En rédigeant une préface des textes de Thucydide, pour l’École de guerre, l’ écrivain Olivier Rolin ne se doutait sans doute pas que la Marine Nationale allait lui offrir un cadeau: naviguer sur « Le Champlain » pendant quatre semaines. C’est ce récit « sur le pont » qui compose « Vers les îles Éparses » d’Olivier Rolin (Verdier 89 pages, avec dessins de l’auteur). Le Champlain est un « bâtiment de soutien et d’assistance outre-mer », immatriculé A623. Il assure le ravitaillement de ces « confettis » de l’empire colonial dans le canal de Mozambique. Il effectue, quatre fois l’an une rotation de quatre semaines, ravitaillement logistique des bases militaires et scientifiques françaises installées dans le canal de Mozambique.

Rolin le civil invité (« le pékin ») embarque et rejoint le navire sur un semi rigide. Ce qui le frappe c’est qu’il est un « vieux » de 75 ans (« A leurs yeux, je suis si vermoulu que je risque l’effritement au moindre choc. ») face à un équipage jeune, bien entraîné, des moins de 30 ans , techniquement rôdé aux manœuvres et situations délicates (on simule un feu, une avarie, ,une approche d’embarcations hostiles).Chacun connaît son rôle, ses gestes, du moindre mataf au Midship, du commandant sur son trône plastifié, au capitaine d’armes. Tandis que la mer cogne le bateau, Rolin se familiarise avec le capitaine d’armes, avec Elsa,second,avec l’enseigne de vaisseau Hector Floche, le maître principal Koffi , le matelot Céline Borges « jeune réunionnaise au sourire discret » et d’autres.
Ce que ne révèle pas le texte ,mais que je sais, c’est que Rolin connaît bien la mer. Il habite dans la baie de Paimpol, a toujours possédé un voilier ,sait manœuvrer, connaît les courants, sait lire des cartes, réparer des voiles, traverser des coups de tabac. Le vocabulaire maritime du plaisancier lui est familier. A bord ,il frémit de plaisir en entendant les ordres« Barre à droite vingt, machine quarante, machine stop, propulseur d’ étrave droite quarante pour cent ». Il connaît l’ exaltation d’une aube vue d’une passerelle , savoure en connaisseur le rituel de l’appareillage, les journées dans la brume vue d’un hublot , les forts roulis, ,les brises tièdes, la floraison des rivages du Sud, les premiers oiseaux qui annoncent une île. L’océan l’attire depuis son enfance, cette immense surface qui « cache quelque chose, une vie énorme et grouillante, en dépit des efforts faits par les hommes pour l’anéantir. » Et donc il retrouve le plaisir monacal d’une couchette étroite, et ne craint pas les forts roulis « qui font voltiger les tasses ».
A chaque ligne de ce récit, il révèle sa passion des ports, des îles, des ciels changeants, des crépuscules et de la venue des premières étoiles quand le bateau tangue. .Il est aussi sensible à la discipline qui règne à bord. Il passe de « l ‘heure Bravo » à l’heure Charlie » et se sent intégré quand on lui attribue deux TPB »tenues de protection de base » ,combinaisons bleues sombres que porte tout l’équipage .

