscience dans le monde visible. Recherche précise, épuisante. Elle ne cache rien de ses pannes, découragements, journées vides, tentation de tout flanquer à la poubelle. Il y a un bruit de papier froissé dans ce Journal.Une sévérité aussi envers pas mal de romanciers qui,selon elle, ne vont pas « vers la simplification » qui caractérise les poètes. Chapitres bancales, chapitres biffés, raturés, c’est le labeur quotidien et son cortège de perplexités et le labyrinthe des doutes. Tout lui paraît transitoire, fugitive, difficile à fixer et figer en phrases. Elle ajoute que ce transitoire sonne comme un adieu. Woolf est la mère courage du stylo , arrimée à son bloc de papier. Elle poursuit, reprend, avance, écoute ses bruits de délabrements intérieurs qui se font de plus en plus fréquents à mesure qu’elle vieillit. Au milieu de ces monologues intérieurs déterminée, cette audacieuse renouvelle les formes romanesques avec une prodigieuse audace dont se souviendront les françaises Sarraute ou Duras. Dans la critique littéraire (qui lui mange pas mal de temps )elle manifeste une liberté de ton ,une sincérité,des élans, un caractère entier. Son coup de griffe est bien ajusté. Carrément, à première lecture rapide (200 premières pages), elle déteste l »Ulysse » de Joyce, livre scandaleux, « bourré d’obscénités interdit, dont on parle tant dans son entourage. Elle renâcle devant DH Lawrence dont elle avoue pourtant qu’il travaille dans le même registre qu’elle.

Sa chambre

La critique littéraire n’est chez elle ni un sport frivole, ni un service d’entraide mutuelle, ni une manière de régler des comptes, c’est une discipline qui fait partie de son métier d’écrire, son laboratoire expérimental de romancière. Elle n’a nulle satiété de lire, et même dans ses périodes dépressives , jamais au grand jamais elle ne perd le don d’admirer; sa curiosité à ouvrir un livre subsiste avec ce mélange d’impatience, d’instinct, et de fièvre qui caractérise les vrais critiques littéraires. Elle parle métier de l’intérieur. Elle observe le Milieu littéraire à la bonne distance, cette foire aux vanités qui la fascine -dont elle est un phare. L’intérêt de ce carnet intime c’est d’y lire en filigrane une sorte de buée de joie d’écrire, écarte tout soupçon d’acrimonie, de jalousie. Rien d’étriqué chez elle, et dans cette prose, subsiste toujours un halo lumineux, un étonnement premier, un remerciement sur le fait d’être là, au monde, dans une lumière de jardin. .On dirait qu’elle a toujours le pas plus vif et hume de l’ air plus frais dés qu’elle écrit. Car il est aussi évident que l’écriture est pour elle un moyen de lutter sont ses moments dépressifs qui se révèlent, vers la fin, plus fréquents. Le couple Création-destruction penche du mauvais côté dans les années 38-39.Les fantômes accourent. Et là son courage consiste à écrire au bord de l’indicible comme si les mots et les phrases de ses derniers romans devaient être une naissance perpétuelle -au-monde sans relâche, jusqu’au bout. On devine un vertige devant le chaos, la mort, les visages décolorés des morts de sa famille qui s’empare d’elle, la guerre et les bombardements de Londres qui pulvérisent sa maison d’édition et font bruler la ville. La crainte de l’invasion de tout le, pays. . Ce printemps 41 marque la zone noire dans laquelle se concentrent ses angoisses.

Jeudi 30 mai 1940

 »En le promenant aujourd’hui(qui est le jour anniversaire de Nessa) prés de la mare du Martin,-Pêcheur, j’ai vu passer mon premier train-hôpital,bondé; non pas funèbre,mais majestueux,comme s’il ne fallait pas ébranler les os. Quelque chose de (quel mot je cherche ? ) de douloureux, de tendre, de pesant, de secret, ramenant nos blessés à travers les vertes prairies que certains, je suppose, devaient regarder. Je ne les voyais pas,mais la faculté de voir en imagination me laisse toujours sur des impressions en partie visuelles, en partie émotives. Je n’ai pu, bien que j’en fusse tout imprégnée, ressaisir l’impression en rentrant à la maison, la lenteur mortuaire, la tristesse de ce long et lourd convoi emmenant à travers champs son fardeau. Je l’ai vu glisser très tranquillement par la brèche, à Lewes. Aussitôt le vol des canards sauvages des aéroplanes passa au-dessus, manœuvra, , prit ses positions et survola Caburn. «