L’impasse des filles perdues, suite et fin.

C’est en marchant en plein hiver, au hasard dans les rues de Quimperlé, que je finis par oublier l’effroyable colère du boucher qui secoua les habitants de « l’impasse des filles perdues ». Ce pétage de plombs d’un voisin qui savait le poids d’un veau au premier regard, spécialiste du pot-au-feu et de la langue de veau sauve gribiche, divisa les habitants de l’impasse pour longtemps. La cantatrice ne saluait plus l’homme au rouge sang. Des bobos firent installer un système de surveillance pour leurs maisons. .

Je me remis donc, morose, au travail. J’ écrivis deux bons chapitres sur la fin de vie de Turner. Mais l’évènement le plus improbable eut lieu près du « Bar des sports », sur les quais. J’étais en train de choisir un briquet Bic lorsque je remarquai une faute sur une affichette collée sur la porte des toilettes. Il était écrit : « Le bar sera fermé tout les lundis ». Je fis remarquer au buraliste qu’il fallait remplacer le T final de « tout » par un S. Il me fixa longtemps, soupçonneux, comme s’il mesurait mon degré de délabrement mental.

Il posa la soucoupe qu’il était en train d’essuyer , vérifia qu’il n’y avait absolument personne au fond du café , appela sa femme » Néneeette ! « pour l’interroger à voix basse , car elle était responsable de la rédaction de l’affichette. Il y eut un début de discussion entre eux, puis le ton monta. « Je me trimballe pas avec un dico dans le tablier..  » Et moi je supporte ton haleine de vieux.. ».. .» Pas la peine de masquer ta cellulite dans une djellaba !!.. » .Puis : » Tes humiliations me font grossir.. »etc etc.

Une fois dehors, devant le flot de voitures, je réglai le briquet Bic ,la flamme siffla d’un bleu éther dans la matinée .

C’est alors que l’évènement se produisit.

J’étais près du pont, face à l’hôtel Anne de Bretagne,c’est alors que je me sentis soulevé. De joie.La pure combustion de la Joie. Ce fut une ivresse sqoudaine, choeur des anges,gloria, bonjour mes frères,in excelsis deo,Alléluia !!!

Un peuplier brandit son glaive d’or au sein de son feuillage de feu. Quimperlé s’embrasa. Soudain une Certitude me submergea ,la Joie, rebelle, idiote, fatale, bête, étoilée, inassouvie, sortie vierge de mon enfance, enfin d’une enfance que je ne reconnus pas comme telle au premier instant. La joie naïve ,comme celle des champs et des rivières, des poissons et des oiseaux, dansait en moi, malgré le temps venteux . Je levai la tête et remarquai la propreté hollandaise, géométrique, carrelée, vitrée de cet hôtel de Bretagne .Ma vie enfin, était une île le long de l’eau, la joie pure d’une lessive dont les draps éclairent le ciel. C’était un avènement, une immense clairière joyeuse, une montagne étincelante de neige dans le tissu terne de mes journées précédentes . Cette joie s’est imposée à moi, ni fragile ni intermittente , mais simple, nue, évidente ,comme si j’avais été lavé de toute la maussaderie et les déceptions accumulées depuis des années. Ça échappait à toute raison. Soudain, j’étais de l’autre côté, dans une île magnifique et sauvage . Le grand théâtre de la mer s’ouvrait ,le bleu profond, enfin, l‘immensité qui s’argente et murmure, avec le soir qui approche, le soleil bas, rongé, éclairant , tout était là et ne me quitterait plus. Soudain la rareté des bruits de la ville de Morlaix me surprit , signe d’ un nouveau sentiment d’humanité. Le désagrément des jours précédents s’était enfui , repris par les quais .La ville exultait mais cette métamorphose était invisible aux autres. Au fond du ciel, la puissance apaisante du ressac régulier m’absorba, me roula, me baigna, me lava. Les anciennes et tendres compagnes de ma vie revenaient du fond de l’eau comme des Ondine dans les reflets qui bougent .J ‘aperçus , comme au-delà du Styx, la suite des bars mal éclairés où picolaient quelques bienheureux naufragés de Quimperlé. Ils ressemblaient déjà aux ossements de leur mort prochaine tout en piochant des cacahuètes dans un bol avant de reconquérir les ruelles et leurs porches pour se protéger du froid.

La fin de journée me laissa filer dans ce bassin d’eau trouble, le long des quais devenus déserts, les néons des bars tous éteints, et dans le jour qui baisse, je retrouvai les sources non pas de mon enfance étriquée, pauvrette, racoleuse, mais la large enfance de notre planète hyper fréquentée Je crus même, un moment , que les ténèbres allaient cesser d’engloutir mes frères, mes sœurs et leurs enfants.

Alors reflua tout évènement, toute expérience, toute pensée, comme un exil brisé , dans le murmure de la nuit. Les lentes lames approchèrent ,plus vertes que jadis, m’éparpillèrent et me démembrèrent comme si je n’avais jamais existé. Les Parques, mes sœurs, qui emportèrent et lièrent mes proches depuis si longtemps, découvrirent leurs ciseaux cachés dans les plis de leurs tuniques, je vis briller l’éclat d’acier des lames, clic-clac, elles me tranchèrent le fil ces braves filles,moroses, affairées, le visage nu , elles poursuivirent leur œuvre anxieuse et monotone, tout en sortant d’un tiroir de coiffeuse quelques fards intimes pour se séduire les unes les autres.

La nuit s’étendit, elle devint d’abord un mince trait sur le seuil tendre du ciel, la courbe du temps s’infléchit et me transporta vers à ce que je n’avais pas connu ; Daladier pique-nique avec mes parents à Langrune,il se goinfre de feuilles de laitue huileuses .

Au pied de la dune du Pyla, dans l’odeur résineuse des pins, un minicar est tombé en en panne , à l’intérieur je vois la photo de Rudi Dutschke, il est brisé de douleur et s’effondre sur un trottoir de Berlin, replié sur sa blessure, comme pour la soigner, en écoutant les Doors.

Ce soir Circé s’allonge à mes côtés, ôte ses boucles d’oreille , me murmure : »A vrai dire, ce que je sais de toi est peu de chose, mais il suffit d’un mot pour relever un mortel comme toi. « 

Une réflexion sur “L’impasse des filles perdues, suite et fin.

  1. Cest un très beau texte. Une fulgurance qui casse le temps par une immobilité extatique. L’enfantin est là, inattendu.

    Comme une halte entre deux solitudes différentes. Mais il y a eu l’émerveillement. Une vie contre une autre. Un fil incassable. Juste pour reprendre joie avant le retour solitaire.

    Mais cette ville a tant de charme. Lenteur des jours. Ciel posé sur la mer.

    L’enfance enfouie…

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