Il contourne la pointe sud de Madagascar, croise des engins des forage, des vraquiers .Le navire avance sous pilote automatique, et aborde l’île Europa. Notre Rolin découvre comment l’équipe de mouillage ,plage avant ,manœuvre au sifflet .Il décrit avec gourmandise par le menu comment la chaîne d’ancre lâche un nuage de rouille quand elle disparaît dans l’eau. Tout y est pour notre plaisir:les frégates noires tournent dans le ciel, un matelot qui raconte des souvenirs de carnage animalier, et la belle aspirante Estelle « qui fait un peu chatte au carré des officiers « .C’est elle qui l’entraîne visiter l’infirmerie, la cambuse, l’atelier, les ponts inférieurs, en suivant les conduites gainées des coursives, franchissant des portes étanches « lourdes comme des portes de coffre-fort ».
Bref, notre marin est au paradis. Le Champlain se comporte bien même dans les nuits noires , les flots qui fument, les explosions d’écume. Un seul incident, dû à une négligence, entre les atolls, mais pas grave. Sur les îles, il connaît l’exaltation de marcher sur le sol craquant fait de corail et de coquillages broyés, craint les murènes, il évite les bernard-l’hermite qui pullulent.
Le narrateur est toujours précis, minutieux. Il tient son journal de bord sans oublier de nous raconter qu’à Bassas da India, atoll qui affleure à peine, ,un galion y fit naufrage. Tout au long de ce récit, Rolin rassemble tout ce qui enflamme l’imaginaire, ce qui donne à son récit des résonances et des échos tantôt graves, tantôt ironiques, ce forme une complicité avec le lecteur.
Parfois il n’est pas loin de Victor Ségalen, cet officier de marine qui cherchait dans les tombes et les stèles chinoises à humer sinon comprendre un sens sacré à toute existence, rendre hommage et respect à des peuples disparus . Rolin éprouve un frisson à évoquer des anonymes oubliés, des pionniers de l’aviation , des pilotes morts laissés dans leur monoplan fracassé sur un misérable bout de piste en ciment ou en plein désert. Dans chaque de ses romans, Rolin , archéologue fervent , sort du sable, avec respect et presque piété, les conquérants de l’inutile, les héros bravaches , les Mermoz inconnus qui n’ont pas eu la chance d’avoir un Saint-Ex pour chroniqueur. Il nous évoque ainsi Maryse Hilz, pionnière de l’aviation, qui a relié Paris à Saïgon en avril 1932, seule à bord d’un biplan Morane-Saulnier. Une panne l’a contrainte à atterrir sur cette île de Juan de Nova , que Rolin découvre par beau temps .Il flâne dans un cimetière que survolent des libellules. « Des grains courent, la mer fonce et blanchit. La nuit tombe, des lumières s’allument à la Pointe des Galets. » On sait que bourlinguer est sa vocation et que la poésie de Blaise Cendrars lui est bréviaire. . Il suffit de relire ses précédents textes : » « Port Soudan » « Bar des flots noirs », « Sibérie », « Bakou »,derniers jours »pour s’en assurer.


Rolin ,carnet à la main, écrivains en bandoulière(de Pessoa à Borges, et de Nabokov à Hugo) sillonne le globe depuis la fin des années 90. Prague, Sarajevo , Buenos Aires, São Polo.
Il aime les bruits des villes, des ports, des cargaisons qu’on charge.
J’imagine qu’il aurait aimé se promener sur le pont d’un croiseur, dans la tenue blanche d’un amiral,enfin je suppose.
Il appartient à cette génération qui, au sortir de la guerre, a arpenté la planète pour la découvrir la joie pure de l »explorateur ,loin des villes nouvelles et leurs cubes gris de HLM. Cette génération ,littérairement représentée par Handke et Le Clézio, a arpenté le globe comme si, après les ravages , les invasions, les bombardements, les millions de morts, le nazisme, le stalinisme, chaque écrivain devait fuir une société aliénante et se mettre en communion, en « extase matérielle » avec le monde plutôt que le détruire .
En lisant Rolin, j’ai souvent pensé à ce roman de l’écrivain anglais Malcolm Lowry , son chef d’œuvre « Au-dessous du Volcan », car le cheminement des pensées, la description si curieusement minutieuse du paysage marin, une angoisse sourde et latente, un saut d’île en île, comme des cercles symboliques, suggère que ces endroits désolés et magnifiques sont ritualisés et indiquent un secret cheminement du narrateur vers un tragique non-dit.

Olivier Rolin nous expédie donc une lettre océan couverte de sel dont le paradoxe est qu’elle est rédigée à l’ombre des armes. .La mer scintillante, étale, aux approches de la mort physique, reste une une promesse et un éden, un miroir des songes.
Rolin s’est toujours tenu éloigné du roman traditionnel renfermé, privilégiant une prose fraiche avec ses sensations et une dimension cosmique. Le vent du large lui permet de humer des peuples oubliés, des colonies perdues, des héros engloutis, des guerres et des massacres enfouis. Il traque des amours disloqués, collectionne des cimetières marins, s’imprègne du long silence qui se dégagent des tombeaux, les détours des inscriptions sculptées effacées, il retrouve avec tact des sentiers qui mènent à on ne sait vers quelle île de Pâques avec ses chers disparus.
C’est un parfait romantique. Il le fut politiquement (lire son « Tigre en papier »2003) et romantique aussi à la recherche d’un océan qui roule des disparus(tendance Hugo) et offre en même temps la beauté scintillante des îles perdues du Pacifique(tendance Segalen première manière ) .

Ces trois écrivains en quête de lieux écartés, d’une vie plus sauvage et plus sereine, cherchent une terre promise , devenant eux-mêmes un peu des îles .Tous trois marqués par le marcheur Rimbaud. Pour Rolin ce serait davantage les feux d’un port oublié vers le soir, ou la lumière coupante du plein midi qui détaille le cul rouillé des cargos russes sur une eau grasse.
il y a une bascule à la mitan du récit. Le narrateur se détache du réel, emporté par ses souvenirs, ses lectures. Une mollesse du temps l’entraîne vers le silence. Il sait que ce voyage n’était qu’une parenthèses, qu’un retour à sa base va effacer peu at peu ces quatre semaines et les paysages entrevus dans des camaïeux sourds où l’Afrique déployait ses couleurs safran et sanguines. Il est lourd de sa chair d’homme fatigué. Il va écrire le mirage insolent.
Très très beau livre. Comme une blessure, une tentation baudelairienne. Intense.
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Mais ce court récit est un enchantement. Un humour virevoltant lui donne du piment. Son regard sur les jeunes femmes est signe qu’il sait toujours rêver même s’il se tient sage. Ses petits croquis naifs qui émaillent les pages sont un délice. Tant de jeunesse radieuse dans ce coeur invincible.
J’aime aussi son attention généreuse a toute forme de vie animale rencontrée à terre, dans les airs, sous les eaux – et là quel grand mystère caché qui se révèle éphémèrement.
Et puis il connaît bien le vocabulaire des hommes de la mer. On sent que c’est un navigateur même si on ne lui permet pas de donner un coup de main.
C’est un très joli livre, truffé. De lectures antérieures, de citations. Juste ce qu’il faut. Elle n’alourdissent pas la narration.
Bien agréable cet Olivier Rolin, au mieux de son éblouissante jeunesse.
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Ah, voici le tragique non-dit qui perce page 28 comme une dent perce la gencive des jeunes enfants.
« Cette croisière marque vraiment pour moi un passage dans ma vie, ce n’est pas seulement vers les îles Éparses que je navigue, mais vers l’état déplorable, fragile et un peu ridicule, de vieux (pas vieillard, qui est un stade ultérieur de la dégradation) : jamais encore (et sans qu’il y ait de mauvaise intention de la part de mes compagnons de voyage) je n’ai éprouvé à ce point que je faisais désormais partie d’un autre monde. Habitué qu’on est à soi-même et à son apparence, on ne s’est pas vu de transformer en cet être de papier mâché en qui les autres, qui ne vous connaissent pas, identifient immédiatement un semi-vivant. L’océan indien sera pour moi la mer de la Sénilité… Parfois je m’en amuse, mais pas toujours. »
Quelle simplicité pour dire ces choses graves !
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Je me régale ! Quel récit vif, enjoué, léger.
Je me demandais pourquoi ces îles éparses ? La réponse fuse page 24; aparté comme une pause dans ce journal d’une virée insolite. Mais que fait ce « pépé » baroudeur sur le Champlain, hôte insolite d’un équipage affairé alors que lui ne l’est pas, « assis sur les dernières marches de l’échappée, il lit « Le Dimanche à Bouvines », enfin, il essaie car des « giclées d’exocets, ailes irisées, ricochent de vague en vague. Donc Bouvines, entre deux rêveries où les chevaliers ferraillent ».
Donc, aussi, page 24, ces îles Eparses, « vestige de l’empire colonial , et, en tant que tel, revendiquées par Madagascar – d’où la présence d’une quinzaine de militaires sur celles qui sont habitables, histoire qu’on ne nous les fauche pas par surprise. (…) D’un autre côté, si j’étais une tortue marine, ou un poisson corallien, ou même un requin, je préférerais qu’elles restent sous pavillon français, faute de quoi j’aurais toutes les chances de finir à la marmite… »
Je me régale avec ce renard qui a plus d’un tour dans son sac de mots !
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J’ouvre le récit d’Olivier Rolin. Un peu inquiète. « Un tragique non-dit », écrivez-vous entre deux lignes euphoriques.
Qu’est-ce donc que ce voyage ?
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J’en ai trouvé à la fin du tome 2 de Circus 2 regroupant romans, récits, articles de 1999 à 2011. (Seuil). Pages 1066 et suivantes. A la fin d’un article sur Bakou, derniers jours. Un article de Norbert Czarny, paru en mars 2010 dans La Quinzaine litteraire. C’est une écriture rapide. Beaucoup de ratures, de corrections, d’encadrements, de notes en marge, de soulignements. Quelques dessins. Le cahier est ligné. Il suit cette régularité. C’est très agréable. Volontaire. Rapide. Un dessin liant le scrupule des accents, de la ponctuation à la simplification des lettres pour la vitesse d’écriture . J’aime beaucoup.
Et la vôtre ? Nous en ferez-vous cadeau un de ces jours ?
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Non, je n’ai pas de page manuscrite.
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Olivier Rolin… Il nous embarque dès qu’il prend la plume . Tous ses romans, ses récits ont un souffle puissant de liberté , une élégance. De la beauté avec des mots… Pas d’intrigue ou presque, Rolin, c’est une autre sorte d’envoûtement, la langue d’écriture.
Avez-vous, Paul, une page manuscrite d’un de ses livres. J’aimerais voir son écriture.
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